vendredi 26 novembre 2021

Le jardinier-maraîcher - Jean-Martin Fortier

Le jardinier-maraîcher - Jean-Martin Fortier

L’urbain dans mon genre qui lit des livres sur la permaculture risque d’avoir une vision faussée de ce qu’est le maraîchage professionnel (bien que la permaculture productive puisse revendiquer être un autre type de maraîchage). Le jardinier-maraîcher de Jean-Martin Fortier est un bon remède à ce problème : c’est un manuel de maraîchage pro et bio sur petite surface (un hectare dans ce cas). Le but de l’auteur est de rester aussi près de l’idéal que possible tout en gagnant sa vie. Et il me faut bien le dire, si j’étais tout de même un minimum conscient de la réalité de ce métier, j’ai néanmoins été surpris par la folle quantité d’intrants et d’accessoires indispensables au succès du maraîcher bio. À noter aussi que les techniques de l'auteur ne font pas l’unanimité.

Déjà, et c’est capital, si la fermette de l’auteur est tenable financièrement, c’est grâce à la vente directe. La distribution se fait sous forme de panier garni, un par semaine pour environ 140 familles, mais aussi par livraison, à des restaurants notamment. Leur technique « bio-intensive » consiste à resserrer les cultures autant que possible pour qu’elles forment un couvre-sol et empêchent les indésirables de se développer. Ils évitent également de travailler le sol en profondeur et se contentent de mélanger les premiers centimètres pour intégrer les intrants. La rotation des cultures est capitale pour ne pas épuiser les sols : des plantes de différentes familles alternent donc selon un strict calendrier des rotations. Certaines plantes sont exigeantes (crucifères, liliacées, solanacées, cucurbitacées) et d’autres moins (légumineuses, chénopodiacées, ombellifères, kale, chou-rave…). Durant l’hiver, le sol est naturellement protégé par la neige (la ferme est au Québec), mais aussi en semant une céréale avant les premières gelées ou un couvert végétal dès que la neige fond, couvert qui sera incorporé au sol huit semaines plus tard pour le début des semis. À noter : le binage est à faire par temps sec, pour que les plantes indésirables ne s’enracinent pas à nouveau.

L’intéressante technique du faux-semi, particulièrement pertinente pour le mesclun : 

Un faux-semis consiste essentiellement à préparer les lits de semence quelques semaines avant la date des semis afin de faire germer les graines de mauvaises herbes se trouvant dans les 5 premiers centimètres du sol. Ces dernières sont ensuite détruites par un sarclage superficiel avant l’implantation de la culture principale
Sur les paillis : 

Couvrir le sol du jardin est une autre bonne façon de lutter contre les mauvaises herbes. Cependant, un mot doit être dit sur les paillis végétaux, souvent recommandés dans les manuels de jardinage. Bien que je reconnaisse les mérites biologiques d’utiliser des couvertures de sol comme la paille, les feuilles, les copeaux de bois ou le carton, mon expérience ne me permet pas de les recommander. Les mauvaises herbes semblent toujours trouver leur chemin au travers des paillis végétaux, ce qui oblige ensuite à des désherbages à la main sans moyen d’utiliser des binettes. Ils apportent aussi beaucoup de limaces avec eux. […] À mon avis, le seul paillis végétal qui ne réunit pas ces inconvénients provient de la tonte de l’herbe.
À chaque page on découvre de nouveaux gadgets dont on ne peut se passer. Il y a bien sûr les serres, indispensables entre autres aux tomates, mais utilisées aussi comme pépinières. Elles sont chauffées avec du combustible fossile. Les tunnels, eux, ne sont pas chauffés, et, comme les serres, peuvent servir aux poivrons et concombres. Une clôture électrique protège contre les chevreuils et un complexe système d’irrigation avec pompe est indispensable, de même qu’un motoculteur et tous les accessoires qui s’y rattachent (herse rotative, tondeuse à fléau, etc.). Tous les outils plus low-tech : grelinette, binettes, pelles, etc. Et les bâches, plein de bâches traitées contre les UV. Les sols sont analysés fréquemment en labo. Toutes sortes de fertilisants sont achetés à d’autres professionnels : fumier de volaille granulé, compost marin, chaux agricole, farine de sang, perlite… Quand certains oligo-éléments manquent, ils sont ajoutés artificiellement, comme le bore ou le molybdène. Le principal fertilisant est le compost, riche en mousse de tourbe, qui est acheté à un pro en vastes quantités. « Le compost est un mélange de détritus organiques carbonés (paille, feuilles, litière, etc.) et de matière azotée comme le fumier et les résidus de cultures. » La production de compost semble être un métier en soi. Pour la petite quantité de compost fait maison, des bactéries spécifiques sont inoculées artificiellement. Il faut aussi se procurer de larges quantités de graines, aussi bien pour les cultures que pour les engrais verts, qui sont parfois inoculés artificiellement de rhizobiums, les bactéries qui causent la fixation de l’azote, au cas où elles ne soient pas déjà présentes dans le sol. Pour les semis, il faut de nombreuses multicellules (plaques de semis alvéolées), des ventilateurs, une température parfaitement contrôlée, un système de brumisation, un éclairage d’appoint pour les plantules (par exemple des tubes fluorescents « Cool White » et « Warm White »), des tapis chauffants, un semoir pneumatique, une fournaise principale et une fournaise de secours, des tubes de polythène perforés pour transférer la chaleur, un thermomètre à alarme, etc. D’autres choses encore : couvertures flottantes en fibres de polymère (capitales), toutes sortes de semoirs pour le semi direct, un pyrodésherbeur, des paillis en plastique ou en géotextile… Contre les maladies et parasites, une grande variété de remèdes spécifiques voire de biopesticides, fabriqués par les multinationales de la chimie. Et pour la récolte, une chambre froide.

Comment préparent-ils leurs planches de culture ?

  • Les engrais verts et/ou résidus de culture sont broyés et une bâche noire est appliquée pendant 2 ou 3 semaines.
  • Passage d’une grelinette pour aérer le sol. 
  • Les amendements sont épandus puis incorporés avec une herse rotative réglée à une profondeur de 5cm. Un rouleau égalise la surface. 
  • Un coup de râteau enlève les derniers débris.

Quels sont les avantages de travailler en planches permanentes ?

  • Meilleur égouttement du sol, car les planches sont surélevées.
  • Réchauffement hâtif au printemps, toujours grâce à la surélévation. 
  • Pas de compactage car on ne marche jamais sur les planches. 
  • Les amendements organiques sont concentrés aux mêmes endroits année après année et bâtissent un sol riche. 
  • Pas besoin de tracteur, car pas besoin de créer de nouvelles planches chaque année.

Quel est l'intérêt exact du processus de compostage ? 

  • Stabiliser l’azote pour pourvoir le libérer graduellement durant toute la saison, ce que ne font pas le fumier et les autres engrais naturels.
  • Détruire les agents pathogènes et nombreuses graines de mauvaises herbes présentes dans le fumier. 
  • Éliminer les mottes et créer un terreau homogène et léger.

jeudi 11 novembre 2021

Atlas des lieux disparus - Travis Elborough

Atlas des lieux disparus - Travis Elborough

J'aime les cartes. J'aime les lieux disparus, ou disparaissants. Et je suis radin. L'Atlas des lieux disparus de Travis Elborough trainait pour quelques euros dans un recoin d'une librairie spécialisée dans les déstockages : je crois que c'est le premier, disons, beau livre à visée non pratique, que j'achète. Vraiment, il n'y aucun livre de ce genre dans mon petit appart.

L'une des principales qualités du livre, ce sont ses cartes : au moins une pour chaque endroit décrit. Si leur intérêt est variable, leur inclusion est un effort appréciable. Ma préférée est sans doute la double carte qui montre le Danube à Vienne pré et post transformation humaine. C'est particulièrement frappant pour moi car j'étais justement à Vienne il y a deux mois, et je me suis posé la question du passé du Danube, qui, aujourd'hui, comme la plupart des fleuves citadins, est incroyablement urbanisé, canalisé. La ligne droite actuelle n'a plus grand-chose à voir avec le fleuve sinueux, entourés de marécages et de multiples bras tortueux, qui existait encore en 1849.

L'Atlas des lieux disparus adopte globalement une perspective chronologique, en commençant par les cités antiques. Je n'en connaissais pas la plupart, et c'est toujours bon d'avoir un rappel de la profondeur temporelle et de l'inconnaissable variété de ce qu'on peut appeler civilisation, de l'Amérique Centrale à l'Asie en passant par le bassin méditerranéen. Ensuite, on progresse dans le temps, via Roanoke, une colonie américaine au destin funeste, la Fleet, un fleuve de Londres aujourd’hui réduit au rôle d'égout souterrain, et plusieurs villes et territoires engloutis par des lacs artificiels élevés par des barrages, dans de nombreux pays. Oui, plus on avance dans le temps, plus l'humain est directement responsable de la perte des lieux. L'eau est au centre de tout : quand il ne s'agit pas de barrages, c'est le pompage qui assèche, comme pour la Mer Morte ou le Rio Grande au Mexique. La pollution elle aussi ravage, notamment le Yamuna en Inde. Ailleurs, à Venise, à Tuvalu, c'est l'eau montante qui dévore. Le cas de la Slims, au Canada, est particulièrement frappant : cette rivière, pourtant massive, s'est éteinte car le glacier qui la nourrissait a tellement rétrécit qu'il s'est retiré de la vallée où elle coulait. Et la déforestation, toujours : au rythme actuel, la forêt humide du bassin du Congo, deuxième plus grande réserve boisée du monde, n'existera plus en 2100.

Les humains du futur auront du boulot s'il veulent faire des atlas exhaustifs des lieux disparus.

samedi 6 novembre 2021

La forêt-jardin - Martin Crawford

La forêt-jardin de Martin Crawford est un gros livre abondamment illustré, hautement recommandable, de type manuel parsemé de théorie. Beaucoup plus abordable que Edible Forest Garden et loin des vacuités d'un David Holmgrem, plutôt à ranger entre Introduction à la permaculture de Bill Mollison et Une ferme résiliente de Ben Falk: on y retrouve ce mélange de terre à terre, où l'on sent le poids d'une pratique concrète, et de théorie mûre, pour ne pas dire de position philosophique.

Je pourrais reprocher au livre ses photos en pleine page, un peu trop nombreuses (on se passerait bien d'un gros plan de papillon par exemple) et une utilisation de l'espace non optimale (je suis maniaque à ce sujet), mais passons ces détails. Martin Crawford commence sans surprise par les bases du concept de jardin-forêt, qui sont développées clairement et parsemées de détails pratiques tirés de son expérience : changement climatique, ombre, dormance, humidité, fixateurs d'azote, types de sol, semis, repiquage, bouturage, etc. La spécificité de l'ouvrage devient plus claire par la suite : Crawford organise son livre selon les étages de la forêt-jardin, à savoir canopée, arbustes, couvres-sols et plantes grimpantes. Chacun de ces étages a droit à son propre chapitre, qui explique comment le concevoir, mais on trouve aussi de longues listes des plantes que l'auteur conseille. Ces listes sont très détaillées et constituent près de la moitié de l'ouvrage. Ça peut sembler un peu rébarbatif, mais dans les faits, non seulement on y découvre plein d'espèces méconnues et aguichantes, mais les conseils et informations développés par l'auteur sur chaque plante, ou type de plante, apportent une véritable plus-value. Martin Crawford conclue sur les clairières, les cheminements, les champignons, la conservation des récoltes et l'entretien de la forêt-jardin.

Si je parviens à réaliser mes projets, il ne fait aucun doute que le livre de Martin Crawford sera posé dans un endroit accessible et consulté régulièrement. 

Je ne vais pas tenter de résumer les idées, mais celle centrale, incontournable, c'est la protection permanente du sol par diverses plantes, pour ne pas qu'il s'assèche au soleil et au vent. La diversité permet de limiter les ravages des maladies et des pestes. A noter que le changement climatique influe sur les récoltes fruitières notamment car les fruitiers ont besoin d'une période de froid (spécifique à chaque espèce/variété) pour passer du stade végétatif au stade reproductif : c'est la vernalisation. C'est déjà un problème, pour les cassissiers et les noyers par exemple. Il faut donc investir dans des variétés qui n'ont pas besoin d'une vernalisation trop longue. Et il vaut mieux que l'humain s'en charge, du moins en partie : les zones climatiques se déplacent de 70km vers le nord tous les 10 ans, alors que les végétaux ne se déplacent (environ) que de 6km pendant la même période (les insectes, bénéfiques comme ravageurs, sont bien plus rapides).

Allez, une petite formule pour calculer la superficie au sol d'un arbre ou arbuste : 3,14 x Rayon². Donc, pour un arbre de 5 mètres de diamètre : 3,14 x 2,5 x 2,5 = 19,6m².

Quant aux apports nutritifs, les fixateurs d'azote jouent un rôle important, mais l'auteur insiste, chiffres et tableaux à l'appui, sur la puissance incroyable de l'urine humaine. Pour l'azote comme pour le potassium, une miction (un pipi) équivaut à 1kg ou plus de compost ! Il n'y a donc aucune excuse pour ne pas pisser partout dans son jardin. Les tableaux comparent aussi l’efficacité du fumier, du mulch de consoude, de la cendre...

Comment les fixateurs d'azote transmettent-ils le nutriment aux plantes qui nous intéressent ?

  • Décomposition dans la litière (humus).
  • Renouvellement des racines et exsudats racinaires, qui contribuaient au moins autant. Les radicelles seraient la plupart du temps annuelles et libèreraient donc leurs nutriments.
  • Les champignons mycorhiziens, les acteurs du communisme végétal (l'expression est de moi). Dans un sol en bonne santé, ils relient les racines des diverses plantes entre elles et déplacent les nutriments des zones riches vers les zones pauvres.

Quelles peuvent être les fonctions des couvres-sol potentiellement vivaces ? 

  • Protéger le sol du soleil, des pluies, etc.
  • Ils peuvent accumuler les minéraux, comme les consoudes et les oseilles : les nutriments absorbés par leurs racines profondes sont déposés à la surface quand ils perdent leurs feuilles.
  • Ils peuvent être fixateurs d'azotes, s'il y a un minimum de luminosité.
  • Ils peuvent être mellifères et attirer les insectes.
  • Théorie : il est possible que les plantes fortement aromatiques et riches en huiles essentielles (menthes, réglisse, origan...) répandent leurs propriétés antibactériennes dans les environs, les autres plantes en profiteraient donc.
  • Si le sol est couvert par des plantes choisies, il y a moins de plantes indésirables.

Je l'ignorais, mais la lumière matinale et la lumière du soir, toutes les deux plus faibles que la lumière de mi-journée, n'ont pas la même valeur pour les plantes : comme les températures sont plus froides le matin, la photosynthèse fonctionne moins bien, le soleil de fin de journée est donc plus profitable que celui du matin. A garder en tête quand on conçoit les futures zones d'ombre et d’ensoleillement.

Quant au temps nécessaire à l'entretien, Martin Crawford donne ses propres chiffres : pour ses 8000m² de forêt-jardin, il passe deux jours pleins à désherber en avril, puis une journée les mois suivants et une demi-journée en août. Il explique que ses couvres-sols se débrouillent bien pour garder à distance les indésirables. Il ne mentionne pas le taillage. Il n'est bien sûr pas question de ratisser : les déchets végétaux restent presque tous sur place, protègent le sol et retournent à la terre.