jeudi 30 décembre 2021

Lovecraft Country - Matt Ruff

Lovecraft Country - Matt Ruff

J'ai lu un tiers et je n'irai sans doute pas plus loin. La plupart du temps je ne parle pas des livres que je ne finis pas, mais dans ce cas, à cause du format (nouvelles reliées entre elles), j'ai lu l'équivalent d'une longue nouvelle, ce qui permet d'avoir un aperçu cohérent de la plume de l'auteur. Le contexte qu'est la ségrégation aux USA est de très loin ce que ce roman a de meilleur à offrir. L'introduction, qui met en scène l'impunité totale de la population raciste du point de vue de noirs placés littéralement en position de survie, est glaçante. Par contre, dès qu'on rentre dans l'intrigue, ça devient plus que médiocre. Déjà, le titre, Lovecraft Country, est du pur racolage : pas grand-chose à voir avec Lovecraft, sauf des références essaimées artificiellement.

Hélas, nos personnages sont peu crédibles tant ils foncent la tête la première dans un coin campagnard hyper raciste : l'introduction s'est évertuée à mettre en place cette tension de vie ou de mort, mais voilà qu'elle s'évanouit instantanément vu que les personnages ont l'air de s'en foutre. Ils manquent de se faire lyncher, mais non, ils ne font pas demi-tour, ils s'enfoncent encore plus en territoire hostile, puis, hop, un petit deus ex machina pour les sauver encore une fois. Quand le fantastique entre en scène, c'est encore plus grotesque : aucun enjeu, aucune tension, les personnages ne s'inquiètent jamais, rien n'est détaillé ou expliqué, et ils s'en sortent en un claquement de doigt par encore un deus ex machina. A cause de ce manque total d'enjeux, il n'y a aucune force narrative, c'est d'une rare platitude — et je sais de quoi je parle, des pastiches lovecraftiens, j'en ai lu plein. Puis les protagonistes rentrent chez eux comme si de rien n'était, ils ne sont pas traumatisés, ils ne parlent même pas de leur aventure entre eux, ils ne cherchent pas à en savoir plus, et on passe à autre chose à la façon d'un nouvel épisode de dessin animé. Le deuxième épisode commence à mettre en place une énième histoire de maison hantée, mais malgré les détails intéressants sur la ségrégation, impossible de m'intéresser à cette narration inconséquente.

lundi 27 décembre 2021

There is no antimemetics division - qntm

There is no Antimimemetics Division - qntm

Une série d'histoires connectées prenant place dans l'univers participatif de la Fondation SCP. Le niveau global est très élevé, mais cela n'empêche pas There is no Antimemetics Division de tomber dans un écueil classique de la littérature fantastique. A l'inverse d'un mème, concept qui se répand à la façon d'un virus, un antimème est un concept et dans ce cas des créatures — qui annihile toutes les informations à son sujet. Concrètement, c'est par exemple une créature qui dévore toute information, tout souvenir que l'on peut avoir d'elle, une créature qui existe mais qu'il est donc impossible de connaître.

Quel concept ! Et, surtout, l'auteur parvient à l'exploiter. J'ai lu beaucoup de littérature fantastique, qui souvent court après Lovecraft sans lui arriver à la cheville, et ça ne m'a pas empêcher de trouver dans There is no Antimemetics Division de la véritable originalité. Le cœur même du sujet est l’ineffable, l'indicible : les créatures dont il est question défient les sens humains, les capacités de raisonnement habituelles, et pour pouvoir espérer leur faire face, il faut jouer avec sa mémoire, traiter ses propres souvenirs comme des pièces de puzzle que l'on prend et que l'on retire selon les besoins. Face à des entités qui, parfois, n'existent que quand on sait qu'elles existent, on s'approche admirablement de l'horreur cosmique lovecraftienne : « La chose la plus miséricordieuse qui fut jamais accordée à l’homme est son incapacité à faire le rapprochement entre toutes ses connaissances. Nous vivons sur une île d’ignorance placide, au beau milieu de mers noires et infinies... » L'ignorance devient une nécessité pour survivre, un atout à cultiver.

Ici, le style est sec, lapidaire. J'aime ça. Les premières nouvelles sont particulièrement efficaces, car leur échelle est modeste. L'une d'entre elle prend place essentiellement dans un bureau, une autre met en scène un homme confronté à une créature qui dévore son identité, le rendant ainsi invisible à autrui (c'est sans doute la meilleure). Petit à petit, l'échelle prend de l'ampleur, jusqu'à devenir apocalyptique et globale : c'est là que niveau baisse, car ce qui fonctionne en huis-clos devient bancal quand le monde entier est concerné. Les mémoires peuvent êtres effacées et récupérées, les créatures peuvent être invisibles et plus grandes qu'un immeuble, un personnage peut oublier les trois quarts de sa vie et s'en rappeler occasionnellement, toutes sortes de substances permettent de contrôler la mémoire d'une façon qui semble servir essentiellement d'outil narratif bien pratique pour l'auteur... En somme, au bout d'un moment, il se passe tellement de choses dans tous les sens, pour des raisons si complexes (manipulation de la mémoire, du réel, etc.) que l'auteur peut juste se permettre tout et n'importe quoi. La logique interne, forcément branlante sur des sujets aussi extraordinaires, parvient à faire illusion quand l'auteur fait preuve de retenue, mais est exposée à nue, dans toute sa faiblesse, quand il va trop loin. Malgré ces réserves, There is no Antimemetics Division s'impose aisément dans le haut du panier de la littérature fantastique : inventif, frappant, et avec une étincelle d'altérité radicale qui parvient à sortir de l'ombre de Lovecraft.

mercredi 22 décembre 2021

Chasse aux champignons pendant les derniers jours d'automne

Hop, une petite vidéo dans laquelle j'essaie d'identifier des champignons dans les bois. J'ai un peu d'expérience, mais je reste un débutant, et ça se voit. Identifier les champis, c'est pas facile. Mais c'est fun. Dans cette vidéo, j'expérimente aussi avec un style un peu plus bavard et dynamique. Aussi, je lutte avec l'auto-focus déplorable de mon appareil.

Sous-titres français disponibles et lien direct vers la vidéo.

J'ai aussi fait une courte vidéo où je montre comment ouvrir les noix avec juste un couteau. C'est sans doute évident pour certains, mais ça ne l'était pas pour moi, ni pour quelques personnes à qui j'en ai fait la démonstration.


dimanche 19 décembre 2021

L'année sauvage - Mark Boyle

L'année sauvage - Mark BoyleL'année sauvage - Mark Boyle
 

Dès les premières lignes de L'année sauvage (The Way Home), Mark Boyle annonce clairement ses références : D.H. Lawrence, Thoreau, Edward Abbey, Wendell Berry, John Muir, etc. On est en terrain connu. A noter aussi sa proximité avec Paul Kingsnorth, qui, je crois, est le Paul avec lequel il va chaque semaine se poser au pub. Ce projet d'année sans technologie est nécessairement arbitraire : en somme, il renonce à tout ce qui est électrique et il tend globalement à autant d'autonomie que possible (sur le plan alimentaire, de la construction, etc.) sans pour autant jeter les technologies mécaniques comme le vélo.

On peut reprocher à Mark Boyle des analyses pas toujours très aiguisées, du genre "les jeunes aujourd'hui ils sont accros à leur portable ils n'ont plus de vrai lien", mais, globalement, sa sensibilité n'a pas manqué de recouper la mienne. Je pourrais aisément, dans ce petit compte-rendu, parler plus de moi que de Mark Boyle, mais je vais essayer de trouver un équilibre. Mes projets me portent également vers, disons, une sorte de retour à la terre, mais un retour plus modéré, notamment parce qu'il implique d'autres personnes : nous serions deux couples, avec des perspectives d'enfants, et donc il est question de compromis, de conserver un pied dans la modernité, ne serait-ce que pour ne pas fermer de portes à nos futurs enfants — en plus, bien sûr, de notre propre confort.

Mark Boyle, dans un coin reculé d'Irlande, a construit sa maisonnette en bois. Il compte manger essentiellement des pommes de terre, il s'agit donc de transformer une partie de son sol inculte (mais fertile en vie) en source de nourriture. Pour deux, il est question, je crois, de 4000m² de champ de pommes de terre — soit 150kg de tubercules. Le reste de son assiette est rempli par diverses plantes sauvages, de la verdure sauvage ou du jardin, des œufs des poules du jardin, des poissons pêchés dans les lacs et rivières du coin, et l'occasionnel cerf, sans compter les choses expérimentales, comme la culture d'oca. L'eau, bien sûr, vient d'une source locale. Pour lutter contre son rhume des foins, il utilise le plantain, et ça marche plutôt bien.

Dans cet endroit reculé, les gens sont âgés, mais il reste une vie sociale campagnarde. Il n'est pas si loin le temps où le meilleur endroit où stocker la viande de cerf, c'était dans l'estomac de ses voisins. Quand Mark Boyle veut construire un fumoir, pour conserver ailleurs la viande de cerfs, il est accompagné d'un ami et le bâti de ses mains avec du bois ramassé dans la forêt voisine, ou du moins une partie de la forêt qui n'a pas été ravagée par les machines. La peau, il la tanne, notamment avec la vieille technique qui consiste à utiliser le cerveau de la bête.

Pour lui, il est normal de faire 12 kilomètres allez-retour, à pied ou à vélo, pour aller au bureau de poste (qui ne tarde pas à fermer). De même pour aller pêcher, aller au pub (qui ne tarde pas à fermer) ou allez voir des amis : 10 kilomètres à vélo, 20 kilomètres à vélo, 40 kilomètres à vélo, potentiellement sous la pluie, une journée à faire du stop... Moi qui rêve encore de vivre sans voiture, lire ces passages m'a rassuré.

Comme Paul Kingsnorth, il a laissé derrière lui l'environnementalisme au profit du lien direct avec la terre moins d'éoliennes et plus de poêles à bois, moins de panneaux solaires et plus de forêts. Comme moi, il a laissé derrière lui de longues années de végétarisme au profit d'une éthique de l'autonomie — la vie est certes la valeur suprême, mais tendre vers l'autonomie permet une certaine reprise de contrôle sur sa propre vie et résout bien des problèmes environnementaux. Pour moi, ce n'est encore que l'idée, et pour Mark Boyle, c'est autant l'idée que la pratique.

Les lois et décisions politiques se mettent en travers de son chemin : la pêche est réglementée, les arbres sont coupés, les lieux de vie sont fermés... Il se souvient qu'avant l'invention du thermos, les travailleurs se regroupaient autour du pot qui bouillonnait sur le feu. Cette tradition communautaire, comme tant d'autres, n'existe plus mais les maisons de retraite sont arrivées.

Mark Boyle n'a pas d'emploi, mais il travaille beaucoup, tous les jours. Il écrit, certes, mais surtout, il s'occupe de son jardin, des animaux, du bois, du terreau qu'il faut retourner (pour réintroduire de l'air et faciliter la décomposition) et il y a constamment des coups de main à donner aux voisins. Il faut aussi faire la lessive à la main, et ça incite à l'économie : en été, il ne fait qu'une lessive par mois, en utilisant des plantes à saponine comme lessive. Lui lave seul, mais, traditionnellement, l'activité était commune, sociale. Il fait de l'alcool maison avec du cassis (qu'il ramasse ou qu'on lui donne par kilos), des mûres, du miel... Il fait ses propres bougies avec la cire de ses abeilles et du jonc comme mèche. Pour effrayer les cerfs qui viennent manger ses plantes, il fait un épouvantail, et ça semble fonctionner. A d'autres moments, il faut récolter le fumier des chevaux d'un voisin pour nourrir la terre du potager. Ou alors il faut entretenir les outils, passer la matinée à aiguiser la faux. Une ballade dans les bois ? Il revient avec des baies et une bûche sur chaque épaule.

Dans cette vie qui, inévitablement, est radicale, je ne peux même pas reprocher à Mark Boyle un certain retour vers ce que j’appellerais de l’animisme. Je suis habituellement impitoyable avec n'importe quel mysticisme foireux, mais là, j'en ai fait l’expérience, quand on a un pied dans les bois et l'autre dans les joncs, les choses de la nature prennent une importance, une force, qui pour la plupart des gens est oubliée. Alors par exemple, si un jour on pose des pièges à limace (artisanaux) et que, plus tard, on se prend de remord face aux limaces agonisantes et qu'on les libère, pourquoi pas ? Il n'y plus de contradiction entre épargner des limaces et manger une truite, il n'y que des êtres vivants en lien les uns avec les autres, des êtres vivants qui parfois doivent remplir notre estomac et parfois sont imbus, par le simple fait de vivre, d'une aura toute-puissante. Ensuite, ce sont les grenouilles de la nouvelle mare qui viennent s'occuper des limaces. Et les humains ne sont pas en reste : à côté de sa maisonnette, Mark Boyle a bâti une auberge gratuite, non référencée sur la toile, ou n'importe qui peut venir poser son oreiller — à condition de certifier ne pas être venu en voiture ou en avion.

dimanche 5 décembre 2021

Au commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David Wengrow

 

Au commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David WengrowAu commencement était… (The Dawn of Everything) - David Graeber & David Wengrow

David Graeber, l'auteur du coriace Dette : 5000 ans d'histoire, s'allie avec un autre David pour se lancer à son tour dans un gros bouquin d'histoire globale. Commençons par les défauts. Déjà, c'est parfois pénible à lire, la faute à une structure un peu fourre-tout. Ça manque de direction, de sens de la narration, et pour cette raison je vois mal ce livre devenir un classique. Ensuite, les auteurs aiment taper sur Jared Diamond et Yuval Noah Harari, à qui ils reprochent, sans doute pertinemment, de céder à des préjugés idéologiques. Pourtant, nos deux David font exactement la même chose : leur perspective idéologique, ancrée dans la gauche universitaire américaine, est clairement féministe, anticoloniale et anarchiste. Je ne veux pas dire que ces sensibilités seraient « mauvaises » (je les partage en bonne partie) mais qu'il y a dans ce bouquin un biais idéologique évident. Ainsi, on a droit à quelques absurdités, par exemple cette affirmation sortie de nulle part que le pain levé aurait nécessairement été inventé par une « femme non blanche ». Là comme à d'autres moments, les auteurs laissent clairement de côté le scepticisme scientifique au profit des guéguerres idéologiques modernes, ce qui jette le discrédit sur l'ensemble de leur propos. Heureusement, la plupart du temps, ils développent leur argumentation de façon plus convaincante. 

On commence inévitablement avec Rousseau et Hobbes, et la critique de la position défendue (partiellement) par Diamond et Harari : l'idéalisation du monde pré-agriculture et, paradoxalement, une sorte de téléologie qui rend inévitables les structures de domination moderne (raison pour laquelle, selon moi, Harari est tant apprécié par les puissants). Nos David défendent la théorie selon laquelle les sociétés à petite échelle ne sont pas nécessairement égalitaires et les sociétés à grande échelle ne sont pas non plus nécessairement autoritaires. Commence donc une plongée profonde dans nombre de sociétés passées, une plongée à la richesse inégalée dans, je crois, aucun autre livre que j'ai bien pu lire. S'il y a bien une raison de lire Au commencement était, c'est cet incroyable aperçu de la variété stupéfiante de l'organisation sociale des sociétés et civilisations passées, variété à laquelle je ne peux que faire allusion ici. En somme, il n'y aurait aucune forme originale des sociétés humaines.

Par exemple, l'historien moderne à tendance à voir le commerce avec des yeux modernes, mais ce qu'on appelle aujourd'hui commerce a pu revêtir bien des apparences : les Iroquois voyageaient énormément pour récupérer tel ou tel objet pour la simple raison qu'il était important pour eux d'obéir à leurs rêves ; ailleurs c'étaient les chamans qui voyageaient et qui recevaient en paiement des objets locaux qui les accompagnaient durant leurs voyages ; ailleurs encore les objets changeaient de main à cause d'une puissante culture du pari...

Un point particulièrement convainquant est l'idée selon laquelle les idéaux des lumières auraient été fortement influencés par la découverte des cultures amérindiennes. La littérature des missionnaires, qui témoignait des contacts avec les amérindiens, était extrêmement populaire en Europe et offrait une fenêtre sur des organisations sociétales jusque-là impensables. Des intellectuels amérindiens, en visite en Europe, ont même eu l'occasion de faire des critiques argumentées de la vie européenne, critiques qui portaient un poids réel car ces gens venaient de sociétés qui, véritablement et pas seulement en théorie, fonctionnaient différemment. Ainsi, par exemple, les Montagnais-Naskapis considéraient que les Français ne valaient guère mieux que des esclaves, et les missionnaires présents sur place devaient bien admettre qu'en effet, dans certaines sociétés amérindiennes, les chefs ne pouvaient pas forcer les membres de leur communauté à faire ce qu'ils ne voulaient pas. Les jésuites pouvaient aussi constater qu'il n'y avait pas besoin d'héritage gréco-romain pour maitriser l'art du discours : une culture du dialogue et du débat pouvait suffire pour rendre l'amérindien moyen (de certaines cultures particulières) plus éloquent que l'européen moyen. Vers 1700, les arguments contre le christianisme de l’intellectuel amérindien Kondiaronk sont particulièrement marquants :

Come on, my brother. Don’t get up in arms… It’s only natural for Christians to have faith in the holy scriptures, since, from their infancy, they’ve heard so much of them. Still, it is nothing if not reasonable for those born without such prejudice, such as the Wendats, to examine matters more closely. 

However, having thought long and hard over the course of a decade about what the Jesuits have told us of the life and death of the son of the Great Spirit, any Wendat could give you twenty reasons against the notion. For myself, I’ve always held that, if it were possible that God had lowered his standards sufficiently to come down to earth, he would have done it in full view of everyone, descending in triumph, with pomp and majesty, and most publicly… He would have gone from nation to nation performing mighty miracles, thus giving everyone the same laws. Then we would all have had exactly the same religion, uniformly spread and equally known throughout the four corners of the world, proving to our descendants, from then till ten thousand years into the future, the truth of this religion. Instead, there are five or six hundred religions, each distinct from the other, of which according to you, the religion of the French, alone, is any good, sainted, or true.

Il est frappant que les figures des lumières ont écrit des critiques qui s'ancrent elles aussi dans un point de vue étranger : un Perse pour Montesquieu, un Chinois pour le marquis d'Argens, un Tahitien pour Diderot, un Natchez pour Chateaubriand, et l'ingénu de Voltaire était à moitié Wendat, comme Kondiaronk. 

Bien auparavant, des sites comme Göbekli Tepe (-9000) en Turquie prouvent que les chasseurs-cueilleurs, aussi tôt que 25 000 ans dans le passé, construisaient déjà des sites monumentaux, c'est-à-dire avant l'apparition des villes. En Amérique du Nord, des sites massifs tels que Poverty Point (-1000) et Watson Brake (-3500) pointent dans la même direction. Les auteurs insistent sur l'idée que ces peuples ne se contentaient pas de réagir à leurs circonstances, mais faisaient des choix sociétaux : pas de progression téléologique de la simplicité vers la complexité (type bande - tribu - chefferie - état), mais des mouvements aux sens multiples causés par de nombreux facteurs, y compris la volonté consciente des peuples. Ce serait la raison pour laquelle, à certains endroits, l'agriculture aurait mis si longtemps à se développer : les gens auraient simplement choisi de s'en passer. Les auteurs développent aussi sur l'opposition des cultures des deux côtes de l'Amérique du Nord et l'idée selon laquelle les cultures évoluent en opposition les unes aux autres. Les cultures pouvaient aussi changer de façon drastique en fonction des saisons : par exemple une société hiérarchisée pendant la saison d'abondance, qui permettait un regroupement, pouvait se passer cette hiérarchie la plus grande partie de l'année, quand les gens repartaient dans la cambrousse vivre en chasseurs-cueilleurs. Mentionnons d'ailleurs que les chasseurs-ceuilleurs pouvaient avoir une telle influence sur leur environnement qu'on peut presque y voir une différente façon de faire de l'agriculture, comme on retrouve aujourd'hui dans l'idée de forêt comestible, sauf qu'à l'époque il y avait bien plus d'espace pour manipuler ainsi l'environnement, sur littéralement des millénaires. Les saisons d'abondance pouvaient être causées par les migrations des hordes de gros gibier, les cycles reproductifs des poissons ou la récolte des noisettes.

Les auteurs avancent de nombreuses hypothèses sur les origines de l'agriculture, mais on en revient toujours à l'holocène et à la stabilisation du climat il y a environ 12 000 ans. Quant à l'anthropocène, ils avancent l'idée intéressante que la légère baisse moyenne de la température fin des années 1500 et début des années 1600 aurait été causée par l'élimination de 90% des populations humaines des Amériques et le retour au sauvage (et donc à l'absorption de carbone) de dizaines de millions d'hectares qui étaient auparavant cultivés.

Les auteurs semblent particulièrement fascinés par le cas de Teotihuacan, où, si je lis entre les lignes, semble avoir eu lieu l'équivalent d'une révolution socialiste vers l'an 300. Les preuves archéologiques pointent vers la fin d'un violent régime religieux et le début d'une sorte de programme de... logement social, programme qui semble permettre un niveau de vie global rarement vu ailleurs. Plus tard et ailleurs, à Tlaxcala, Cortès fait face à une république gouvernée par un conseil élu. Les membres de ce conseil doivent accomplir une cérémonie dont le but est de réduire leur égo et de les rendre subordonnés au peuple.

Et pour conclure, l'idée frappante que, pendant la plus grande partie de l'Histoire humaine, quand la densité des populations était bien moindre, les mouvements sociaux pouvaient prendre littéralement la forme de mouvements de population : face à l'oppression, il suffisait d'aller voir ailleurs si l'herbe était plus verte...