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jeudi 19 mars 2020

Aphorismes


Vers la fin de l'été et au début de l'automne 2019, j'avais pris l'étrange habitude d'écrire des aphorismes. Il faut certainement blâmer Nietzsche : il a mauvaise influence sur la jeunesse, c'est bien connu. Quoi qu'il en soit, l'exercice fut plaisant. C'est une bonne excuse pour détailler quelques idées sans avoir peur d'être prétentieux et pour écrire d'une façon un peu, eh bien, surécrite. Je stocke ici ceux dont je ne suis pas trop mécontent.

Mondrian

NOUVEAUTÉ

Pour la première fois une génération sait qu'elle s'achemine vers le déclin. L'humanité, pendant la majeure partie de sa courte existence, n'avait pas l'habitude d'imaginer un futur différent du passé. Le futur était la reproduction du présent avec des variations aléatoires, le plus souvent néfastes (sécheresse, guerre, etc.). L'individu n'avait pas conscience de l'Histoire. Puis arrive l'idée de progrès, et l'individu sait que ses enfants vivront d'une autre façon que lui. Pour être plus précis, l'individu sait que ses enfants vivront mieux que lui. Cette idée qui nous habite aujourd'hui, cette certitude de la chute imminente, qui plane au-dessus de toutes nos réjouissances et les ternit, n'est pas entièrement nouvelle ; ce serait prétention que de revendiquer l'exclusivité du désespoir. Mais elle est nouvelle par son échelle. Autrefois, celui qui contemplait un avenir sombre le faisait dans un contexte particulier : une époque, un lieu, une menace identifiée. Aujourd'hui il n'y a plus d'époque : ce n'est pas une crise, c'est un bouleversement total, radical et immuable qui nous guette. Le lieu ? La planète entière. Il n'y a plus d'ailleurs. La menace ? C’est nous-mêmes. C’est l'idée même d'ambition, de désir, de civilisation. Oui, c'est une nouveauté. La dernière ?


AUTRE MENACE

La victoire du christianisme, monothéisme totalitaire, sur le panthéon antique, polythéisme accueillant les cultes les plus divers, est une victoire du totalitarisme sur la tolérance.


NAISSANCE

Une grand-mère s'extasie devant la naissance du petit dernier. Rose et pimpant, il éveille en elle quelque chose d'ancien, l'instinct de la transmission de soi à travers le temps. Elle accorde de la valeur à cette naissance en soi. Grand-mère, retiens tes sentiments : attends, patiente, et seulement quand l'enfant sera un vieillard tu pourras regarder en arrière et juger. Alors, selon ton jugement, tu pourras ou non ressentir de la joie. Elle est incertaine, mais si elle répond présente, elle sera authentique.


TOLÉRANCE

La tolérance n'est pas une vertu. La vertu, c'est aiguiser sa capacité de jugement pour être capable de faire la différence entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas.


SUICIDE

Quand Camus, dans sa sentence célèbre, affirme que le principal problème philosophique, c'est le suicide, il fait preuve d'une complète méconnaissance de la biologie. On pourrait même parler d'une erreur logique. Si le suicide reste un choix minoritaire parmi les êtres vivants, et même parmi ceux qui se revendiquent intelligents, c'est qu'il ne peut pas en être autrement. Une espèce portée au suicide disparaîtrait rapidement. Le goût de la vie, un goût inné, non choisi, voire subi, est inhérent à la vie même.


UN CHAT

Un chat vit paisiblement dans une maison. Il a un toit et de l'affection, un territoire à défendre, et il a été privé — libéré selon certains pessimistes — de ses problèmes hormonaux. Il obtient sa nourriture d'une façon inhabituelle pour sa longue lignée féline : chaque jour, à heures régulières, un signal strident retentit, annonçant que la machine qui ordonne sa vie a relâché une nouvelle dose de croquettes. Pour les humains de la maison, cette automatisation est très pratique : elle accomplit une partie des fardeaux — ou du moins des obligations — qui accompagnent la possession d'un animal, leur laissant plus de temps pour jouir de cette boule de vie velue. Le chat, lui, en est humanisé : son horloge interne le fait errer fébrilement, mettant toute son énergie dans l'attente de la stridulation salvatrice. Quand le signal retentit, sa salivation est à son paroxysme, et il se précipite vers la machine avec plus d'énergie que si c'était une souris. Puis il croque avidement. Ce chat n'a pas d'opinion particulière sur sa condition.


UN ÊTRE DOUÉ DE RAISON

L’humain ne peut pas vivre comme un chat, avec comme horizon principal la satisfaction de sa faim. Il doit pouvoir se projeter dans l’avenir, et y discerner une œuvre façonnée par sa sueur et sa volonté. Cette œuvre est généralement sa propre reproduction, c’est-à-dire la génération d’une descendance, et le soin porté à cette descendance — ses autres activités sont bien souvent accessoires de celle-ci. Aujourd’hui, pour qui songe aux décennies à venir, cette œuvre est une triste impossibilité : l’accomplir signifie se mentir à soi-même, contribuer généreusement au problème si bien identifié. Alors, si l’œuvre ne s’avoue pas vaincue, elle mutera plus que jamais en ses deux autres formes habituelles : l'atrophie — l’ambition de l’esprit et des idées — et l’hypertrophie — l’ambition du pouvoir et de l’accumulation. Ainsi le futur proche abondera en intellectuels embarrassants et en mégalomanes corrosifs.


JEU DES RESPONSABILITÉS

Qui est coupable ? Qui est à blâmer ? Les puissants, pour préserver leurs intérêts, tentent de repousser la culpabilité vers un niveau individuel. Cette tentative est souvent très bien accueillie, car elle offre la possibilité à l’individu d’avoir bonne conscience : « Je suis écolo, je fais du compost derrière ma piscine. » « Je fais ce que je peux, ma nouvelle voiture consomme moins que la précédente. » Mais tous ne sont pas dupes, et ceux qui voient l’arnaque ne manquent pas de retourner le blâme : « Que peut faire l’individu ? Ce sont les grosses industries qui polluent le plus, les voitures ne font guère de mal en comparaison des porte-containers. » Mais les usines ne produisent pas que de la fumée, et les containers qui traversent le monde ne le font pas à vide. Si les industries tournent, si les navires sillonnent les océans, c’est pour nourrir le mode de vie d’une somme d’individus — et en retour c’est l’individu qui les nourrit.


LE NIHILISTE HYPOCRITE

Certains sont lucides et voient clairement la chute se profiler, alors, dans l’attente du naufrage global, pour ne pas sombrer eux-mêmes, ils se parent d’un baume nihiliste. « Que l’humain succombe, disent-ils, que l’humain périsse, il n’est qu’une souillure sur la toile du chef-d’œuvre qu’est la nature. » Quoi, l’humain serait hors de la nature ? Je te croyais nihiliste, mais ceci n’est qu’une indicible prétention. Si tu aimes ce que tu appelles la nature, travaille à la survivance de sa plus belle création : nous, humains, qui sommes capables de l'apprécier et de l’aimer. Que serait le monde sans subjectivité, sans conscience pour le percevoir, sans créature capable de jugement pour lui donner de la valeur ? Ton nihilisme est une excuse : il te permet de supporter la contradiction entre l’amour sincère que tu portes au monde et ton sentiment d’impuissance. Pas d’excuse : accepte la souffrance, accepte tes propres contradictions, et réapprends à percevoir la valeur de la pensée. Dis-toi qu’elle n’est encore qu’une enfant, titubant maladroitement sans guère savoir ce qu’elle fait — fais-toi parent et guide-la, tolère-la, jusqu’à ce qu’elle approche de l’âge adulte.


L’INNOCENT COUPABLE

Industrieux et respectable, sa morale est celle qui s’écoule en lui non pas depuis les hauteurs, mais depuis les côtés. Il fronce les sourcils avec étonnement face aux idées vaguement originales, jusqu’à ce qu’elles soient légitimées par la quantité de ceux qui les acquiescent. Quand la minorité agitée et agitatrice renverse l’ordre et la morale, il suit en aveugle ; il est la fondation nécessaire sur laquelle les bâtisseurs façonnent le monde.


LE ROYALISTE

Enfant craintif et apeuré, il est en quête d'ordre et certitude. Faute de pouvoir se tenir droit dans l'inévitable solitude, il cherche sa force dans autrui : il veut pouvoir lever la tête vers un père aimant, parce qu'on ne choisit pas son père : l'univers nous l'offre, nous l'impose, nous l'inflige. Telle une liane flaccide, il a besoin d'un tuteur — le royaliste est freudien.


LE SITUATIONISTE

On ne sait trop s’il est habillé comme un mannequin ou un clochard ; il dort tantôt dans l’appartement de papa, tantôt dans des squats libertaires ; il comprend Guy Debord ; il est étudiant brillant et sublime sa dissipation en qualité ; il fait ses dissertations de science politique pendant des assemblées générales tout en rédigeant des pamphlets ironico-lapidaires ; il ne veut pas attendre le naufrage, mais le provoquer. Ses parents l’observent avec un sourire attendri, et même un peu mélancolique, en songeant à la fervente allégresse de la jeunesse.


UNE RETRAITE

Avec le temps la chair s’accumule autour de ses os fatigués. En effet la dernière joie de ce retraité vient de l’insertion de matière digestible dans son œsophage. Quand il est plein, comblé, rempli, il atteint une béatitude qu’il compare, dans son esprit engourdi, à celle des moines ascétiques. Il est sociable, il a des frères et sœurs de table : son activité a un certain succès dans sa tranche d’âge. Avec ses compagnons il réserve des chambres dans des gîtes pour le week-end : la journée ils se traînent péniblement là où se trouvent quelques morceaux de culture, mais leurs esprits se consacrent à l’anticipation du festin du soir : en hédonistes expérimentés, ils savent qu’il est important de cultiver le désir. Le moment arrive, ils s'attablent, ils rient, et les bourrelets frétillent au rythme des gloussements. Le vin coule à flot, les plats s'enchaînent, les chemises distendues se tachent de graisse, les rots d’autrui ne font même plus ricaner tant le gosier est occupé. Ils s’adossent finalement. Leurs visages rouges et luisants reflètent un intense sentiment d’accomplissement. Ils se lèvent. Au jeune homme solitaire, assis dans un coin de l’auberge, qui vient d’assister avec terreur à la scène, le retraité dit, haletant après l’effort : « Il faut bien qu’on se fasse plaisir. Tu verras quand tu auras notre âge. » Plus tard, dans la nuit, le gros homme se lève, descend dans la cuisine, ouvre la porte du frigo, et prend une entrecôte à peine entamée. Il s’assoit et plante sa fourchette dans la graisse gélifiée par le froid. Il porte la viande à sa bouche, l’introduit entre ses lèvres tremblantes, et déglutit bruyamment.


MASSES

Vêtus de noir, ils se faufilent dans les cortèges, quand ils ne les mènent pas. Non loin de la mairie, ils sortent les masses, et commencent à frapper avec entrain la vieille pierre des bâtiments qui se veulent respectables. Ils entaillent et défoncent les murs jusqu’à ce que des blocs tombent. « Ils veulent avoir des cailloux à lancer sur les CRS, et ce serait trop risqué de venir avec des projectiles, au cas où ils se feraient prendre. » « Plus risqué que de venir avec des masses ? » Silence.


ESTHÉTIQUE DE LA VIOLENCE

Je sors de chez moi, fais quelque pas, et l’émeute s’offre à mes sens. Les flammes et les gyrophares éclairent la nuit, l’odeur de la fumée noire m'emplit les narines, l’agitation chaotique stimule involontairement. On court, on charge, on s'interroge, on frappe, on insulte, on photographie, on soigne, un cocktail molotov vole au ralenti, la lumière est rouge, orange, bleue, la haine et la violence pénètrent dans les veines de chacun, d’une façon ou d’une autre. Une camionnette de l’autorité légitime rafle selon des critères que je ne saisis qu’à moitié ; je dois présenter assez bien pour échapper au fourgon. Face au brasier, l’esprit absorbe le conflit et le reproduit, l’esprit se divise en factions aux idées — instinctives ? — opposées, mais une grande partie reste neutre. Là où l’accord se fait, c’est sur le plan esthétique. Triste, terrible et inévitable chose que cette esthétique de la violence. Parmi ceux qui participent au conflit : quelle proportion d’entre eux sont là essentiellement pour elle ?


UNE AUTRE RETRAITE

Cette retraite-là est presque belle. Après une vie partiellement échangée contre les moyens de sa subsistance — et contre beaucoup de superflu, à cause d’un jugement en manque d'entraînement, ne résistant que difficilement au matraquage consumériste — il est désormais possible de se réapproprier son temps. Le jour s’écoule paisiblement, car la liberté n’a pas besoin d’être remplie. C’est enfin l’ataraxie, le sourire devient normalité quand rien ne vient troubler le calme et l’indépendance. La laideur du monde est encore là, mais on la laisse le plus loin possible : que les rues putrides deviennent des sentiers forestiers, que nos voisins soient l’écureuil et la biche. Cette laideur n’abandonne pas si facilement, elle vient régulièrement frapper à la porte, mais on peut s’en débarrasser avec aisance — du moins avec plus d’aisance qu’auparavant. Certes, la vieillesse arrive, implacable, mais qu’elle aille au diable, pour l’instant. Et pour toujours, d’ailleurs. Il n’y a aucun motif de plainte, vraiment, que souhaiter de plus ? Mais parfois, le matin, le soir, n’importe quand en fait, dans les moments creux, une pensée se faufile, une pensée obscure, désagréable. Une ombre qui traîne, là, au fond. Les sourcils se soulèvent imperceptiblement, les yeux picotent presque. Alors on se lève avec une brusquerie qu’on ne s‘avoue pas, on secoue la tête, et on se donne de l’activité.


PAUSE

Dans un bosquet perdu dans la brume, un escargot avance lentement sur une toile d’araignée imbibée de rosée matinale : la maîtresse de maison l’ignore, et il laisse derrière lui un chemin bien net, dépourvu de gouttes d’eau.


TROISIÈME RETRAITE

Dans cet esprit il n’y a pas d’ombre, car il n’y a pas de lumière. La vie est donc mécanique : le corps s’agite, maintient les apparences — les lèvres aussi s’agitent, en conjonction avec le larynx. Mais on ne trouve aucun drame, ici.


VISAGE

 Le masque du bonheur est un masque monstrueux — il cache non seulement la vérité du visage, mais aussi et surtout la vérité de l'esprit. Comme s'il y avait de la honte dans la peine, dans la douleur, dans le doute et la confusion, dans l'insatisfaction dévorante et le désir frustré. Cacher ces ombres, c'est cacher l'étincelle fondatrice de son humanité. Pire encore, bientôt le masque ne s'adresse plus aux autres, mais à soi. Celui qui s'entête à le porter, tel Ouroboros, se consume lui-même. Au contraire, que ton visage soit tendu, crépusculaire, que tu ne te soucies pas de donner l'image d'un bonheur hypocrite : car par contraste le sourire sur tes lèvres sera puissant, véritable : seules des lèvres qui savent embrasser l'ombre peuvent rire d'elle.


LE JARDIN

Le jardin de Blake était envahi par les hommes en noir — le nôtre est simplement envahi par les hommes.


LE JARDIN II

Le jardin de Blake était souillé par une chapelle — pour nous tous les bâtiments en chantier sont des chapelles où l'on sacrifie au progrès.

LE JARDIN III

Dans le jardin de Blake les tombes avaient remplacé les fleurs — aujourd'hui les tombes sont encore pour quelque temps des hommes qui marchent et courent et s'essoufflent.


LE JARDIN IV

Le jardin de Blake lui apportait joies et plaisirs — le nôtre nous apporte joies et plaisirs et subsistance.


LE JARDIN V

Sur les portes de la chapelle venue troubler l’ancien jardin de Blake il pouvait tristement lire : TU NE DOIS PAS — sur les portes des chapelles modernes nous lisons : TU DOIS, TU DOIS VOULOIR, TU DOIS DÉSIRER, TU DOIS TOUJOURS PLUS.


LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

L'humanité est le voyageur ; l'hubris est son ombre. C'est pour cette raison que seule la nuit apporte le repos.


LES CHAÎNES

Les chaînes ne sont plus faites de métal grossier, ni encore d'or comme celle de More — elles sont forgées par des esprits habiles et souvent passionnés, puis jetées dans un océan souterrain toujours grandissant d'où elles remontent vers nous au moindre de nos tyranniques désirs via des sources généreuses, trop généreuses.


PLAISIR

Le plaisir d’un vert chlorophylle et d’une vie animale qui se nourrit de ses fruits. 


LE PARC

Au cœur de la ville on trouve le parc. Il y a là de la verdure, des arbres, des étangs, des sentiers et des animaux peu farouches. Avec de la chance, on peut trouver un banc duquel on n'entend pas trop le grondement des voitures. Des gens courent sur les chemins. Rouges, haletants, ils tournent en rond — ce n'est pas une image. D'autres se font promener par leurs chiens, d'autres encore par leurs enfants. Les petits humains, les bâtisseurs et destructeurs de demain, regardent avec surprise les canards et les oies qui vaquent à leurs occupations. Ils n'ont pas l'habitude de voir des animaux non entièrement domestiques autrement qu'en morceaux dans leur assiette — exception faite des rats emplumés que sont les pigeons. À midi, une nouvelle faune envahit le parc : ce sont les travailleurs assez chanceux pour pouvoir venir manger là, et assez sensibles pour en avoir l'envie. Mais c'est un autre type qui attire notre attention, c’est un autre errant qui nous intéresse : celui-ci est inexplicablement tendu ; il marche soit trop vite, soit trop lentement ; il fixe avec avidité une poule d’eau solitaire ; il admire timidement une fleur naissante comme si elle était une belle femme ; il s’assoit et sort un livre, essaie de s’y plonger pendant quelques minutes, puis se relève brusquement ; il s’étonne devant les enfants qui s’étonnent devant les animaux. Ses paupières clignent trop souvent, ses lèvres sont agitées de soubresauts réguliers. C’est qu’il est péniblement tiraillé entre deux désirs contraires. Il veut une certaine image de la nature, la véritable, celle qui insuffle impitoyablement une impression d’esthétique brute et indifférente — et il n’en trouve là qu’une pâle et triste parodie. Pourtant il veut aussi voir l’ingéniosité humaine, qui se saisit du paysage inné et l’embellit d’une touche de raison et de volonté — mais ici il n’y a qu’un pis-aller de la volonté. Néanmoins, il continue de venir, semaine après semaine, mois après mois, année après année. Il n’aime guère les compromis, pourtant il accepte celui-ci.


AVANTAGE DE LA VILLE

Plus il y a de culture, plus la culture personnelle de chacun devient spécialisée. Ainsi les villes ne sont pas tant une augmentation de la taille des sous-cultures que la conséquence du décuplement de leur nombre. On vit donc en ville non pas pour avoir plus de compagnons, mais pour essayer d’en avoir quelques-uns.


LE CHARME DES CYPRÈS

Les cyprès plaisent, car ils donnent l’impression d’une nature régulée. Ce sont des arbres qui flattent notre goût pour l’ordre. Quand on voit au loin leurs silhouettes effilées on imagine qu’ils se dressent dans le jardin minutieusement entretenu d’une grande propriété.


MAL DE DENT

Une femme a mal aux dents. Elle se questionne sur l’utilité biologique de ce type de douleur. Car, pendant la majeure partie du temps que l’humain a passé sur cette terre, la douleur n’était probablement pas là pour lui indiquer qu’il était temps d’aller chez le dentiste. Alors pourquoi ? Pour donner l’impulsion d'arracher cette dent ? Mais un animal qui souffre peut-il arracher sa dent ? Non. Il est condamné à souffrir. Alors cette souffrance est-elle simplement gratuite, issue du hasard biologique qui a trouvé judicieux de placer un nerf trop sensible au cœur d’une dent fragile ? Invoquons une hypothèse : le rôle social de la douleur.


PAUSE II

Le soir tombe sur le cabaret, les chants résonnent à l'oreille des convives, un chat s'approche et s'éloigne selon les caprices indéfinis de sa volonté ; il reste dans notre verre un peu de liquide doré, et on croit se satisfaire de la tumeur urbaine.


DEUX SAINTS

Un écrivain a voulu raconter en miroir l'histoire de deux saints en la cachant au fond d'un roman. L'anachorète de la campagne vit dans une grotte, solitaire, modeste. Il pratique le dénuement pour se rapprocher de Dieu. Petit à petit sa renommée grandit chez les hommes du commun qui jouent aux chrétiens sans aller jusqu'au bout de leur croyance. Alors chaque jour une horde de pêcheurs, toujours plus nombreuse, vient chercher ses conseils. L'anachorète tente de dispenser la sagesse qui est la sienne et refuse les dons de ses visiteurs. Mais petit à petit le doute l'envahit, insidieusement, comme une épine qui s'enfonce dans sa chair. Alors, rongé par la potentialité de son propre aveuglement, il renonce à sa position, emporte avec lui son bol et sa gourde, et part en pèlerinage : il va vers la ville, où se trouve un grand saint, qui a l'habitude de prodiguer ses conseils aux égarés. L'anachorète voyage, il parcourt les terres désolées, et finalement il croise un autre voyageur. La discussion s'engage, jusqu'à ce que la vérité soit révélée : cet étranger est le sage qui était le but de son pèlerinage, sage qui lui-même souffrant des affres du doute est parti en pèlerinage pour consulter l’anachorète de la caverne. Ces deux hommes, au-delà de leur religion, font peut-être partie des rares qui méritent, selon nos standards, le titre de saints — car ils possèdent la force et la faiblesse du doute.


OPINIONS MOUVANTES

Certaines associations de gauche qui privilégient le dialogue à l'affirmation pratiquent une étrange forme de débat : le débat mouvant. Une question volontairement simpliste est posée à une vingtaine d'individus qui doivent se scinder en deux groupes : d'un côté ceux qui répondent oui, et de l'autre ceux qui répondent non. Puis, tour à tour, les deux groupes échangent des arguments — l'astuce, c'est que chacun est libre, à tout instant, et en fonction de la pertinence des propos tenus, de changer de groupe. C'est ainsi que deux types de personnes se révèlent : d'un côté les rocs, qui quoi qu'il arrive maintiennent leur position, et de l'autre les girouettes, qui au fil des échanges passent incessamment d'un groupe à l'autre. Peut-être l'un de ces types est-il inquiétant — reste à savoir lequel.


LES CONTEMPORAINS ET L'ÂME

Les bouillies modernes que sont certaines formes de croyances bâtardes font grande place à l'âme. On ne sait guère ce que c'est, mais c'est là, une force mystérieuse, une énergie aussi insaisissable qu'invisible — le fragment divin de l'humanité qui continue à exister après l'expiration, une illusion floue, une consolation vague pour qui a peur du point final. Ceux-là mêmes qui croient en l'âme se refusent à être créationnistes : c'est heureusement, dans les sociétés européennes, une position trop marginale. Mais alors : au cours du lent processus qu'est l'évolution, quand l'humain s'est-il vu accorder une âme ? Et selon quels critères ? À moins que les animaux ne possèdent eux aussi une âme ? Mais c'est interroger un mur.


CARTOMANCIE

Certains, qui se font sur la causalité des idées troubles, croient encore aux horoscopes, à l'astrologie ou à la cartomancie. Mais même ceux qui jouent aux sceptiques ne sont pas insensibles au charme des prédicateurs. Oh ! quel plaisir étrange et stimulant que d'explorer un potentiel lien entre sa propre existence (tristement enchaînée dans un crâne trop étroit) et un sens universel, un déterminisme réconfortant, salutaire. Ainsi un habile trublion, à l'occasion d'un rassemblement d'insatisfaits, s'empare de la cartomancie et fabrique un tarot politique. Oyez, passants ! « Quel est votre avenir politique ? » Le malicieux a du succès. Du succès auprès des femmes, pour être plus précis, qui constituent l'essentiel de sa clientèle.


IDENTITÉ

« Notre identité n'est pas nationale. » Ainsi chantent-ils. « Notre identité n'est pas nationale. » Quoi ensuite ? « Notre identité n'est pas nationale, elle est politique. » Pourquoi suis-je parcouru par un frisson de déception ?


SPECTATEUR

Il y a un plaisir certain à assister à un spectacle non pas dans le public, mais depuis une position reculée et ombragée d'où, pour nous, le public se met à faire partie du spectacle. Une partie de ce plaisir est un sentiment de supériorité injustifié, certainement. Mais qu'on regarde autour de soi en songeant à l'œil qui nous observe d'une façon similaire — nous sommes un spectacle pour qui est plus retiré encore.


PUDIBOND

À l'heure où le moindre gamin a dans sa poche un accès instantané et illimité à toute la pornographie imaginable et inimaginable, on trouve un charme neuf au pudibond. Après avoir entendu les remarques grasses du frustré, subi les vociférations vulgaires du bruitiste, observé les étalages de chair éternellement jeune dans les vitrines, découvert les dernières nouveautés des marchés numériques du sexe, on se surprend à sourire de contentement devant celui qui, à la manière de Hans Castorp, se teinte de rose et détourne pudiquement les yeux quand on évoque devant lui le dieu libido et ses conséquences. Dans la cacophonie générale, son silence est comme une musique rare — bien qu'en d'autres circonstances on le lui reprocherait.


VERTU DU PRÉTENTIEUX

Qu'on ne soit pas trop sévères envers le prétentieux. Il est possible qu'il soit simplement un imbécile arrogant, certes. Mais peut-être est-il un aspirant maladroit, une aiguille naïve sentant avec confusion que quelque chose cloche dans l'esprit commun de son époque et qui tente de s'en extraire, de prendre un peu de hauteur, pour y voir plus clair. Il lit encore trop peu et trop mal, il est radical par principe mais se trompe souvent de cible, il ne contient pas sa saine agressivité, il croit comprendre mais interprète de travers et, surtout, il manque encore d'empathie. Mais il est sur le droit chemin — le chemin de l'affamé. Ne pas lui reprocher son appétit immodéré, mais lui donner de la nourriture consistante et une opposition robuste sur laquelle il pourra exercer et dompter sa violence.


MÉPRIS

« Plus nous pensons à tout ce qui a été et sera, plus tout ce qui est aujourd’hui même devient pâle. » Quand Nietzsche écrit ceci, il se contente de paraphraser Marc Aurèle qui, bien longtemps auparavant, avait su prendre ce recul. Entre autres sentences exquises, il nous a laissé ceci dans son journal, un soir, bien loin de la belle et puante Rome : « Voici que la terre va nous recouvrir tous ; puis elle-même changera ; et les choses changeront indéfiniment. Si l'on songe aux vagues successives de changements et de transformations et à leur vitesse, l'on méprisera tout ce qui est mortel. » Mais attention à ne pas se tromper sur la nature du mépris dont il parle. Ce n'est pas le mépris dédaigneux, hautain, presque nihiliste, qui diminue ce qu’il qualifie pour tenter vainement d’élever celui qui méprise. Loin de là : c’est un mépris aimant et amoureux. Il ne s’agit pas de détourner son attention de « tout ce qui est mortel », mais d’élever son point de vue pour regarder le réel avec une distance et une lucidité nouvelles qui permettent de domestiquer ses passions. De la même façon que l’on aime mieux ce que l’on accepte comme éphémère, Marc Aurèle aime mieux l’univers — et sa propre existence qui lui permet d’en jouir — car il sait que ses simples capacités de pensée et de perception sont des dons rares et précaires. Qui croit en une quelconque forme d’existence post-mortem se prive de cette jouissance : car qu’est-ce que notre modeste vallée de larmes et de rires en comparaison d’une éternité de joies ou de tourments, ou même d’une éternité tout court ? Ainsi qu’on se méfie du croyant : cette existence n’est pour lui qu’une pâle ombre face à celle qui suit. En conséquence il n’a aucun intérêt à l’améliorer ou à en prendre soin ; au contraire, les religions font l’apologie de la flagellation et du sacrifice dans le but de gagner par la douleur une place dans l’autre vie. Ainsi le croyant s'assomme lui-même en se trompant sur la nature du mépris avec lequel il faut regarder tout ce qui est mortel — qu’on jette vite aux oubliettes ce mépris qui dévalorise le réel pour embrasser l’autre mépris, celui qui reconnaît la fragilité, l’unicité et donc la valeur pour l’instant indépassable du réel.


FAUX PRÉCOCE

Adolescent il a lu Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche et les autres. Bien sûr, il était jeune, c’est donc ce dernier qui l’a marqué plus que les autres : dans la vigueur des hormones naissantes il s'écriait bêtement « Dieu est mort ! » sans comprendre ce qu’il disait, sans entrevoir l’abysse qui s’ouvrait sous lui, sans entendre le philosophe le plus sain et le plus fou qui lui murmurait de prendre garde, de ne pas se réjouir si aveuglément de la mort de l’ordre universel — car qu’avait-il pour le remplacer ? Rien, il ne possédait rien dans son cœur ni ailleurs, alors, les années passant, pour fuir l’abysse, il s’est tourné, de désespoir, vers la bible. Ne pouvant supporter la philosophie du marteau et de la dynamite, il s’est englué dans celle du ciment et du plomb. Méfiez-vous des faux précoces comme des naufrageurs.


LAS DE LA PRUDENCE

« Mais alors, de qui ne doit-on pas se méfier ? » Du sceptique qui, conscient des limites de sa position, cultive raisonnablement sa naïveté.


DELPHES

« Connais-toi toi-même », voici le dogme que l’on trouvait sur le fronton du temple de Delphes. Cette sentence a su traverser les siècles, car sa sagesse est suffisamment accessible, acceptable. Rares sont les moralités qui s’aventureraient à la contredire, d'autant plus que ces mêmes moralités travaillent à façonner ce « toi-même ». Mais l’esprit curieux qui déciderait de suivre le récit des métopes jusqu’à l’autre côté du temple découvrirait, sur le fronton opposé, une sentence plus rude : « Rien de trop. » On a tendance à moins se souvenir de celle-ci — en effet, on ne peut pas prétendre l’appliquer sans véritablement l’appliquer. La génération de l'effondrement aurait bien besoin de cette morale pratique — encore faudrait-il qu’elle mette enfin à la porte l’oracle qui occupe le temple.


CONSERVATION DE L'ESPÈCE

« J’ai beau considérer les hommes d’un bon ou d’un mauvais œil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l’espèce. » Nietzsche ne pouvait s'exprimer ainsi que dans le contexte d’une certaine époque, un temps déjà lointain où le progrès était encore une force protectrice, une force qui projetait l'humanité vers l'avant, vers l'assurance, vers plus d'humanité. Bien sûr Nietzsche, parmi d’autres, critiquait déjà cette idée : mais cette critique n’était rien par rapport à notre défiance moderne. Pour nous, l'idée que toutes les actions de l'espèce ont pour but sa préservation est une triste blague sortie d'un passé révolu. La moindre de nos actions est un emprunt que l'on fait au futur : manger, s'habiller, se divertir, notre travail lui-même — et depuis longtemps nous ne sommes plus solvables. Restons sur les incipit fameux : « Nous autres, civilisations, disait Valéry après la Grande Guerre, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Civilisations ? Non, pour nous c'est un lieu commun, notre génération peut commencer à remettre en cause l'espèce. Le torrent des voitures, les champs nus à perte de vue, les océans de béton, les montagnes corrosives des déjections de notre bétail, les déserts de l'esprit, les moindres nécessités de l'existence impitoyablement moderne, tout cela est d'une déraisonnable logique. Ainsi, à quoi que nous nous appliquions, nous ne faisons pas acte de conservation, mais de destruction. Car l'échelle des choses dépasse notre biologie, qui n'est pas conçue pour l'Histoire.


VUE

Qui est occupé à gravir une montagne ne peut pas voir la montagne.


VUE II

Qui marche dans une plaine plate et désolée à perte de vue accueille avec joie la moindre vague colline, le moindre arbre solitaire, le moindre oiseau égaré.


VUE III

Du sommet d'une montagne on distingue la courbure du monde — mais cette découverte peut aussi se faire sur le désert des océans.


LE BONHEUR DANS LE TRAVAIL

L'humain est incliné à la paresse : c'est le corps qui est tenté de préserver ses énergies quand rien ne le menace. Et dans ce bien-être, cette sécurité, on s'imagine parfois heureux. Pourtant, n'est-ce pas dans le travail que se trouve le véritable bonheur — je veux dire le bonheur actif ? Car c'est un autre instinct humain : transformer le monde à son avantage, investir ses efforts dans l'avenir. C'est ce bonheur-là qui est défendu par les raisonnables et les puissants, non sans quelques bonnes raisons d'ailleurs. Mais quand ils disent bonheur, dans ce cas, c'est une arnaque, car qu'est-ce que ce bonheur sinon l'oubli de soi dans l'activité, l'oubli de sa misère intérieure — les œillères d'un cheval qui parcourt le chemin déjà mille fois parcouru sans apercevoir les clairières, sans même les envisager ? C'est se transformer en outil, car l'outil sait ce qu'il fait, quel est son rôle, son utilité, son excuse pour exister. L'outil ne doute pas, il n'a pas le temps pour ça ; il n'a même pas le temps de souffrir de son manque de doute. Laissons de côté l'idée du bonheur, vivons sans excuse, et ne soyons pas si enclins à fuir la paresse : un anaconda rassasié ne serait-il pas fou d'ingurgiter une deuxième gazelle ?


CECI N'EST PAS UNE PAUSE

Pendant que l'un fait une pause, l'autre continue d'avancer — ainsi tous sont trop effrayés pour s'accorder une pause. Et, pour l'instant, à juste titre.

lundi 6 mars 2017

Couvent et possession dans Les Misérables, Les Diables de Loudun et Cinq-Mars

Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon pc rendra l’âme sans prévenir. Hop.

William Blake - The Great Red Dragon and the Woman Clothed in Sun

      Entre 1632 et 1637, la petite ville de Loudun est le théâtre d'une épidémie de possessions. Les victimes sont les pensionnaires du couvent local, les ursulines. Ce n'est qu'un cas de possessions parmi bien d'autres, mais celui-ci s'inscrit particulièrement dans l'histoire littéraire puisque deux auteurs majeurs en ont fait le matériau de leurs romans historiques : Alfred de Vigny, en 1826, avec Cinq-Mars, et Aldous Huxley, en 1952, avec Les Diables de Loudun. Dans les deux cas, la possession n'a pas grand chose de réel, c'est une fraude servant des intérêts particuliers. Une fraude qui, pour certaines possédées (comme pour certains exorcistes), peut être parfaitement sincère, manifestations violentes du subconscient à travers le prisme du christianisme. Entre ces deux livres paraissent Les Misérables. Chez Hugo, pas de cas de possession, du moins pas explicitement. Par contre, on y trouve un couvent, qui joue un rôle majeur dans l'intrigue. Hugo consacre de longues pages à dresser un portrait critique mais contrasté de ce mode de vie. Pour lui, les couvents « offrent une question complexe. Question de civilisation, qui les condamne ; question de liberté, qui les protège.1 » Ces lieux suscitent des « indignations » comme du « respect2 ». Le couvent du Petit-Picpus, qui selon Hugo ne manque pas de défauts, est-il un lieu propice à des débordements tels que la possession ? Nous ne nous intéresseront pas à la possession en tant que fraude, mais en tant que folie. Tout d'abord, le convent apparaît clairement en tant que lieu de mort. En conséquence, la folie est un échappatoire naturel à cette mort.

•••

      Au cours de son roman, Hugo dresse différents portraits de religieuses. En voici une qui semble ne pas devoir poser de problèmes :

La sœur Perpétue était la première villageoise venue, grossièrement sœur de charité, entrée chez Dieu comme on entre en place. Elle était religieuse comme on est cuisinière. Ce type n'est point très rare. Les ordres monastiques acceptent volontiers cette lourde poterie paysanne, aisément façonnée en capucin ou en ursuline.3

On pourrait penser que si toutes les religieuses étaient comme la sœur Perpétue, la folie n'existerait pas, faute d'imagination. Pourtant, la sœur Perpétue est peut-être préservée par autre chose que ses horizons limités : elle n'est pas coupée du monde. Son état lui impose certes de nombreuses restrictions, mais elle a un rôle clair dans lequel elle peut s'absorber : s'occuper de l'infirmerie. De plus, elle peut rencontrer des gens, avoir des conversations. Des choses si simples lui permettent de satisfaire ses besoins d’interaction humaine, et elle n'a pas une vie très différente d'une servante. Par contre, la vie d'une pensionnaire d'un couvent n'offre pas ces possibilités et au contraire s'y oppose farouchement. Quand Hugo commence à décrire le Petit-Picpus, on se retrouve très rapidement face à une « muraille » et une « grille en fer à barreaux4 ». Le lecteur à l'impression de pénétrer dans une prison. Pire encore, en cas de tentative de contact avec les occupants de ce lieu, « il semblait que ce fût une évocation qui vous parlait à travers la cloison de la tombe.5 » Ce n'est pas tant une prison qu'une tombe, et les religieuses ne sont pas tant des prisonnières que des mortes. L'exposé du système de règles qui organise leur vie ne fait que renforcer cette impression. Système créé, cela va de soi, par un homme :

Les bernardines-bénédictines de cette obédience font maigre toute l'année, jeûnent le carême et beaucoup d'autres jours qui leur sont spéciaux, se relèvent dans leur premier sommeil depuis une heure du matin jusqu'à trois pour lire le bréviaire et chanter matines, couchent dans des draps de serge en toute saison et sur la paille, n'usent point de bains, n'allument jamais de feu...6

Et suivent des pages et des pages de règles diverses et variées, d'une rare rigueur. Mentionnons tout de même l'habitude de faire littéralement lécher le sol aux petites filles faisant leurs études au couvent si elles ont le malheur de se rendre « coupables de gazouillement.7 » Cause de ces tourments, la douloureuse séparation entre l'esprit et le corps. Il faut élever l'âme, et ignorer son enveloppe de chair. Ainsi même le rire devient une « faute énorme8 », et « le cloître catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la mort.9 »
      Essayons de comprendre quelle est pour Hugo la juste place de la femme :

La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l'enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant et en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée. Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu'une femme sans enfant.10

Voici donc « tout l'avenir de la femme » : l'enfant. Le rôle de mère. Voilà qui semble en parfaite opposition avec le monde du couvent, qui justement repousse toute cette dimension corporelle de l’être, enterre le sexe et les relations humaines sous une masse écrasante de rites. Les choses les plus naturelles et instinctives sont niées. On retrouve chez Huxley un passage presque semblable, bien qu'un peu plus modéré sur le rôle de la femme, à propos d'une des ursulines : « Les extases de l'humiliation et de la sensualité hallucinatoire étaient infligées à un esprit qui se sentait encore être celui d'une femme moyenne sensuelle, qui avait eu la malchance de tomber dans un couvent, alors qu'elle aurait du se marier et élever une famille.11 » Dans le couvent des Misérables, « le jour où une novice fait profession », « on chante l'office des morts » et les religieuses s'exclament « notre sœur est morte » mais « vivante en Jésus-Christ.12 » On a donc une parfaite opposition entre la vie de ces femmes telle qu'elle devrait être, et la vie de ces femmes telles qu'elle est. Hugo, pour défendre les couvents, met en valeur l’argument de la liberté : si certaines personnes veulent s'enfermer, ne plus sortir et vivre d'une manière qui leur est propre, pourquoi les en empêcher ? Il suffirait de jeter un regard indifférent et de passer à autre chose. Mais malheureusement, il est fort probable qu'une majorité de ces femmes ne soient pas là par choix. Chez Huxley, on apprend à propos du couvent des ursulines que « la plupart de ses dit-sept religieuses étaient de jeunes dames nobles, qui avaient embrassé la vie monastique, non point en raison de quelque désir irrésistible de suivre les conseils évangéliques et d'atteindre la perfection chrétienne, mais parce qu'il n'y avait pas, chez elles, assez d'argent pour leur fournir une dot à la mesure de leur naissance.13 » Huxley donne ensuite l'exemple plus précis d'une jeune femme en particulier  : « La vie dans le château paternel lui devint tellement odieuse qu'un cloître même lui parut préférable au foyer.14 » On peut considérer que celle-ci a délibérément choisi le couvent, mais appeler cela une vocation serait aller un peu loin. Il est facile de supposer que, même si deux siècles plus tard la popularité des couvent est en chute libre, les choses ne sont guère différentes pour les femmes qui y vivent. Ces femmes, pour la plupart, ne sont pas là suite à une décision mûrement réfléchie. Elles subissent, car « pour ceux qui n'en avaient pas la vocation, la vie dans un couvent du XVIIe siècle était simplement une succession d'ennuis et de frustrations.15 » Le prêtre de Loudun, Urbain Grandier, qui sera accusé d’être à l'origine des possessions, est confronté au même problème. Pour être prêtre, il doit embrasser le célibat. Mais sa nature le pousse vers un autre mode de vie. Aussi bien chez Vigny que chez Huxley, le coté aventureux du prêtre est de notoriété publique. Consoler les veuves éplorée et enseigner le latin aux jeunes filles sont des occupations qu'il apprécie grandement. Mais les religieuses ne bénéficient pas de tant de liberté et, enfermées, elles ne peuvent vivre officieusement comme elles le voudraient. La règle est appliquée de force. L'opinion d'Hugo sur la question est claire, il qualifie notamment les « petits rires étouffés » que les pensionnaires hors la loi parviennent à échanger de « charmants16 ». Ses critiques sont souvent très vives :

Ces femmes pensent-elles ? Non. Veulent-elles ? Non. Aiment-elles ? Non . Vivent-elles ? Non. Leurs nerfs sont devenus des os ; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à on ne sait quelle tragique respiration de la mort. L’abbesse, une larve, les sanctifie et les terrifie.17

On retrouve ici, comme à bien d'autres endroits, l'idée très claire que le couvent est un lieu de mort. Mais un autre concept vient s'y greffer : cette mort les empêche d'accomplir leur mission première : aimer Dieu. Dieu semble ne pas pouvoir être servi par des cadavres résignés, des automates qui répètent jour après jour des rituels vide de sens. Des créatures non pas d'amour, mais d'habitude. Et à essayer de vivre comme des mortes, des religieuses meurent. Probablement à cause des dures conditions de vie, mais peut-être surtout d'ennui, de répression des pulsions de vie. « L'une avait vingt-cinq ans, l'autre vingt-trois.18 » Celles qui vivent malgré tout expérimentent de nouvelles tensions :

Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le couvent tourne la pensée du coté de l'inconnu. Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s'épancher, et s'approfondit, ne pouvant s'épanouir. De là des visions, des suppositions, des conjectures, des romans ébauchés, des aventures souhaitées, des constructions fantastiques, des édifices tout entiers bâtis dans l'obscurité intérieure de l'esprit, sombres et secrètes demeures où les passions trouvent tout de suite à se loger dès que la grille franchie leur permet d'entrer.19 

Le fait de repousser les pulsions de vie a pour effet secondaire d'exacerber les fantasmes. Ainsi le couvent est contre productif : ce qui dans une vie « normale » irait se soi devient un objet de lutte, une tentation. Ce qu'une religieuse ne peut vivre dans la réalité, elle le vit dans les recoins de son esprit. Jusqu'à un éventuel débordement. Un débordement appelé possession.

•••

      Michel Foucault, en parlant du rapport à la sexualité au XVIIe siècle, évoque l'établissement de « régions sinon de silence absolu, du moins de tact et de discrétion : entre parents et enfants par exemple, ou éducateurs et élèves, maîtres et domestiques.20 » Les couvent semblent pourtant être de telles régions de « silence absolu ». Si dans certaines couches de la société, probablement la majorité, la promiscuité forcée entraîne une éducation sexuelle dès le plus jeune age, dans d'autres, en haut de l'échelle sociale, les femmes sont volontairement maintenues dans l'ignorance. C'est une habitude qui va de l'antiquité romaine jusqu'à la fin de l'ère victorienne au début du vingtième siècle : des femmes doivent rester vierges et cloîtrées jusqu'au mariage, et une autre partie des femmes sert à compenser ce déséquilibre. Les hommes occupent une zone grise plus confortable entre ces deux états. Les couvents sont le pinacle de cette situation de mutisme et d'ignorance, et dans un tel contexte, « la folie fascine parce qu'elle est savoir21 ». La folie est une excuse pour exprimer et expérimenter tous les interdits. Dans son Histoire de la folie, Foucault parle du « grand renfermement22 » comme une réaction à la folie. Mais dans l’environnement qu'est le couvent, le grand renfermement semble plutôt être la cause de la folie. Voici chez Vigny une description de l'état de possession : «  Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable supérieure des Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans la poussière ; les autres sœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe par des gestes passionnés ou des rires immodérés.23 » La religieuse possédée montre son corps, provoque sa nudité publique. C'est une réaction inversement extrême à l'intenable pudeur dont elle doit faire preuve au quotidien. Il en va de même pour les gestes et les rires des autres, ce n'est que la libération de tensions accumulées au fil des ans. La folie, la possession, est pour ces femmes l’excuse nécessaire pour soulager ces tensions. Les choses sont aggravées par le fait que « la purification du cœur doit être obtenue par une dévotion intense, par la communion fréquente et par une conscience du moi toujours en éveil, visant à la détection et à la mortification de toutes les impulsions vers la sensualité, l’orgueil, et l'amour du moi.24 » Toutes ces tentations du corps et de l'esprit ne doivent pas simplement être refoulées, elles doivent être affrontées. On imagine aisément la vie d'une religieuse, toutes ces heures passées à genoux, seule avec ce genre de pensées, seule avec la certitude de sa culpabilité, tentant de racheter le péché originel par une vigilance de tous les instants. Étant donné que « la nature a horreur du vide, même dans l'esprit25 », il faut bien remplir cette existence passive par quelque pensée. C'est là le but des innombrables rituels de la vie monastique : ligaturer l'esprit, limiter ses divagations sur des territoires potentiellement dangereux. Mais « d'une façon obscure, nous savons qui nous sommes véritablement. D'où notre chagrin, d’être obligés de sembler être ce que nous ne sommes pas, et d'où le désir passionné de franchir les limites de cet ego emprisonnant.26 » Ainsi les rituels ne suffisent pas à combler le vide, et la folie devient la seule possibilité d'assouvir ce « désir passionné ». C'est ce qui se produit quand l’abbesse de Loudun tombe amoureuse de Grandier sans jamais l'avoir rencontré : « Grandier était simplement un nom – mais un nom de puissance, un nom qui suscitait des imaginations inavouables, des esprits, familiers et impurs, un démon de curiosité, un incube de concupiscence. » Dans un environnement si pauvre en stimulations et en nouveautés, un simple nom associé à une réputation sulfureuse suffit à canaliser un torrent du frustrations sur un seul objet. De plus, ces frustrations prennent la forme de créatures de la mythologie chrétienne, car s'il est inconcevable de simplement songer à l’existence de concepts comme le désir sexuel ou le besoin d'ouverture au monde, démons et esprits sont des cartes blanches sous lesquelles il est possible de cacher n'importe quoi. Stratégie de diversion intemporelle, où un mal vague et sans visage sert à camoufler des maux bien précis. Chez Hugo, on trouve un passage où, de façon semblable, les pensionnaires des religieuses focalisent leur attention sur un objet de désir suffisamment inconnu pour laisser le champ libre aux fantasmes :

Aucune des jeunes recluses ne pouvait l'apercevoir, à cause du rideau de serge, mais il avait une voix douce et un peu grêle qu'elles étaient parvenues à reconnaître et à distinguer. Il avait été mousquetaire ; et puis on le disait fort coquet, fort bien coiffé avec de beaux cheveux châtains, arrangés en rouleau autour de la tête, et qu'il avait une large ceinture noire magnifique, et que sa soutane noire était coupée le plus élégamment du monde. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize ans.27

Elles ne le connaissent pas, elles ne l'ont jamais vu, et pourtant sa simple existence suffit. Le même procédé se répète ensuite avec le son d'une flûte, qui vient régulièrement enchanter des oreilles peu habituées à autre chose que les chants religieux :

Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les mères vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. […] Elles auraient tout donné, tout compromis, tout tenté, pour voir, ne fut-ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le « jeune homme » qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui, sans s'en douter, jouait en même temps de toutes ces âmes.28

Suivent les diverses tentatives des pensionnaires pour se régaler de la vue de leur prince charmant qui, hélas, n'en est un que dans leur imagination. Le son d'une flûte ayant suscité encore plus d'émois que la voix d'un homme, on peut tirer la conclusion que plus l'objet du désir est vague, plus son effet est puissant. Moins il est défini, plus le champ des fantasmes possibles est large. La voix d'un homme donne des informations sur son age, sa fonction, sa personnalité, alors que la musique peut laisser à chacune le loisir d'imaginer son amant imaginaire à partir de zéro. Et cette fois ce ne sont pas seulement les pensionnaires qui sont émoustillées, mais aussi les mères vocales, sensées être des modèles. Qu'est-ce que la possession, sinon prendre le contrôle d'une âme, se jouer d'elle, comme le fait le musicien ? On trouve chez Hugo un autre passage évoquant la possession, cette fois avec une dimension clairement sexuelle. Le couvent est défini comme étant un « sérail d’âmes réservées à Dieu » et, en parlant du Christ, « la nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et devenait l'extase de la cellule.29 » Dans le cas de Loudun, il se passe exactement la même chose, sauf que l'extase n'est pas causé par le Christ, mais par des démons. On remarque que même le symbole ultime du christianisme, le Christ sur sa croix, est détourné par les circonstances pour devenir un objet de fantasme, un incube.
      Urbain Grandier est l'incarnation de l'échec des règles religieuses. C'est un bon prêtre, il est éloquent, ses sermons attirent foule à l'église. Mais sa vie privée est loin de correspondre à l'idéal chrétien. Libertin convaincu, il finira cependant par rencontrer l'amour, et ira jusqu'à se marier en cachette, de nuit. Pour apaiser les craintes et les remords de sa compagne secrète, il rédige un petit ouvrage contre le célibat des prêtres, ouvrage qui servira de preuve contre lui lors de son procès. Son argumentation est la suivante :

Ne sois pas triste parce que tu m'aimes ; ne sois pas affligée parce que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils ? Et les âmes des bienheureux, que leur est-il promis ? Sommes nous moins purs que les anges ? Nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la mort ? O Madeleine, qu'y a-t-il en nous dont le regard du seigneur s'indigne ? […] Être angélique, j'étais seul à partager les secrets du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme ; je t'unissais à ton créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein.30

Ici, Grandier tente de faire disparaître l'inévitable culpabilité qui accompagne chez une croyante convaincue le désir physique et l'amour intense. Il veut rapprocher l'amour terrestre de l'amour divin. Si l'amour est sincère, pur, n'est-il pas le meilleur moyen de communier avec Dieu ? Si le but de la vie religieuse est de se détacher de tout ce qui est terrestre, l'amour, sentiment immatériel faisant négliger toute autre chose que lui-même, n'est-il pas la clé ? Ainsi il affirme non seulement que cet amour interdit lui a permis de mieux s'unir à Dieu, mais que Dieu Lui-même ne peut trouver la moindre raison de s'indigner face à un tel comportement. La religion personnelle diffère donc grandement de la religion institutionnalisée. On retrouve le même genre d'idée chez Huxley : « Ce n'est nullement le dessin de Dieu d’être aimé par nous contre la création, mais plutôt d’être glorifié à travers la création et à partir d'elle.31 » De ce point de vue, il ne faudrait donc pas couper l’être humain du monde, l'enfermer dans un bâtiment froid et dans des rites austères pour lui faire éprouver l'amour de Dieu, mais au contraire lui faire embrasser l'existence, la création. C'est aussi le point de vue de Hugo quand il évoque sa vision de la place de la femme dans la société. Quelle que soit notre opinion moderne sur cet idéal de la femme existant essentiellement dans le rôle de mère, on ne peut nier que c'est une position bien plus susceptible que la vie claustrale de provoquer l'amour de Dieu par l'amour de la création, l'amour du mari, de l'enfant, d' « une fleur qui pousse parmi les grains32 ». Juste avant de se lancer dans une longue diatribe contre l'athéisme, cette philosophie de « taupe », Hugo écrit le paragraphe suivant :

Écraser les fanatismes et vénérer l'infini, telle est la loi. Ne nous bornons pas à nous prosterner sous l'arbre de la Création, et à contempler ses immenses branchages plein d'astres. Nous avons un devoir : travailler à l'âme humaine, défendre le mystère contre le miracle, adorer l’incompréhensible et rejeter l'absurde, n'admettre, en fait d'inexplicable, que le nécessaire, assainir la croyance, ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu.33

Là encore Hugo semble aller dans le sens d'une religion en meilleure harmonie avec la création. Les couvents sont un des « fanatismes », et sont totalement facultatifs pour « adorer l’incompréhensible ». Hugo, n'engage non pas à se « prosterner » et à  « contempler », mais à participer, agir, « travailler ». Comme souvent, il répète plusieurs fois la même idée avec des formulations différentes : « assainir la croyance, ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu ». Bref, se débarrasser des couvents, et même se débarrasser de la plupart des institutions religieuses. Non seulement elles sont inutiles, mais aussi nuisibles. Ainsi Hugo est « pour la religion contre les religions34 ».

•••

      La cause des possessions semble être que l'homme a trop tendance à oublier « quelle part de folie est la sienne. Refuser cette déraison qui est le signe même de sa condition, c'est se priver d'user jamais raisonnablement de sa raison.35 » Vouloir courir après « la raison démesurée de Dieu36 » revient à nier la réalité de la vie humaine, et ainsi à s'éloigner encore plus d'une idéale religion véritable. Les couvents en sont dans ces trois œuvres des exemples frappants, lieux de mort coupant le lien essentiel entre l’être et la création. La chasse aux démons et aux péchés créé les démons et les péchés, et le meilleur moyen de les faire disparaître semble être de les oublier, et non pas de vouloir les combattre. Urbain Grandier fut accusé d’être un sorcier participant au sabbat, et Huxley saisit cette occasion pour décrire ce genre de cérémonie avec un regard bienveillant. Il y avait « un pique-nique (car on célébrait les sabbats en plein air, près d'arbres ou de pierres sacrées) », des « danses », et « une orgie sexuelle au petit bonheur ». Au final, « l’atmosphère qui régnait dans ces sabbats était celle de la bonne camaraderie et de la joie animale insouciante.37 » La communion avec la création n'est à ces occasions pas totalement libérée de rituels arbitraires, mais quelle que soit l'opinion de chacun sur la question, il semble probable que ces pratiques devaient entraîner moins de problèmes mentaux que la claustration d'un esprit oppressé entre quatre murs glacés. 



1HUGO, Les Misérables, Gallimard, tome 1 p652  2Ibid, p653  3Ibid, p292  4Ibid, p617  5Ibid, p619  6Ibid, p622  7Ibid, p634  8Ibid, p627  9Ibid, p655  10Ibid, p528  11HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p139  12HUGO, Les Misérables, Gallimard, tome 1 p628  13HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p115  14Ibid, p117  15Ibid, p114  16HUGO, Les Misérables, Gallimard, tome 1 p647  17Ibid, p655  18Ibid, p651  19Ibid, tome 2 p204  20 FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité 1, Gallimard, 1976, p26  21 FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972, p37  22Ibid, p67  23VIGNY, Cinq-Mars, Gallimard, 1980, p88  24HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p94  25Ibid, p27  26Ibid, p89  27HUGO, Les Misérables, Gallimard, tome 1 p638  28Ibid  29Ibid, p655  30VIGNY, Cinq-Mars, Gallimard, 1980, p91  31HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p102  32Ibid, p103  33HUGO, Les Misérables, Gallimard, tome 1 p633  34Ibid, p668  35FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972, p53  36Ibid, p49  37HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p163

lundi 27 février 2017

Visions d'un réel plus vaste (Rosny Ainé, Maurice Renard)

Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon pc rendra l’âme sans prévenir. Hop.
 

Camille Flamarion


      En France, à la fin du XIXe siècle, la littérature que l'on peut nommer anticipation scientifique est dominée principalement par Jules Verne. Pour concevoir ses romans, Verne imagine des progrès scientifiques plausibles. Que ce soit le Nautilus de Vingt mille lieux sous les mers ou le canon géant de De la Terre à la Lune, ces inventions s'appuient sur des techniques connues et maîtrisées à l'époque. Les submersibles et les canons existent depuis de nombreuses années, ceux de Verne sont plus gros et plus efficaces, recèlent quelques particularités étonnantes, mais restent des objets familiers obéissant à des lois physiques connues.
      Ce genre de vision place l'homme au centre de la création. L'homme semble pouvoir observer, comprendre et maîtriser la nature qui l'entoure. Cependant, pour observer son environnement, l'homme ne peut utiliser que les sens avec lesquels il est né. Et si, au delà de ces sens, se cachait toute une portion de la réalité qu'il nous est impossible de percevoir ? Peut-être même que cette portion inaccessible constitue la majorité de la réalité, et que ce qui s’offre à nos regards n'en est qu'un fragment. Pour soulever le voile, on peut compter sur une opportunité offerte aléatoirement par la nature, ou sur le progrès technique. Rosny Ainé et Maurice Renard explorent chacun l'une de ces options, avec des résultats fort semblables.
      En 1895, Rosny Ainé publie Un autre monde. Le personnage principal de cette nouvelle a dès sa naissance de nombreuses particularités: sa teinte de de peau est violet pâle, ses yeux sont étrangement opaques … Et depuis sa plus tendre enfance, sa nourriture principale est l'alcool. Mais l’élément clé concerne sa vision. Narrant sa jeunesse et sa familiarisation avec ses sens, il explique qu'il peut « regarder le soleil sans en paraître incommodé1 », que des matières transparentes pour nous, comme le verre et l'eau, sont pour lui très troublées, ou encore qu'il ne voit pas certaines couleurs communes mais perçoit entre le rouge et le violet « des couleurs qui ne sont que nuit pour les hommes normaux 2». On comprend donc que cet homme est né différent, probablement sans raison particulière, par simple hasard de la nature. Et ses perceptions dépassent de loin celles de l’être humain classique :

Le monde autrement coloré, le monde autrement transparent et opaque – la faculté de voir à travers les nuages, d'apercevoir les étoiles par les nuits les plus couvertes, de discerner à travers une cloison de bois ce qui se passe dans une chambre voisine ou à l'extérieur d'une habitation – ,qu'est tout cela, auprès de la perception d'un MONDE VIVANT, d'un monde d’Êtres animés se mouvant à coté et autour de l'homme, sans que l'homme en ait conscience, sans qu'il en soit averti par aucune sorte de contact immédiat ? Qu'est tout cela, auprès de la révélation qu'il existe sur cette terre une autre faune que notre faune, et une faune sans ressemblance, ni de forme, ni d'organisation, ni de mœurs, ni de mode de naissance, de croissance et de mort, avec la notre ?3

Pour mieux cerner ces créatures qui font l'objet de nombreuses descriptions, il faut comprendre qu'elles sont « intangibles4 ». Elles évoluent sur le même sol que nous, et si certaines matières artificielles sont pour elles infranchissables, elles passent à travers toute matière vivante, homme ou arbre, comme si de rien n'était.
      On comprend facilement la différence radicale avec Jules Verne. Descendant jusqu'au centre de la Terre, les aventuriers de Verne découvrent des espèces certes fort anciennes, mais tout à fait connues et ayant un mode vie aisément compréhensible. Rosny place les Moedigen (nom que donne le narrateur à ces créatures) dans notre proximité immédiate, et leur donne des caractéristiques tout à fait étrangères. Pour le narrateur, un tel don est une plaie. A qui communiquer de telles merveilles, qui ne le croirait pas fou ? Habitant à la campagne, son adolescence s'écoule dans une solitude morose, mais son esprit s'éveille. Et un beau jour, la décision est prise : il faut aller en ville trouver un homme de science, aussi bien pour assouvir un désir d'épanouissement que par volonté de partager de précieuses connaissances. Après une arrivée mouvementée à Amsterdam et une visite à l’hôpital, le mentor tant espéré se présente opportunément en la présence du docteur Van den Heuvel, « grand front chauve, regard puissant d'analyste5 ».
      C'est une délivrance. Le monde de la science semble parfaitement opposé à l'univers dans lequel le narrateur a grandit. Entouré de gens à l'esprit pratique et à l'éducation limitée, il était vu comme un handicapé, incapable à cause de sa constitution de réussir dans le monde du travail. Or, en compagnie du docteur, ces soucis disparaissent. Il n'est plus question de travailler, le docteur « étant fort riche, et tout à la science6 ».
      Arrive le moment délicat : comment annoncer à un homme rationnel que vit autour de lui tout un règne animal inconnu qu'il ne peut percevoir ? Le narrateur joue la prudence. Il gagne la confiance du docteur en lui faisant tout d'abord étudier sa constitution particulière. Ce n'est qu'un an plus tard que la révélation peut avoir lieu :

Je vis le docteur devenir pâle de la pâleur des grands savants devant une nouvelle attitude de la matière. Ses mains tremblaient.
    – Je vous croirai ! dit-il avec une certaine solennité.
    – Même si je prétend que notre création, je veux dire notre monde animal et végétal, n'est pas l'unique vie de la terre... qu'il en est une autre, aussi vaste, aussi multiple, aussi variée... invisible pour vos yeux ?
    Il soupçonna de l'occultisme et ne put s’empêcher de dire :
    – Le monde du quatrième état... les âmes, les fantômes des spirites.
    – Non, non, rien de semblable. Un monde de vivants condamnés comme nous à une vie brève, à des besoins organiques, à la naissance, à la croissance, à la lutte …7

Pour le scientifique, c'est le choc. La conversation est assez longue, le docteur posant calmement de nombreuses questions, tentant de démêler le vrai du faux. Puis, convaincu, il se laisse aller à l'émotion. Il indique qu'il se sent « accablé », que tout cela semble « désespérément lucide8 ». Le choix des termes est important : ils ne dénotent pas de la joie ou même de la curiosité face à la révélation, mais la difficulté d'accepter de remettre en cause tout un système de pensée et de savoirs durement construit par une vie de travail. Impossible de classifier ces êtres dans des catégories connues, toutes les constructions de la science s’effondrent. Comme le dit le narrateur, « leurs propriétés sont trop contradictoires pour l'idée que nous nous faisons de la matière9 ».
      En tant qu'homme de science idéal, le docteur parvient à mettre de coté ses préjugés. La vérité viendra de l'expérimentation. Mais bien entendu, le monde n'est pas prêt pour de telles révélations : non seulement personne d'autre ne peut voir cet autre monde, mais qui voudrait le voir ?

      On l'a dit, dans la nouvelle de Rosny Ainé, la découverte de ce monde « parallèle » est due à un hasard de la nature, et Maurice Renard s'en inspirera en 1921 dans le court roman L'homme truqué. Renard revendique clairement sa source d'inspiration, puisque dans une note, la seule du roman, il conseille au lecteur de « lire à ce propos l'admirable nouvelle de J.-H Rosny. intitulée: Un autre monde10 ».
      Dans ce récit, Jean, un jeune homme présumé mort pendant la Grande Guerre, fait un retour surprenant dans la petite ville de Belvoux. Jean, blessé par un obus dans l'enfer des combats, est devenu aveugle. Avant de risquer de choquer sa mère par sa réapparition soudaine, il préfère se présenter au docteur Bare, qui jouera le rôle du scientifique ouvert d'esprit tentant de percer les mystères qui s'offrent à lui, à l’instar du docteur Van den Heuvel chez Rosny. Et la première chose que le bon docteur remarque, ce sont sont les yeux de Jean. Des yeux artificiels, « des yeux de statues11 ». De simples prothèses, selon le jeune homme. Mais face à la sagacité du bon docteur qui remarque que Jean a une vue étonnamment fine pour un aveugle, celui-ci finit par révéler à contrecœur la vérité. Une fois blessé et aveugle, il semble que Jean se soit fait vendre comme cobaye à un groupe de savants. Enfermé dans une maison isolée en Europe de l'est, il rencontre un autre scientifique : Prosope. Prosope n'est pas un bon docteur comme Bare, c'est plutôt la figure du savant fou, ou du moins du savant de génie prêt à tout pour faire avancer la science mais aveugle aux émotions humaines, sauf si elles peuvent être utiles pour manipuler un cobaye. Il explique son projet à Jean, retenu contre son gré, pendant de longues tirades passionnées :

Vous savez, [Jean], que l’œil est relié au cerveau par le nerf optique, lequel transmet au cerveau les impressions lumineuses que l’œil à perçues. Vous savez, d'autre part, que le nerf optique ne peut envoyer au cerveau que des impressions lumineuses, et point d'autres. Pincez-le, ce n'est pas une douleur qui en résulte, mais la sensation d'une clarté. […] Mais si, à la place de l’œil, j’installe un autre organe, et que je mette cet organe en communication avec le nerf optique ; si, par exemple, je remplace votre œil par un appareil auditif, ou, ce qui revient au même, relie votre oreille au nerf optique, au lieu de la laisser en rapport avec le nerf auditif, qu'arrivera-t-il ? Ceci : votre oreille continuera à enregistrer les sons, mais ces sons, vous les percevrez sous une forme lumineuse, puisque c'est là le seul langage que le nerf optique sache parler. Vous verrez les sons. […] Vous n'ignorez pas que les cinq sens de l'homme ne sauraient prétendre à lui donner la perception totale de la matière en ses états différents. Cinq sens ! Il en faudrait cent, peut-être mille, pour prendre connaissance de tout ce qui existe ! […] J'ai remplacé vos yeux par des façons d’électroscopes très perfectionnés. Ils perçoivent du monde l'aspect électrique ; ils n'en perçoivent pas d'autre, et, naturellement, votre nerf optique vous traduit cet aspect sous forme de luminosités.12

Voici donc le secret de Jean : il voit l’électricité. Première différence notable avec le personnage de Rosny : Jean, contrairement à son homologue, refuse d’être étudié, il n'aspire qu'à la paix et à l'oubli. Il n'est pas né avec ce don, et pour lui ce n'est pas une « véritable vue », c'en est une pâle imitation. Jean n'est pas un scientifique, et après avoir utilisé la capacité offerte par Prosope pour fuir sa captivité, créant ainsi une savoureuse ironie du sort, il tentera à tout prix de la cacher. Jean est ainsi le représentant du peuple, qui n'est pas prêt ou n'a juste aucune envie de soulever les voiles de la réalité. Ce n'est que sous l'insistance du docteur Bare qu'il donnera les clés de sa perception. Commençons par laisser la parole à Jean :

Imaginez une forme humaine constituée par l’enchevêtrement d'une quantités de fils plus ou moins gros – une sorte de résille incandescente, brûlant d'un feu violet, et reproduisant, par ses entrelacs et ses ramifications aériennes, l'apparence légère et anatomique de nos semblables. On aurait dit un homme construit comme une racine d'arbre lumineuse, un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuit un bloc de lumière duveteuse et dont la moelle épinière s'allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler en activité13.

Ce que Jean décrit ici, c'est tout simplement un homme, dont il ne voit que le système nerveux, ou plus précisément l'électricité circulant dans le système nerveux. On obtient des descriptions qui ressemblent à des apparitions fantastiques tout en étant de la pure observation scientifique. On pense notamment à la radiographie, invention encore récente à l'époque, qui produit des effets semblables et fait une apparition dans le roman quand Bare veut utiliser ce dispositif de vision artificielle pour percer les secrets des yeux artificiels de Jean, créant une intéressante mise en abîme où la technique sert à observer la technique.
      Maurice Renard ne manque pas d'idées pour mettre en valeur les possibilités étonnantes d'une telle variation des sens humains. Par exemple, il n'y a pas moins d'électricité la nuit que le jour : Jean peut donc voir dans l'obscurité la plus noire aussi bien qu'a midi. Et le brouillard, qui pour le commun des mortels réduit grandement la portée du regard, est pour lui un magnifique amplificateur de vision. En effet, l'humidité ambiante transmet mieux l’électricité qui parvient plus facilement jusqu'à ses yeux artificiels. La plupart des parois sont pour lui translucides, sauf celles qui sont isolantes, comme le verre. On pourrait croire que la Terre serait un isolant efficace, mais cela n’empêche pas Jean de percevoir très loin sous ses pieds le pôle magnétique de la planète, ainsi que ses divers champs magnétiques.
      Le docteur Bare tente d'utiliser ces capacités à des fins altruistes en leur trouvant des applications médicales. En observant le système nerveux de malades, il semble possible de localiser et de comprendre leur mal, et ainsi de les guérir. Mais quand Bare essaie de percevoir par ces moyens « les fonctionnements de l'âme14 », il se heurte à l'échec… Au lecteur de se faire une faire une idée sur les raisons de cet échec, que l'âme soit trop subtile pour tous les sens humains, même augmentés par la science, ou qu'elle ne soit rien de plus qu'un concept abstrait.
      Toutes ces merveilles ouvrent des possibilités scientifiques immenses, mais n'offrent globalement que des occasions d'approfondir des aspects déjà connus du fonctionnement de l'univers et de l'Homme. La véritable découverte, qui forme le lien le plus étroit avec la nouvelle de Rosny, est esquissée de façon si rapide qu'il est aisé pour qui n'est pas particulièrement sensibilisé au sujet de passer à coté. Comme pour le personnage de Rosny, les nouveaux sens de Jean gagnent en acuité avec le temps. Et c'est sur son lit de mort qu'il fera les observations les plus marquantes:

Autant que j'aie pu le comprendre, la première apparition avait affecté pour Jean Lebris la forme d'un disque de brouillard violet, animé d'un frémissement rotatoire. Ce disque traversa la chambre, s'éloigna en perçant le plafond, et disparu. Mais, chaque jour, de plus en plus distincts, d'autres disques vibrants se montrèrent au moribond. […] Ce n'étaient plus des disques, mais des globes légers, contenant une circulation vertigineuse. […] Une fois, il m'avertit qu'un de ces globes s'était attaché à mon cerveau, et je reconnais qu'alors je souffrais d'un mal de tête des plus pénibles. Était-ce une coïncidence ? […] Qui prouve que l’accoutumance des appareils fabriqués par Prosope n'a pas permis à Jean Lebris de distinguer plus avant, et de découvrir un monde clandestin, un peuple exclusivement formé d'électricité, constitué par un fluide si subtil que nos détecteurs les plus impressionnables n'en sont pas influencés ? Un homme, enfin, a-t-il pu entrevoir une des ces races invisibles dont il est philosophique de dire qu'elles nous environnent ? Et cette race use-t-elle à son gré de l'humanité, sans que l'humanité s'en doute ? Lui devons nous parfois la maladie, la démence, la mort ?... Je ne puis résoudre la question, n'ayant pu savoir à quels moments Jean Lebris délirait, à quels moment il ne délirait pas.15

L'hypothèse d'un monde parallèle au nôtre est évoquée brièvement mais avec force. Tout d'abord, cette révélation, si elle n'en constitue pas la conclusion, intervient vers la la fin du roman. Le lecteur a appris à se fier aux observations de Jean, et même si est évoquée l’hypothèse du délire, jamais ses perceptions n'en paru défaillantes auparavant. Il est donc tentant de lui faire confiance cette fois aussi, mais quoi qu'il en soit, le concept est plus important que sa potentielle réalité dans la fiction. Jean perçoit donc ce qui semble être des formes de vies électriques, et le narrateur emploie les termes sans ambiguïté de « peuple » et de « race ».
      Ce peuple supposé, comme les Moedigen de Rosny, est pour nous immatériel et invisible, mais le narrateur formule des hypothèses assez inquiétantes. L'épisode du mal de tête potentiellement causé par l'une de ces créatures suggère des interactions entre eux et nous, interactions qui semblent à notre désavantage, comme s'ils se nourrissaient de l’électricité circulant dans le corps humain. Puis le docteur Bare, avec ces nouveaux éléments en main, se pose l'éternelle question de la liberté de l'humanité. En quelque lignes, on imagine une race humaine réduite à l'état de cheptel par des êtres supérieurs sans que celle-ci ne n'en perçoive rien, la faute à ses ses sens limités.
      Au delà de ces idées qui ne sont peut-être que pur fantasme, l'efficacité des yeux de Jean pour ce qui est de l'augmentation des sens humains semble incontestable. Et pourtant, pour le visionnaire Prosope, figure du progrès sans limitations ni morale, ce n'est qu'un petit pas en avant destiné à paver la voie vers de plus grandes avancées : 

Un jour, peut-être nos successeurs parviendront-ils à créer l’œil complet, l’œil que les vibrations les plus lentes et les plus précipitées pourront impressionner, l’œil qui verra les rayons infra-rouge comme les rayons ultra-violets, la chaleur comme l’électricité – l’œil enfin qui donnera du monde la vision intégrale. Et alors il n'y aura plus lieu de distinguer la lumière visible et la lumière invisible. Il n'y aura plus que LA LUMIERE. Quelle beauté !16

      On perçoit donc l'évolution des idées sur la science depuis Jules Verne. Celui-ci utilise avec inventivité toutes les techniques de son époque, mais sans en inventer, plaçant l’être humain en position de contrôle. Rosny Ainé, lui, évoque une science nouvelle et inconnue, à priori imperceptible et incompréhensible. La place de l'homme dans le monde change, car s'il est incapable de percevoir tout un règne vivant à ses cotés, qui sait toutes les autres choses qui lui échappent ? Puis Maurice Renard met en scène dans son récit un dispositif créé par l'intelligence humaine et permettant de jeter un regard vers ce qui était jusqu'à présent invisible. Ainsi l'humanité semble capable de se frayer un chemin dans les mystères de la nature, et c'est en commençant par accepter le fait que ses perceptions sont limitées qu'elle peut chercher à les développer. Paul Valery, dans ses Regards sur le monde moderne, utilise la métaphore de l'enfant pour évoquer ce phénomène. L'humanité est comme un nouveau né dont l’œil « s'ouvre d'abord dans un chaos de lumière et d'ombres, tourne et s'oriente à chaque instant dans un groupe d'inégalités lumineuses », puis, à force d'essais et de tâtonnements, « les forces de l'enfant s'accroissent et le réel se construit comme une figure d'équilibre17 ». Assez modestes pour reconnaître que notre construction commune du réel est certainement encore celle d'un enfant, Rosny Ainé et Maurice Renard nous invitent à en avoir conscience tout en tentant de voir plus loin, ne serai-ce qu'en littérature, pour commencer.


1J-H Rosny Ainé, Un autre monde dans Récits de science-fiction, Marabout, p18
2Ibid, p19 
3Ibid, p21  
4Ibid, p22
5Ibid, p30
6Ibid, p32
7Ibid, p35
8Ibid, p37
9Ibid, p35
10Maurice Renard, L'homme Truqué, Arbre Vengeur, p119
11Ibid, p31
12Ibid, p70-74
13Ibid, p67
14Ibid, p98
15Ibid, p117-119
16Ibid, p76
17Paul Valery, Regards sur le monde moderne, NRF, p20-21