dimanche 16 février 2020

Par-delà bien et mal - Nietzsche

Par-delà bien et mal - Nietzsche

Par-delà bien et mal (1886) arrive après Humain, trop humain (1878), Aurore (1881), Le gai savoir (1882) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883). Je l'avais déjà commencé plusieurs fois au fil des années, sans jamais aller jusqu'au bout. Mais maintenant, après avoir exploré Nietzsche plus méthodiquement, je rentre dedans sans souci. Si ça se lit bien, ce n'est pas pour autant facile, loin de là. Il y a quelques obsessions de Nietzsche que je trouve juste ennuyeuses (sa misogynie et sa manie de s'attaquer à "l'âme allemande" et à celle des autres peuples), mais je dois bien reconnaitre qu'une bonne partie du texte me passe au-dessus de la tête. Ce qui ne m'empêche pas de prendre un grand plaisir à cette entreprise mouvementée et agitatrice de chamboulement de la morale. Aussi, il me semble que Nietzsche commence à développer dans Par-delà bien et mal son élitisme, son aristocratie de l'esprit, d'une façon un peu douteuse. Mais je ne pas vais me concentrer là-dessus.

3. Un thème cher à Nietzsche, une critique du libre arbitre avec une perspective que je qualifierais d'évolutionnaire : « Derrière toute logique aussi et son apparente souveraineté de mouvement se trouvent des évaluations, pour parler plus clairement, des exigences physiologiques liées à la conservation d'une espèce déterminée de vie. »

17. Encore une remise en cause des choses les plus basiques concernant l'être, les plus acceptées, c'est-à-dire la liberté de l'esprit, l'existence même du je : « Une pensée vient quant "elle" veut, et non pas quand "je" veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Ça pense : mais que ce "ça" soit précisément le fameux "je", c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une "certitude immédiate". » Non pas je pense, mais ça pense.

19. La volonté est donc une chose complexe, difficilement saisissable : l'être est à la fois maître et esclave de ce qu'il nomme sa volonté. Il y aurait de multiples sous-volontés (tout les besoins naturels et non naturels, pour reprendre la classification d’Épicure ?) et ainsi « notre corps n'est en effet qu'une structure sociale composée de nombreuses âmes » et quand la conscience se croit maîtresse, « il se produit ici ce qui se produit dans toute communauté construite et heureuse, la classe dirigeante s'identifie aux succès de la communauté. »

41. Sur la valeur de la distance, de l'indépendance : « Ne pas rester lié à sa propre rupture, à cette voluptueuse distance et étrange de l'oiseau qui s'enfuit toujours plus haut pour voir toujours au dessous de lui : le danger de la créature ailée. » Comme Zarathoustra, il faut à la fois grimper la montagne, y vivre en ermite, et revenir vers le monde. Ne pas rester lié à l'absence de lien.

44. Qu'est-ce qu'un esprit libre ? Allez, je retranscris un morceau d'une phrase qui tente de répondre à cette question avec une touche d'amor fati, parce que c'est beau :
...reconnaissants même envers la misère et la maladie prodigue en retournements, parce qu'elle nous détache toujours de quelque règle et de son « préjugé », reconnaissants envers Dieu, le diable, le mouton et le ver qui nous habitent, curieux jusqu'au vice, chercheurs jusqu'à la cruauté, pourvus de doigts sans scrupules pour saisir l'insaisissable, de dents et d'estomacs pour digérer ce qu'il y a de plus indigeste, prêts à tout métier qui exige une perspicacité aiguë et de sens aiguisés, prêts à toute entreprise risquée en vertu d'un excédent de « volonté libre », pourvus d'âmes d'avant-scène et d'âmes de coulisse dont nul ne percera aisément les intentions ultimes, d'avant-scènes et de coulisses que nul pied ne pourrait parcourir jusqu'au bout, cachés sous des manteaux de lumière, conquérants bien que paraissant héritiers et dissipateurs, classificateurs et collectionneurs du matin au soir, avares de notre richesse et de nos tiroirs archicombles, apprenant et oubliant avec économie, inventifs en schémas, parfois remplis d’orgueil par nos tables de catégories, parfois pédants, parfois oiseaux de nuit en travail jusqu'au plein jour...
67. Sur l'horreur du monothéisme : « L'amour d'un seul être est barbarie : car on l'exerce aux dépens de tous les autres. L'amour de Dieu aussi. »

73. « Qui atteint son idéal le dépasse du même coup. »

94. « Maturité de l'homme : cela veut dire avoir retrouvé le sérieux qu'enfant, on mettait dans ses jeux. » Reste encore à savoir choisir ses jeux.

95. « Avoir honte de son immoralité : c'est un degré sur l'escalier en haut duquel on a honte également de sa moralité. » Il est aisé de rejeter l'immoral ambiant, justement parce qu'il est ambiant ; il est plus difficile de douter de la moralité de son temps.

149. Sur la fluidité de la morale : « Ce qu'une époque ressent comme du mal est d'ordinaire une résonance inactuelle de ce qu'on a autrefois ressenti comme du bien, —  l'atavisme d'un idéal plus ancien. »

157. Parce qu'il est réconfortant de se sentir libre : « Le pensée du suicide est un vigoureux réconfort : elle aide à traverser plus d'une mauvaise nuit. »

175. Ici, je n'ai rien appris, mais j'ai souri : « C'est finalement son désir qu'on aime, et non l'objet désiré. » Car je me souviens très bien quand j'ai pleinement compris cela, j'avais peut-être 17, ou 18 ans, je ne sais plus exactement. Une étape importante.

215. Car j'aime les métaphores cosmiques :
De même que deux soleils déterminent parfois, au royaume des étoiles, la trajectoire d'une unique planète, de même que dans certains cas, des soleils de couleurs différentes illuminent une unique planète, tantôt d'une lumière rouge, tantôt d'une lumière verte, puis la frappent de nouveau simultanément et l'inondent de lueurs multicolores : de même, nous, hommes modernes, nous sommes, en vertu de la mécanique compliquée de notre « ciel étoilé » — déterminés par des morales différentes ; nos actions brillent alternativement de couleurs différentes, elles sont rarement univoques, — et il ne manque pas de cas où nous accomplissons des actions multicolores.
220. Critique du désintéressent, qui n'est pas sans me faire penser à Ayn Rand (tout comme, un peu plus loin, en 257, son développement des vertus de l’inégalité): « Mais quiconque a vraiment offert des sacrifices sait bien qu'il voulait et qu'il a reçu quelque chose en retour, — échangeant peut-être une part de lui-même contre une part de lui-même —, qu'il a peut-être abandonné ici pour recevoir plus là-bas, et de manière générale pour être plus et en tout cas se sentir "plus". »

230. Critique des prédispositions de l'esprit à la simplification : « Ce quelque chose qui commande, et que le peuple appelle "l'esprit", veut être maître et seigneur en lui et autour de lui, et sentir qu'il est le maître : il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, une volonté qui garrotte, qui dompte, une volonté tyrannique et véritablement dominatrice. » Ainsi, quand il croit comprendre, l'esprit se contente souvent à « rendre le nouveau semblable à l'ancien, à simplifier le multiple, à ignorer ou évincer l'absolument contradictoire », il insère les « choses nouvelles dans des agencements anciens ». L'esprit est un estomac qui doit digérer à tout prix. On s'en doute, Nietzsche exhorte à raffiner la subtilité de sa capacité de digestion.

289. Et le doute, le doute, toujours le doute : « L'ermite (...) doutera même qu'un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions "ultimes et véritables", qu'il n'y ait pas, qu'il n'y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne, une autre caverne plus profonde — un mode plus vaste, plus étranger, plus riche, par-delà une surface, un arrière-fond d'abîme derrière tout fond, derrière toute "fondation". Toute philosophie est une philosophie de surface — c'est là un jugement d'ermite. »

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