dimanche 14 juin 2020

Human kind - Rutger Bregman


Human kind (2020), ou Humankind, de Rutger Bregman, l'auteur du bestseller Utopies pour réalistes, est un bouquin passionnant mais aussi terriblement frustrant. Le concept est simple : la civilisation moderne (c'est-à-dire les démocraties libérales et capitalistes, Bregman ne va pas du côté de la Chine par exemple) voit l'être humain comme une créature égoïste : c'est d'ailleurs la base du capitalisme. Le propos de Bregman, c'est que non, la plupart des gens sont tout à fait bienveillants. Ça n'a l'air de rien à première vue car on ne réalise pas forcément à quel point cette vision de la nature humaine comme égoïste imprègne nos sociétés, mais l'auteur arrive partiellement à convaincre sur ce point. Selon lui, c'est finalement un paradigme qui s'accomplit lui-même, une prophétie auto-réalisatrice : quand on agit comme si les humains étaient des pécheurs, des égoïstes, on crée ce monde-là. (Fort discutable, mais bon, je passe les tergiversions sur la nature humaine.)

Malheureusement la forme est franchement pénible. Bregman ne s'en cache pas : il trouve les techniques de Malcolm Gladwell très efficaces. Et il les imite : son livre n'est qu'une successions d'anecdotes et d'histoires. Alors ça se lit bien, c'est sûr, mais ça ne fait pas très sérieux. N'importe qui pourrait sélectionner des histoires qui prouvent n'importe quelle idée. C'est encore pire à cause d'une certaine superficialité : Bregman se nourrit de livres d'une façon très transparente (je pouvais à l'occasion deviner de quel livre venait telle idée qu'il évoquait) et ses histoires sont parfois d'une affligeante banalité. Par exemple, il conclut son livre sur la trêve de noël sur le front en 1914. Sérieusement ? Il n'y a pas plus rabâché comme comptine d' « espoir ». De plus, son optimisme frise parfois le ridicule : par exemple, dans ce cas, comment choisir n'importe quel exemple tiré d'une guerre mondiale comme porteur d'espoir ? Pour se dépatouiller de tout ça, il affirme que si la plupart des gens sont très bien, ce sont les systèmes et hiérarchies modernes qui sont en cause et il défend une sorte de mélange entre les démocraties sociales nordiques et un idéal anarcho-communiste (sans clairement le nommer). Ainsi c'est le système qui va mal, il faudrait donc le réformer pour que tous les êtres humains puissent vivre dans la paix et l'amour. Attention, je ne veux pas ridiculiser son optimisme : je partage au moins en partie les idéaux sociétaux de Bregman et ils valent la peine qu'on les poursuive. Mais là où il accuse le système, j'aurais plutôt tendance à tourner mes yeux vers la civilisation. Et Bregman n'est pas bête, il le fait aussi : seulement, il est impossible d'être à la fois optimiste, plein d'espoir, et d'accuser la civilisation, alors il se fait réformiste, par obligation. Par exemple, quand il cite les mesures réellement progressistes et certainement bénéfiques de l'Alaska (collectivisation des revenus du pétrole) ou de la Norvège (système policier et pénitentiaire exemplaire), il ne dit pas que ces mesures ne sont possibles que grâce à l’extraction d'énergies fossiles (20% du PIB de la Norvège), extraction qui condamne potentiellement ce progressisme à long terme, car le progrès et la morale sont en bonne partie contextuels : il est plus facile d'être généreux quand on est riche (ou quand on vit dans des tribus d'une centaine d'individus comme dans un certain passé peut-être ou peut-être pas idéalisé, c'est-à-dire quand on connait personnellement tous les membres de sa société), or non seulement cette richesse est naturellement limitée, mais son exploitation risque fort d'entrainer un appauvrissement du futur. La collectivisation des revenus du pétrole de l'Alaska est aujourd'hui un bel exemple de justice sociale mais sans doute un coup de poignard donné au futur.

Bref. J'ai eu une relation assez conflictuelle avec ce livre. Il y a plein d'idées intéressantes, mais je n'ai pas le cœur à les noter ici comme j'essaie de le faire la plupart du temps quand je lis des essais. Bregman s'attaque à l'histoire de l'île de Pâques, à celle de l'expérience de la prison de Stanford, à l'expérience des chocs électriques de Milgram, et ces passages sont sans doute les plus intéressants car il arrive vraiment à convaincre que ces histoires devenues des mythes modernes censés prouver la nature corrompue de l'être humain sont frauduleuses. C'est déjà pas mal.

vendredi 5 juin 2020

Darwin comes to town - Menno Schilthuizen

Darwin comes to town - Menno Schilthuizen

Menno Schilthuizen est un biologiste évolutionnaire néerlandais qui apparemment écrit en anglais, ce qui doit lui donner un avantage considérable pour faire publier ses livres. Darwin comes to town (2018) s’intéresse à la façon dont les activités humaines, et plus particulièrement l'urbanisation, façonnent des processus évolutionnaires neufs chez toutes sortes de plantes et d'animaux.

Le bouquin commence habilement en prenant comme exemple les insectes sociaux que sont les fourmis : toute une tripotée de scarabées (10000 espèces !) ont évolué de façon à s'incruster parmi les fourmis, chacun se trouvant une niche différente, en utilisant notamment un maquillage chimique qui leur permet de passer inaperçu. Et que sont les humains sinon de grosses fourmis vaguement conscientes ? Les fourmis sont des « ingénieurs d'écosystèmes », comme les castors par exemple, qui construisent des barrages pour élargir les cours d'eau, ce qui repousse leurs prédateurs et multiplie leurs sources de plantes marines, tout en créant une nouvelle géographie que d'autres bestioles ne manqueront pas d'exploiter.

Les écosystèmes que sont les villes ont leurs propres géographies. Exactement comme sur les petites îles (et les bois modernes découpés par les routes), les espèces ont tendance à se retrouver séparées dans des petits îlots écologiques : les parcs et jardins. Pour chaque multiplication par dix de la surface d'un îlot, le nombre d'espèces qu'il accueille a tendance à être multiplié par deux : c'est notamment valable pour les rond-points, mais aussi les jardins, qui peuvent accueillir des faunes et flores très variées. En général, cette fragmentation nuit aux espèces en réduisant leur pool génétique : dans une petite zone il y aura une petite population, donc un désavantage génétique qui affligerait une partie de cette petite population pourrait suffire à l'achever. A l'inverse, il est aussi possible que ces séparations en îles permettent des adaptations extrêmement spécifiques et rapides à des micro-environnements particuliers. Autre problème des villes, mais pas seulement : les lumières. Une étude estime le nombre d'insectes victimes des lumières pendant une seule année en Allemagne à... 100 milliards. Difficile d'être certain des conséquences, mais ça ne doit pas aider les population déclinantes d'oiseaux ni la pollinisation. Les villes sont aussi des puits à chaleur, souvent bien plus chaudes de nombreux degrés que l'environnement naturel qui se trouvait là avant : c'est un facteur qui pousse les oiseaux à abandonner leurs habitudes migratoires. On trouve jusqu'à 12° de plus dans certaines mégalopoles. Une colonne d'air chaud s'élève de la ville et crée un appel d'air, puis, en refroidissant, l'ensemble produit de la pluie : les villes peuvent donc avoir un climat plus humide que leurs environs. En ville, on trouve aussi toutes sortes de substances nouvelles qui poussent les animaux à s'adapter : ainsi, certains oiseaux apprennent à utiliser pour leurs nids les mégots de cigarettes qui, comme les plantes désormais introuvables, contiennent des substances chimiques qui repoussent les mites parasites. Sans oublier le bruit : les oiseaux doivent utiliser des fréquences différentes, ou de nouveaux moyens de communication, pour se faire entente par-dessus la cacophonie urbaine. Un avantage de la ville : pas de gros prédateur et les humains ont tendance à tolérer voire aimer les petites bestioles.

En plus des aspects purement environnementaux, les villes sélectionnent sur trois critères « psychologiques » principaux : la capacité à résoudre des problèmes complexes (interagir avec les inventions humaines), la neophilie (capacité à essayer de nouvelles nourritures et de nouveaux modes de vie) et la tolérance (à la présence humaine).

Tous des facteurs poussent les espèces à se séparer en deux espèces différentes (une sauvage et une urbaine) ou plus (pour différents micro-environnements urbains). Mais ne pas oublier que pour s'adapter à la ville, les espèces doivent avoir des pré-adaptations (être omnivore ou mangeur de graines, pour les oiseaux : avoir l'habitude de nicher sur des falaises, qui ressemblent aux hauts murs humains, ou avoir un chant aigu qui n'est pas oblitéré par celui des voitures). Les scarabées des fourmilières étaient eux-aussi probablement pré-adaptés, en ayant des carapaces coriaces qui leur permettait de résister aux assauts des fourmis. Les comportements reproducteurs peuvent changer : comme il y a bien plus de nourriture en ville, la sélection peut faire en faveur de mâles moins forts mais plus discrets (sans plumes blanches qui démontrent leur haut taux de testostérone par exemple). Toutes sortes de processus évolutionnaires de ce genre peuvent être observés en direct.

Un exemple fameux est celui des mites qui, pendant la révolution industrielle en Angleterre, ont commencé a à devenir blanches tachetées au lieu de noires : à cause des cendres des usines qui envahissait le pays, les mites blanches, d'abord une mutation aléatoire, se camouflaient mieux aux yeux des oiseaux et se reproduisaient donc plus, répandant leurs gènes ; mais maintenant qu'il n'y a plus de cendres, le processus est inversé : les mites évoluent à nouveau vers des ailes noires.

En somme, les écosystèmes des villes de part de monde deviennent de plus en plus proches les uns des autres : les espèces étant pré-adaptées aux villes se répandent rapidement grâce à la mondialisation et les mêmes solutions évolutionnaires ont tendance à apparaitre. La grande idée du livre, c'est la potentielle rapidité de l'évolution : quand l'environnement change, les espèces aux générations courtes peuvent évoluer à une vitesse tout à fait perceptible à l'échelle d'une vie humaine et même se séparer en plusieurs espèces qui se spécialisent pour des niches différentes et donc évoluent des traits différents. Il y a aussi dans ce livre une sorte de quasi-optimisme un peu déplacé : l'auteur essaie de faire la paix avec le fait que les terrains naturels où, enfant, il a appris la biologie, sont désormais urbanisés. On a presque l'impression qu'il dit : « Oh, l'urbanisation massive, ça va, tant qu'on met des jardins sur les toits de quelques immeubles dans les mégalopoles ! » Je comprends qu'il est pragmatique et que le propos du livre n'est pas de taper sur le progrès, mais je me dis que quelqu'un qui n'a pas l'habitude de lire de la biologie ou de l'écologie pourrait se dire, en refermant Darwin comes to town, que tout va bien, les espèces vont s’adapter et les villes vont devenir vertes. Si seulement.