vendredi 28 février 2020

Crépuscule des idoles - Nietzsche


Après La généalogie de la morale (1887), l’année 1888, la dernière de la vie consciente de Nietzsche, est riche en écrits. Le cas Wagner, une diatribe contre l’ancien ami de Nietzsche, est sans doute trop imprégné de l’époque, et de la figure de Wagner, pour être d’un grand intérêt au lecteur non spécialiste. En somme, Nietzsche l’accuse de développer une musique « sédentaire », qui abaisse plus qu’elle n’élève. Le Crépuscule des Idoles, au contraire, se veut un texte à la fois large et condensé : une sorte de résumé mis à jour de la pensée de Nietzsche pour préparer le terrain à sa grande œuvre, qui ne verra jamais le jour. Je tire quelques passages de la préface qui parvient à être relativement éclairante (ce n’est pas donné à toutes les préfaces) : « L’activité philosophique, illégitimement comprise jusqu’alors comme une élucidation de la réalité en termes de connaissance, est donc bien une pratique appliquée à modifier les conditions mêmes de la vie humaines (…). » Et l’idole du titre suggère « une modalité affective – l’idée d’attachement et de respect, mieux encore de vénération – plutôt que le contenu d’un attachement. »

La foi comme volonté extérieure imaginaire : « Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses y insère à tout le moins un sens : à savoir, il croit qu’elles contiennent déjà une volonté (principe de la "foi"). »

Un aphorisme qui m’a fait rire, en plus d’incarner l’exigence de mobilité mentale de Nietzsche : « On ne peut penser et écrire qu’assit (G. Flaubert). – Ton compte est bon, nihiliste ! Rester vissé à sa chaise, voilà justement le péché contre le saint esprit. Seules ont de la valeur les pensées venues en marchant. »

Dans le chapitre qui suit les petits aphorismes introductifs, Nietzsche reproche à Socrate son manque d’amour de la vie : en somme, c’est que Nietzsche appelle le nihilisme : le rejet de l’instinct de vie au profit d’autres instincts plus artificiels. Ceci dit, il reconnaît le caractère élusif de la valeur de la vie : « On doit absolument étendre la main pour faire la tentative de saisir cette finesse étonnante que la valeur de la vie ne peut être appréciée. Pas par un vivant, parce qu’il est partie, et même objet du litige et non pas juge ; pas par un mort, pour une autre raison. » Ainsi, pour comprendre la valeur de la vie, il faudrait être hors de la vie, ce qui est impossible. Nietzsche s’attaque bien sûr à l’idée d’un monde « apparent » opposé à un monde « caché » qui serait le véritable, mais il défend les mondes crées par les artistes : « Que l’artiste place l’apparence plus haut que la réalité n’est pas une objection contre cette proposition. Car "l’apparence" signifie ici la réalité encore une fois, simplement sous une forme choisie, renforcée, corrigée... »

Le chapitre sur les « quatre grandes erreurs » commence sur une idée capitale : la confusion entre la cause et la conséquence. Nietzsche prend un exemple concret et convainquant : un auteur célèbre qui recommande, pour la santé, un régime extrêmement frugal. Mais, selon Nietzsche, ce n’est pas son régime donne à cet homme sa santé, au contraire : c’est sa constitution particulière, son métabolisme lent, qui exige un régime frugal. « Il ne lui appartenait pas en toute liberté de manger peu ou bien beaucoup, sa frugalité n’était pas une "volonté libre" : il tombait malade lorsqu’il mangeait davantage. » Et toujours sur cette éternelle méprise envers les causes : « Le "monde intérieur" est pavé de mirages et de feux follets : la volonté en est un. La volonté ne met plus rien en mouvement, par conséquent elle n’explique plus rien non plus – elle se contente d’accompagner des processus, elle peut aussi être absente. »

Ici, Nietzsche se heurte à Darwin en une sentence qui me semble expliciter de façon assez claire ce qu’il entend par « volonté de puissance » : « S’agissant de la célèbre lutte pour la vie, elle me semble pour l’instant plus affirmée que démontrée. Elle se produit, mais comme exception ; l’aspect d’ensemble de la vie n’est pas la détresse, la disette, mais bien plutôt la richesse, l’opulence, même l’absurde prodigalité – là où on lutte, on lutte pour la puissance... »

Ensuite, voyons un peu la valeur de l’égoïsme selon Nietzsche. Encore une fois, face à certaine de ces sentences, j’ai eu la certitude qu’Ayn Rand s’y était nourrie, en lui enlevant ce genre d’ambiguïté Nietzschéenne : « L’égoïsme vaut autant que celui qui physiologiquement le possède : il peut valoir énormément, il peut être abject et méprisable. » Plus loin : « Se plaindre n’est jamais bon à rien : cela provient de la faiblesse. Que l’on impute son état de faiblesse à autrui ou à soi-même – la première attitude est celle du socialisme, la seconde par exemple celle du chrétien – ne fait pas véritablement de différence. Ce qu’il y a de commun à ces attitudes, et ajoutons d’indigne, c’est que ce doive être la faute de quelqu’un si l’on souffre – bref, que le souffrant se prescrive contre sa souffrance le miel de la vengeance. » Et dans l’aphorisme suivant : « Ce qu’il y a de meilleur vient à manquer quand vient à manquer l’égoïsme. Choisir d’instinct ce qui vous nuit, être séduit par des motifs "désintéressés", cela fournit presque la formule de la décadence : "Ne pas chercher son avantage" – c’est en tout et pour tout la feuille de vigne morale substituée à état de fait tout autre, à savoir physiologique : "je ne sais plus trouver mon avantage"... Désagrégation des instincts ! »

Si Nietzsche peut avoir l’air, disons, réactionnaire, parce qu’il est à peu près anti-tout et qu’il se dresse contre l’essentiel de la modernité, ses analyses politiques peuvent se faire diablement pertinentes. Sur le progrès : « … nous nous imaginons en fait que cette humanité douillette que nous représentons, que cette unanimité que nous avons atteinte dans le ménagement, dans la serviabilité, dans la confiance mutuelle, est un progrès positif, que nous avons de ce fait largement dépassé les hommes de la Renaissance. Mais c’est ce que pense toute époque, ce qu’elle doit nécessairement penser. » Étrangement, Nietzsche, quand il critique « l’hyperexcitabilité qui est propre à tout ce qui est décadent », me semble défendre une sorte de stoïcisme : la force dans un détachement, un délai réflectif entre stimulation et réflexion. Sur les institutions libérales, qui selon Nietzsche nivellent la montagne et la vallée, peut-être l’un des passages les plus frappants de cet essai : « Tant que l’on continue à se battre pour elles, ces mêmes institutions produisent de tout autres effets ; alors, elles sont de fait de puissants promoteurs de la liberté. À y regarder de plus près, c’est la guerre qui produit ces effets, la guerre pour des institutions libérales, qui, en tant que guerre, fait perdurer les instincts alibéraux. » Plus loin dans le même aphorisme : « Les peuples qui avaient de la valeur, acquirent de la valeur, ne l’acquirent jamais à la faveur d’institutions libérales : c’est le pire danger qui en fit quelque chose qui mérite le respect, le danger qui seul nous fait connaître nos ressources, nos vertus, nos défenses et nos armes, notre esprit – qui nous contraint à être fort... »

Et pour finir, une dernière critique de la modernité, qui ne manque pas de piquant : « Nos institutions ne valent plus rien : on en convient unanimement. Seulement, cela ne tient pas à elles, mais au contraire à nous. Après que nous avons perdu tous les instincts dont sortent les institutions, nous perdons les institutions tout court parce que nous ne les valons plus. »

mardi 25 février 2020

La mort du fer - Serge Simon Held

La mort du fer - Serge Simon Held

La mort du fer (1931), l'unique roman de Serge Simon Held, rappelle de façon évidente toute une frange de la littérature d'anticipation de l'entre-deux-guerres : les divers romans de Jacques Spitz, notamment La guerre des mouches et L'homme élastique, Les hommes frénétiques de Pérochon, Quinzinzinzili de Messac, ou encore La guerre des salamandres et La fabrique d'absolu de Karel Čapek, pour sortir de la France. À cette époque, après le choc de la Grande Guerre, comme le dit Paul Valéry, les civilisations savent désormais qu'elles sont mortelles. Et La mort du fer s'inscrit totalement dans cette tradition.

En effet, au niveau de la construction du récit, l'auteur ne se concentre par sur des personnages, mais sur des évènements. Ce qui compte, c'est le mal bleu et la chute de la civilisation industrialisée. C'est d'ailleurs le point faible du roman : là où Spitz et Pérochon compensent cette perspective globale avec un retour régulier sur un protagoniste principal relativement développé (Čapek de son côté se servant de l'humour) Serge Simon Held échoue sur le plan humain de la narration. Il y a bien des personnages, mais on n'est jamais vraiment avec eux, ils vont et viennent aléatoirement sans jamais être développés. Deux d'entre eux semblent vaguement émerger du lot, mais l'un meurt subitement en hors-champ, tandis que l'autre disparait tout bonnement avant la fin du roman sans qu'on connaisse son destin. C'est dommage, car La mort du fer aurait certainement gagné à une trame un peu plus recentrée sur une ou deux subjectivités, histoire de donner au lecteur un certain fil conducteur, et tout simplement des personnages intéressants.

De plus, il semble que le mal bleu lui-même, c'est-à-dire la mort du fer, soit un peu laissé de côté. Par exemple, contrairement à ce que suggère la couverture, il n'y a pas la moindre scène en rapport avec la tour Eiffel. D'ailleurs, il n'y a quasiment pas de scènes de destruction massive. Étonnant, car le sujet semble en appeler. En fait, plus la narration progresse, plus on a l'impression que l'auteur délaisse son concept de départ au profit d'une décadence civilisationnelle généralisée. Qu'importe le fer, ce qui compte, ce sont les troubles sociaux, la guerre civile, le retour à la barbarie, la décadence des idéaux...  De ce point de vue, La mort du fer est un grand succès. Le roman incarne à la perfection le malaise dans la civilisation, pour citer Freud, qui imprègne l'époque. L'humanité s'est vautrée dans la technique, mais désormais tout s’effondre, elle pait le prix de l'hubris et retourne littéralement à l'âge de pierre. C'est presque trop, mais c'est l'idée : je veux dire qu'on pourrait aisément imaginer l'humanité surmonter la mort du fer, mais que dans le contexte de l'entre-deux-guerres, c'est inimaginable : le zeitgeist est sombre, blasé ; l'Europe est déçue par elle-même.

Alors tous les personnages sombrent, certains encore titillés par de l'ambition, d'autres dévorés par les idées noires. Les idéologies remplacent les religions et les hordes ne s'entretuent plus au nom de Dieu, mais du prolétariat. L'auteur jette le monde entier par-dessus son épaule et conclut sur un épilogue quasi-préhistorique, encore une fois marqueur de son époque. Et tout à la fin, il se laisse aller à ce qui ressemble peut-être à une tentative d'optimisme : l'espoir en un possible avenir spirituel de l'humanité. Ici, le lecteur peut presque ressentir une certaine compassion pour l'auteur qui, désespérément, va racler les tréfonds du tiroir en quête d'un avenir radieux. Sans doute n'est-il pas dupe lui-même.

La mort du fer est un roman à la construction imparfaite, mais qui incarne excellemment l'esprit d'une Europe traumatisée par la Grande Guerre et hantée par un doute ravageur : et si la civilisation, en se vouant au le culte de la technique, s'était engagée dans une impasse ?

L'avis de TmbM.

samedi 22 février 2020

La généalogie de la morale - Nietzsche

La généalogie de la morale - Nietzsche

Dans La généalogie de la morale (1887), qui fait suite à Par-delà bien et mal, Nietzsche s'éloigne légèrement de son format aphoristique habituel : le livre est divisé en trois parties qui sont des chacune divisées en des aphorismes assez longs qui ressemblent plus à des chapitres. Cependant, l'ensemble conserve cette vivacité presque chaotique qui fait le charme de l'écriture de Nietzsche. Son aristocratisme de l'esprit, qui se développe ici, n'est pas nécessairement à prendre au premier degré : Nietzsche, tout en détruisant, exhorte à l'avancée, à l'élévation : que son lecteur s'extraie des ruines pour explorer un monde neuf, un monde qu'il doit garder neuf.

Du premier tiers, intitulé « Bon et méchant », « Bon et mauvais », je retiens surtout la différence que Nietzsche fait entre « esclaves » et « maîtres », mots pour lesquels il a évidemment son sens bien à lui : « Alors que toute morale aristocratique naît d'un oui triomphant adressé à soi-même, de prime abord la morale des esclaves dit non à un "dehors", à un "autre", à un "différent de soi-même", et ce non est son acte créateur. » (10) Ainsi une opposition entre deux bases pour l'être : un amour de l'intérieur contre un rejet de l'extérieur. Plus loin : « Ne pouvoir prendre longtemps au sérieux ni ses ennemis, ni ses échecs, ni même ses propres méfaits — voilà le signe des natures fortes et accomplies auxquelles une surabondance de force plastique permet de se régénérer, de guérir, et même d'oublier. » (10) Il y a dans donc ces « natures fortes » une sorte de détachement qui n'est pas, comme on le verra de l'ascétisme ; détachement qui est finalement un amour de la vie, un lien plus étroit avec la nature même de la vie. Et ce lien ne va pas de soi : « De même, en effet, que le peuple distingue la foudre de son éclat et prend ce dernier pour une action, pour l'effet causé par un sujet qui s'appelle foudre, de même la morale populaire distingue la force de ses manifestations, comme si l'homme fort cachait un substrat neutre, auquel il serait loisible de manifester ou non de la force. » (13) J'imagine fort bien Ayn Rand lire ces lignes. Et s'y identifier.

La seconde partie a pour titre : La « faute », la « mauvaise conscience ». Encore une fois, Nietzsche prend du recul pour s'attaquer à la morale : « Parler de justice et d'injustice en soi n'a pas de sens, en soi l'infraction, l'exploitation, la violation, la destruction ne peuvent évidemment pas être "injustes", puisque la vie procède essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, exploitation, violation, destruction, et qu'elle ne peut être pensée sans cela. » (11) Vraiment ? Sans aller jusqu'à nier cette affirmation, je serais tenté de la transformer en question. Selon Nietzsche, le but de toute vie serait de créer des unités de puissance plus élevée. Plus loin, les racines de la mauvaise conscience, et de l'âme, pendant qu'on y est, en quelques mots : « Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l'extérieur, se retournent vers le dedans — c'est ce que j'appelle l'intériorisation de l'homme : voilà l'origine de ce qu'on appellera plus tard son "âme". » (16) La même idée, reformulée : « Cet instinct de liberté rendu latent par la violence — nous l'avons déjà compris — , cet instinct de liberté refoulé, rentré, retenu captif à l'intérieur et ne trouvant plus dès lors à se déchaîner et à s'épancher que sur lui-même : c'est cela, rien que cela, la mauvaise conscience à ses débuts. » (17)

On passe à la troisième partie, la plus importante : Que signifient les idéaux ascétiques ? Ici, comme le titre l'indique, Nietzsche s'attaque à l'ascétisme, essentiellement religieux, mais aussi philosophique. En fait, il s'attaque à quasiment tout. Sa position est souvent ambigüe. En effet, il est difficile de séparer la vie philosophique d'un certain ascétisme : Nietzsche lui-même menait une vie globalement sobre et consacrée au travail. À ce sujet, une sentence qui me plait beaucoup : « Car nous, philosophes, nous avons avant tout besoin qu'on nous laisse en paix avec "l'actualité". Nous vénérons tout ce qui est silencieux, froid, noble, tout ce qui est passé et lointain, enfin tout ce dont l'aspect n'oblige pas l'âme à se défendre et à se fermer — tout ce à quoi l'on peut parler sans parler fort. » (8) Oui, oui, tout à fait. Mais bien sûr, tout cela n'est pas incompatible avec la vitalité, l'énergie, l'instinctif. Je saisis en passant une charmante définition de Dieu : « je ne sais quelle araignée de la finalité et de la moralité cachée derrière le grand filet de la causalité. » (9) L'ascétisme comme étape naturelle du développement de la figure du philosophe : la mortification, le rejet du réel, le masque de la contemplation, étaient les seuls positions possibles pour l'humain prédisposé à la philosophie dans un monde social qui lui est hostile. (10) L'ascète cherche à vaincre la vie en retournant ses énergies contre lui-même, cible plus facile que le monde, en somme : « l'idéal ascétique a sa source dans l'instinct de défense et de salut d'une vie en voix de dégénération, qui cherche à subsister par tous les moyens et lutte pour son existence ; il indique une inhibition et une fatigue psychologiques partielles contre quoi les instincts de vie les plus profonds, restés intacts, ne cessent de combattre pour l'invention de nouveaux moyens. » (13) Ainsi l'ascétisme comme un outil de plus de la vie pour préserver la vie : tenir, subsister, à tout prix.

Sur la fin, Nietzsche s'attaque à la vérité et à la science : «... cette volonté absolue de vérité, c'est, qu'on ne s'y trompe pas, la foi dans l'idéal ascétique lui-même, quand bien même celui-ce ne serait que son impératif inconscient — c'est la foi dans une valeur métaphysique, dans une valeur en soi de la vérité... » (24) Ainsi la science ne serait pas l'ennemie de l'idéal ascétique. Pour Nietzsche, faute de vérité préétablie, toute science a besoin d'une hypothèse initiale, donc d'une philosophie initiale. « Science et idéal ascétique reposent tous deux sur un seul terrain : sur la même surestimation de la vérité... » (25) Si dans les visions théistes l'humain est proche du centre du monde, « Depuis Copernic, l'homme semble avoir été mis sur une pente — il s'éloigne de plus en plus vite du centre — pour aller où ? au néant ? » (25) Ainsi le théisme laisse derrière lui un vide béant, et je dirais que c'est pour cela qu'il s'attarde : aucun remplacement efficace n'a été trouvé. Toute souffrance est tolérable, pourvu qu'on montre a celui qui la subit « le sens, le pourquoi de la souffrance. » (28) Les derniers mots résonnent encore puissamment : « L'homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir... »

mercredi 19 février 2020

La montagne morte de la vie - Michel Bernanos

La montagne morte de la vie - Michel Bernanos

La montagne morte de la vie (1963, publication posthume en 1967), c'est de la littérature fantastique de grande classe. À la fois très littéraire, très écrit, tout en étant dense, presque brusque : un mélange plaisant. Tout commence sans préambule : le narrateur, 18 ans, se retrouve mousse sur un navire en route pour, eh bien, peu importe. Le vent tombe, les choses tournent mal, et on se retrouve en plein dans un récit d'horreur maritime particulièrement morbide : soif, famine, cannibalisme... C'est violent, brutal et accrocheur. Le narrateur ne doit la vie sauve qu'à Toine, le cuistot, l'un des rares bons gars du navire, qui le prend sous son aile et devient une figure de mentor.

Les choses s'enchainent, l'océan avale le bateau et on plonge finalement dans le fantastique : nos deux compagnons échouent sur sur une île qui ressemble à un autre monde. L'enfer peut-être, ou un équivalent ? Ici tout est rouge, les plantes sont vivantes, coriaces, carnivores, et il n'y a pas d'autres signes de vie humaine que d'étrange statues. Dommage qu'au cours de cette seconde partie, le roman se ramollisse un peu : les enjeux sont flous, puisque nos deux protagonistes se lancent dans une pérégrination sans but, dont la conclusion est prévisible. Il manque là-dedans une touche de sel, et la vision finale, qui se veut être l’apothéose, est un peu trop brutale et hors-sol pour être véritablement efficace.

Suit ensuite un autre texte, plus court, une nouvelle : Ils ont déchiré Son image (1963, publication posthume en 1982). Cette fois, le contexte est moyenâgeux. Au cours des premières pages, assez confuses, on comprend que le protagoniste entretient un lien étroit avec l'île, ou le monde, ou l'entité, de La montagne morte de la vie. Plus il se retrouve projeté dans une ville pouilleuse où un tyran s'évertue à répandre le sang et exacerber les bas instincts de la populace. C'est sombre, extrêmement sombre. Tout semble pourri, corrompu, et le protagoniste, bien que possédant des pouvoirs presque divins, ne tente même pas de sauver la ville, au contraire, il la sacrifie. Il se contente de quelques actes de pitié ou d'humour noir. Comme si même des capacités de surhomme n'étaient pas suffisantes pour décaper la crasse qui s'attache à l'humain. Michel Bernanos développe là un texte qui pèche peut-être par un début et une fin trop flous, mais il parvient néanmoins à instaurer une atmosphère oppressante et un rythme qui agrippe par son inéluctabilité.

Les avis de Nébal, TmbM.

dimanche 16 février 2020

Par-delà bien et mal - Nietzsche

Par-delà bien et mal - Nietzsche

Par-delà bien et mal (1886) arrive après Humain, trop humain (1878), Aurore (1881), Le gai savoir (1882) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883). Je l'avais déjà commencé plusieurs fois au fil des années, sans jamais aller jusqu'au bout. Mais maintenant, après avoir exploré Nietzsche plus méthodiquement, je rentre dedans sans souci. Si ça se lit bien, ce n'est pas pour autant facile, loin de là. Il y a quelques obsessions de Nietzsche que je trouve juste ennuyeuses (sa misogynie et sa manie de s'attaquer à "l'âme allemande" et à celle des autres peuples), mais je dois bien reconnaitre qu'une bonne partie du texte me passe au-dessus de la tête. Ce qui ne m'empêche pas de prendre un grand plaisir à cette entreprise mouvementée et agitatrice de chamboulement de la morale. Aussi, il me semble que Nietzsche commence à développer dans Par-delà bien et mal son élitisme, son aristocratie de l'esprit, d'une façon un peu douteuse. Mais je ne pas vais me concentrer là-dessus.

3. Un thème cher à Nietzsche, une critique du libre arbitre avec une perspective que je qualifierais d'évolutionnaire : « Derrière toute logique aussi et son apparente souveraineté de mouvement se trouvent des évaluations, pour parler plus clairement, des exigences physiologiques liées à la conservation d'une espèce déterminée de vie. »

17. Encore une remise en cause des choses les plus basiques concernant l'être, les plus acceptées, c'est-à-dire la liberté de l'esprit, l'existence même du je : « Une pensée vient quant "elle" veut, et non pas quand "je" veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Ça pense : mais que ce "ça" soit précisément le fameux "je", c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une "certitude immédiate". » Non pas je pense, mais ça pense.

19. La volonté est donc une chose complexe, difficilement saisissable : l'être est à la fois maître et esclave de ce qu'il nomme sa volonté. Il y aurait de multiples sous-volontés (tout les besoins naturels et non naturels, pour reprendre la classification d’Épicure ?) et ainsi « notre corps n'est en effet qu'une structure sociale composée de nombreuses âmes » et quand la conscience se croit maîtresse, « il se produit ici ce qui se produit dans toute communauté construite et heureuse, la classe dirigeante s'identifie aux succès de la communauté. »

41. Sur la valeur de la distance, de l'indépendance : « Ne pas rester lié à sa propre rupture, à cette voluptueuse distance et étrange de l'oiseau qui s'enfuit toujours plus haut pour voir toujours au dessous de lui : le danger de la créature ailée. » Comme Zarathoustra, il faut à la fois grimper la montagne, y vivre en ermite, et revenir vers le monde. Ne pas rester lié à l'absence de lien.

44. Qu'est-ce qu'un esprit libre ? Allez, je retranscris un morceau d'une phrase qui tente de répondre à cette question avec une touche d'amor fati, parce que c'est beau :
...reconnaissants même envers la misère et la maladie prodigue en retournements, parce qu'elle nous détache toujours de quelque règle et de son « préjugé », reconnaissants envers Dieu, le diable, le mouton et le ver qui nous habitent, curieux jusqu'au vice, chercheurs jusqu'à la cruauté, pourvus de doigts sans scrupules pour saisir l'insaisissable, de dents et d'estomacs pour digérer ce qu'il y a de plus indigeste, prêts à tout métier qui exige une perspicacité aiguë et de sens aiguisés, prêts à toute entreprise risquée en vertu d'un excédent de « volonté libre », pourvus d'âmes d'avant-scène et d'âmes de coulisse dont nul ne percera aisément les intentions ultimes, d'avant-scènes et de coulisses que nul pied ne pourrait parcourir jusqu'au bout, cachés sous des manteaux de lumière, conquérants bien que paraissant héritiers et dissipateurs, classificateurs et collectionneurs du matin au soir, avares de notre richesse et de nos tiroirs archicombles, apprenant et oubliant avec économie, inventifs en schémas, parfois remplis d’orgueil par nos tables de catégories, parfois pédants, parfois oiseaux de nuit en travail jusqu'au plein jour...
67. Sur l'horreur du monothéisme : « L'amour d'un seul être est barbarie : car on l'exerce aux dépens de tous les autres. L'amour de Dieu aussi. »

73. « Qui atteint son idéal le dépasse du même coup. »

94. « Maturité de l'homme : cela veut dire avoir retrouvé le sérieux qu'enfant, on mettait dans ses jeux. » Reste encore à savoir choisir ses jeux.

95. « Avoir honte de son immoralité : c'est un degré sur l'escalier en haut duquel on a honte également de sa moralité. » Il est aisé de rejeter l'immoral ambiant, justement parce qu'il est ambiant ; il est plus difficile de douter de la moralité de son temps.

149. Sur la fluidité de la morale : « Ce qu'une époque ressent comme du mal est d'ordinaire une résonance inactuelle de ce qu'on a autrefois ressenti comme du bien, —  l'atavisme d'un idéal plus ancien. »

157. Parce qu'il est réconfortant de se sentir libre : « Le pensée du suicide est un vigoureux réconfort : elle aide à traverser plus d'une mauvaise nuit. »

175. Ici, je n'ai rien appris, mais j'ai souri : « C'est finalement son désir qu'on aime, et non l'objet désiré. » Car je me souviens très bien quand j'ai pleinement compris cela, j'avais peut-être 17, ou 18 ans, je ne sais plus exactement. Une étape importante.

215. Car j'aime les métaphores cosmiques :
De même que deux soleils déterminent parfois, au royaume des étoiles, la trajectoire d'une unique planète, de même que dans certains cas, des soleils de couleurs différentes illuminent une unique planète, tantôt d'une lumière rouge, tantôt d'une lumière verte, puis la frappent de nouveau simultanément et l'inondent de lueurs multicolores : de même, nous, hommes modernes, nous sommes, en vertu de la mécanique compliquée de notre « ciel étoilé » — déterminés par des morales différentes ; nos actions brillent alternativement de couleurs différentes, elles sont rarement univoques, — et il ne manque pas de cas où nous accomplissons des actions multicolores.
220. Critique du désintéressent, qui n'est pas sans me faire penser à Ayn Rand (tout comme, un peu plus loin, en 257, son développement des vertus de l’inégalité): « Mais quiconque a vraiment offert des sacrifices sait bien qu'il voulait et qu'il a reçu quelque chose en retour, — échangeant peut-être une part de lui-même contre une part de lui-même —, qu'il a peut-être abandonné ici pour recevoir plus là-bas, et de manière générale pour être plus et en tout cas se sentir "plus". »

230. Critique des prédispositions de l'esprit à la simplification : « Ce quelque chose qui commande, et que le peuple appelle "l'esprit", veut être maître et seigneur en lui et autour de lui, et sentir qu'il est le maître : il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, une volonté qui garrotte, qui dompte, une volonté tyrannique et véritablement dominatrice. » Ainsi, quand il croit comprendre, l'esprit se contente souvent à « rendre le nouveau semblable à l'ancien, à simplifier le multiple, à ignorer ou évincer l'absolument contradictoire », il insère les « choses nouvelles dans des agencements anciens ». L'esprit est un estomac qui doit digérer à tout prix. On s'en doute, Nietzsche exhorte à raffiner la subtilité de sa capacité de digestion.

289. Et le doute, le doute, toujours le doute : « L'ermite (...) doutera même qu'un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions "ultimes et véritables", qu'il n'y ait pas, qu'il n'y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne, une autre caverne plus profonde — un mode plus vaste, plus étranger, plus riche, par-delà une surface, un arrière-fond d'abîme derrière tout fond, derrière toute "fondation". Toute philosophie est une philosophie de surface — c'est là un jugement d'ermite. »

jeudi 13 février 2020

Aux limites de l'infini - Stanley G. Weinbaum

Aux limites de l'infini - Stanley G. Weinbaum

Il faut s’accrocher quand on entame les premières pages ce recueil : l'écriture, les dialogues, le comportement des personnages et les fantaisies scientifiques, tout accuse son âge. En effet, tout ça date des années 1930, et la SF américaine de cette époque n'a pas forcément tendance à bien vieillir (le choix de couverture a d'ailleurs le bon goût d'assumer totalement ce côté rétro). Mais si on inspire profondément et qu'on s'entête un peu, la magie ne tarde pas à opérer.

La première nouvelle, et la plus fameuse, est Odyssée martienne (1934). Comme le titre l'indique, c'est l'histoire d'un explorateur qui est forcé de s'infliger une longue randonnée sur Mars. Ah, l'époque où on pouvait respirer sur la planète rouge et y croiser tout un tas de créatures bizarres ! En effet, notre narrateur tombe rapidement sur Trille, une sorte d'autruche intelligente avec qui il fera tout le voyage. Trille est un personnage excellent : c'est un esprit étranger, et les deux vadrouilleurs ont du mal à se comprendre, ils baragouinent, il répètent, ils se font des signes. Ensemble, ils font face à deux espèces : un métamorphe qui fait penser à l'entité de Solaris et un machin informe et minéral qui n'est pas sans rappeler les shoggoths de Lovecraft. Je comprends que cette nouvelle soit perçue comme un classique : le traitement de l'altérité des aliens est exemplaire, surtout pour l'époque. Et à la fin, on comprend qu'encore une fois, c'est l'humain, le narrateur, qui a causé le conflit.

La nouvelle-titre, Aux limites de l'infini (1936), offre de chouettes prémices : un mathématicien se fait capturer par quelqu'un qui, hmm, n'aime pas les mathématiciens, et il doit résoudre une énigme de maths pour s'en sortir. Par contre, quand un lecteur comme moi qui n'y connait rien en maths devine la solution avant le prétendu mathématicien, c'est qu'il y a un problème. (Bon, c'est vrai, lui n'avait pas le titre comme indice, mais quand même.) Ensuite, Le monde du Si (1935) s'aventure vers de grandes idées : les univers « parallèles » qui naîtraient à l'occasion du moindre choix. Mais un sujet pareil est tellement insaisissable que Weinbaum ne peut que livrer une petite chose bancale qui n'est pas sauvée par son humour.

Avec Dérive des mers (1937), on passe à des événements de grande échelle. L'Amérique centrale, à cause de problèmes volcaniques, fait un gros BOUM et est rayée de la carte. En conséquence, l’Atlantique et le Pacifique sont soudain reliés, ce qui perturbe le Gulf Stream, et donc menace de rentre l'Europe invivable. La situation est bien trouvée et pose une question plus que jamais d’actualité : que se passe-t-il quand une région du monde densément peuplée devient soudain inhabitable pour des raisons environnementales ? Réponse : guerre et migrations de masse. Ah, non, pardon : en fait, les États-Unis interviennent avec une solution technologiste miraculeuse (ici fabriquer un gigantesque mur sous-marin) qui assied leur domination mondiale. Comme la seconde guerre mondiale le fera dans la décennie après l'écriture de cette nouvelle.

Les lotophages (1935) se penche à nouveau sur une forme de vie extraterrestre très différente de la nôtre : il s'agit de plantes extrêmement intelligentes mais qui n'ont jamais évolué la volonté. Ainsi ce sont des philosophes indifférents à tout, la vie comme la mort, la civilisation comme l'extinction. Intéressant, dommage que les deux explorateurs dont on suit les pérégrinations se comportent comme des abrutis suicidaires. Les lunettes de Pygmalion (1935) est particulièrement bizarre. Un type expérimente des sortes de lunettes de réalité virtuelle et se retrouve projeté dans un film interactif tellement bien foutu qu'il le prend pour la réalité : une utopie franchement niaise avec amourette à la clé. La chute rattrape un peu le tout. On conclut agréablement avec Graphe (1936), qui n'est pas de la SF. Un chef d'entreprise refuse de prendre des vacances alors que son médecin lui affirme que c'est indispensable pour sa santé. C'est très court et la chute fonctionne à merveille.

lundi 10 février 2020

Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière - Montague Rhodes James

Il y avait un homme près du cimetière - Montague Rhodes James

Ces nouvelles écrites (environ) entre 1900 et 1930 ont un charme que qualifierais de désuet. D'un côté, elle sont d'un classicisme indéniable : à chaque fois, ou presque, un homme aisé et cultivé est confronté à des manifestations surnaturelles. Il s'agit souvent de lire de vieux textes ou d'explorer de vieux bâtiments, et la narration aime prendre la distance et installer le flou. J'irais jusqu'à dire que dans ces nouvelles, ce ne sont pas tant les trames en elles-mêmes qui captivent : elles fonctionnent bien et se développent habillement, la plupart du temps, mais c'est plutôt le ton général que je trouve charmant. Ces messieurs bien installés, habitués à leur train-train, qui quittent un moment leur bibliothèque et qui, entre deux parties de golf, vont explorer une ruine, ou un cimetière, pour rendre service à un ami curieux ou écrire un livre sur la région. Parfois, le gentleman est simplement attiré par un mystère, comme il en trouve dans ses livres, et il résout quelques énigmes laissés par un vil comte sortit du passé et traduit du latin des sentences inquiétantes avant de tomber sur une créature qui restera mystérieuse et de s'en sortir avec quelques cheveux blancs en plus... ou de mourir, à l'occasion. Oui, pas étonnant que Lovecraft ait apprécié Montague Rhodes James (il fait son éloge dans Épouvante et surnaturel en littérature).

Une réplique qui, je trouve, résume bien le ton général : « Non M. Lake, je ne peux pas dire que je m'inquiète beaucoup des bruits, plus de nos jours ; j'ai bien plus peur de découvrir une fuite de gaz ou un tuyau de poêle éclaté qu'autre chose. Pourtant, il y a eu une époque où il s'est passé des choses, il y a bien des années... » Ainsi, quelque part sous le vernis de l'époque, il reste un peu d'inconnu, mais il n'est accessible qu'à distance, via les histoires que racontent les autres.

Ce passage est tiré d'Un épisode de la vie d'une cathédrale, un texte particulièrement réussi, notamment parce qu'il adopte en partie le point de vue d'un enfant qui assiste aux gesticulations des adultes, tiraillé entre sa curiosité et sa peur. Le compte Magnus et Le trésors de l'abbé Thomas s'en sortent bien en explorant des mystères tirés du passé et de même pour Les stalles de Barchester qui joue sur le thème de la malédiction venue s'abattre sur un homme d'église aux mains tachées de sang. Oh, siffle et j'accourrai vers toi, mon garçon est aussi dans le haut du panier car il s'aventure à utiliser le cliché absolu du fantôme, c'est-à-dire celui qui fait BOUH sous un tas de draps blancs, et à en faire quelque chose de satisfaisant. Il y a trois nouvelles, les plus faibles à mon sens, qui partagent une une même idée : un objet qui ne devrait pas bouger se met, eh bien, à bouger, et à raconter une histoire au protagoniste (dans l'un des trois cas il s'agit plutôt d'un rêve), mais ce procédé ne fait que rajouter encore plus de distance narrative et empêche une résolution satisfaisante puisque tout est nécessairement déjà arrivé dans le passé pour que l'objet puis conter son histoire. Le labyrinthe, le texte le plus long, aurait eu le potentiel d'être le meilleur, justement parce qu'il prend le temps de se déployer et parce que sa narration se dispense des procédés de récit dans le récit qu'on trouve dans les autres. C'est une histoire de maison héritée : classique, mais bien menée, dommage donc que la fin soit trop floue à mon goût.

Aussi, c'est à la fin de cette nouvelle que se pose le plus gros problème de traduction : ce n'est pas le seul, mais celui-là, par son importance, casse vraiment le charme. Voici la phrase telle qu'elle est traduite : « L'opinion de Cooper est que, humainement parlant, tous ces nombreux évènements solennels ont une signification pour nous, si notre intelligence limitée accepte notre désintégration. » Pardon ? Voici le bon sens : « L'opinion de Cooper est que, humainement parlant, tous ces nombreux évènements solennels ont une signification à nous révéler, si notre intelligence limitée nous permettait de les examiner un par un en détails. » D'ailleurs, ça me fait penser au célèbre début de L'appel de Cthulhu...

Les avis de TmbM et Nébal.

vendredi 7 février 2020

Collision

Une petite variation sur un thème classique de la SF : le premier contact.


Étienne Léopold Trouvelot


Lamie mit du temps à reprendre conscience. Même avec l’habitude, sortir de stase était toujours difficile. C’était comme si un décalage temporel séparait son esprit et son corps. Elle se traîna jusqu’au fauteuil installé à côté du caisson où elle avait passé trois ans en stase. Somnolente, elle laissa les minutes s’écouler jusqu’à ce qu’elle reprenne pleinement contrôle d’elle-même. Elle ouvrit les yeux et posa son regard sur l’écran qui indiquait la date.

12.03.2607

Elle resta figée un instant, secoua la tête et vérifia à nouveau la date. Quelque chose n’allait pas. Elle avait été réveillée plus d’un an avant le jour prévu.

— Vaisseau, dit-elle à haute voix, rapport de situation.

Pas de réponse.

— Vaisseau ?

Silence.

Soudainement envahie par une inquiétude floue, elle se leva et ouvrit la porte qui menait sur le pont central. Après la salle de réveil, qui était toujours plongée dans la pénombre, elle s’était attendue à être éblouie par les lumières du pont, mais elle ne fut accueillie que par les pâles lueurs rouges de l’éclairage de secours.

— Merde. Vaisseau ?

Mais cette fois elle n’espérait plus de réponse : elle savait que si les systèmes étaient passés en mode d’urgence, l’IA était nécessairement en veille. Lamie hésita un instant, mais, toujours un peu chancelante, elle se dirigea vers le mess. Elle se fit chauffer de l’eau, farfouilla dans les réserves, sélectionna un plat déshydraté qui avait l’air moins répugnant que la moyenne et le prépara avec hâte. Tout était silencieux et elle mangea en vitesse, avec une pointe de culpabilité. Sans doute aurait-elle dû s’inquiéter avant tout de sa situation, mais elle n’avait pas la force de renier l’instinct primaire qu’était la faim. Une fois rassasiée, elle se mit en route vers la passerelle. Ses pas résonnèrent dans les couloirs métalliques à peine éclairés. Elle s’arrêta brusquement. Il lui avait semblé entendre un bruit inhabituel. Elle écouta, mais rien ne vint troubler le silence. En revanche, un mal de crâne commençait à la lanciner. Un effet secondaire extrêmement rare de la stase, sans doute. Elle fit quelques pas de plus jusqu’à la passerelle où elle parvint à allumer un écran récalcitrant pour consulter le journal de bord. Ce qu’elle lut était décevant. La cargaison se portait à merveille et le voyage s’était déroulé sans soucis jusqu’à deux heures auparavant. Le vaisseau avait détecté une masse se déplaçant rapidement à proximité. Un astéroïde, sans doute, rien que l’IA ne puisse gérer. Puis les logs se faisaient erratiques et flous, comme si l’interface n’avait pas les capacités d’exprimer ce que les senseurs percevaient. Lamie relut plusieurs fois les passages les plus clairs :

mode urgence / IA veille minimale
objet non identifié / trajectoire modifiée pour interception
trajectoire hors de contrôle / système impuissant
réveil de tous les passagers / passager unique
collision imminente / collision en cours
collision en cours
collision en cours

Collision en cours ? Le vaisseau avait-il percuté un fragment d’astéroïde, ou quoi que ce soit d’autre ? Mais pourquoi l’IA était-elle passée en veille avant la collision ? Lamie s'interrogeait, perplexe. Elle vérifia ses coordonnées et constata que, comme elle l’avait deviné, le système l’avait réveillée plus d’un an avant l’arrivée sur la station où elle devait livrer son chargement de scandium. Le vaisseau se trouvait actuellement au milieu de nulle part. Elle voulut consulter manuellement les senseurs, mais le système ne voulait l’informer que d’une chose : collision en cours, collision en cours. Ridicule. Il y avait bien longtemps qu’on n’entendait plus parler de bugs aussi importants, mais il n’y avait pas d’autre hypothèse. Un bug. Lamie soupira. C’était tellement improbable et il fallait que ça lui tombe dessus. Elle espéra que la boite noire enregistrait bien tout pour qu’elle puisse faire jouer l’assurance.

Au pire, si le vaisseau refusait d’obéir à ses commandes, elle pouvait toujours se remettre en stase et attendre qu’on vienne la chercher. Elle était censée arriver à la station d’ici une année standard, il fallait compter quelques mois de battement, le temps que sa disparition soit vérifiée, et une autre année pour qu'un vaisseau de secours l’atteigne. Rien de dramatique. Elle serait encore plus éloignée par le temps de ses quelques amis, mais dans la carrière qui était la sienne, il ne fallait pas s’attendre à autre chose.

Mais avant d’en arriver là, elle allait tenter de s’en sortir par elle-même.

Elle prit le contrôle manuel des caméras extérieures. Sur l’écran, la première caméra ne montra rien d’autre que le noir absolu de l’espace. Pas la moindre étoile au loin. Improbable. Elle passa à une autre caméra. Toujours le noir absolu. Plus qu’improbable. Troisième caméra. Rien d’autre que du noir. Lamie fit une pause et vérifia les coordonnées du vaisseau. Il n’y avait aucun doute : elle aurait dû avoir une vision claire de la voie lactée. Elle revint aux caméras et les fit toutes défiler les unes après les autres, sans succès. L’écran restait noir. Elle le tapota vainement puis en testa deux autres. Même résultat. Peut-être le vaisseau était-il entouré par un nuage de poussière ? Mais aucun nuage de poussière ne pouvait être aussi dense. Elle décida de tenter sa chance avec les périscopes, qui servaient à avoir une vue surplombante de la coque pour vérifier son intégrité. Le premier périscope refusa de s’élever. Il était bloqué. Le second parvint à s’élever lentement, péniblement, par à-coups, mais elle ne parvenait toujours pas à distinguer la coque, malgré la lumière de la torche intégrée au périscope : juste le même néant noir. Elle fronça les sourcils et se rapprocha de l’écran. Ne parvenait-elle pas à distinguer une vague texture ? Elle modifia les filtres de l’affichage, augmenta la luminosité et… BOUM. Un choc ébranla le vaisseau et le périscope cessa d’émettre.

Peut-être le vaisseau traversait-il un champ d’astéroïdes ? Mais c’était un événement banal, rien qui… Lamie hurla et tomba à genoux : son mal de tête était soudain devenu abominable, elle avait l’impression que son crâne rétrécissait et menaçait d’écraser son cerveau. Mais au-delà de la douleur, une impression étrange se glissa en elle.

QUOI

Elle était à terre à présent, les deux mains pressées sur ses tempes.

QUOI

Une voix résonnait dans son crâne.

QUOI QUE QUI

Comme une basse ultime, la voix sourde semblait provenir de la vibration de sa propre chair.

QUOI CONSCIENCE

On lui parlait. Quelque chose essayait de lui parler. Oui.

OMBRE VIE DEMI QUART VIE

La douleur refluait lentement. Lamie finit par pouvoir se relever. Elle regarda autour d’elle avec crainte. Rien d’inhabituel, à part l’éclairage d’urgence.

— Il y a quelqu’un ?

VIE VIE VIE

À nouveau l’impression qu’une sonde se frayait un passage dans ses organes, entre ses neurones, laissant derrière elle un sillon électrique. Mais qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’était que ce truc ?

— Ne me faites pas de mal ! cria-t-elle en direction des murs muets.

VIE CONSCIENCE INTELLIGENCE

Un craquement ébranla le vaisseau. Ce n’était pas bon signe.

— C’est vous qui faites ça ? Qui êtes-vous ?

CONTACT ENFIN

Lamie déglutit et se figea. Elle commençait à comprendre. Les craquements redoublèrent d’intensité. Une alarme tonitruante se mit à résonner.

— Doucement, doucement, calmez-vous.

PARLER ENFIN

Un coup plus puissant que les autres. L’alarme se fit encore plus stridente. Devant elle, dans le couloir, une cloison s’abaissa brutalement. Il y avait donc une brèche dans la coque. Des tremblements, encore.

— Merde merde merde. S’il vous plaît, s’il vous plaît.

VIDE NOIR PERPÉTUEL INFINI ÉTERNEL

Elle se mit soudain à courir. Ce truc n’allait pas s’arrêter, il allait démolir le vaisseau. Sa seule option, à court terme, était d’enfiler une combinaison spatiale. Le vestiaire du sas, vite.

REDÉCOUVERTE DU TEMPS

Là, une combi. Vite, vite, elle enfila les jambes, vite, la fermeture éclair… Un séisme la fit tomber au sol. Tout bougeait, tremblait, vibrait. Elle tenta de se redresser, échoua, essaya encore. Soudain, le plafond disparut, déchiré comme s’il n’était qu’une feuille de papier. Dehors, une chose noire, indistincte, mouvante. La chose tomba sur elle comme une cascade, l’engloutit, l’enlaça.

HEUREUX



mercredi 5 février 2020

Le nuage pourpre - M.P. Shiel

Le nuage pourpre - M.P. Shiel

La solitude absolue de la fin du monde, c'est une idée qui traverse sans problème les époques. Ce qui est clair, c'est que Le nuage pourpre (1901) s'en sort beaucoup mieux que The last man (1826) de Mary Shelley. M.P. Shiel a aussi la qualité de ne pas faire les choses à moitié : après une première partie qui voit notre narrateur rejoindre un peu malgré lui une expédition vers le Pôle Nord, il se retrouve très rapidement, et pour la plus grande partie du roman, dans une solitude absolue. Profitons-en pour évoquer quelques faiblesses. Déjà, la cohérence est douteuse : par exemple, c'est un richissime mécène qui motive l'expédition vers le Pôle en offrant une fabuleuse fortune à la première personne à l'atteindre. Et pourtant, les membres de l’expédition ne songent même pas à se mettre d'accord avant de partir pour partager la récompense : quoi, ils ne prévoient pas que récompenser aussi fortement un unique membre de l’expédition ne peut manquer de causer des problèmes ? Dans le même ordre d'idée, quand notre narrateur atteint le Pôle, il trouve une sorte de site mystique ou fantastique. Qu'est-ce que c'est ? On n'en saura jamais rien. Ce qui d'autant plus frustrant qu'il est clairement suggéré que c'est le fait d’atteindre le Pôle qui cause l'apocalypse. Pourquoi donc ? Mystère. Il y a pas mal de bizarreries narratives de ce genre. Aussi, le narrateur est assez antipathique : instable et violent, on a souvent du mal à suivre ses raisonnements. Dommage, sachant qu'on est la plupart du temps seul avec lui.

En échange de ces défauts, Le nuage pourpre ne manque pas de charme. Les scènes de carnage et d'apocalypse sont parfois saisissantes : le narrateur, absolument seul, découvre progressivement comment l'humanité est morte pendant son absence. Les cadavres pourrissent par millions dans les villes d'une façon qui permet de comprendre ce qui s'est passé pendant qu'il croupissait au Pôle : migrations de masse et retours de la barbarie face à l'imminence de la fin. Mention spéciale aux passages dans les mines, où les derniers survivants se sont battus jusqu'à l'auto-destruction pour tenter de s'y calfeutrer. Le narrateur, qui vit dans cette horreur pendant une vingtaine d'année, perd un peu la boule : entre autres fantaisies, il décide d'incendier d'innombrables villes de part le monde. Ainsi, la belle flambée en couverture n'est pas causée par le cataclysme, mais par le dernier homme devenu dément.

Le ton est assez insaisissable, notamment à cause de la religiosité omniprésente. On est presque face à du manichéisme, je veux dire, au sens propre : deux divinités opposées semblent se livrer bataille dans l'esprit du narrateur. Il y une bonne touche de christianisme, mais sans que ce soit du prosélytisme bas de gamme : c'est ce qui fait l'intérêt de cet aspect du roman. Il y a l'humour, aussi. Par exemple, notre narrateur, après une série d'incendies, va s'installer dans un monastère et entend la voix de Dieu qui l’incite à la piété. Conséquence ? « C'est ainsi que m'est venue l'idée de construire un palais. » Et il le construit, son palais d'or massif. Vraiment, je peine à savoir si toute cette religiosité est à prendre au premier degré. Vers la fin, le narrateur, qui, sans surprise, s'appelle Adam, rencontre son Ève. Comme dans Les hommes frénétiques par exemple, ils vont rejouer la genèse en ignorant joyeusement les problèmes de la consanguinité. Mais, et c'est là tout l'intérêt, notre narrateur est trop misanthrope pour vouloir se reproduire : alors il tourne autour de son Ève, tiraillé entre son désir et sa volonté de ne pas perpétuer l'espèce. C'est l'occasion de scènes très cocasses, mais qui me laissent franchement pantois sur les intentions idéologiques de l'auteur, d'autant plus que son l'étrange manichéisme est toujours en fond. Le problème se résout dans l'humour, grâce à un pieux mensonge de l'Ève, mais sans qu'on ait la moindre résolution sur le caractère divin de toute l'affaire.

L'avis de TmbM.

dimanche 2 février 2020

Un homme chez les microbes - Maurice Renard

Un homme chez les microbes - Maurice Renard

De Maurice Renard, j'avais déjà lu L'homme truqué il y a quelques années. Un homme chez les microbes (1928) est beaucoup plus extravagant, tout en continuant de contribuer à forger la SF française, alias merveilleux scientifique. Déjà, l'écriture frappe : le prologue, qui s'amuse avec le cliché du manuscrit trouvé, est complètement insolite et détonnant. Je l'avoue, je n'ai pas été mécontent que le ton devienne un poil plus sobre par la suite, pour rester tout de même coloré, surprenant et, surtout, plein d'humour. La première moitié du récit est une petite satire sociale teintée d'un élément classique de la SF d'un certain âge qui cherche à explorer ce qui se trouve au-delà des sens humains dont les limitations deviennent évidentes : l'homme qui rétrécit, thème qu'on retrouve, pour ne citer que deux romans, dans L'homme élastique de Jacques Spitz et La chute dans le néant de Marc Wersinger. Si notre héros se fait rétrécir, c'est pour plaire aux parents de sa bien-aimée, qui le trouvent trop grand à leur goût. Ce mélange des genres fonctionne très bien, c'est vif et intelligent.

Puis, la seconde partie du roman est à nouveau un récit dans le récit : le témoignage à la première personne de notre valeureux héros qui raconte ses expériences chez les microbes... qui, c'est très pratique, sont à peu de choses près des humains. Vraiment, il n'y pas grand rapport avec l'infiniment petit, le narrateur pourrait tout aussi bien se trouver sur une autre planète. Mais, au fond, c'est un peu l'idée, à travers cette notion chimérique que les atomes sont peut-êtres des mondes, et la Terre elle-même un atome. On passe donc sur une structure classique de la littérature utopique : un visiteur arrive dans une société inconnue et on la lui présente. Bien sûr, la satire sociale est toujours là, accompagnée d'idées plus sérieusement spéculatives. Le thème central, c'est encore une fois la limitation des sens humains, que l'on retrouve à la même époque chez Rosny Ainé, entre autres. Ces petits humains ont au-dessus de leur tête une sorte de pompon : c'est un organe sensoriel. Maurice Renard rend très bien la frustration du narrateur qui se sent comme un aveugle, ou un sourd, face à ce sens insaisissable qui régit en bonne partie cette société. Mentionnons aussi un système reproductif à trois sexes, ou encore la façon dont les bébés (pardon, les larves) sont façonnées pour remplir une fonction à la façon de des Premiers hommes dans la Lune de Wells, et on comprend que ce court roman ne manque pas d'idées.

Rajoutons là-dessus l'extravagance d'un antagoniste qui traque le narrateur pour le trépaner, par simple curiosité scientifique, la menace de champignons géants, qui permettent à Renard de façonner un final cataclysmique, et un épilogue qui vire sur le méta. Piouf. Vraiment, j'ai une certaine fascination pour ces romans invraisemblables qui sont plein d'idées et vont à toute vitesse en jouant sur tous les tableaux. Le tout sans se planter. On peut leur reprocher de s'éparpiller, mais c'est peut-être leur intérêt principal, du moins pour les esprits éparpillés.

Les avis de TmbM et Nébal.