jeudi 27 mai 2021

Monsieur de Phocas - Jean Lorrain

Monsieur de Phocas - Jean Lorrain

Dans Monsieur de Phocas (1901) de Jean Lorrain, le monsieur de Phocas en question, bizarrement, disparait après les premières pages. C'est un pseudonyme du duc de Fréneuse, le protagoniste, pseudonyme qui est rapidement laissé de côté. Tout comme dans A rebours de Huysmans, on est en plein dans le roman décadentiste : Fréneuse est extrêmement riche par héritage, il a épuisé tous les plaisirs de l'existence et il désespère de trouver quoi que ce soit de satisfaisant. Ici, ses tourments ont un petit air de possession par une entité orientale : il a des visions, il se réfugie dans l'art, il cherche une lueur particulière et insaisissable dans les yeux humains...

Ce qui fonctionne bien dans ce type de roman, c'est le partage des vices entre le protagoniste et la société, voire l'existence humaine en général. Ce n'est pas juste un personnage corrompu par l'extérieur, ni un extérieur corrompu par la perspective malade du personnage : la faute est partagée. C'est par ce filet dont on ne peut s'échapper que vient la sympathie pour un millionnaire décadent comme Fréneuse. Il a les moyens de se débattre, aussi vain que ce soit.

Si ce charme est bien présent, j'ai trouvé la trame assez faible. Le début, qui explore la vie intérieure de Fréneuse, est agréable, mais par la suite notre duc se retrouve embourbé dans une relation toxique avec Ethal, un peintre qui perçoit ses tourments et décide de jouer avec. Ainsi Fréneuse perd beaucoup de sa personnalité et se retrouve comme mené par le bout du doigt, ce qui m'a semblé ne pas se marier très bien avec l'esprit de ce type de roman, où justement toute l'horreur vient d'être livré à soi-même dans un monde où rien n'est attirant. Tout comme dans A rebours, il y a régulièrement des passages plus aiguisés qui viennent motiver à continuer sa lecture, notamment ce moment où, passant la nuit dans un hôtel sordide, notre duc de Fréneuse, qui a tout connu du sexe mais rien de l'amour, se retrouve à espionner le couple de la chambre voisine. Pas de prostitution pour ces deux-là, non, juste un jeune couple sincère, deux personnes naïves qui s'aiment, partagent par des mots et des gestes primaires quelque chose que Fréneuse n'a jamais effleuré.

samedi 22 mai 2021

Là-bas - Huysmans

Là-bas - Huysmans

Là-bas (1891) de Huysmans est bien plus un roman que ne l'était À rebours : c'est-à-dire qu'on a droit à moins de dissertations sur l'art et à plus de narration. Plusieurs fils s'entremêlent. Durtal, le protagoniste, alter-égo de l'auteur, est un écrivain, retiré du monde des salons, qui planche sur le récit de l'existence du terrible Gilles de Rais, récit qui fait finalement partie intégrante du roman de Huysmans. Quand Durtal n'est pas occupé à démêler les atrocités de Gilles de Rais, il dîne et papote avec ses amis : des Hermies, le médecin marginal et mystique, Carhaix, le sonneur de cloche égaré dans le présent, ou encore Gévingey, l'astrologue qui lamente le déclin de son art. Ces bonnes gens parlent de religion, de satanisme, et d'à quel point la modernité est toute nulle. Troisième fil, la liaison très amusante de Durtal avec une femme mariée qui déborde de caractère, liaison qui le mènera vers une messe noire, où les gens qui s'ennuient viennent se vautrer dans tout ce qui est refoulé par la bonne société, et où les invocations du prêtre déchu n'ont pas été sans me rappeler les excellentes Litanies de Satan de Baudelaire.

Et tout cela fonctionne diablement bien. Certes, c'est Huysmans, l'écriture est brillante mais difficile d'accès, et il faut s'accrocher à travers certains passages théologiques, mais l'ensemble se lit avec joie et dégage un charme profond. Il y a quelque chose qui m'a intimement touché dans l'existence de ces insatisfaits mi-privilégiés, mi-marginaux, qui se rendent visite dans leurs mansardes pour parler de choses excentriques, oubliées, bizarres. Durtal a fuit la modernité, il glisse sur le monde, tout le révolte, l'ennuie, et pourtant il n'arrive pas à résister à une femme libertine, satanique, qui vit un mariage libre. L'histoire de Gilles de Rais est hautement romanesque, captivante dans son horreur absolue, et contraste avec le quotidien très sobre de Durtal, dont les fascinations ont fait écho à ma curiosité de matérialiste cynique qui me mène un peu partout, là où des gens croient en des trucs.

L'exploration du surnaturel, du mysticisme, du satanisme, est de même tout à fait titillante, mais il est impossible de faire abstraction du fait qu'il n'y a avec ces questions qu'une distance très modérée. Huysmans ne tardera pas à se convertir au christianisme, et on sent dans son roman son hésitation vers la religion, on sent que tout ce mysticisme qu'il évoque, comme ses personnages, il y croit en partie. Toute cette bouillie superstitieuse, c'est le complot intemporel, l’irrationalité classique, où une vile clique de satanistes rôde dans l'ombre et enchaîne les méfaits pendant que quelques saints luttent vigoureusement par des procédés cachés...

On n'est pas loin de QAnon, de Bill Gates le reptilien qui mange des enfants et de Trump le salvateur qui prépare en secret la victoire divine ! Toutes ces élucubrations, dont ce n'est là qu'un exemple, ont directement fait écho à ma propre expérience, quand un charlatant a essayé de me convaincre qu'il était magnétiseur, quand différentes personnes ont pu me raconter avec conviction que les illuminati pratiquent l'esclavagisme, que les vers de terre sont en lien direct avec les extraterrestres, que les extraterrestres (les mêmes ?) veulent nous manger mais aussi nous tuer avec les vaccins, et je passe les choses plus classiques. Certes, c'est aller peut-être un peu loin, mais j'ai trouvé attristant, à la lecture de Là-bas, de percevoir une assez forte apologie de ce genre de délire. Ça devient assez explicite vers la fin : 

— Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, reprit des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Le nier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs !

Il est donc tout à l'honneur de Là-bas que tout cela n'ait que peu entaché mon appréciation de ce roman pétillant et décadent, drôle et horrible. A conjuguer avec Les diables de Loudun d'Huxley, pour une approche plus rationnelle et analytique du satanisme.

mardi 18 mai 2021

Récolte de menthe aquatique et autres plantes sauvages

Hop, récolte de menthe odorante, menthe aquatique et mouron d'eau. Et aussi de la potentille, mais juste pour montrer qu'elle est comestible. Le tout dans un petit coin où j'ai déjà filmé, mais qui continue d'offrir des nouveautés au fil des mois.

Sous-titres français disponibles et lien direct vers la vidéo.

dimanche 16 mai 2021

À rebours - Huysmans

À rebours - Huysmans

À rebours (1884) de Huysmans ressemble étrangement à ma dernière lecture, Le loup des steppes de Hermann Hesse. Là aussi un protagoniste déçu par le monde lutte avec son isolation. Le des Esseintes de Huysmans est né riche, héritier d'une famille décadente et consanguine. Élitiste, malade, ayant épuisé tous les plaisirs, il choisit de s'isoler dans une grande maison campagnarde où il se remémore son passé et se livre à toutes sortes de fantaisies de richard.

Déjà, À rebours est superbement écrit. La langue de Huysmans est aussi riche que son protagoniste, pleine de mots rares comme la bibliothèque de des Esseintes est pleine de livres rares. En revanche, ce n'est pas un roman facile, et ce n'est qu'à moitié un roman. C'est-à-dire que des dizaines de pages sont consacrées aux goûts littéraires et artistiques de des Esseintes. On a souvent plus l'impression de lire un étalage de culture, de la critique d'art (à forte tendance conservatrice), plutôt qu'un roman, et j'ai traversé en diagonale pas mal de ces épisodes. Ensuite, la narration elle-même est complétement éclatée, désorganisée, on est livré aux caprices chaotiques de des Esseintes. Il se procure une tortue à la carapace plaquée or, il commande une forêt de plantes exotiques dont il se lassera vite, il est torturé pas ses maux d'estomac, il se remémore ses expériences presque sadiques, il se morfond dans les affres de l'ennui... Clairement, c'est du roman qui déconstruit le roman. Cela rend la chose un peu difficile à lire, bien sûr, mais le tout a une cohérence qui ne m'a pas frustré comme par exemple dans Le loup des steppes. Des Esseintes n'est absolument jamais mis sur un piédestal, ses quelques qualités intellectuelles sont loin d'être compensées par ses torrents de défauts, et il incarne la futilité de l'accomplissement purement intellectuel et esthétique, la futilité de la richesse débordante, la futilité des désirs toujours renouvelés et jamais satisfaits, la futilité du corps humain susceptible à chaque instant de frôler la ruine...

À rebours est parfois très pénible à lire, certes, mais quelques scènes particulièrement frappantes viennent régulièrement faire rebondir l'attention après les passages soporifiques. Quand des Esseintes va chez le dentiste, l'implacable absurdité de la douleur et la description hilarante de l'arrachage de dent, ou encore cette tentative de voyage en Angleterre pour tromper l'ennui : il fait rapidement demi-tour, car l'idée de voyage et la modeste stimulation procurée par un repas en auberge suffisent à remplacer la réalité du voyage... Déjà la représentation, l'artificiel, gagnent en attrait sur le réel.

jeudi 13 mai 2021

Le loup des steppes - Hermann Hesse

Le loup des steppes - Hermann Hessse

Tout comme Siddhartha, j'avais déjà entamé et laisser tomber Le loup de steppes (1927) de Hermann Hesse il y a des années. En revanche, contrairement à Siddhartha, Le loup des steppes n'a pas su me convaincre toutes ces années plus tard. Le premier tiers est franchement pénible. On y suit Harry Haller, protagoniste classique de Hesse : homme solitaire, isolé, intellectuel, tiraillé entre deux parties de lui-même, l'humain classique, et la bête, l'insatisfait, le sauvage, c'est-à-dire le loup des steppes éponyme. Première différence majeur par rapport à la plupart des romans de Hesse : c'est à la première personne. Ce pourrait ne pas changer grand-chose, et pourtant c'est énorme : il n'y a plus cette distance analytique qui sépare auteur et lecteur du protagoniste. Harry, et le traitement d'Harry, sont pénibles. C'est comme une longue lamentation égocentrique d'un individu persuadé d'être spécial, et toutes les critiques valides de la modernité sont noyée dans cet égo fatiguant, d'autant plus qu'il y a cette tentation quelque peu obscène offerte au lecteur de s'identifier à cet homme "retiré de la vie quotidienne, de l'existence et de la pensée des normaux". L'identification au protagoniste est inévitable et souvent souhaitable, certes, mais ici le protagoniste est présenté d'une façon tellement insistante comme un type brillant incompris par la masse des "normaux", c'en est franchement gênant, et j'en viens à suspecter que l'appréciation que beaucoup de gens portent à ce roman est directement liée à cette identification à un soi-disant génie incompris. Ça me rappelle ce côté assez prétentieux qu'on retrouve parfois chez Hesse, notamment dans Demian.

Le milieu du livre devient nettement plus plaisant : Harry est en effet obligé de sortir de son égo pour confronter d'autres personnages. Cette partie s'ouvre avec une scène de dîner qui mène à un suicide social, scène très rigolote qui ne manque pas de me rappeler Les carnets du sous-sol de Dostoïevski, où on trouve une séquence similaire. Pendant un moment, c'est l'homme en Harry qui est mis en valeur, qui apprend à se développer, au détriment du loup, car justement il a trouvé des gens qui partagent, au moins un peu, cette dualité.

Puis la fin change encore d'ambiance, on passe dans un théâtre magique où les scènes hallucinées succèdent aux scènes hallucinées. Cette fin est symptomatique de l'ensemble du roman : il y a sans aucun doute plein de bonnes choses, des idées pertinentes, des paragraphes tout à fait intelligents, mais j'ai du mal à percevoir l'intérêt narratif des scènes qui se succèdent, j'ai du mal à voir où ça mène, et je ne comprends pas trop quel chemin intérieur Harry a bien pu accomplir entre le début et la fin du roman.

lundi 10 mai 2021

Siddhartha - Hermann Hesse

Siddhartha - Hermann Hesse

J'aime beaucoup Hermann Hesse : Le jeu des perles de verre, Narcisse et Goldmund, Knulp... J'avais déjà essayé de lire Siddhartha (1922), plusieurs fois il me semble, mais l'ambiance typée mysticisme oriental me rebutait. Pourtant, aujourd'hui, cette ambiance ne me semble guère différente des univers un peu hors du temps des romans cités ci-dessus. Il n'y a pas d'apologie de ce mysticisme, ni du bouddhisme, c'est simplement le contexte dans lequel Siddhartha existe et donc le contexte dans lequel il effectue son cheminement intellectuel, existentiel ou spirituel, quel que soit le nom qu'on lui donne. Il y a quelques passages où Siddhartha semble faire preuve de "pouvoirs", ce qui, à mon sens, ne se conjugue pas vraiment avec le ton initiatique global, mais on peut aisément mettre ces épisodes sur le charisme de Siddhartha.

Siddhartha, donc, fils de brahmane intellectuellement précoce, est un insatisfait. Il défit son père et part vivre avec les ascètes de la forêt, les samanas. J'ai particulièrement apprécié sa vision critique de l'ascèse :

Qu’est-ce que la méditation ? Qu’est-ce que l’abandon du corps ? Qu’est-ce que le jeûne ? Qu’est-ce que retenir sa respiration ? C’est fuir de son moi, c’est échapper pour quelques instants aux tourments de son être, c’est endormir pour un temps la douleur et oublier les extravagances de la vie. Mais tout cela, le premier bouvier venu le trouve dans une auberge, en buvant quelques coupes de vin de riz ou de lait de coco fermenté ! Alors il s’oublie soi-même, il ne sent plus les douleurs de la vie, il est devenu insensible à tout. Dans cette coupe de vin, il trouve ce même oubli que Siddhartha et Govinda trouvent aussi, quand, au prix de longs efforts, ils s’échappent de leur corps et habitent dans leur non-moi.[...] Une chose est certaine, c’est que moi, Siddhartha, je n’ai jamais trouvé dans mes pratiques et mes méditations que de brefs instants de torpeur et que je suis aussi éloigné de la sagesse et de la délivrance, que je l’étais dans le sein de ma mère.

Ces opinions, couplées à la quête perpétuelle d'un homme isolé, me font inévitablement penser à Zarathoustra. Ensuite, Siddhartha va rendre visite au Bouddha (dont j'ai lu sans conviction quelques paroles). Il l'écoute parler, et si sa doctrine est propre et efficace, il ne se laisse pas convaincre. Au contraire, il se méfie de toute doctrine, et si son ami jusque-là fidèle choisit de prendre la toge des suiveurs du Bouddha, Siddhartha continue son chemin seul, sans maître. Sa quête de connaissance l'amène vers la vie du commun, la sensualité, le commerce, l'argent. Si au début ce n'est que curiosité, envie de totalité, il se fait au fil des années dévorer par le monde, et il lui faudra renaître, retourner à la simplicité, avec l'aide du silence d'un vieil homme et des murmures d'un fleuve bien plus vieux encore. Siddhartha expérimente encore, malgré lui, les passions humaines, les tourments, mais petit à petit vient la paix, et il finit par placer ses deux pieds dans l'unité du monde. Siddhartha n'a pas suivi de doctrine, il n'a pas suivi de maître, il a pratiqué et rejeté l'ascétisme, il a longtemps pratiqué l'asservissement aux désirs futiles avant de les rejeter eux-aussi, avant de trouver, de trouver quoi ? Je ne sais pas, qu'il n'y a rien à trouver sans doute. Donc, malgré mes anciennes réserves, j'ai beaucoup aimé Siddhartha. On y trouve ce thème cher à Hermann Hesse, la dualité humaine, l'hésitation entre les sens et l'esprit, et aussi ce côté épuré des livres intemporels, dans la forme comme dans le fond.

Je ne vais plus me torturer l'esprit et le corps pour découvrir un secret derrière les ruines.

samedi 8 mai 2021

Fermentation de plantes sauvages : prêle des champs (vidéo)

Hop, dans cette petite vidéo, je récolte de la prêle des champs et j'en fais fermenter. C'est un succès sur le plan de la conservation, mais la prêle ne semble guère développer de bon goût typique aux aliments fermentés. Pour ce qui est du format vidéo, je ne sais pas, je tâtonne, j'expérimente, je me disperse, et je sais bien qu'il faudrait privilégier totalement les plans en extérieur, mais dans ce cas, c'était difficile. Quand j'aurai un jardin ou un terrain peut-être...

Sous-titres français dispos et lien direct vers la vidéo.

mercredi 5 mai 2021

Une semaine dans une petite ferme

Contrairement à mon texte sur ma semaine dans une jeune communauté à visée autonome, ce petit compte-rendu est plus sobre, moins personnel, moins intime. Sans doute parce que je n'était pas seul, et que donc je n'avais pas autant le loisir de prendre du recul pour écrire, mais aussi parce que le contexte était plus classique, s'il l'on peut dire, moins radical. C'est aussi une ambiance idéologique assez différente.

CONTEXTE

L’envie de ruralité s’entête. Cette décision colossale me hante. Pour la semaine dont il s’agit ici, j’avais l’intention de plutôt passer quelque temps dans une exploitation maraîchère pro, pour voir comment se fait la « vraie » production, mais finalement, par la force des choses, je me suis retrouvé sans déplaisir dans une petite ferme non pro, en permaculture. Une semaine à travailler en échange du logis et du couvert donc, et cette fois à deux, avec Audrey.

LA PROPRIÉTÉ

Paul, un peu plus que la trentaine, est l’âme de l’endroit. Les cheveux légèrement bouclés qui arrivent en bas du cou, l’air perpétuellement enjoué, il est débordant, une crue permanente. Quand il parle, il regarde son interlocuteur droit dans les yeux avec une expression plus qu’intense, et il monologue sur toutes sortes de sujets sans guère laisser aux autres la chance d’intervenir. Il fait un peu gourou, avec son visage illuminé, sa passion à la fois communicative et écrasante, sa pratique régulière du taï-chi et la position de « maître » qui va avec, sa bienveillance et son ouverture réelles mais à sens unique, sans compter son goût pour les expériences mystiques. Là où sa passion m’a le plus touché, c’est en ce qui concerne le jardin, les plantes, la permaculture. Ce projet est son projet, il s’y consacre à plein temps, et ses deux parents ne seraient pas là sans lui. Il vit dans une vieille maison qu’il travaille à retaper depuis 3 ans déjà, avec l’aide de son père. À notre arrivée, il sort d’un jeûne de 5 jours « pour se retrouver », ou quelque chose comme ça.

Ses parents, Jacques et Madeleine, ont 70 ans. Ils vivent dans une maison toute neuve, écolo, avec retraitement local de l’eau à coup de plantes et de filtrage. Initialement, ils voulaient une maison en paille, mais les conditions n’étaient pas optimales. Tous les deux sont en bonne forme physique. On sent que Jacques a été costaud, et d’ailleurs, il l’est encore. L’âge se fait sentir, sur l’audition, sur la mémoire, mais il est toujours extrêmement bricoleur, extrêmement actif, en permanence à faire des trucs quelque part sur le terrain. Il a un grand atelier dans la grange. Paul n’aurait pas tenté l’aventure sans les talents pratiques de son père. Madeleine semble à peine marquée par l’âge et, contrairement à son compagnon, elle pratique le taï-chi et ne consomme ni viande ni alcool. Elle semble clairement plus sociable que Jacques, qui, d’après les monologues de Paul, est un individualiste. Tous les deux, avec leur fils, parviennent à maintenir une intense vie sociale à la campagne. Ils sont membres de plusieurs collectifs et, quand ils ne sont pas occupés socialement, ils gèrent eux aussi le terrain et les plantes. Ils donnent l’impression de gens « simples », dans le sens où la pièce principale de leur maison (certes à peine terminée) est extrêmement épurée, voire vide. Pas d’écran, pas de bibliothèque, très peu de livres… Juste une table pour manger et une table basse accompagnée d’assises. Ce sont des gens qui vivent dans le réel. Ils lisent L’Humanité.


Le terrain fait 8 hectares, dont 5 de bois. La partie activement cultivée est divisée en deux sections : une parcelle de potager relativement classique, avec des plate-bandes en ligne et deux serres en bâche, et une autre plus typée permaculture, c’est-à-dire non géométrique, avec des buttes paillées plus anarchiques remplies de toutes sortes de plantes semées et plantées en guildes (groupe de plantes mutuellement bénéfiques). C’est là qu’Audrey et moi passeront l’essentiel de notre temps. Il y a aussi un coin verger, avec pas mal de pommiers, et quelques autres recoins avec des plantes intéressantes, entre lesquels 6 moutons servent de tondeuse fertile. Ce terrain, c’est déjà beaucoup pour un jeune homme et deux retraités. D’ici quelques années, les parents de Paul glisseront de la position d’aide à celle de poids. Il le sait, et il s’y prépare en essayant de vendre deux parcelles constructibles à des gens qui partageraient sa vision.

Il m’est bien sûr impossible de juger véritablement cette petite ferme. Une semaine sur une année, ce n’est rien. Je ne sais pas grand-chose de leur production, et s’il peut sembler que le temps passé à désherber ne peut guère être rentable, il faut garder en tête que c’est la saison exacte des herbes folles. Je ne sais pas si le travail effectué vaut le coup en termes de récoltes, et je ne sais pas non plus où est la limite pour déterminer ce qui vaut le coup ou non.

17 avril

Arrivée en fin de matinée. Paul nous accueille. En plus de nous, une jeune femme en sarouel, dont les deux chaussettes affichent des couleurs vives délibérément différentes, est sur place pour visiter la propriété, potentiellement intéressée par une des parcelles « pour y planter sa yourte ». Repas, tour du terrain et découverte de la caravane, où nous logerons. Elle servait à Jacques et Madeleine pendant la construction de leur maison. Paul nous présente le travail de l’après-midi : désherbage des framboisiers. Le premier n’a pas de paillage : ça déborde de vie, de plantes, d’insectes, de racines… On en arrache une quantité dingue. Ça me rappelle quand je désherbais des myrtilliers en Suisse. Les autres framboisiers, paillés, sont beaucoup moins envahis et les herbes s’arrachent aisément. Sous le paillage, le mycélium : un réseau blanc clairement visible, abondant seulement là où le sol est protégé et non retourné. Autour de nous, les fleurs jaunes de la moutarde, plantée pour occuper le sol l’hiver (et pour être mangée, accessoirement).

Ensuite, une plate-bande d’origan à désherber, entre de la tanaisie et l’achillée millefeuille. Ils plantent de l’origan au pied des arbrisseaux pour attirer les insectes qui dévorent les bestioles qui pondent des vers dans les fruits. Complexité. On trouve toutes sortes de plantes comestibles en désherbant : herbe à Robert, mâche en fleur, poireau sauvage, gaillet, rumex. Deux amis sont en visite, des permaculteurs à tendance crudivore au jardin apparemment remarquable. Repas du soir, Paul parle beaucoup, ses parents aussi, et on est complètement épuisés socialement. Ils se déversent en nous, torrentiels, à sens unique. On s’y fera, ça s’arrangera, nos tendances sociales s’apprivoiseront un peu, mais ça reste éprouvant. Paul évoque notamment la Ğ1 (ou June), cryptomonnaie qui se veut éthique. Je suis sceptique, mais ce n’est pas comme si je comprenais. Étonnant de retrouver de genre de chose ici.

L'origan bien désherbé avec BRF ajouté.

18 avril

À 8h, on va à la séance de taï-chi. Paul préside, fait le prof, et Madeleine est la troisième élève. Nous sommes là sans coercition : du taï-chi, pourquoi pas ? Voyons donc. Ce n’est pas désagréable, et même un peu éprouvant physiquement. Je veux bien croire que cette pratique a ses avantages, même si ici elle est avant tout sociale, une activité comme une autre à faire ensemble. Ce qui me gêne, c’est son caractère à la fois arbitraire et mystique. Pour la salutation au soleil, on sort se mettre devant le soleil. Inoffensif, certes, mais mon instinct est en alerte. Puis il faut changer les moutons d’emplacement, refaire leur clôture. Incroyablement peureux, ils détalent dans un coin, mais on parvient à les ramener aisément, en espérant qu’ils n’aient pas commencé à grignoter les arbrisseaux. Ensuite, on se pose sous le tilleul pour ramasser les jeunes feuilles qui, une fois séchées au soleil, serviront à faire de la farine. (Je ne parviens pas à trouver des informations sur sa densité calorique.) Les feuilles sont aussi très bonnes crues. Paul nous montre la pépinière, petite serre accolée à sa maison où grandissent les jeunes pousses. À l’intérieur, un incubateur électrique tient chaud aux plus sensibles et favorise une germination plus rapide. Il nous montre aussi un prunellier aux fruits immangeables sur lequel il a tenté de greffer des branches de bon prunelliers, et d’autres jeunes fruitiers destinés au verger.

Jeunes pousses de tilleul.

Repas. On apprend que Paul fait partie d’un « cercle d’hommes » où ils font des « cérémonies du cacao ». Il y a un écrivain, un prof de la Sorbonne… Ils lui ont conseillé de faire du taï-chi un métier. De son côté, Madeleine mentionne à quel point le covid a tué la vie sociale à la campagne. Eux et quelques-un de leurs cercles s’en foutent, mais, par exemple, leurs voisins refusent toute interaction depuis un an. Je me retrouve embarqué avec Jacques dans ce que je suppose être du « travail d’homme ». Il s’agit de rétablir l’eau courante pour l’évier devant la caravane. On installe aussi une gazinière et je passe un bon moment à la nettoyer. Je rejoins Audrey qui a passé une bonne partie de l’aprèm à arranger la plate-bande d’origan. Des amis de nos hôtes arrivent, deux ex-invités exactement comme nous. Ils viennent d’acheter un terrain tout près et ils prévoient de construire leur maison. Tout le monde parle beaucoup, de plein de trucs pratiques et locaux, tout un réseau social, l’importance capitale du réseau. Je vis presque comme un handicap mon incapacité à avoir un « réseau » en dehors de quelques vrais amis proches, mais je suppose que tout le monde n’a pas quelques vrais amis proches. Je me déconnecte complètement face à tant de papotage. Paul parle de ses projets d’argent : YouTube, taï-chi, formations en permaculture… Je suis critique envers ce dernier point : il ne me semble pas que le jardin, aussi respectable qu’il soit étant donné ses conditions et son âge, confère l’autorité nécessaire à des formations. Il parle de son business plan, de comment gagner un public… L’ami qui a été à notre place évoque à quel point il a été marqué par le taï-chi. Il fait encore le salut au soleil.

Fin de travail sur l’origan. On tapisse les parties abîmées de la plate-bande avec du terreau et du BRF (bois raméal fragmenté.) Un peu partout, de la consoude, belle plante comestible aux grandes feuilles qui sert aussi d’engrais vert et de paillage. La tanaisie, elle, sert également à faire du paillage, mais a l’inconvénient d’être envahissante. Quant à la potentille, c’est la plante la plus envahissante, l’ennemie que l’on va passer des heures et des heures à arracher. Ses racines traçantes sont une arme de guerre. Le soir, Paul est fatigué, conséquences du jeûne, alors on mange surtout seuls avec les deux parents. Ils parlent beaucoup eux aussi, mais avec un style différent de celui de leur fils. Ils sont « plus calmes », dit Audrey. Ils évoquent leurs nombreux cercles sociaux dans les environs, notamment deux associations de permaculture qui semblent peuplées en bonne partie par des caractères. Audrey et moi sommes socialement au bout du rouleau, ça doit se voir.


19 avril

Je me réveille à 5h. Petit à petit naît le chant des coqs, puis des oiseaux, puis les pleurs de l’âne dépressif qui vit juste à côté, derrière la haie d’arbres. Les lamentations de cet âne solitaire, dont la compagne est morte, ressemblent à des sirènes teintées de reniflements et nous accompagneront toute la semaine.

Le soleil brille, je suis torse nu. Je réalise que la potentille est comestible, comme la majorité de ce qu’on arrache. Ici, les plantes arrachées sont laissées sur place à sécher un peu avant d’être réutilisées comme engrais vert. Idéalement, il faudrait avoir avec soi un sac dans lequel mettre une partie des plantes comestibles, alias « mauvaises herbes » : avec notre travail de désherbage, on ramasse chaque demi-journée de quoi avoir plus qu’assez de « légumes » pour le repas suivant. Certes, ce sont des feuilles, et pas les plus fines gustativement, mais il me semble dommage de ne pas en profiter. Je sais qu’il faudrait consacrer du temps à préparer ces plantes, mais la satisfaction de manger potentille, pissenlit, ortie ou gaillet que l’on vient de toutes façons d’arracher dans son jardin me semble valoir le coup. Légèrement cuites à la poêle avec épices et accompagnement, ces plantes sont honorables. On peut aussi faire du pesto avec elles (comme le pesto aux orties du jardin de ce midi), ou même prendre le temps de préparer les racines de pissenlit (j’en ferai des crues un peu plus tard).

Les autres vont à une réunion d’un de leurs collectifs. J’ai du mal à arracher Audrey aux potentilles, elle est vraiment passionnée par le désherbage, mais on va ensuite se balader sur un chemin tout proche. Étang, plantation de pins, joli bois, petite vallée avec rivière, fraisiers sauvages… On revient glander un peu dans la caravane.

La potentille, ennemi comestible.

20 avril

Ce matin, séance de taï-chi plus courte, car c’est le jour des courses. On retourne faire du désherbage sur les buttes, j’arrache des racines d’ortie plus longues que moi, une oseille splendide avec des racines qui ressemblent à des carottes, et je mets de côté une grosse racine de pissenlit pour expérimenter avec. Paul vient nous chercher, son père a oublié de s’occuper de la petite serre qui sert de pépinière. Il nous explique comment il procède. La nuit, les plants qui passent la journée dans la serre restent dans la maison, et ceux qui passent la journée dehors reviennent dans la serre. Le matin, il met bien au soleil dans la serre les solanacées (tomate, aubergine…) dont le nom indique d’ailleurs leur goût du soleil : si ces plants n’ont pas assez de lumière, ils font pousser leur tige pour en chercher et ainsi s’affaiblissent. Les cucurbitacées et le basilic, eux, crament s’ils sont trop au soleil, donc ils sont soit à l’abri, soit à l’extérieur, mais pas au soleil dans la serre, où ça chauffe trop. Les plants dans l’incubateur sont laissés le plus longtemps possible (pour qu’ils se développent) mais pas trop non plus (pour éviter qu’ils tigent faute de lumière). Il arrose surtout les graines n’ayant pas encore germé, et certaines plantes préfèrent le trempage (basilic…). L’après-midi, il met un tamiseur de lumière sur les plants de tomate pour qu’ils n’aient pas trop chaud. À un autre endroit dans la maison se trouve la pépinière des plantes dormantes, ou qui exigent moins de lumière et de chaleur. Certains des arbrisseaux sont là. La verveine aime l’eau, mais pas trop, donc idéalement le pot est percé pour qu’une partie de la terre et une partie des racines restent sèches. Pour produire, bien l’arroser. Les poireaux sont là, ils peuvent rester longtemps dormants. Pour avoir de gros poireaux avec du blanc, comme ceux qu’on trouve en magasin, il faut les repiquer, jusqu’à cinq fois, pour augmenter la proportion du légume qui est sous terre. À chaque repiquage, on coupe un peu les feuilles et les racines pour stimuler la croissance. Le persil est difficile à faire pousser à partir de graines, mais il suffit d’un seul pied pour le reproduire aisément dans la bonne terre granuleuse. Bien l’arroser une semaine avant la récolte désirée.

Après le repas, Paul nous explique comment gérer le carré (triangulaire) commencé le matin, complètement envahi par chiendent et potentille, car la couche de paille appliquée a été trop faible. Il nous conseille de retirer toute la paille puis d’utiliser grelinette et fourche-bêche pour décompacter la terre, ce qui nous permet d’arracher plus facilement les racines invasives. Quand la paille est mise pour protéger la terre, il faut qu’elle fasse au moins la longueur de l’avant-bras pour faire obstacle à la lumière et éviter ce genre de situation par la suite. Plus tard, on va se balader dans la partie boisée du terrain et j’identifie la véronique petit-chêne. Le soir, on est claqués, mais c’est session jeu de société obligatoire.

Magnifique rumex !

21 avril

On reprend sur le carré (triangulaire) désherbé la veille, et on le recouvre totalement, cette fois sur une bonne épaisseur, d’engrais vert arraché juste à côté. Puis on arrache la moquette qui protégeait le sol sous le « tipi », le tuteur pyramidal pour haricots et courges. Malgré tout, la potentille a, seule, poussée en dessous. On l’attaque, et on continue après manger. Mais Paul nous a montré sa petite bibliothèque, et je lis près du tipi au lieu de désherber. Puis Paul m’embarque pour aller chercher du BRF pendant qu’Audrey tamise du terreau pour les graines que nous allons planter. Le BRF, comme la sciure des toilettes sèches (que nous n’avons pas utilisé une seule fois) sont fournis gratuitement par des connaissances. À l’aller, Paul me parle de la trogne, un ensemble d’anciennes techniques de taille des arbres destinées à faciliter la repousse rapide de bois utilisable, diverses techniques servant diverses fins. On remplit l’arrière du pick-up de BRF à la pelle, et au retour il me parle de sa relation avec son père peu communicatif et à la mémoire de plus en plus défaillante. J’essaie d’engager, disons, une conversation, mais rien à faire, il se déverse en moi.

On étale le BRF sous le tipi, puis la paille. On creuse un sillon dans la paille à l’intérieur du tipi et on y place une couche de terreau tamisé avant d’y semer un mélange de graines (betterave fourragère, fleurs, petits pois…). De chaque côté de la structure, on fait des trous dans la paille et on plante en poquets (plusieurs graines dans un même trou) haricot, courge et maïs rouge. Il nous explique comment il a utilisé un niveau égyptien pour percevoir l’inclinaison du terrain et créer les buttes le long des courbes de niveaux de façon à retenir l’eau. On est crevés. Le soir, en rentrant vers la caravane, on croise un énorme crapaud sous la maison sur pilotis. Je me demande si ces bestioles se font martyriser par les chats.

22 avril

Ce matin, Paul et Madeleine vont quelque part faire deux heures de taï-chi avec un « maître », alors pas de séance pour nous : on fait la grasse matinée jusqu’à… 8h15. Puis on sort les plants de la serre. Après le petit-déjeuner, on cure la bergerie avec Jacques et on façonne un beau tas de fumier de mouton, bien fertile. On se douche, je fais acte de présence au jardin, et on fait une récolte de plantes sauvages pour midi. Pendant le repas, Paul est d’humeur conspiration covid.

Ils ont encore en stock plusieurs grosses bottes de paille pour le paillage du jardin, mais c’est du blé non récolté, c’est-à-dire que les épis et leurs graines sont toujours là. C’est mauvais pour le jardin : il y a plein de pousses de blé dans le paillage. Paul dit qu’avec les subventions, récolter le blé est facultatif. Désherbage, mais ma capacité d’attention étant limitée, je commence à me frotter des pousses de menthe sur les bras, puis je grignote la partie blanche à la base des jeunes pousses de blé : c’est très bon, sucré, presque un goût de réglisse. Je vérifie, et je découvre qu’en effet c’est un aliment santé assez fameux. À l’inverse d’Audrey, qui peut rester longtemps concentrée, je ne tiens guère en place, je m’ennuie vite, je sors mon portable ou mon carnet, je vais lire, je picore des plantes plus ou moins connues, j’ai envie d’autre chose. Si je travaillais un terrain qui était le mien, je pourrais jongler entre les activités d’une façon qui m’est impossible ici.

Ensuite, Jacques vient nous chercher. C’est le moment de transporter de gros rondins de bois. On s’entasse à deux sur le siège passager du pick-up et Jacques nous balade dans les 5 hectares de bois, il nous raconte comment ils ont dû en bonne partie créer ce chemin pour le véhicule. Il finit par nous amener là où sont entreposées d’énormes bûches qu’on transporte dans le pick-up. Horreur, elles sont pleines d’araignées. Il nous faut deux voyages. Puis Paul part pour deux jours, il nous donne quelques devoirs. Je remplis un arrosoir, j’ajoute du purin d’ortie, on arrose quelques plants, tomates et courgette au chaud sous des bouteilles de 5 litres découpées, et je pousse la journée à sa conclusion. Il est 17h30, je suis crevé, essentiellement le manque de sommeil. On rentre les jeunes plants. Au dîner, Jacques fait de la pizza et Madeleine de la tarte aux pommes. En rentrant dans la nuit, on contemple le chat roux qui « joue » avec un campagnol juste devant la caravane. Je le soupçonne de chercher à nous impressionner. L’âne pleure. Ce soir, pour tenter d’optimiser mon sommeil, je mets boules quiès et masque sur les yeux…


23 avril

…mais rien à faire, je me réveille quand même avant 6h. On prend notre temps, véritable grasse mat jusqu’à 8h30. On sort les jeunes plants. Les courges semblent attaquées par l’oïdium. Au jardin, on commence à désherber un petit carré pour y semer, mais Jacques vient nous chercher pour transporter d’épais poteaux en bois. On en fait un joli tas bien rangé, et même stable, sur des palettes pour éviter le contact avec le sol, puis on reprend le désherbage. On remarque que là où Jacques et Madeleine avaient passé la grelinette contre la potentille, il n’y a pas de mycélium visible. En revanche, quand on s’attaque à la potentille qu’il reste sur les bords, là où la grelinette n’est pas passée, il y a beaucoup de mycélium. De nombreux vers de terre s’enfuient. Je place quelques pelletées de BRF et on sème pendant que la parcelle est à l’ombre d’un arbre.

Fraisiers, poireaux et champignons sauvages.

Ce midi, et cet après-midi, on est seuls, on fait donc notre repas nous-même pour la première fois depuis le début du séjour, c’est agréable. En début d’aprèm, on profite de la maison, et on finit par aller chercher de la fougère dans les bois, pour pailler les fraisiers contre les limaces. C’est plus un prétexte pour aller se balader, notre récolte n’est pas très efficace. On fait deux aller-retours. Puis Audrey ne résiste pas à la passion du désherbage. Quant à moi, je m’assois pour écrire dans mon carnet, mais quand je réalise que je suis directement entouré par tout un tas de plantes sauvages comestibles, je ne résiste pas à l’impulsion de faire une petite vidéo. Je donne mon portable à Audrey et je récolte 7 plantes sauvages comestibles sans bouger : qualité horrible de l’image et de l’audio, qualité horrible de mon improvisation en anglais (que j’utilise comme si c’était de l’espéranto), mais c’est marrant, c’est la première fois que je m’adresse directement à la caméra. Le soir, Jacques et Madeleine sont sous le coup des excès alimentaires de leur repas social, et on se fait encore à manger seuls. Cette fois, on s’installe sur la terrasse, devant le soleil couchant.

La serre des jeunes plants.

24 avril

Je me réveille à 4h. Le matin, on désherbe tranquillement, un framboisier, puis des buttes. Paul revient un peu avant midi et, pour l’après-midi, on commence à créer une nouvelle butte. Il s’agit d’enlever toutes les hautes herbes qui occupent le terrain et leurs rhizomes, mais aussi les pousses volumineuses du fusain qui domine la parcelle. Le soleil cogne incroyablement, un thermomètre placé à l’ombre indique 29°C. Sous les serres extérieures, qui sont ouvertes, il fait 36. Paul est occupé à planter plein de trucs un peu partout. En fin de journée arrive une bonne amie de Paul, et deux amis assez âgés, en prévision de la séance d’échange de plantes et graines le lendemain. On place des cartons sur la future butte et on les recouvre de toute la masse végétale arrachée. Je suis fracassé et flotte à travers le repas pendant que Paul, comme d’habitude, mène la danse sociale, notamment en évoquant ses anecdotes d’exploration de la petite ceinture parisienne.


25 avril

Paul étant là, le taï-chi reprend. On arrive un peu en retard, après 9h, sous le grand chêne, où ils sont déjà cinq. Il y a un côté messe du matin, rituel arbitraire à fonction de lien social, et, comme dans les messes espagnoles, on se fait un câlin à la fin. Toutes sortes de gens arrivent pour l’échange de graines. Nous, on va préparer nos affaires et ranger la caravane. Il y a beaucoup de gens, la plupart d’un certain âge (mais pas que), la plupart affichant les traits communs d’une marginalité modérée tendant vers le new age. Les jeunes plants (certains sont fatigués par le voyage), les graines (banque commune partagée par les membres du collectif) et des livres sont installés sur des tréteaux. Sur la terrasse, une grande table pour le midi. Faire vivre la campagne à travers le prisme de la permaculture, respectable. Nous, on met les voiles.

Un peu plus tard, je suis dans un train surchargé, masque sur le nez. La moitié des gens sont debout, mais je demande à retirer une valise qui occupe un siège, à côté des gens debout qui, bizarrement, ne prenaient pas cette initiative, alors je peux m’asseoir. Malgré le manque d’espace, trois gendarmes, l’arme à la ceinture, font le voyage avec nous. Je me demande s’ils pensent à leur presque collègue qui vient de se faire assassiner. Dehors, des maisons, des champs, des pâturages, des palettes, des câbles électriques. Je pense aux moteurs thermiques et aux moteurs électriques. Je pense à mes projets et leur poids. Bordeaux se profile, et partout des grues gigantesques élèvent à la chaîne des cubes de béton. J’ai envie d’apprendre à cuisiner les racines de pissenlit.

samedi 1 mai 2021

Mon petit jardin en permaculture - Joseph Chauffrey

Mon petit jardin en permaculture - Joseph Chauffrey

Mon petit jardin en permaculture de Joseph Chauffrey est, comme le jardin en question, un petit livre. Il y a pas mal de photos et peu de texte, ça se lit à toute vitesse. Ce n’est pourtant pas dénué d’intérêt. L’auteur expérimente avec l’optimisation totale d’un petit jardin urbain (45m² cultivés), et il obtient une quasi-autonomie en légumes, pour 250 heures de travail estimées par an. Comme souvent dans ce genre de cas, j’aimerais bien savoir ce que ça signifie en calories, car tomates et courgettes n’ont sur ce plan pas grand à voir avec pommes de terre et fruits. Il n’y a rien de follement original là-dedans, beaucoup de choses classiques (faire des buttes avec bois & verdure, améliorer le sol et ne pas le tasser, utiliser l’espace vertical, pailler pour protéger le sol et embêter les plantes envahissantes…) (non, en fait je n’ai aucune idée de ce qui est considéré original ou classique dans ce domaine) mais l’ensemble a le mérite d’appeler à la modération et à l’optimisation d’une petite surface plutôt que de céder à un trop plein d’ambition. C’est un message très valable.

Niveau ministère de la défense, pas de pesticides donc, mais divers outils variés utilisés selon les circonstances : quelques produits à base de cuivre (tomates) et souffre (pour l’oïdium sur les courges), un peu de savon noir pour les pucerons, anti-limace « Ferramol » apparemment inoffensif, purins divers, filets anti-insectes… Les herbes plus ou moins envahissantes sont quant à elles tolérées avec modération, tant qu’elles ont un rôle un jouer (mellifères, engrais vert, comestibles…). La biomasse utilisée en paillage & engrais vert provient de diverses sources : déchets végétaux (feuilles de choux…), végétaux cultivés dans ce but (consoude, capucine…), herbe tondue des voisins (azote), plantes glanées à l’occasion de ballades, et bien sûr de la paille achetée. Ne pas oublier non plus que chaque partie du jardin a un ensoleillement bien précis.

Le compost est utilisé avec modération : en épandage en surface au moment de certains semis (salades, carottes, haricots…), en incorporation dans le trou de plantation (tomates & courges) et en macération pour l’arrosage estival des plantes exigeantes ou en pot (après macération le compost est filtré et retourne au composteur).

L’optimisation se retrouve beaucoup dans la succession des cultures : les démarrer hors-sol, en plaque de culture, pour gagner quelques semaines au printemps et à chaque rotation. Les plaques de cultures sont choisies rigides (durables), à alvéoles étroites (pour économiser du terreau) et avec en dessous un trou suffisamment grand pour y passer le doigt (pour faire sortir aisément terreau et jeune pousse). Les cultures peuvent aussi être chevauchées directement dans la terre (sans aller jusqu’à l’idée de guilde) : par exemple, repiquer mi-septembre des verdures asiatiques sous des pieds de tomate qui seront coupés en octobre. Il est aussi possible de semer en automne des légumes qui, avec un peu d’aide, passeront l’hiver au jardin et seront donc prêt à repartir dès les premiers beaux jours.