The Unsettling of America (1977) de Wendell Berry : une critique de l'agriculture moderne, l’agrobusiness, et donc inévitablement une critique du progrès. C'est un bouquin très ancré géographiquement et temporellement : Berry parle de l’Amérique de son époque, il cite des politiciens et tout un tas d'autres gens. En conséquence, bien que les pratiques décrites se soient développées et répandues, certains passages sont un peu secs pour un lecteur de l'Europe contemporaine et j'ai sauté des pages. Heureusement, ces écueils sont compensés par une ample largeur de pensée. Berry publie ce livre entre Les limites de la croissance (1972) et Overshoot (1982) : il s'inscrit clairement dans cette lignée, mais avec une approche plus pratique, car il connait par expérience la terre et ceux qui la travaillent.
Berry mentionne lui aussi la notion de carrying capacity, capacité biotique, mais cette fois à petite échelle, l'échelle de la ferme, à opposer à l'exploitation. Il s'attaque à l'idée de spécialisation, spécialisation qui détruit le lien entre l'humain et son contexte, le rendant aveugle aux effets de son mode de vie sur ce contexte. De plus, la spécialisation détruit les liens individuels avec la majorité des besoins naturels essentiels, empêchant ainsi tout accomplissement naturel (ici tirer sa subsistance directement de son travail de la terre) et renvoyant l'accomplissement vers des succédanés sans fin, notion développée par Theodore Kaczynski dans La société industrielle et son avenir. Et toujours, ce terrible piège qui fait que la conscience de ces vastes problèmes systémiques n'empêche pas la quasi obligation d'y participer, ce qui souvent force l'esprit à des tortillements aporétiques, c'est-à-dire au déni :
I cannot think of any American whom I know or have heard of, who is not contributing in some way to destruction. The reason is simple: to live undestructively in an economy that is overwhelmingly destructive would require of any one of us, or of any small group of us, a great deal more work than we have yet been able to do. How could we divorce ourselves completely and yet responsibly from the technologies and powers that are destroying our planet?
Pour Berry, la destruction des traditions liées à l'agriculture sont aussi une destruction de la culture. Il critique longuement la séparation du foyer et du travail, c'est-à-dire la spécialisation non seulement des êtres, mais du territoire. Selon lui, il est impossible de séparer la question de ce que nous faisons de la question de notre localisation. Quelle créature détruirait son propre nid ? L'humain le peut, aidé également par sa capacité à se projeter dans le futur, qui ici lui joue un sale tour : la tendance innée à l'optimisme court-termiste (voir notamment Thinking fast and slow) lui fait trop souvent voir le futur qu'il veut voir. Cet optimisme est déterminant d'un point de vue évolutionnaire pour une espèce vaguement consciente (qui aurait des enfants sinon ?) mais se retourne contre elle quand elle a les capacité de détruire son écosphère avec une foi fébrile en ses propres capacités d'adaptation fantasmées. Pour Berry, quand la modernité prétend nous préserver du labeur manuel, elle tend un piège tragique : car pour lui ce labeur est la vie, la connexion directe entre les individus et leur contexte. Il va bien plus loin dans diverses directions, mais je vais conclure sur sa série de 12 recommandations pour l'agriculture et la civilisation en général :
- Diminution du pourvoir des spécialistes/politiques/puissants divers.
- Un retour vers l'amour de la force du corps et de son utilisation réelle, hors substitut.
- Valorisation des pouvoir politiques négatifs (par exemple empêcher trop d'inégalités) plutôt que positifs (par exemple prendre en main paternellement les désavantagés).
- Lutte contre l'endettement des fermiers.
- Domestication du libre marché trop volatile pour respecter la réalité relativement stable de la terre.
- Valorisation de la consommation de produits locaux.
- Récupérer les déchets organiques des villes pour qu'ils reviennent à la terre des champs.
- Réduction des lois sanitaires trop strictes qui favorisent les exploitations de masse en augmentant les coûts.
- Valorisation de la diversité génétique des plantes cultivés et de la diversité des technologies employés, en opposition à la globalisation dévorante.
- Lutter contre la dimension agrobusiness des formations en agriculture.
- Accepter de vivre dans des limites, donc limiter le progrès.
- Revenir du relativisme pour trouver un bien absolu dans la notion de santé.
Ma foi, tout ça n'a pas trop mal vieilli. Au contraire, peut-être.
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