jeudi 19 mars 2020

Aphorismes


Vers la fin de l'été et au début de l'automne 2019, j'avais pris l'étrange habitude d'écrire des aphorismes. Il faut certainement blâmer Nietzsche : il a mauvaise influence sur la jeunesse, c'est bien connu. Quoi qu'il en soit, l'exercice fut plaisant. C'est une bonne excuse pour détailler quelques idées sans avoir peur d'être prétentieux et pour écrire d'une façon un peu, eh bien, surécrite. Je stocke ici ceux dont je ne suis pas trop mécontent.

Mondrian

NOUVEAUTÉ

Pour la première fois une génération sait qu'elle s'achemine vers le déclin. L'humanité, pendant la majeure partie de sa courte existence, n'avait pas l'habitude d'imaginer un futur différent du passé. Le futur était la reproduction du présent avec des variations aléatoires, le plus souvent néfastes (sécheresse, guerre, etc.). L'individu n'avait pas conscience de l'Histoire. Puis arrive l'idée de progrès, et l'individu sait que ses enfants vivront d'une autre façon que lui. Pour être plus précis, l'individu sait que ses enfants vivront mieux que lui. Cette idée qui nous habite aujourd'hui, cette certitude de la chute imminente, qui plane au-dessus de toutes nos réjouissances et les ternit, n'est pas entièrement nouvelle ; ce serait prétention que de revendiquer l'exclusivité du désespoir. Mais elle est nouvelle par son échelle. Autrefois, celui qui contemplait un avenir sombre le faisait dans un contexte particulier : une époque, un lieu, une menace identifiée. Aujourd'hui il n'y a plus d'époque : ce n'est pas une crise, c'est un bouleversement total, radical et immuable qui nous guette. Le lieu ? La planète entière. Il n'y a plus d'ailleurs. La menace ? C’est nous-mêmes. C’est l'idée même d'ambition, de désir, de civilisation. Oui, c'est une nouveauté. La dernière ?


AUTRE MENACE

La victoire du christianisme, monothéisme totalitaire, sur le panthéon antique, polythéisme accueillant les cultes les plus divers, est une victoire du totalitarisme sur la tolérance.


NAISSANCE

Une grand-mère s'extasie devant la naissance du petit dernier. Rose et pimpant, il éveille en elle quelque chose d'ancien, l'instinct de la transmission de soi à travers le temps. Elle accorde de la valeur à cette naissance en soi. Grand-mère, retiens tes sentiments : attends, patiente, et seulement quand l'enfant sera un vieillard tu pourras regarder en arrière et juger. Alors, selon ton jugement, tu pourras ou non ressentir de la joie. Elle est incertaine, mais si elle répond présente, elle sera authentique.


TOLÉRANCE

La tolérance n'est pas une vertu. La vertu, c'est aiguiser sa capacité de jugement pour être capable de faire la différence entre ce qui est tolérable et ce qui ne l'est pas.


SUICIDE

Quand Camus, dans sa sentence célèbre, affirme que le principal problème philosophique, c'est le suicide, il fait preuve d'une complète méconnaissance de la biologie. On pourrait même parler d'une erreur logique. Si le suicide reste un choix minoritaire parmi les êtres vivants, et même parmi ceux qui se revendiquent intelligents, c'est qu'il ne peut pas en être autrement. Une espèce portée au suicide disparaîtrait rapidement. Le goût de la vie, un goût inné, non choisi, voire subi, est inhérent à la vie même.


UN CHAT

Un chat vit paisiblement dans une maison. Il a un toit et de l'affection, un territoire à défendre, et il a été privé — libéré selon certains pessimistes — de ses problèmes hormonaux. Il obtient sa nourriture d'une façon inhabituelle pour sa longue lignée féline : chaque jour, à heures régulières, un signal strident retentit, annonçant que la machine qui ordonne sa vie a relâché une nouvelle dose de croquettes. Pour les humains de la maison, cette automatisation est très pratique : elle accomplit une partie des fardeaux — ou du moins des obligations — qui accompagnent la possession d'un animal, leur laissant plus de temps pour jouir de cette boule de vie velue. Le chat, lui, en est humanisé : son horloge interne le fait errer fébrilement, mettant toute son énergie dans l'attente de la stridulation salvatrice. Quand le signal retentit, sa salivation est à son paroxysme, et il se précipite vers la machine avec plus d'énergie que si c'était une souris. Puis il croque avidement. Ce chat n'a pas d'opinion particulière sur sa condition.


UN ÊTRE DOUÉ DE RAISON

L’humain ne peut pas vivre comme un chat, avec comme horizon principal la satisfaction de sa faim. Il doit pouvoir se projeter dans l’avenir, et y discerner une œuvre façonnée par sa sueur et sa volonté. Cette œuvre est généralement sa propre reproduction, c’est-à-dire la génération d’une descendance, et le soin porté à cette descendance — ses autres activités sont bien souvent accessoires de celle-ci. Aujourd’hui, pour qui songe aux décennies à venir, cette œuvre est une triste impossibilité : l’accomplir signifie se mentir à soi-même, contribuer généreusement au problème si bien identifié. Alors, si l’œuvre ne s’avoue pas vaincue, elle mutera plus que jamais en ses deux autres formes habituelles : l'atrophie — l’ambition de l’esprit et des idées — et l’hypertrophie — l’ambition du pouvoir et de l’accumulation. Ainsi le futur proche abondera en intellectuels embarrassants et en mégalomanes corrosifs.


JEU DES RESPONSABILITÉS

Qui est coupable ? Qui est à blâmer ? Les puissants, pour préserver leurs intérêts, tentent de repousser la culpabilité vers un niveau individuel. Cette tentative est souvent très bien accueillie, car elle offre la possibilité à l’individu d’avoir bonne conscience : « Je suis écolo, je fais du compost derrière ma piscine. » « Je fais ce que je peux, ma nouvelle voiture consomme moins que la précédente. » Mais tous ne sont pas dupes, et ceux qui voient l’arnaque ne manquent pas de retourner le blâme : « Que peut faire l’individu ? Ce sont les grosses industries qui polluent le plus, les voitures ne font guère de mal en comparaison des porte-containers. » Mais les usines ne produisent pas que de la fumée, et les containers qui traversent le monde ne le font pas à vide. Si les industries tournent, si les navires sillonnent les océans, c’est pour nourrir le mode de vie d’une somme d’individus — et en retour c’est l’individu qui les nourrit.


LE NIHILISTE HYPOCRITE

Certains sont lucides et voient clairement la chute se profiler, alors, dans l’attente du naufrage global, pour ne pas sombrer eux-mêmes, ils se parent d’un baume nihiliste. « Que l’humain succombe, disent-ils, que l’humain périsse, il n’est qu’une souillure sur la toile du chef-d’œuvre qu’est la nature. » Quoi, l’humain serait hors de la nature ? Je te croyais nihiliste, mais ceci n’est qu’une indicible prétention. Si tu aimes ce que tu appelles la nature, travaille à la survivance de sa plus belle création : nous, humains, qui sommes capables de l'apprécier et de l’aimer. Que serait le monde sans subjectivité, sans conscience pour le percevoir, sans créature capable de jugement pour lui donner de la valeur ? Ton nihilisme est une excuse : il te permet de supporter la contradiction entre l’amour sincère que tu portes au monde et ton sentiment d’impuissance. Pas d’excuse : accepte la souffrance, accepte tes propres contradictions, et réapprends à percevoir la valeur de la pensée. Dis-toi qu’elle n’est encore qu’une enfant, titubant maladroitement sans guère savoir ce qu’elle fait — fais-toi parent et guide-la, tolère-la, jusqu’à ce qu’elle approche de l’âge adulte.


L’INNOCENT COUPABLE

Industrieux et respectable, sa morale est celle qui s’écoule en lui non pas depuis les hauteurs, mais depuis les côtés. Il fronce les sourcils avec étonnement face aux idées vaguement originales, jusqu’à ce qu’elles soient légitimées par la quantité de ceux qui les acquiescent. Quand la minorité agitée et agitatrice renverse l’ordre et la morale, il suit en aveugle ; il est la fondation nécessaire sur laquelle les bâtisseurs façonnent le monde.


LE ROYALISTE

Enfant craintif et apeuré, il est en quête d'ordre et certitude. Faute de pouvoir se tenir droit dans l'inévitable solitude, il cherche sa force dans autrui : il veut pouvoir lever la tête vers un père aimant, parce qu'on ne choisit pas son père : l'univers nous l'offre, nous l'impose, nous l'inflige. Telle une liane flaccide, il a besoin d'un tuteur — le royaliste est freudien.


LE SITUATIONISTE

On ne sait trop s’il est habillé comme un mannequin ou un clochard ; il dort tantôt dans l’appartement de papa, tantôt dans des squats libertaires ; il comprend Guy Debord ; il est étudiant brillant et sublime sa dissipation en qualité ; il fait ses dissertations de science politique pendant des assemblées générales tout en rédigeant des pamphlets ironico-lapidaires ; il ne veut pas attendre le naufrage, mais le provoquer. Ses parents l’observent avec un sourire attendri, et même un peu mélancolique, en songeant à la fervente allégresse de la jeunesse.


UNE RETRAITE

Avec le temps la chair s’accumule autour de ses os fatigués. En effet la dernière joie de ce retraité vient de l’insertion de matière digestible dans son œsophage. Quand il est plein, comblé, rempli, il atteint une béatitude qu’il compare, dans son esprit engourdi, à celle des moines ascétiques. Il est sociable, il a des frères et sœurs de table : son activité a un certain succès dans sa tranche d’âge. Avec ses compagnons il réserve des chambres dans des gîtes pour le week-end : la journée ils se traînent péniblement là où se trouvent quelques morceaux de culture, mais leurs esprits se consacrent à l’anticipation du festin du soir : en hédonistes expérimentés, ils savent qu’il est important de cultiver le désir. Le moment arrive, ils s'attablent, ils rient, et les bourrelets frétillent au rythme des gloussements. Le vin coule à flot, les plats s'enchaînent, les chemises distendues se tachent de graisse, les rots d’autrui ne font même plus ricaner tant le gosier est occupé. Ils s’adossent finalement. Leurs visages rouges et luisants reflètent un intense sentiment d’accomplissement. Ils se lèvent. Au jeune homme solitaire, assis dans un coin de l’auberge, qui vient d’assister avec terreur à la scène, le retraité dit, haletant après l’effort : « Il faut bien qu’on se fasse plaisir. Tu verras quand tu auras notre âge. » Plus tard, dans la nuit, le gros homme se lève, descend dans la cuisine, ouvre la porte du frigo, et prend une entrecôte à peine entamée. Il s’assoit et plante sa fourchette dans la graisse gélifiée par le froid. Il porte la viande à sa bouche, l’introduit entre ses lèvres tremblantes, et déglutit bruyamment.


MASSES

Vêtus de noir, ils se faufilent dans les cortèges, quand ils ne les mènent pas. Non loin de la mairie, ils sortent les masses, et commencent à frapper avec entrain la vieille pierre des bâtiments qui se veulent respectables. Ils entaillent et défoncent les murs jusqu’à ce que des blocs tombent. « Ils veulent avoir des cailloux à lancer sur les CRS, et ce serait trop risqué de venir avec des projectiles, au cas où ils se feraient prendre. » « Plus risqué que de venir avec des masses ? » Silence.


ESTHÉTIQUE DE LA VIOLENCE

Je sors de chez moi, fais quelque pas, et l’émeute s’offre à mes sens. Les flammes et les gyrophares éclairent la nuit, l’odeur de la fumée noire m'emplit les narines, l’agitation chaotique stimule involontairement. On court, on charge, on s'interroge, on frappe, on insulte, on photographie, on soigne, un cocktail molotov vole au ralenti, la lumière est rouge, orange, bleue, la haine et la violence pénètrent dans les veines de chacun, d’une façon ou d’une autre. Une camionnette de l’autorité légitime rafle selon des critères que je ne saisis qu’à moitié ; je dois présenter assez bien pour échapper au fourgon. Face au brasier, l’esprit absorbe le conflit et le reproduit, l’esprit se divise en factions aux idées — instinctives ? — opposées, mais une grande partie reste neutre. Là où l’accord se fait, c’est sur le plan esthétique. Triste, terrible et inévitable chose que cette esthétique de la violence. Parmi ceux qui participent au conflit : quelle proportion d’entre eux sont là essentiellement pour elle ?


UNE AUTRE RETRAITE

Cette retraite-là est presque belle. Après une vie partiellement échangée contre les moyens de sa subsistance — et contre beaucoup de superflu, à cause d’un jugement en manque d'entraînement, ne résistant que difficilement au matraquage consumériste — il est désormais possible de se réapproprier son temps. Le jour s’écoule paisiblement, car la liberté n’a pas besoin d’être remplie. C’est enfin l’ataraxie, le sourire devient normalité quand rien ne vient troubler le calme et l’indépendance. La laideur du monde est encore là, mais on la laisse le plus loin possible : que les rues putrides deviennent des sentiers forestiers, que nos voisins soient l’écureuil et la biche. Cette laideur n’abandonne pas si facilement, elle vient régulièrement frapper à la porte, mais on peut s’en débarrasser avec aisance — du moins avec plus d’aisance qu’auparavant. Certes, la vieillesse arrive, implacable, mais qu’elle aille au diable, pour l’instant. Et pour toujours, d’ailleurs. Il n’y a aucun motif de plainte, vraiment, que souhaiter de plus ? Mais parfois, le matin, le soir, n’importe quand en fait, dans les moments creux, une pensée se faufile, une pensée obscure, désagréable. Une ombre qui traîne, là, au fond. Les sourcils se soulèvent imperceptiblement, les yeux picotent presque. Alors on se lève avec une brusquerie qu’on ne s‘avoue pas, on secoue la tête, et on se donne de l’activité.


PAUSE

Dans un bosquet perdu dans la brume, un escargot avance lentement sur une toile d’araignée imbibée de rosée matinale : la maîtresse de maison l’ignore, et il laisse derrière lui un chemin bien net, dépourvu de gouttes d’eau.


TROISIÈME RETRAITE

Dans cet esprit il n’y a pas d’ombre, car il n’y a pas de lumière. La vie est donc mécanique : le corps s’agite, maintient les apparences — les lèvres aussi s’agitent, en conjonction avec le larynx. Mais on ne trouve aucun drame, ici.


VISAGE

 Le masque du bonheur est un masque monstrueux — il cache non seulement la vérité du visage, mais aussi et surtout la vérité de l'esprit. Comme s'il y avait de la honte dans la peine, dans la douleur, dans le doute et la confusion, dans l'insatisfaction dévorante et le désir frustré. Cacher ces ombres, c'est cacher l'étincelle fondatrice de son humanité. Pire encore, bientôt le masque ne s'adresse plus aux autres, mais à soi. Celui qui s'entête à le porter, tel Ouroboros, se consume lui-même. Au contraire, que ton visage soit tendu, crépusculaire, que tu ne te soucies pas de donner l'image d'un bonheur hypocrite : car par contraste le sourire sur tes lèvres sera puissant, véritable : seules des lèvres qui savent embrasser l'ombre peuvent rire d'elle.


LE JARDIN

Le jardin de Blake était envahi par les hommes en noir — le nôtre est simplement envahi par les hommes.


LE JARDIN II

Le jardin de Blake était souillé par une chapelle — pour nous tous les bâtiments en chantier sont des chapelles où l'on sacrifie au progrès.

LE JARDIN III

Dans le jardin de Blake les tombes avaient remplacé les fleurs — aujourd'hui les tombes sont encore pour quelque temps des hommes qui marchent et courent et s'essoufflent.


LE JARDIN IV

Le jardin de Blake lui apportait joies et plaisirs — le nôtre nous apporte joies et plaisirs et subsistance.


LE JARDIN V

Sur les portes de la chapelle venue troubler l’ancien jardin de Blake il pouvait tristement lire : TU NE DOIS PAS — sur les portes des chapelles modernes nous lisons : TU DOIS, TU DOIS VOULOIR, TU DOIS DÉSIRER, TU DOIS TOUJOURS PLUS.


LE VOYAGEUR ET SON OMBRE

L'humanité est le voyageur ; l'hubris est son ombre. C'est pour cette raison que seule la nuit apporte le repos.


LES CHAÎNES

Les chaînes ne sont plus faites de métal grossier, ni encore d'or comme celle de More — elles sont forgées par des esprits habiles et souvent passionnés, puis jetées dans un océan souterrain toujours grandissant d'où elles remontent vers nous au moindre de nos tyranniques désirs via des sources généreuses, trop généreuses.


PLAISIR

Le plaisir d’un vert chlorophylle et d’une vie animale qui se nourrit de ses fruits. 


LE PARC

Au cœur de la ville on trouve le parc. Il y a là de la verdure, des arbres, des étangs, des sentiers et des animaux peu farouches. Avec de la chance, on peut trouver un banc duquel on n'entend pas trop le grondement des voitures. Des gens courent sur les chemins. Rouges, haletants, ils tournent en rond — ce n'est pas une image. D'autres se font promener par leurs chiens, d'autres encore par leurs enfants. Les petits humains, les bâtisseurs et destructeurs de demain, regardent avec surprise les canards et les oies qui vaquent à leurs occupations. Ils n'ont pas l'habitude de voir des animaux non entièrement domestiques autrement qu'en morceaux dans leur assiette — exception faite des rats emplumés que sont les pigeons. À midi, une nouvelle faune envahit le parc : ce sont les travailleurs assez chanceux pour pouvoir venir manger là, et assez sensibles pour en avoir l'envie. Mais c'est un autre type qui attire notre attention, c’est un autre errant qui nous intéresse : celui-ci est inexplicablement tendu ; il marche soit trop vite, soit trop lentement ; il fixe avec avidité une poule d’eau solitaire ; il admire timidement une fleur naissante comme si elle était une belle femme ; il s’assoit et sort un livre, essaie de s’y plonger pendant quelques minutes, puis se relève brusquement ; il s’étonne devant les enfants qui s’étonnent devant les animaux. Ses paupières clignent trop souvent, ses lèvres sont agitées de soubresauts réguliers. C’est qu’il est péniblement tiraillé entre deux désirs contraires. Il veut une certaine image de la nature, la véritable, celle qui insuffle impitoyablement une impression d’esthétique brute et indifférente — et il n’en trouve là qu’une pâle et triste parodie. Pourtant il veut aussi voir l’ingéniosité humaine, qui se saisit du paysage inné et l’embellit d’une touche de raison et de volonté — mais ici il n’y a qu’un pis-aller de la volonté. Néanmoins, il continue de venir, semaine après semaine, mois après mois, année après année. Il n’aime guère les compromis, pourtant il accepte celui-ci.


AVANTAGE DE LA VILLE

Plus il y a de culture, plus la culture personnelle de chacun devient spécialisée. Ainsi les villes ne sont pas tant une augmentation de la taille des sous-cultures que la conséquence du décuplement de leur nombre. On vit donc en ville non pas pour avoir plus de compagnons, mais pour essayer d’en avoir quelques-uns.


LE CHARME DES CYPRÈS

Les cyprès plaisent, car ils donnent l’impression d’une nature régulée. Ce sont des arbres qui flattent notre goût pour l’ordre. Quand on voit au loin leurs silhouettes effilées on imagine qu’ils se dressent dans le jardin minutieusement entretenu d’une grande propriété.


MAL DE DENT

Une femme a mal aux dents. Elle se questionne sur l’utilité biologique de ce type de douleur. Car, pendant la majeure partie du temps que l’humain a passé sur cette terre, la douleur n’était probablement pas là pour lui indiquer qu’il était temps d’aller chez le dentiste. Alors pourquoi ? Pour donner l’impulsion d'arracher cette dent ? Mais un animal qui souffre peut-il arracher sa dent ? Non. Il est condamné à souffrir. Alors cette souffrance est-elle simplement gratuite, issue du hasard biologique qui a trouvé judicieux de placer un nerf trop sensible au cœur d’une dent fragile ? Invoquons une hypothèse : le rôle social de la douleur.


PAUSE II

Le soir tombe sur le cabaret, les chants résonnent à l'oreille des convives, un chat s'approche et s'éloigne selon les caprices indéfinis de sa volonté ; il reste dans notre verre un peu de liquide doré, et on croit se satisfaire de la tumeur urbaine.


DEUX SAINTS

Un écrivain a voulu raconter en miroir l'histoire de deux saints en la cachant au fond d'un roman. L'anachorète de la campagne vit dans une grotte, solitaire, modeste. Il pratique le dénuement pour se rapprocher de Dieu. Petit à petit sa renommée grandit chez les hommes du commun qui jouent aux chrétiens sans aller jusqu'au bout de leur croyance. Alors chaque jour une horde de pêcheurs, toujours plus nombreuse, vient chercher ses conseils. L'anachorète tente de dispenser la sagesse qui est la sienne et refuse les dons de ses visiteurs. Mais petit à petit le doute l'envahit, insidieusement, comme une épine qui s'enfonce dans sa chair. Alors, rongé par la potentialité de son propre aveuglement, il renonce à sa position, emporte avec lui son bol et sa gourde, et part en pèlerinage : il va vers la ville, où se trouve un grand saint, qui a l'habitude de prodiguer ses conseils aux égarés. L'anachorète voyage, il parcourt les terres désolées, et finalement il croise un autre voyageur. La discussion s'engage, jusqu'à ce que la vérité soit révélée : cet étranger est le sage qui était le but de son pèlerinage, sage qui lui-même souffrant des affres du doute est parti en pèlerinage pour consulter l’anachorète de la caverne. Ces deux hommes, au-delà de leur religion, font peut-être partie des rares qui méritent, selon nos standards, le titre de saints — car ils possèdent la force et la faiblesse du doute.


OPINIONS MOUVANTES

Certaines associations de gauche qui privilégient le dialogue à l'affirmation pratiquent une étrange forme de débat : le débat mouvant. Une question volontairement simpliste est posée à une vingtaine d'individus qui doivent se scinder en deux groupes : d'un côté ceux qui répondent oui, et de l'autre ceux qui répondent non. Puis, tour à tour, les deux groupes échangent des arguments — l'astuce, c'est que chacun est libre, à tout instant, et en fonction de la pertinence des propos tenus, de changer de groupe. C'est ainsi que deux types de personnes se révèlent : d'un côté les rocs, qui quoi qu'il arrive maintiennent leur position, et de l'autre les girouettes, qui au fil des échanges passent incessamment d'un groupe à l'autre. Peut-être l'un de ces types est-il inquiétant — reste à savoir lequel.


LES CONTEMPORAINS ET L'ÂME

Les bouillies modernes que sont certaines formes de croyances bâtardes font grande place à l'âme. On ne sait guère ce que c'est, mais c'est là, une force mystérieuse, une énergie aussi insaisissable qu'invisible — le fragment divin de l'humanité qui continue à exister après l'expiration, une illusion floue, une consolation vague pour qui a peur du point final. Ceux-là mêmes qui croient en l'âme se refusent à être créationnistes : c'est heureusement, dans les sociétés européennes, une position trop marginale. Mais alors : au cours du lent processus qu'est l'évolution, quand l'humain s'est-il vu accorder une âme ? Et selon quels critères ? À moins que les animaux ne possèdent eux aussi une âme ? Mais c'est interroger un mur.


CARTOMANCIE

Certains, qui se font sur la causalité des idées troubles, croient encore aux horoscopes, à l'astrologie ou à la cartomancie. Mais même ceux qui jouent aux sceptiques ne sont pas insensibles au charme des prédicateurs. Oh ! quel plaisir étrange et stimulant que d'explorer un potentiel lien entre sa propre existence (tristement enchaînée dans un crâne trop étroit) et un sens universel, un déterminisme réconfortant, salutaire. Ainsi un habile trublion, à l'occasion d'un rassemblement d'insatisfaits, s'empare de la cartomancie et fabrique un tarot politique. Oyez, passants ! « Quel est votre avenir politique ? » Le malicieux a du succès. Du succès auprès des femmes, pour être plus précis, qui constituent l'essentiel de sa clientèle.


IDENTITÉ

« Notre identité n'est pas nationale. » Ainsi chantent-ils. « Notre identité n'est pas nationale. » Quoi ensuite ? « Notre identité n'est pas nationale, elle est politique. » Pourquoi suis-je parcouru par un frisson de déception ?


SPECTATEUR

Il y a un plaisir certain à assister à un spectacle non pas dans le public, mais depuis une position reculée et ombragée d'où, pour nous, le public se met à faire partie du spectacle. Une partie de ce plaisir est un sentiment de supériorité injustifié, certainement. Mais qu'on regarde autour de soi en songeant à l'œil qui nous observe d'une façon similaire — nous sommes un spectacle pour qui est plus retiré encore.


PUDIBOND

À l'heure où le moindre gamin a dans sa poche un accès instantané et illimité à toute la pornographie imaginable et inimaginable, on trouve un charme neuf au pudibond. Après avoir entendu les remarques grasses du frustré, subi les vociférations vulgaires du bruitiste, observé les étalages de chair éternellement jeune dans les vitrines, découvert les dernières nouveautés des marchés numériques du sexe, on se surprend à sourire de contentement devant celui qui, à la manière de Hans Castorp, se teinte de rose et détourne pudiquement les yeux quand on évoque devant lui le dieu libido et ses conséquences. Dans la cacophonie générale, son silence est comme une musique rare — bien qu'en d'autres circonstances on le lui reprocherait.


VERTU DU PRÉTENTIEUX

Qu'on ne soit pas trop sévères envers le prétentieux. Il est possible qu'il soit simplement un imbécile arrogant, certes. Mais peut-être est-il un aspirant maladroit, une aiguille naïve sentant avec confusion que quelque chose cloche dans l'esprit commun de son époque et qui tente de s'en extraire, de prendre un peu de hauteur, pour y voir plus clair. Il lit encore trop peu et trop mal, il est radical par principe mais se trompe souvent de cible, il ne contient pas sa saine agressivité, il croit comprendre mais interprète de travers et, surtout, il manque encore d'empathie. Mais il est sur le droit chemin — le chemin de l'affamé. Ne pas lui reprocher son appétit immodéré, mais lui donner de la nourriture consistante et une opposition robuste sur laquelle il pourra exercer et dompter sa violence.


MÉPRIS

« Plus nous pensons à tout ce qui a été et sera, plus tout ce qui est aujourd’hui même devient pâle. » Quand Nietzsche écrit ceci, il se contente de paraphraser Marc Aurèle qui, bien longtemps auparavant, avait su prendre ce recul. Entre autres sentences exquises, il nous a laissé ceci dans son journal, un soir, bien loin de la belle et puante Rome : « Voici que la terre va nous recouvrir tous ; puis elle-même changera ; et les choses changeront indéfiniment. Si l'on songe aux vagues successives de changements et de transformations et à leur vitesse, l'on méprisera tout ce qui est mortel. » Mais attention à ne pas se tromper sur la nature du mépris dont il parle. Ce n'est pas le mépris dédaigneux, hautain, presque nihiliste, qui diminue ce qu’il qualifie pour tenter vainement d’élever celui qui méprise. Loin de là : c’est un mépris aimant et amoureux. Il ne s’agit pas de détourner son attention de « tout ce qui est mortel », mais d’élever son point de vue pour regarder le réel avec une distance et une lucidité nouvelles qui permettent de domestiquer ses passions. De la même façon que l’on aime mieux ce que l’on accepte comme éphémère, Marc Aurèle aime mieux l’univers — et sa propre existence qui lui permet d’en jouir — car il sait que ses simples capacités de pensée et de perception sont des dons rares et précaires. Qui croit en une quelconque forme d’existence post-mortem se prive de cette jouissance : car qu’est-ce que notre modeste vallée de larmes et de rires en comparaison d’une éternité de joies ou de tourments, ou même d’une éternité tout court ? Ainsi qu’on se méfie du croyant : cette existence n’est pour lui qu’une pâle ombre face à celle qui suit. En conséquence il n’a aucun intérêt à l’améliorer ou à en prendre soin ; au contraire, les religions font l’apologie de la flagellation et du sacrifice dans le but de gagner par la douleur une place dans l’autre vie. Ainsi le croyant s'assomme lui-même en se trompant sur la nature du mépris avec lequel il faut regarder tout ce qui est mortel — qu’on jette vite aux oubliettes ce mépris qui dévalorise le réel pour embrasser l’autre mépris, celui qui reconnaît la fragilité, l’unicité et donc la valeur pour l’instant indépassable du réel.


FAUX PRÉCOCE

Adolescent il a lu Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche et les autres. Bien sûr, il était jeune, c’est donc ce dernier qui l’a marqué plus que les autres : dans la vigueur des hormones naissantes il s'écriait bêtement « Dieu est mort ! » sans comprendre ce qu’il disait, sans entrevoir l’abysse qui s’ouvrait sous lui, sans entendre le philosophe le plus sain et le plus fou qui lui murmurait de prendre garde, de ne pas se réjouir si aveuglément de la mort de l’ordre universel — car qu’avait-il pour le remplacer ? Rien, il ne possédait rien dans son cœur ni ailleurs, alors, les années passant, pour fuir l’abysse, il s’est tourné, de désespoir, vers la bible. Ne pouvant supporter la philosophie du marteau et de la dynamite, il s’est englué dans celle du ciment et du plomb. Méfiez-vous des faux précoces comme des naufrageurs.


LAS DE LA PRUDENCE

« Mais alors, de qui ne doit-on pas se méfier ? » Du sceptique qui, conscient des limites de sa position, cultive raisonnablement sa naïveté.


DELPHES

« Connais-toi toi-même », voici le dogme que l’on trouvait sur le fronton du temple de Delphes. Cette sentence a su traverser les siècles, car sa sagesse est suffisamment accessible, acceptable. Rares sont les moralités qui s’aventureraient à la contredire, d'autant plus que ces mêmes moralités travaillent à façonner ce « toi-même ». Mais l’esprit curieux qui déciderait de suivre le récit des métopes jusqu’à l’autre côté du temple découvrirait, sur le fronton opposé, une sentence plus rude : « Rien de trop. » On a tendance à moins se souvenir de celle-ci — en effet, on ne peut pas prétendre l’appliquer sans véritablement l’appliquer. La génération de l'effondrement aurait bien besoin de cette morale pratique — encore faudrait-il qu’elle mette enfin à la porte l’oracle qui occupe le temple.


CONSERVATION DE L'ESPÈCE

« J’ai beau considérer les hommes d’un bon ou d’un mauvais œil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l’espèce. » Nietzsche ne pouvait s'exprimer ainsi que dans le contexte d’une certaine époque, un temps déjà lointain où le progrès était encore une force protectrice, une force qui projetait l'humanité vers l'avant, vers l'assurance, vers plus d'humanité. Bien sûr Nietzsche, parmi d’autres, critiquait déjà cette idée : mais cette critique n’était rien par rapport à notre défiance moderne. Pour nous, l'idée que toutes les actions de l'espèce ont pour but sa préservation est une triste blague sortie d'un passé révolu. La moindre de nos actions est un emprunt que l'on fait au futur : manger, s'habiller, se divertir, notre travail lui-même — et depuis longtemps nous ne sommes plus solvables. Restons sur les incipit fameux : « Nous autres, civilisations, disait Valéry après la Grande Guerre, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Civilisations ? Non, pour nous c'est un lieu commun, notre génération peut commencer à remettre en cause l'espèce. Le torrent des voitures, les champs nus à perte de vue, les océans de béton, les montagnes corrosives des déjections de notre bétail, les déserts de l'esprit, les moindres nécessités de l'existence impitoyablement moderne, tout cela est d'une déraisonnable logique. Ainsi, à quoi que nous nous appliquions, nous ne faisons pas acte de conservation, mais de destruction. Car l'échelle des choses dépasse notre biologie, qui n'est pas conçue pour l'Histoire.


VUE

Qui est occupé à gravir une montagne ne peut pas voir la montagne.


VUE II

Qui marche dans une plaine plate et désolée à perte de vue accueille avec joie la moindre vague colline, le moindre arbre solitaire, le moindre oiseau égaré.


VUE III

Du sommet d'une montagne on distingue la courbure du monde — mais cette découverte peut aussi se faire sur le désert des océans.


LE BONHEUR DANS LE TRAVAIL

L'humain est incliné à la paresse : c'est le corps qui est tenté de préserver ses énergies quand rien ne le menace. Et dans ce bien-être, cette sécurité, on s'imagine parfois heureux. Pourtant, n'est-ce pas dans le travail que se trouve le véritable bonheur — je veux dire le bonheur actif ? Car c'est un autre instinct humain : transformer le monde à son avantage, investir ses efforts dans l'avenir. C'est ce bonheur-là qui est défendu par les raisonnables et les puissants, non sans quelques bonnes raisons d'ailleurs. Mais quand ils disent bonheur, dans ce cas, c'est une arnaque, car qu'est-ce que ce bonheur sinon l'oubli de soi dans l'activité, l'oubli de sa misère intérieure — les œillères d'un cheval qui parcourt le chemin déjà mille fois parcouru sans apercevoir les clairières, sans même les envisager ? C'est se transformer en outil, car l'outil sait ce qu'il fait, quel est son rôle, son utilité, son excuse pour exister. L'outil ne doute pas, il n'a pas le temps pour ça ; il n'a même pas le temps de souffrir de son manque de doute. Laissons de côté l'idée du bonheur, vivons sans excuse, et ne soyons pas si enclins à fuir la paresse : un anaconda rassasié ne serait-il pas fou d'ingurgiter une deuxième gazelle ?


CECI N'EST PAS UNE PAUSE

Pendant que l'un fait une pause, l'autre continue d'avancer — ainsi tous sont trop effrayés pour s'accorder une pause. Et, pour l'instant, à juste titre.

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