dimanche 24 septembre 2023

La plante compagne - Pierre Lieutaghi

Tout d'abord, un mot sur la forme physique. Le livre a été imprimé en 1998, et il est impeccable : le papier, les illustrations en couleur ou en noir et blanc, on dirait qu'il est sorti des presses l'année dernière. Du beau boulot d'édition. Sinon, La plante compagne de Pierre Lieutaghi, c'est une sorte de traité sur l'usage pratique et mystique des plantes avant que la modernité n'écrase toutes ces traditions. 

L'aspect pratique, je l'ai beaucoup apprécié. C'est presque une liste, par types de plantes, ou par types d'usage. On apprend plein de trucs, et pourtant on a l'impression de ne faire qu'effleurer le sujet tant on sent qu'il y a une montagne de savoir oublié, perdue quelque part dans un passé pas si lointain. L'aspect mystique, sans surprise, je l'ai bien moins apprécié. Je fais confiance à l'auteur pour ne pas croire en toutes les superstitions qu'il évoque, et je n'ai rien contre une petite étude de ces superstitions ; ce n'est pas ce qui me botte le plus, mais certes, ça a son intérêt. Ce que je lui reproche, c'est son approche... confusionniste. C'est peut-être involontaire, mais c'est comme ça que je l'ai perçu. Il mélange sans vergogne d'innombrables superstitions avec quelques faits vérifiés. En conséquence, on ne sait pas sur quel pied danser, on ne sait pas comment prendre tout ce qu'il raconte. Est-ce que tel effet que la tradition donne a telle plante est avéré ? Aucune idée, probablement pas, mais ce n'est pas précisé. Pour cette raison (et celle qui suit), je n'ai pas pu finir le troisième chapitre du livre, que je me suis contenté de survoler.

Ce problème est profondément lié à celui de l'écriture. On pourrait dire que Pierre Lieutaghi a une écriture riche, recherchée, poétique, etc., et parfois c'est le cas, mais, bien souvent, c'est juste à peine compréhensible. Un exemple :

Les peuples du bambou n'ont sans doute pas développé fortuitement la spiritualité du vide, inverse de la matérialité anxieuse de nos religions où il importe, l'espace d'une seule vie, de connaitre le poids, la dureté, l'indestructible fatalité d'une croix taillée dans l'arbre solaire et foudroyant de la vie éternelle.

Est-ce que c'est... un raisonnement ? Si c'est un raisonnement, il est douteux, et je ne peux m'empêcher de voir la surécriture comme une technique de distraction sophistique. Un autre morceau :

On ne dira rien du temps où l'analogie a pu initier d'elle-même des usages, dans la rencontre avec un récepteur mental qui ne s'interrogeait pas encore sur le pourquoi. De ce temps-là, on ne sait rien. Un jour, pourtant, le jeu de miroirs déclenchera l'évidence : quelque chose m'a précédé, qui savait préparer les découpes où s'intègrent juste comme il faut les pièces premières de ma pensée. On pense, donc je suis. Et ce qui rassure, d'emblée, voue au vertige. L'affaire n'est pas close.

C'est vraiment représentatif du ton général. Je veux bien croire que si on s'y penche avec attention on peut éventuellement en tirer du sens, mais tout le long d'un livre, c'est lourd.

Maintenant, je prends note de quelques-uns des détails les plus intéressants. Je retiens notamment la page 34 et celles qui suivent, à propos du bois. Le bois, bien maitrisé, pouvait avoir les rôles aujourd'hui réservés à l'acier, et il est frappant de se rappeler les énormes quantités de bois utilisées pour construire les bateaux (12000m3 de bois sur pied pour un vaisseau de ligne, soit 2000 grumes, alias troncs). Les tanins du bois (ou d'autres plantes) servaient à tanner la peau, d'où le nom de la pratique, chose que je n'avais jamais réalisée. Il existait donc une industrie de l'écorce, qu'on venait par exemple récolter tous les 14 ans dans une futaie de chênes. On menait aussi les porcs à la glandée dans les chênaies. Quant au gland pour les humains, je note la présence, en Espagne, de variétés greffées destinées à la consommation humaine. Les usages du boulot étaient nombreux, mais je retiens l'usage de son écorce chauffée pour produire un utile goudron, lui-même aux usages multiples. Les grumes de cormier pouvaient servir des vis de pressoir, et l'orme, bois très dur, pouvait servir à réaliser de nombreux objets qu'on imaginerait en cuir, comme des colliers de brebis. Plus surprenant encore, les troncs évidés de nombreuses espèces (aulne, châtaigner, if...) ont pu servir de véritables tuyaux souterrains, raccordés entre eux par des embouts mâles et femelles.

J’apprécie beaucoup le passage, page 135, sur l'usage et la conservation des fruits avant l'avènement du sucre. Bien entendu, le miel pouvoir avoir le même rôle, mais on devient qu'il était bien plus rare et précieux. Il semble que le moût de raisin pouvait servir à produire un sirop qui servait à la conservation de divers aliments de conservation. Exemple : pulpe de cornouilles cuites pendant deux heures dans du moût de raisin aigre avec poivre et sel, puis tamisée. Je suis certain qu'il y aurait mille fois plus à dire, et ma curiosité n'est que piquée.

L'auteur mentionne aussi la corme, fruit astringent du cormier, qu'on utilisait, tout comme d'autres fruits, pour produire une piquette campagnarde. J'aime la simplicité de préparation du cormé : fermentation avec deux parties de cormes pour une partie d'eau, et c'est tout. On pourrait faire chose avec figues, cerises, mais aussi les petits fruits de l'alisier torminal, assez commun près de chez moi. Récemment, en rentrant à vélo, j'ai remarqué un cormier. Je me suis arrêté pour récolter les cormes, dont une partie était tombée à terre. Il me semble que c'est fort précoce pour cet arbre dont je lis que les fruits sont supposés se récolter en octobre-novembre. Le réchauffement, peut-être. Je tenterais bien la boisson, mais je n'en ai pas encore assez, et je ne sais pas si elles sont suffisamment blettes.

Quant à Pierre Lieutaghi, on l'a vu, je suis partagé, mais il y là un tel aperçu de connaissances variées et passionnantes que je serais presque tenté de me procurer son pavé de 1300 pages, Le livre des arbres, arbustes & arbrisseaux. Ce serait risqué !

lundi 11 septembre 2023

The Ancestor's Tale - Richard Dawkins (Il était une fois nos ancêtres)

De la même façon que Dawkins conclue The Ancestor's Tale (2004) sur son émerveillement face à la richesse de la réalité, je reste stupéfait par l'existence même de ce livre. L'auteur du Gène Égoïste et de L'Horloger aveugle offre ici un lourd pavé, plus de 600 pages extrêmement denses, et que dire ? C'est renversant de profondeur, on ne cesse de faire face à des idées et des concepts passionnants, et on ne voudrait qu'une chose : pouvoir se souvenir de tout.

Dawkins part des humains et remonte la grande lignée de la vie jusqu'à son origine, en s'arrêtant à chacun des principaux évènements de divergence évolutionnaire. Si on commençait par le début de la vie sur Terre en avançant dans le temps, il n'y aurait pas de destination précise : la fin pourrait être n'importe laquelle des millions de branches de l'arbre du vivant ; alors que si on part du bout d'une de ces branches, n'importe laquelle, et qu'on remonte le temps, on arrive inévitablement au même point : l'origine de la vie, l’ancêtre commun à tous les êtres vivants contemporains — ou éteints.

J'ai commencé ce bouquin au début de l'été, et on est à présent en septembre. Le nombre de mes notes me fait peur : il y aurait tant à citer, tant de faits, d'idées, d'anecdotes qui illustrent magnifiquement les mécaniques de la vie ; hélas, je suis fatigué. Franchement, c'est un peu triste : jusqu'à présent, j'ai quasiment toujours trouvé le temps et l'énergie pour me replonger dans mes notes et les pages qui leur sont associées, afin de consacrer quelques heures à écrire un truc satisfaisant sur les livres de ce type. Cette fois, ça fait presque une semaine que je repousse ce moment, et... je crois que je vais faire mon deuil. Bienvenue, brumes de l'oubli.

Je vais cependant saisir l'occasion pour digresser. Je trouve, dans les thèmes qui sont développés dans ce livre et d'autres (la biologie et plus particulièrement la biologie évolutionnaire), une vision du monde qui m'envoûte. Il y a la logique de la chose, la façon dont les concepts s’entremêlent d'une façon cohérente pour former un prisme crédible, solide, étincelant : on peut se tourner vers n'importe quelle forme de vie, n'importe lequel de ses comportements, et, grâce à ce prisme, la comprendre. Même si on se trompe dans les détails, même si nos hypothèses sont parfois fausses, le processus général qui a mené à toute chose vivante est compris, et, encore mieux, aisément compréhensible. On peut visualiser mentalement, pour tout ce qui gigote (comme le développe Dawkins), le chemin parcouru depuis la naissance de la vie sur Terre. Et pourquoi tel machin gigote-t-il de telle façon ? Pourquoi tel humain fait-il ce qu'il fait ? Il n'y a rien qui échappe à ce mécanisme, rien de tout ce qu'un humain est capable de faire.

Au fil des années, en parlant avec des gens aux sensibilités mystiques, on m'a plusieurs fois accusé (je le prends comme ça) d'être cartésien. C'est un peu comme on me disait : oui, tu es quelqu'un qui cherche à comprendre la réalité, mais bon, c'est une position minoritaire tu sais, pour ne pas dire franchement bizarre, la plupart des gens ne sont pas comme ça. Ensuite, je suis labellisé, je suis cartésien, voilà, l'autre personne ne l'est pas, et il est donc établi qu'elle n'a pas à justifier ses croyances incohérentes et infondées. Plus jeune, il m'arrivait d'être véhément dans ce genre de situation ; c'était en somme la (très lente et très naïve) découverte que la plupart des gens sont plus ou moins irrationnels et, pire encore, ne se soucient pas d'avoir une cohérence interne, ne savent pas vraiment en quoi ils croient ni pourquoi. Aujourd'hui, j'ai un peu plus de tact.

Mais tout ça pour en venir à une chose précise : on m'a accusé d'avoir une perspective de la vie et du monde... froide. Sur ce point, je rejoins Dawkins : pour moi, tendre vers une compréhension de la réalité physique permet de plus encore aimer cette réalité, de voir dans ses mécanismes une puissante beauté, pour ne pas dire la beauté ultime. Quand j'imagine la ligne ininterrompue des millions d'êtres vivants qui me relie en ligne directe à l'origine de la vie sur Terre, comment trouver une idée plus émouvante ? Quand on voit dans un paysage toutes les lignes qui relient les êtres vivants entre eux, comment face à cette mosaïque ne pas les aimer d'autant plus ? Et, surtout, comment ne pas se réjouir de voir les voiles de l'ignorance se dissiper ? Et que de voiles il me reste, la jouissance du physicien m'est encore inconnue...

Je parlais récemment, un midi autour d'un café, avec un jeune américain qui était, disons, rationnellement intéressé par le mystique. Il venait de profiter d'une pleine lune exceptionnelle pour bénir des runes et faire de l'eau de pleine lune. Il m'expliquait sa démarche, en quoi il ne croit pas littéralement en ce qu'il fait, mais qu'il croit en la puissance de l'esprit humain, ce que j'appellerais l'autoconviction. Il était à mon goût dangereusement près de l'idée bizarrement banale que la réalité objective n'existe pas, idée dont je venais de parler avec quelqu'un d'autre qui était tenté de s'y positionner. J'ai répondu à l'américain que je comprends sa perspective, que je ne nie aucunement la puissance de l'esprit humain, mais que ce n'est que la partie émergée de l'iceberg de la réalité. Certes, on peut rester bloqué dans son esprit, dans le monde des croyances et des histoires, mais là, dehors, il y a tout un univers qui non seulement n'a que faire de nous, mais un univers qui est notre cause. Cet esprit humain si puissant, si tentant, n'est qu'une conséquence temporaire de lois plus vastes, immenses — le seul et réel absolu. Pourquoi se limiter aux retords trompeurs de l'esprit humain ? Non, ce n'est pas de la froideur, comme on me l'a reproché ; cette perspective plus vaste ne nie aucunement l'émotion, la sensation, la culture, etc., mais elle y rajoute l'écrasante beauté de tout l'univers et de ses souverains rouages.

mercredi 6 septembre 2023

Mais où sont les prunes d'antan ? - Henri Verneuil

Mais où sont les prunes d'antan ? - Henri Verneuil

Il y a, chez un couple de voisins âgés, un vieux néflier. De toutes mes explorations fruitières locales, c'est le seul néflier que j'aie pu trouver, et encore, dans un état douteux : depuis sa  plantation, il y a peut-être 30 ou 35 ans, les nombreux rejets du porte-greffe, un cognassier, n'ont jamais été coupés. Le pauvre néflier est donc noyé dans les rejets de son porte-greffe, qui viennent lui faire de l'ombre et lui piquer sa vigueur. Je me décide donc à agir, et je me pointe avec de quoi couper tout ça. Évidemment, on me met tout un tas de choses entre les mains quand je repars, y compris ce livre, que, en le jugeant par le titre, je croyais être une sorte de catalogue de vieilles variétés de prunier.

En fait, il s'agit d'un mémoire de jardinier, publié en 1980. L'auteur a une bonne plume, j'ai apprécié son ton très détaché, pince-sans-rire, voire sceptique, ainsi que l'absence de gras dans ce petit livre de 200 pages qui parvient à aller à l'essentiel. C'est aussi très intéressant de se plonger dans la vision d'une autre époque, loin de l'idée plus moderne (ou plus ancienne) de permaculture par exemple. L'auteur est très ouvert d'esprit, il ne manque pas par exemple de critiquer les pesticides et les engrais (qu'il semble par ailleurs utiliser en abondance), il évoque avec étonnement cet outil bizarre qu'utilisent les amateurs de bio (la grelinette), mais il est frappant de constater à quel point l'usage du motoculteur, et autres engins thermiques, non seulement va de soi, mais apparait comme absolument essentiel et indispensable.

Le motoculteur vient donc remplacer l'usage traditionnel d'animaux de trait, qui fournissaient par ailleurs l'indispensable fumier (le tout sans bruler de combustible fossile), et ça m'a fait réaliser une chose : je ne sais quasiment rien du jardin traditionnel qui précédait le monde industriel. Certes, la principale source de nourriture était le champ cultivé à l'aide de traction animale, mais quid des proto-potagers ? Ça devait bien exister, même si les plantes qu'on y cultivait ne devaient pas avoir grand-chose de semblable avec les plantes modernes, qui viennent des quatre coins du monde et de décennies de sélection. Il faudra que je trouve un bouquin sur ces questions, et particulièrement sur les jardins vivriers antiques, ou ce qui s'en rapprochait.

Pour revenir à notre auteur, notons qu'il parle magnifiquement bien du remembrement et de ses conséquences, le temps de quelques pages : la perte de biodiversité et l'avènement des monocultures entrainant une recrudescence des pestes et donc des traitements chimiques, mais aussi la perte du goût pour la production locale et l'autoconsommation. De même, j'ai apprécié son rejet argumenté de l'influence de la lune sur les cultures. La partie sur le verger est particulièrement plaisante, notamment la façon dont il évoque la greffe comme un savoir puissant qui se perd tristement. Je remarque qu'il sous-estime drastiquement la profondeur des racines : pour les légumes, il évoque quelques dizaines de centimètres, et pour les fruitiers, deux mètres. Il affirme aussi que la greffe anglaise n'est utilisée que pour les vignes, ce qui est très loin d'être exact. Je retiens son conseil de laisser s'affranchir les poiriers greffés sur cognassier. C'est discutable, mais il est indéniable que les poiriers, hors terrain très avantageux, ne sont pas les fruitiers les plus solides, c'est donc une option pour les aider.