Il y a déjà pas mal d'années que je ne pratique plus guère les jeux vidéos. En partie par choix, parce que le temps est limité et que le laisser s'envoler dans des systèmes virtuels souvent conçus pour stimuler l’addiction n'est pas la façon la plus pertinente d'un user, mais aussi tout simplement par lassitude face à un média trop souvent immature et puéril qui privilégie les systèmes à la narration. (J'ai, pour le mieux comme pour le pire, un puissant goût pour la nouveauté et une désespérante prédisposition à la lassitude.) Ainsi un bon jeu peut très bien avoir des mécaniques captivantes tout en n'ayant au final pas la moindre chose à dire sur quoi que ce soit : le joueur devient l'équivalent d'une souris tournant dans sa roue, car le système roue simule des besoins naturels autrement hors de portée, de la même façon que les systèmes des jeux, pirates de notre dopamine, stimulent les mécanismes psychologiques humains de base, ceux de l'accomplissement. Ceci dit, je suis resté, avec une certaine distance, passionné par ce média : en effet, un « jeu vidéo » peut être tout et n'importe quoi. Il y a dans ce média une créativité, une inventivité et une variété remarquables qui englobent l’ensemble des autres arts.
Incipit Disco Elysium (2019).
Jusqu'à présent, ma référence vidéoludique en matière de maturité et de qualité d'écriture était le déjà ancien (à l'échelle des jeux vidéos) Deus Ex (2000). Dans ce petit chef-d’œuvre, on peut encore trouver une osmose peut-être inégalée entre systèmes aiguisés et narration intelligente. Certains jeux, qui utilisaient les systèmes de jeu de rôle papier, essayaient eux aussi d'atteindre le Graal narratif (Planescape: Torment notamment) mais étaient limités par leurs univers fantasy et leur obsession à conserver un système de combat. Disco Elysium en fait le deuil : ici, pas de fantasy éculée. On est dans une sorte d'univers parallèle, indéfinissable, ni fantastique ni SF. Juste une autre réalité, miroir déformé de la nôtre. La technologie, les idéologies, tout est familier avec une touche d'exotisme. C'est estonien, et ça se sent : ce n'est pas aux USA qu'un machin pareil aurait pu naitre. Pas non plus de systèmes de combat. On reste proche du jeu de rôle papier : un système de compétence qui sert à définir la personnalité de notre personnage, mais la plupart de ces compétences sont internes : logique, conceptualisation, tolérance à la douleur, perception... On trouve aussi des choses plus ésotériques et bienvenues : empire intérieur, demi-lumière, frisson, esprit de corps... C'est avec cette personnalité que notre personnage interagira avec autrui et avec le monde.
Ces interactions ne passent pas, ou presque jamais, par la violence ou le combat. Ici, on parle avec des gens, on tente de comprendre son environnement. Plus encore, on parle avec soi-même. Notre personnage est un flic qui vient de perdre la mémoire après une cuite magistrale. Il est censé s'occuper d'une affaire, mais il ne se souvient de rien. Un cliché extrêmement bien mené : ainsi le joueur découvre le monde en même temps que son personnage, mais sans impression d'artificialité car c'est partie intégrante de la narration. Il s'agit donc, en plus d'une enquête policière, d'une enquête intérieur, une quête d’identité. Notre personnage converse avec les différentes parties de lui-même, les « compétences », qui sont comme des personnages à part entière : fantastique concept. En plus des compétences, l'autre système concernant notre personnage a pour nom le cabinet des pensées. En fonction des événements, il pourra être envahi par des idées et le joueur peut décider de le faire réfléchir à telle ou telle chose : ainsi il pense, il songe, ce qui a des conséquences sur sa personnalité et ses capacités. Jamais sans doute je n'ai vu un « jeu vidéo » qui soit autant, et aussi pertinemment, une étude de personnalité, une exploration psychologique.
Passons rapidement sur l'esthétique : c'est de la vue isométrique bien foutue, visuellement unique, agrémentée d'illustrations léchées. De la musique tout aussi qualitative vient occasionnellement ponctuer le tout mais, bien sûr, ce qui fait de Disco Elysium ce qu'il est, c'est l'écriture. Précisons que l’interactivité est remarquable : comme le jeu est concentré uniquement sur sa narration, il peut se permettre une réactivité particulièrement riche face aux décisions du joueur. La trame globale est longue, bourrée de surprises et de retournements. On explore la dépression, le communisme, la puissance du capital, les tensions ethniques, la sexualité, la fierté, la décadence, l'entropie de l'univers, etc., et toujours avec une grande maturité assaisonnée d'humour enflammé et d'une touche d'absurde. Il n'y a pas de méchant, pas d'ennemi, juste une nuée de personnages tous plus passionnants les uns que les autres. Leurs idées, leurs opinions, leurs objectifs sont aussi variés qu'étonnants. Je pense toujours à Mesurehead, ce géant bâti comme un dieu qui, sous une idéologie raciste aussi confuse qu'élaborée, cache sa propre droiture morale. Ou Lucy the Skull, jeune paumée qui tente de transcender son nihilisme par la création artistique. Ou ce cryptozoologiste entêté qui a pour assistant un cryptofasciste (jeu de mot qui m'a grandement enthousiasmé). Ou le tenancier du bar-hôtel où notre personnage, bourré, a foutu la merde, qui est dévoré par une amertume qu'il sera peut-être possible d'apaiser. Vraiment je pourrais continuer longtemps à les énumérer tant ils cachent tous, à travers leurs défauts et particularités, une humanité touchante et profonde. On passe des heures à leur parler et il y a presque de quoi avoir envie de devenir sociable.
Je résiste à l'envie de tout simplement raconter des parties particulièrement brillantes de cette narration, mais vraiment, l'écriture de Disco Elysium est une pépite qui brille bien au-dessus de la grande majorité de ce média.
Il est marrant de tomber sur cet article-là, alors que je viens (dimanche dernier, autrement dit le 2 août)de recommencer une partie de Disco Elysium. Ce jeu m'a énormément marqué quand j'y ai joué, au moment de sa sortie. Son choix pour RPG de passer uniquement par la narration et de n'avoir pas de système de combat est très innovant et pertinent, et ça fait relativiser les autres jeux au sein desquels tu te retrouves régulièrement à avoir massacré l'équivalent d'un petit pays une fois arrivé à la fin. Pour une fois, il s'agit d'un jeu où tu n'es réellement obligé de tuer personne (contrairement à bien des jeux où le marketing met en avant le fait de pouvoir jouer pacifiquement, alors que c'est passer à côté de tout un pan du gameplay et de la majorité du jeu à vrai dire).
RépondreSupprimerLa première partie m'a également marqué par le côté découverte. Je ne connaissais du jeu que le plot de base: un cadavre dans la cour, un détective amnésique, point. Rien d'autre, pas d'infos sur le monde, pas de renseignements sur les mécaniques (si ce n'est que ça se base sur les compétences), sur l'univers, sa durée, ou que sais-je encore. Je ne savais ainsi pas du tout ce qui pouvait m'attendre dans ce jeu et dans se monde, s'il y allait y avoir des éléments fantastiques ou non, à quels moments il y allait avoir de la tension, ou non. Ca m'a vraiment poussé à m'impliquer dedans, et donc à interpréter mon personnage tant par ses choix de dialogues que parce qu'on nous en dit. Ca pousse à se faire des avis sur certains PNJs que l'on rencontre, sur certaines situations, et ça en change donc totalement la perception. Il m'est arrivé de penser certains PNJs antagonistes alors qu'ils ne l'étaient pas, et vice et versa, me poussant de fait à jouer bien différemment ces rencontres, et à réagir bien différemment.
Si ce plaisir de la découverte intégrale du jeu est passé de fait, la deuxième partie me permet de redécouvrir des interactions, de redécouvrir le jeu sous un autre angle, avec d'autres compétences, entraînant de fait des changements dans la narration, dans l'évolution du personnage, l'accès aux pensées, etc. Le plaisir de cette deuxième partie est donc très différent de celui de la première, mais le jeu reste toujours aussi marquant (ce dont j'avais peur que ce ne soit pas le cas.)
En effet, j'adore l'ambition totalement réalisée de faire un RPG pacifique où la principale interaction du joueur avec le monde du jeu n'est pas de massacrer à la chaîne. Évidemment ça fonctionne d'autant mieux quand l'univers, l'histoire et les personnages sont aussi bien réalisés. Ça ne m'étonnerait pas que Disco Elysium devienne géniteur d'un sous-genre non violent du RPG.
SupprimerEn passant, félicitations pour le plus long commentaire jusqu'à présent sur ce petit blog ;)