Eyvind Earle - Empty Kingdom
Cette nuit-là un démon me rendit visite
Et me proposa de rejoindre certains rites
Sa gaieté était une telle invitation
Que je n’eus pas un seul instant d’hésitation
Je pris alors la décision de m’éveiller
Pour mieux profiter de ce que j’allais rêver
Le démon acquiesça et leva sa main droite
Pour tracer sur mon front une marque écarlate
Il glissa ses doigts dans mes cheveux mal taillés
Puis pressa fermement sur les endroits cachés
Pour ouvrir à mes sens une porte inconnue
Qui révéla un horizon d’ombres ténues
J’avançai avec un frisson vers l’embrasure
Mais je ne tardai pas à percuter un mur
« D’abord, dit le démon, il y a la question.
Réponds : suis-je réel ou bien une illusion ? »
Je me tournai vers lui pour trouver des indices
Et je perçus dans ses traits toute sa malice
Je ne résistai pas et éclatai d’un rire
Auquel il ne répliqua que par un sourire
Alors je compris que j’avais passé l’épreuve
Car je fus envahi par une énergie neuve
Quand il ouvrit les vannes du fleuve intérieur
Qui pour la première fois sourdait de mon cœur
Il passa la porte et m’invita à le suivre
Ce que je fis, saisi par l’ambition de vivre
Je pénétrai donc dans ce rude paysage
Par la violence paré d’un attrait sans âge
Amas de pics squelettiques et chaotiques
Abysse surchargée d’impétueux torrents
Lande impossible vêtue d’une brume magique
Qui déflora mes sens encore continents
« Démon, dis-je dans ma confusion, parle-moi,
Explique à mon regard ce qu’il contemple là,
Où suis-je donc arrivé, quand, pourquoi et comment ?
Car j’étais enfant — me voilà adolescent. »
« Petit être venu des contrées de la nuit,
Souffla-t-il, petit être cueilli dans son lit,
Tu nais enfin au monde d’ailleurs, d’à côté,
Au monde après le premier voile redouté. »
Nous marchâmes longtemps dans ce tableau baroque
Où pendant plusieurs heures je restai sous le choc
Je ne dis « heures » que faute de trouver mieux
Car là-bas le temps vacillait comme par jeu
Enfin nous trouvâmes l’assemblée de ses frères
Assis à même le sol tels de pauvres hères
Mais pauvres hères ornés d’un halo chatoyant
Sereins dans l’ombre des autres mondes aguichants
Ils m’accueillirent comme si je n’existais pas
Et leur fervente indolence me mit en joie
Car cette indolence était familiarité
Quelle autre jonction aurais-je pu désirer ?
Ces êtres aiguisés savaient s’enivrer sans boire
Autour de nous l’espace se faisait miroir
Les planètes éclataient en bulles de savon
Et la roche chuchotait avec compassion
Là je parlai comme jamais je n’avais parlé
Sous le regard des démons de l’assemblée
Qui contemplaient des profondeurs imperceptibles
Pour mes sens humains et mes concepts trop faillibles
« Nouveau-né, dirent-ils, ne sois pas si bouillonnant,
Oublie ta propre existence jusqu’à présent,
Nouveau-né, tu es passé du vent à la chair,
Ne te reste plus qu’à effleurer la matière. »
Hélas, si le temps local était pétrifié
C’est par mon temps propre que je fus rattrapé
D’exténuation mes paupières s’entrouvrirent
Sans que je puisse dire adieu avant de partir
Je me réveillai donc endormi dans mon lit
Furieux, je me levai et — toujours endormi —
Je rêvai à la susurration du démon
Avant d’aller m’enliser dans le goudron
2020
Entropie
I
L’amas des cellules qui constituent ma chair
Ne tient en place que par un aplomb précaire
Qui avec chaque seconde s’effrite et fond
Comme un sorbet au soleil de la corruption
Déjà sans doute une petite boule noire
Croît et grignote et dévore en moi quelque part
Petite boule noire qui roule et amasse
Rapace aux yeux crevés, aveugle et donc pugnace
II
L’amas des impressions qui forment mon esprit
N’est pas plus moi que n’importe qui
L’identité s’envole dès que l’on se pose
Sur le bas-côté en songeant « juste une pause »
Alors avec les herbes folles on prend racine
Et les herbes folles grimpent et sèment la ruine
Là où on croyait être soi — cet entresol
Conquis sans retour par les jolies herbes folles
III
L’amas des accumulations métallurgiques
Sur les herbes domptées, les chaos sophistiques
Enfle plus vite encore que ma boule noire
Sa muse cachée parée d’un masque d’espoir
Les immeubles poussent comme les herbes folles
Tiges de béton, bourgeons d’acier — c’est un vol —
Une exaction terrifiante — ils sont à mes trousses —
Cacophonique horreur — immeubles qui poussent, poussent, poussent…
IV
L’amas de la matière n’est que temporaire
Bientôt les étoiles s’éteindront et la Terre
Depuis des éons aura été consumée
Par une mécanique froide et sans pensée
C’est la marée qui n’a qu’un seul reflux
Un reflux permanent et absolu
Pas d’étoiles de mer sur cette plage
Qui sans enfants mourra de son vieil âge
13/07/2020
La poudreuse
Pour un homme égaré dans la tempête,
La couleur du ciel importe peu.
Les nuages s’entassent sur la crête,
Il rêve de la chaleur d’un feu.
Les bourrasques semblent chanter pour lui
Et la grêle rythme la cadence.
Trempé jusqu’au sang et bien malgré lui
Il s’approche d’une lourde transe.
Dehors juste l’appel gris des nuées
Qui lui murmurent à l’oreille : « Suis-nous. »
Il se tourne donc de l’autre côté :
Le dedans, chaos plus à son goût.
S’il ne s’y trouve pas plus à l’abri,
Au moins il distingue l’horizon.
Puis dedans comme dehors il sourit,
Calmé par une douce impression.
Le gris s’atténue et laisse la place
À une constellation incréé.
Ces astres chamarrés brisent la glace
Sous ses pieds aux orteils nécrosés.
Au bout de cette longue et lente chute,
L’homme disparaît dans la poudreuse.
Il est heureux de fuir le cosmos brut
Dans le luxe de sa couche moelleuse.
22 août 2020
Soliloque
Le regard accusateur d’un brin d’herbe
Hante en cauchemar mes jours et mon verbe
Le regard accusateur d’un chat forestier
Est un éperon sans inimitié
À nouveau les nuages sont prophètes
Ils me disent : « Fais-toi anachorète,
Fils de la boue, fais-toi vivant cadavre,
Ce n’est plus qu’en toi qu’il reste des havres. »
À nouveau les étoiles sont divines
Elles me chuchotent : « Tout comme Pline
Tu seras brûlé vivant par les lois
Qui gouvernent nous autres autant que toi. »
À nouveau les fumées sacrificielles
À nouveau les frémissements du roc
À nouveau les relents pestilentiels
Pas d’autres armes que nos soliloques
23/08/20
Coulisses
Dans les coulisses du réel
Se cache une voix dont l’appel
Est une aiguillade incessante
Pour ma volonté fléchissante
C’est une rupture quantique
Pour ne pas prononcer : « magique »
Qui transforme les particules
En cordes des univers-bulles
Une voix sourde et insistante
Une voix qui mime mes sentes
Mes sillons forgés par les flots
Fleuves intemporels du macro
Voix qui souffle au matériel
Des alternatives irréelles
Voix qui m’enchante et me fascine
Voix du vin — Ô douce toxine
Non, voix qui parle par le vin
Voix qui vient d’un ailleurs plus loin
Voix qui m’emporte, qui me tue
Voix qui hurle, voix d’absolu
Un rugissement si lointain
Qu’il ne subsiste déjà plus rien
Pour nous lier à sa vibration
Hors de mon imagination
28/08/20
Ils sont très beaux vos poèmes narratifs ! Je serais bien allé vous saluer, mais il y a loin entre Brest et Bordeaux. Bonne continuation et bon vernissage !
RépondreSupprimerMerci ! Oui il y a une petite trotte !
SupprimerC’est pas mal ce que tu écris.Peut être édité un jour,c’est ce que je te souhaite. Et moi je suis en Provence,à l’opposé de Bordeaux. Bon vernissage.
RépondreSupprimerMerci ! Je ne songe pas trop à l'édition ;)
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