lundi 30 mai 2022

Diaspora - Greg Egan

Diaspora - Greg Egan

Plus encore que dans Schild's Ladder, Greg Egan se lance avec Diaspora dans une exploration de l'inconnu complètement maximaliste. On retrouve ce trait propre à l'auteur, le rejet de la chair : rapidement dans le récit, les derniers humains incarnés sont rayés du réel par la froide violence de la physique. Restent ceux qui habitent dans des machines, dont il n'est guère question, et les humains purement virtualisés, qui seront nos protagonistes. Ceux-ci vivent dans des polis, c'est-à-dire des ordinateurs. Chaque polis à sa propre culture, et nombre de ces posthumains sont tentés par le solipsisme et s'égarent à jamais dans le virtuel.

Any citizen with a mind broadly modeled on a flesher’s was vulnerable to drift: the decay over time of even the most cherished goals and values. Flexibility was an essential part of the flesher legacy, but after a dozen computational equivalents of the pre-Introdus lifespan, even the most robust personality was liable to unwind into an entropic mess.

Le roman commence par un acte de création, la création d'une vie humaine purement virtuelle au sein d'une polis. On y retrouve une virtualisation de la génétique charnelle. Je suis encore une fois assez sceptique envers cette tendance qu'a l'auteur à dénigrer la chair : je suis persuadé que la majorité des humains voudraient conserver l'incarnation charnelle, mais une incarnation charnelle aussi améliorée que possible, option qui n'est pas considérée ici. Au final, ce passage du charnel à la machine puis à la désincarnation me rappelle vivement 2001 de Clarke, dont cette vision de l'avenir humain à très long terme m'avait profondément marqué il y a très longtemps.

La diaspora en question est l'exploration de l'univers, puis d'autres univers. Elle est motivée par un mystère cosmique qui remet en question le modèle physique communément accepté et menace la vie. Les quelques humains assez curieux pour s'y lancer se clonent des milliers de fois et s'élancent dans toutes les directions, mettant ou non leur temps subjectif en pause. Comme dans d'autres romans d'Egan, ils utilisent des outlooks pour choisir une partie de leurs émotions et désirs. L'esprit humain devient un programme capable de se modifier lui-même.

En chemin, nos explorateurs découvrent notamment que la vie virtuelle a eu l'occasion d'évoluer naturellement dans le chaos d'organismes computationnels. Ainsi le "réel" a-t-il vraiment quoi que ce soit d'intrinsèquement supérieur au "virtuel", si ce dernier est naturel ? Le voyage continuera à la poursuite d'autres entités, dans des dimensions supérieures et des univers infinis. On retrouve de nombreuses références à Flatland et je ne serait pas étonné que Liu Cixin ait trouvé là de l'inspiration pour sa trilogie du Problème à trois corps. Cependant, même si la vie est légion, même si l'espace est sans fin, la flamme de la conscience est inévitablement limitée.

Si je n'avais guère apprécié La cité des permutants, généralement considéré comme l'un des meilleurs romans de Greg Egan, et si j'ai peut-être préféré le focus de Schild's Ladder, j'ai été convaincu par Diaspora. Je ne vais prétendre avoir compris ne serait-ce que la moitié des questions de physique abordées, mais il y a là des thèmes qui me fascinent intimement. On explore le temps et l'espace, la conscience et la pulsion de vie, à des échelles considérables et via des perspectives rares. L'étincelle humaine se débat dans l'océan de la nuit, et quelles que soient les merveilles qu'elle y trouve, l'océan reste un océan et la nuit reste la nuit.

The Transmuters didn’t die; they played out every possibility within themselves. And I believe I’ve done the same, back in U-double-star … or maybe I’m still doing it, somewhere. But I’ve found what I came to find, here. There’s nothing more for me. That’s not death. It’s completion.

mardi 24 mai 2022

Souvenirs décimés

Un assez long poème écrit il y a peut-être un mois. Pour voir les précédents : Poèmes, Poèmes II, Brouillard, Poèmes III, Logorrhée et autres poèmes et En ville.

Miró - Maternité - 1924

Il n'y a rien qui tienne
J'ai beau me donner de la peine
L'avenir du jardin
C'est la tragédie des communs

L'holocène a cédé aux sirènes
Des fossiles faussement amènes
Qui nous malmènent en traîtres mécènes
Sans que personne ne tienne les rênes

Le pétrole coagule dans nos veines
La bouffe pourrit dans les bennes
J'ai la carotide sous un canif
Et on me dit « sois pas si négatif »

Dans les Alpes au clair d'étoiles
Sourde une bruyante abbatiale
Où je fais mauvais usage de l’amphore
En buvant le fruit des contreforts

Au petit matin je grimpe dans la caillasse
Et me fantasme hors de la crasse
Mais toujours il faut revenir en bas
Je ne suis ni Diogène ni Zarathustra

L'univers est hostile à la raison
Il me l'affirme sans émotion
Tout ce qui un jour gigote
Est né avec son propre antidote

Je passe des heures à trier les déchets
Cultivés là où il y avait des forêts
Par kilos je les jette au compost
C'est la rançon du low-cost

J'ai le bacille Dagerlöff sur les pupilles
Dans les rues je vois sous la coquille
Des vivants à crédit qui déambulent
Entre les ruines écorchées par la canicule

J'habite dans ce désert endiablé
Parfois le matin je vais y prendre un café
Venu de l'autre bout du monde
En flottant sur des mers moribondes

Sous les nobles pierres de la fac occupée
J'erre dans cette galère avec un échiquier
Mais je n'ai guère le temps de m'éterniser
Ce sont des soirs où je dois aller travailler

Il me faut m’agiter face à des clients mutilés
Si privés d’être qu’ils viennent là le simuler
Et je me fous de cette futilité bétonnée
Pour laquelle je suis vaguement payé

L'occupation je n'y passe pas mes nuits
Mais je funambule sur les toits gris
Aujourd’hui dans l'institution malade
Il n'y a personne, ils sont tous à la ZAD

L’université vous grignote et vous mâche
Vous digère lentement et vous recrache
Le bétail étudiant est sa nourriture
Qu’on abat pour sauver les investitures

Sous les nuages c'est un blocage
Je suis égaré au milieu des ravages
De la gestion des stocks, des containers
Du juste à temps aux lourdes œillères

Je songe à Sénèque et sa richesse
À Marc-Aurèle et sa largesse
À l'indomptable liberté d’Épictète
Et à Épicure, qui vaut tous les prophètes

Comme lui j'ai cru mourir dans ma baignoire
Terrassé par le même assommoir
C'est aux urgences que comme par ironie
J'ai failli y passer par bradycardie

La souffrance est une utile leçon
Quand elle te plaque la tête sur le goudron
Et te rappelle que comme pour ta mère
C'est peut-être le poignard du cancer

Celui-là est invisible et se la joue Damoclès
Je me passerais bien de flirter ainsi avec Hadès
Mais quoi ! ce ne serait pas ma première mort
Et je sais ce qui attend au bout du corridor

Certains la croient divine cette flamme eschatologique
Qui s’abat sur les peuples neurasthéniques
Ils rêvent encore à une essence équivoque
Qui serait aux commandes de l'époque

Merde ! faut pas que je parte sur les religions
Ces abjections attisent tant mon aversion —
J’ai semé huit grains dans la glaise et un seul à germé
On ne m'a jamais appris l'aise des gestes de fertilité

Ce n’est pas par soif que je bois à la fontaine de Castalie
Mais pour me lier par l’acte à mes ancêtres infinis
Qui sur leur chemin inconnu, en toge ou en pagne
Se sont désaltérés avec l’eau née de la montagne

Quand je récolte des châtaignes dans les bois
Malgré les épines qui piquent mes doigts
Ce n’est pas par simple gourmandise immédiate
Mais pour célébrer la mémoire de ce geste spartiate

Embarqué dans la fureur de l’immédiateté
Il n’y a aucune honte à se tourner vers le passé
Tant que nos yeux restent ouverts avec droiture
Sur cette irritante progéniture qu’est le futur

Quand je parle de cette bête sauvage
Les profanes détournent le visage
Non pas qu’ils me croient menteur
C’est juste un réflexe funeste face à la peur

À la gare le chien renifle sur moi des effluves de C
Je touche pas à cette merde, je suis pas un demeuré
Mais les pochons volettent comme des baudruches
Avec la contenance du remède à nos embûches

L’ami de mon ami me sidère par son charlatanisme
Ce « magnétiseur » me fait un show d’un tel archaïsme
Que j’en deviendrais presque misanthrope — et c’est fou
Mais ces déchus portent leur paille autour du cou

Je suis dans un squat que je ne saurais qualifier
Il parait que c’est cabaret dans ces chambres ombragées
Plus de place au peep-show mais le diable est au cellier
Et dans la pléiade un fakir marche sur des tessons aiguisés

Sous les branches m’hypnotise un braséro rouge et noir
L’herbe avalée frappe ses coups de butoir
Les toilettes pour homme c’est au fond du jardin
Et on s’échine comme les démons dostoïevskiens

Mes souvenirs entrecroisés à la réalité
Sont bien modestes en quantité comparés
Au temps passé à bouquiner et à glander
Bloqué devant du papier et du bruit pixelisé

La plume de Lovecraft est un chatoiement
Luxuriant qui ravitaille les insignifiants
Mais c’est de l’optimisme, je le crains
Que de mettre autant de vie dans le rien

Enfant j’ai grandi dans un train
Je traversais la France en orphelin
Et quand il n’y avait personne à la gare
Je grimpais la côte sans m'émouvoir

C’était un peu triste il faut l’avouer
Quand on m’offrait des jeux de société
Condamnés à prendre la poussière
Avec les oursons en haut des étagères

Les autres comme moi ont fait les fuyards
Il y en a un qui s’est jeté des remparts
Et le second a choisi les substances
Pour mener à sa place la danse de l’impotence

Merde, je sais pas trop ce qu'il s’est passé
Pour que je me sente d’une extrême sanité
Tout ce qui est hors de moi déconne
Délire bien sûr, mais perso je rayonne

J’écoute la ravachole et Peste Noire
Les clic et clac de Winterkälte et Laibach
En lisant Pearce, Čapek, Rand et Kaczynski
Mon ventre digère vite et j’ai faim d’idéologie

Dans la vaste campagne disgraciée
Vadrouillent des milliers de possédés
Le cortège progresse, l’hélico gronde
Et les jeunes en noir lancent leur fronde

Surréalisme des lacrymos inondant les blés
Il y aura du métal dans la farine cette année
Mes amis et moi contemplons du chemin
Je suis là — mais je rêvasse à mon jardin

Certainement le colza a été très ému
Par cet improbable festival biscornu
Rien à faire, toute l’eau sera pompée
« Il faut bien nourrir l’humanité ! »

Franchement, à quoi d’autre penser
Qu’à cette course en avant hallucinée
Qui dévore corps, songes, projets
Et rend tout le reste hors-sujet ?

Mes parents encore en regardant dehors
Pouvaient croire en un répit du sort
La transcendance c'est pouvoir payer un loyer
Et notre horizon c’est la dissolution assurée

Autour de moi le béton croule sous les foules
Les paquebots tombent et les avions coulent
Les esprits pannent et les corps déraillent
Alors qu’en face la muraille n’a aucune faille

Le chaos mène, il n’y a rien qui tienne
Reine ADN, si ma peine est vaine
Que seuls en scène restent les lichens
Et que reprenne la vie sisyphéenne

dimanche 15 mai 2022

Récolte de laiteron rude

Hop, dans cette petite vidéo je récolte du laiteron rude, ou piquant, un cousin du laiteron maraicher. Franchement, les diverses parties de la plante ne sont pas mauvaises du tout, tant qu'elles sont encore tendres. Mon élocution en anglais reste perfectible, mais parler ainsi devant une caméra est un bon exercice.

Sous-titres français disponibles et lien direct vers la vidéo.

mercredi 11 mai 2022

Le gène égoïste - Richard Dawkins

Le gène égoïste - Richard Dawkins

J'avais déjà lu le premier quart du Gène égoïste de Richard Dawkins (originellement publié en 1976), et j'en avais été profondément marqué. Cette fois, je l'ai lu jusqu'au bout, et si j'ai bien sauté quelques pages, c'est sans aucun doute un livre incroyablement passionnant, et je veux bien croire que ce soit l'un des livres les plus importants du vingtième siècle. D’ailleurs, qu'y a-t-il de plus passionnant que la biologie évolutionnaire ?

La thèse centrale, c'est que la sélection naturelle ne fait pas au niveau du groupe, ni même au niveau de l'individu, mais au niveau du gène. Dawkins prend bien le temps de détailler comment sa discipline se situe ou plutôt ne se situe pas moralement : il ne s'agit en aucun cas de dire que tel acte "égoïste" serait "mal" et tel acte "altruiste" serait "bon", ou inversement. La question, c'est : quel est l'effet de tel acte, de tel comportement, sur les perspectives de survie et de reproduction de l'être concerné ? L’égoïsme et l'altruiste apparaissent comme des outils évolutionnaires qui servent le même but : la reproduction des réplicateurs, c'est-à-dire des gènes. Car ce n'est en aucun cas l'individu qui se réplique, ce sont les gènes qui le façonnent dans le but de leur propre reproduction. La sélection naturelle se situe hors de la morale : elle sélectionne simplement les traits et comportements qui favorisent la reproduction.

Après le chapitre introductif, Dawkins dresse un tableau fascinant de la naissance de la vie sur terre, tableau qui s'était gravé en moi après ma première lecture. La première forme de sélection naturelle est simplement la sélection des états stables et le rejet des instables. Si un groupe d'atome en présence d'énergie tend à s'associer d'une façon stable, il va aussi tendre à demeurer ainsi. La véritable naissance de l'évolution vient de l'apparition des réplicateurs : molécules capables de créer des copies d'elles-mêmes. Événement improbable mais né du chaos sur des échelles de temps considérables. Ensuite la sélection se poursuit : les molécules capables de se reproduire de façon fiable ont un avantage sur celles qui se reproduisent mal, et celles qui développent par d'heureuses mutations aléatoires des capacités utiles se reproduisent le mieux, etc. L'évolution qui nous intéresse est celle de la cellule : le réplicateur se construit un véhicule. Ainsi, tout être vivant peut être considéré comme le véhicule des réplicateurs (gènes). Le corps et l'esprit, la chair et la conscience, comme machine à survivre et se reproduire des gènes, gènes qui coopèrent entre eux dans le même véhicule car ils partagent ces mêmes buts, survie et reproduction de leur véhicule commun.

Définissons rapidement le gène : un gène est toute portion de matériau chromosomique qui dure potentiellement pendant assez de générations pour servir d'unité de sélection naturelle. En somme, un réplicateur avec un très haut degré de fidélité dans sa réplication.

Évidemment, les gènes n'ont aucune conscience, aucun but, c'est toujours le même processus aveugle qui est à l’œuvre : à partir du moment où les réplicateurs existent, les réplicateurs fonctionnels et adaptés continuent à se répliquer. Les gènes sont ce qui se rapproche le plus d'entités immortelles : leur durée de vie peut être mesurée en millions d'années. Face à cette échelle-là, l’individu (humain ou autre) est bien trop fugace pour servir d'unité de sélection naturelle : il est une alliance très temporaire de gènes dont des copies existent de toutes façons pour la plupart un peu partout ailleurs sur la planète, dans les autres humains mais aussi les autres êtres vivants. Les êtres vivants sont comme des jeux de cartes : à leur mort un jeu particulier disparait, mais les cartes qui favorisent la reproduction de leurs véhicules continent à vivre et à passer de jeu en jeu. Les molécules d'ADN ne vivent pas plus de quelques mois, mais c'est en se répliquant à l'identique qu'elles atteignent cette longévité.

Le rôle d'une bonne partie de l'ADN est encore inconnu, mais il est possible qu'une partie voire la majorité de l'ADN n'aie aucun rôle : un réplicateur existe simplement parce qu'il se réplique. Il est donc possible qu'une partie de l'ADN soit un parasite des réplicateurs qui, eux, façonnent le véhicule reproducteur commun. En ce sens, l'évolution est juste le processus par lequel certains gènes deviennent plus nombreux et d'autres moins nombreux dans l'ensemble total des gènes.

L'altruisme entre individus peut s'expliquer entre autres choses par le fait que deux individus d'une même espèce partagent un bon nombre de gènes : il s'agit donc de gènes qui s'aident eux-mêmes. Il y a d'ailleurs un lien entre altruisme et lien parental (parental au sens large). Les êtres vivants ne pouvant deviner exactement quels gènes sont dans quels individus, il semblerait que ce qui compte soit l'estimation de parenté que peuvent effectuer les êtres. Le soin surtout maternel dans beaucoup d'espèces s'explique par le fait que la mère est 100% sûre du lien de parenté avec sa progéniture, certitude que ne peut partager le père. Ainsi, pour la mère, s'occuper de ses petits c'est l'assurance de transmettre la moitié de ses gènes, alors que pour le père, il y a le risque de s'occuper des gènes d'autrui : on comprend donc que, dans les espèces concernées, les gènes qui pourraient pousser des mâles à plus de soin parental ne peuvent guère soutenir la concurrence de gènes qui investiraient les ressources du véhicule de façon plus optimale. Évidemment, chaque espèce, en fonction des conditions de son existence et de sa stratégie de survie, développe des équilibres évolutionnaires différents. La femelle a aussi un investissement bien plus fort dans ses petits : grossesse, allaitement, ressources pour créer des œufs, etc... De même, en raison de cet investissement, il y a une limite stricte au nombre de petits que peut avoir une femelle, alors qu'un mâle (pour qui quelques spermatozoïdes ne pas un gros investissement) peut facilement gagner à chercher à multiplier les petits avec autant de femelles que possible. Pour un père, le coût d'abandon d'un petit est léger comparé au coût pour la mère.

Une hypothèse sur l’évolution des sexes, basée sur cette différence d’investissement :

Parker et d’autres ont montré comment cette asymétrie a pu évoluer à partir d’un état isogame. En ces temps lointains où toutes les cellules sexuelles étaient interchangeables et avaient à peu près la même taille, certaines auraient eu une taille légèrement supérieure aux autres. D’un certain point de vue, un grand isogamète avait un avantage sur un autre de taille normale, parce qu’il donnait un meilleur départ à l’embryon en lui fournissant de plus grandes quantités de nourriture. Il a donc pu y avoir une tendance évolutionnaire en faveur de plus grands gamètes. Mais il y avait un problème. L’évolution vers de grands isogamètes aurait ouvert la porte à une exploitation égoïste. Les individus qui produisaient des gamètes plus petits que la moyenne pouvaient y gagner, pourvu qu’ils fussent certains que leurs petits gamètes fusionneraient avec d’autres très gros. Cela pouvait se réaliser en rendant les plus petits plus mobiles et capables de chercher activement les gros. L’avantage pour l’individu de produire de petits gamètes mobiles était qu’il pouvait se permettre d’en produire plus, et par conséquent d’avoir la possibilité de faire plus d’enfants. La sélection naturelle a favorisé la production de cellules sexuelles plus petites qui étaient capables de bouger pour rechercher les plus grosses et fusionner avec elles. Ainsi nous pouvons imaginer deux « stratégies » évolutionnaires sexuellement divergentes.

J'ai été fortement surpris de constater que c'est Dawkins qui a, dans ce livre, "inventé" le concept de mème. Le gène, s'il est l'unité de base, n'est bien sûr pas seul responsable de l'évolution de créatures comme les humains et autres espèces qui possèdent l'outil qu'est la culture. Les mèmes, comme les gènes, sont des réplicateurs : l'unité de transmission culturelle. Et comme les gènes, les mèmes (d'autant plus qu'ils ne sont pas en compétition avec des allèles) ne se répandent pas tant par leur utilité (qui parfois existe) mais tout simplement par leur capacité à survivre et se répandre. Attention cependant, il ne s'agit certainement pas de mettre gènes et mèmes à égalité : les gènes existent en abondance sans mènes, mais les mèmes ne peuvent exister sans gènes. Notons que si la sélection à l'échelle du gène tend naturellement vers une position stable et fonctionnelle entre égoïsme et altruisme, la culture et les mèmes peuvent, théoriquement, être consciemment et volontairement sélectionnés pour tendre vers plus d'altruisme... Mais c'est un autre sujet, dont parlent tous les livres du monde. 

Il est beaucoup question de théorie des jeux (et du dilemme du prisonnier notamment) pour comprendre la position évolutionnaire stable, position entre ce qu'on peut notamment appeler égoïsme et altruisme. Un exemple concret (parmi d'autres) que j’apprécie particulièrement :

Les figuiers et les guêpes à figuier partagent une intime relation de coopération. La figue que vous mangez n’est pas réellement un fruit. Il y a à une extrémité un trou minuscule et, si vous y jetez un œil (il faudrait que vous soyez aussi petit que la guêpe du figuier pour le faire, et elles sont minuscules : heureusement trop petites pour être remarquées quand vous mangez une figue), vous y trouvez des centaines de minuscules fleurs le long des parois. La figue constitue une serre intérieure sombre pour les fleurs, une chambre intérieure de pollinisation. Et les seuls agents pouvant mener à bien cette pollinisation sont les guêpes du figuier. L’arbre bénéficie alors de la moisson des guêpes. Mais que contiennent-elles qui intéresse tant les guêpes ? Elles déposent leurs œufs dans les minuscules fleurs que les larves mangent ensuite. Elles pollinisent les autres fleurs se trouvant sur le même figuier. « Déserter », pour une guêpe, signifierait mettre ses œufs dans un nombre trop important de fleurs de la figue et en polliniser trop peu. Mais comment un figuier pourrait-il riposter ? D’après Axelrod et Hamilton, « il s’avère que dans de nombreux cas, si une guêpe de figuier qui pénètre dans une jeune figue ne pollinise pas assez de fleurs pour que celles-ci donnent des graines, et qu’au lieu de cela elle met tous ses œufs dans presque toutes les fleurs, l’arbre arrête très tôt le développement de la figue. Toute la progéniture de la guêpe est alors perdue. »

Et bien sûr il ne s'agit pas d'un choix du figuier : il se trouve simplement que c'est le comportement qui a été sélectionné car les figuiers se laissant faire par les guêpes abusives ont une reproduction moins fructueuse. Apparaît donc une stratégie à la fois égoïste et coopérative qui bénéficie aux deux espèces.

dimanche 8 mai 2022

Ce blog a 10 ans

En mai 2022, ce petit blog passe le cap des 10 ans, et moi le cap des 30 ans.

Ce blog m'aura non seulement accompagné pendant le tiers de mon existence totale, mais pendant la grande majorité de ma vie d'adulte (si le terme est applicable). Mine de rien, ce blog a probablement été pendant ces 10 ans la chose la plus stable de mon existence, c'est-à-dire que je ne crois pas avoir jamais rien fait d'autre d'une façon aussi... durable ? régulière ? long-termiste ?

Je me demande parfois ce qui transpire de moi sur ces pages web. Au fil des années j'ai progressivement (mais partiellement) laissé tombé la pudeur. Un improbable visiteur qui passerait un temps indéterminé à lire ce que j'ai écrit ici depuis des années, quelle image mentale de ma personne prendrait forme dans sa tête ? Et à quel point cette image serait-elle juste ? Quelles parties de moi sont visibles ici et quelles autres sont absentes ? Et ce visiteur imaginaire, pourrait-il percevoir des choses que j'ignore moi-même ? Pourrait-il faire des diagnostiques psychiatriques ?

Je ne sais pas, mais il est indéniable que, de ma perspective, ce blog est rapidement devenu une sorte de journal. Malgré plusieurs tentatives, je n'ai jamais été capable de maintenir un authentique journal. J'ai toujours un mal fou (et croissant) à croire en mes diverses activités, d'où un besoin de conjuguer plusieurs objectifs, plusieurs fins, en un acte unique. Il va de soi que ce trait est parfois très handicapant. Mais bref, le fait est que le format blog est très adapté à la multiplicité des fins : d'abord pour y parler de livres en tous genres (livres qui eux-mêmes, en tant que concentrés d'expérience, débordent de sens multiples) puis par la suite pour y stocker toutes mes autres tentatives créatives, tentatives le plus souvent fugaces car je n'ai pas de foi en elles.

Je suis un peu gêné (mais parfois agréablement surpris) quand je pense à ce que j'ai pu écrire ici il y a des années. L'avantage qui va avec, c'est le sentiment de progression : il m'est difficile de m'identifier à mon moi passé, mais quels que soient nos liens, je suis plus que lui. Je suis avide. De quoi, je ne sais pas.

Décidément, les chiffres s'alignent, certains y verraient des signes : le fait est que ce 10 et ce 30 coïncident avec un grand bond existentiel, une vaste tentative de multiplier les fins en un seul acte : habiter à quatre, dans une maison que nous posséderons, avec un grand terrain, dans un cadre verdoyant. Risqué économiquement, et sur bien d'autres plans d'ailleurs, mais en ce qui me concerne, je ne vois guère d'autres perspectives sérieuses.

Avec un peu de chances, et si les conditions extérieures le permettent, ce petit blog continuera à être alimenté dans 10 ans par quelque chose d'assimilable à moi .

mercredi 4 mai 2022

Anéantir - Houellebecq

Anéantir - Houellebecq

Le dernier roman de Houellebecq, un petit pavé que j'ai lu... avec plaisir ? Clairement, l'auteur se fait un peu moins glauque, un peu moins sordide. Certes, il est toujours question de misère sexuelle et relationnelle, de décadence physique, de déclin civilisationnel, etc., mais les personnages sont pour la plupart assez sympathiques. Diablement faillibles, bien sûr, mais presque aimables. Paul, le protagoniste, qui travaille avec le ministre de l'économie et tente vaguement de se défaire de 10 ans de froideur muette avec sa femme ; le dit ministre, technocrate surdoué proche du néant idéologique mais droit dans ses bottes ; la sœur de Paul, chrétienne bien rangée et peut-être personnage le moins dépressif ; le frère de Paul, qui lui est le plus dépressif, et qui par son travail artistique et solitaire et les maltraitances subies dans le système éducatif m'a donné l'impression d'être le plus proche avatar de l'auteur... Il y en a quelques autres, et un seul de vraiment détestable. Heureusement que leurs portraits sont ainsi nuancés, car on passe beaucoup de temps avec eux, et la noirceur à laquelle m'avait habitué l'auteur aurait été trop fatigante sur un roman de cette taille.

Ces personnages sont jetés dans le monde de la fin de vie : d'abord par le père de Paul, comateux puis paralysé, mais aussi le père de sa femme, qui vit un destin équivalent, et pour finir c'est Paul lui-même qui y est confronté. Ces scènes sont nombreuses et recherchées ; la morbidité, inévitable, ne m'a jamais semblé forcée. Ceci dit, j'aurais aimé qu'on passe un poil moins de temps dans ces drames familiaux et intimes pour explorer plus en profondeur les éléments, disons, idéologiques du roman.

Peut-être la meilleure séquence est celle où, grâce au mari de Paul, chrétien et ancien membre des milieux identitaires, la famille recrute, pour extraire le vieux père malade d'un établissement médical qui n'est clairement qu'un mouroir, un simili commando de militants d'extrême-droite engagés contre l'euthanasie et plus généralement contre les fins de vie misérables ! Il est hautement rafraichissant de voir une certaine droite conservatrice présentée ainsi hors de toute moralisation : oui, dans une modernité où l'on place les vieux dans des mouroirs parce qu'on a pas le temps de s'en occuper, où on a terriblement peur d'accepter la mort naturelle, où les familles sont radicalement atomisées, où l'individu doit partir vers les grandes villes pour trouver des opportunités comme s'il n'était qu'une goutte d'eau condamnée à couler vers les océans du capital, oui, dans ces conditions, un retour vers une certaine unité familiale, sans pour autant l’idéaliser (ce n'était pas forcément mieux avant), est désirable et, disons-le, vertueux.

Dommage, dans ces conditions, qu'on en sache pas plus sur ces militants qui disparaissent par la suite. Même chose pour ce qui apparait tout d'abord comme le fil conducteur du roman : une série d'attentats qui semblent indiquer un mouvement primitiviste avec des moyens considérables, ce qui est curieusement paradoxal. Houellebecq s'attarde sur ces idéologies, en mentionnant notamment Kaczynski, et j'ai trouvé cette exploration tout à fait passionnante, une capture brillante de l'esprit du temps : un mouvement qui s'attaque, entre autres choses, à la fois aux porte-conteneurs (capitalisme mondialisé), aux banques de sperme (artificialisation de la vie) et aux vagues migratoires (une autre forme de mondialisme, ethnique et culturel évidemment, mais surtout capitaliste, car les migrants prêts à tout sont à la base de la pyramide économique ; ils sont nécessaires à la croissance quand les populations locales sont trop dépressives pour faire des enfants elles-mêmes). Encore une fois, ce sont des choses hautement inconfortables, voire taboues, mais pertinentes. Hélas, on a jamais le fin mot de cette histoire, et c'est décevant. Tout s’efface devant la fin de vie, et certes, on peut trouver là une logique narrative, mais je ne suis pas sûr que la fiction en sorte grandie.

Comme autre élément du récit, on peut citer les rêves de Paul, récurrents. Ils sont vraiment très nombreux, et après deux ou trois, je les ai tous sautés sans aucun remord. Je n'aime pas ces passages qui semblent parfaitement inconséquents. L'intrigue politique, elle, est plus réussie : on a l'occasion de plonger dans les arcanes du pouvoir, ou plutôt, devrait-on dire, dans les arcanes de la com. Il n'y a plus guère d'idéologie, juste du management et de la publicité, la gestion pragmatique de la normalité acceptée par les gens raisonnables, avec en face l'épouvantail de l'extrême-droite. Encore une fois, j'aurais voulu plus de cette narration-là.

Quelques passages frappants (je dis bien frappants et non pas justes), ici sur la gestion moderne de la fin de vie :

Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie ; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire ; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant - alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde - et, très vite, n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever - enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien ; j’ai même tendance à considérer que c’est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique ; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance.

Sur la certitude de la vanité du système mais l'impossibilité de s'en extraire :

La doxa libérale persistait à ignorer le problème, tout emplie de sa croyance naïve que l’appât du gain pouvait se substituer à toute autre motivation humaine, et pouvait à lui seul fournir l’énergie mentale nécessaire au maintien d’une organisation sociale complexe. De toute évidence c’était faux, et il paraissait évident à Paul que l’ensemble du système allait s’effondrer dans un gigantesque collapsus, sans qu’on puisse jusqu’à présent en prévoir la date, ni les modalités - mais cette date pouvait être rapprochée, et les modalités violentes. Il se trouvait ainsi dans cette situation étrange où il travaillait avec constance, et même avec un certain dévouement, au maintien d’un système social qu’il savait irrémédiablement condamné, et probablement pas à très long terme. Ces pensées pourtant, loin de l’empêcher de dormir, le plongeaient d’ordinaire dans un état de fatigue intellectuelle qui le conduisait rapidement au sommeil.

dimanche 1 mai 2022

L'évolution vue par un botaniste - Jean-Marie Pelt

L'évolution vue par un botaniste - Jean-Marie Pelt

J'ai grandi avec ma mère qui écoutait très souvent France Inter en fond. Bizarrement, Jean-Marie Pelt avait le droit d'y monologuer des heures entières. Déjà à l'époque, je m'en étonnais : qui pouvait bien comprendre ce que ce type racontait sans entraves ? Il me semblait que, tout au plus, ses logorrhées qui tombaient dans l'oreille d'auditeurs distraits ne pouvaient guère susciter plus qu'un stérile « Whaou c'est compliqué la nature ! ». Je sentais l'anguille sous roche. Donc oui, j'avais avant de lire L'évolution vue par un botaniste un à priori négatif sur Jean-Marie Pelt. Et cet à priori à été plus que confirmé.

Certes, le type s'y connait en botanique. Je le remercie de m'avoir forcé à réviser mon vocabulaire végétal. Je relèverais bien quelques éléments tout à fait intéressants dans ce domaine, éléments qu'on peut trouver dans la partie centrale de ce livre, où se cachent en effet de très bonnes pages de vulgarisation botanique. Le problème, c'est qu'on ne sait trop ce qu'on peut se permettre de croire, car...

Qu'est-ce que c'est nauséabond. Dès le début, il se défend ardemment d'être créationniste. Il a bien raison de s'en défendre à répétition, parce qu'avec toutes les conneries qu'il raconte, on pourrait aisément se tromper. Tout le livre est parsemé de long en large de piques contre le darwinisme, de sous-entendus mystiques et de clin d’œils envers la pseudo-science. Bien entendu, il n'y a quasiment pas de références scientifiques, c'est juste une créature médiatique habituée à soliloquer face un public incapable de lui répondre. Une créature médiatique avec un agenda bien clair : semer la confusion, diluer le darwinisme et donner l'impression que la nature est bien trop « complexe » pour qu'on la comprenne, qu'il doit bien y avoir d'autres « forces » en jeu, et que la science est loin d'avoir percée le « mystère ». Le lecteur non averti risquerait de ressortir de ces divagations en se disant que, finalement, Darwin est franchement surfait et la science tout à fait discutable. Les dernières pages font clairement tomber le masque : l'auteur passe au prosélytisme chrétien.

Au début du livre, Jean-Marie Pelt met en avant son principe d' « associativité » : les choses auraient tendance à aller les unes vers les autres, à s'associer entres elles. Oui, et donc ? C'est une idée parfaitement banale, qu'il présente comme une révolution, sans rien en faire. Ça empeste l'amateurisme, c'est indigne d'un scientifique sérieux. Il parle sans sourciller de « l'invention » de la cellule à noyau, il mentionne comme si de rien n'était un « dessein » de l'évolution, il voit naïvement l'évolution comme un « progrès »... Ce dernier point est récurrent. Il affirme à propos des gamètes : « C'est là une énigme de l'évolution : pourquoi les mieux équipés n'ont-ils pas éliminé les autres ? » Pure manipulation ou simple ignorance, je ne sais pas, mais le fait est qu'il n'y a là aucune énigme : les formes de vies qui survivent, survivent parce qu'elles sont adaptées à leur environnement, point. Les fleurs n'ont pas éliminé toutes les niches des spores par exemple. Il fait ça en permanence : prétendre qu'il y a plein de « mystères » là où il n'y en a aucun. Plus loin, à propos du mimétisme de certaines plantes : « En la matière, tout reste encore à découvrir ! » Juste, non ? Ces phénomènes sont parfaitement explicables par le darwinisme.

Dans un des derniers chapitres, il cite de nombreux organismes qui se transforment en réponse à leur environnement (le genévrier qui se développe différemment en montagne ou en plaine, etc.) et prétend qu'il s'agit là de preuves de changements sans lien avec les gènes... Il prend même l'exemple des êtres humains qui... bronzent ! C'est un clair mensonge, de la pseudo-science pure et simple, car tous ces phénomènes sont bien évidemment réglés par des gènes, à l'image du bronzage.

On l'a compris, Jean-Marie Pelt n'a que faire de la science, il préfère les opinions : « Le "tout-gène" à la façon de Dawkins... me gène ! » Ce n'est pas là le début d'un argument, c'est la conclusion d'un chapitre. Il dit donc lui-même que tout ce qu'il raconte n'est basé que sur ses préférences subjectives. Et c'est à ces délires qu'on donnait quartier libre à la radio publique. Aberrant.

Pour des exemples de livres plus sérieux sur ces sujets, voir la section biologie de ce petit blog.