Toutes ces photos ont été prises dans le centre de Vienne.
Ces tours de défense aérienne ont été construites sous contrôle nazi, par la force de travail de locaux non consentants.
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En maraude... |
Premier jour, début aout juillet.
Anne-Aël nous dépose Siméon et moi à Montreuil-le-Chétif ; hop, nous voilà sur la route. Je ne connais pas la région, c'est la première fois que j'y mets mes pieds usés. Notre direction, c'est au nord, les Alpes mancelles : un simple ravin qui, dans le coin, fait office de montagne. Il parait que les villages sont mignons. Siméon n'a guère l’habitude de ce genre d'aventure pédestre, ainsi il me laisse tenir les reines, c'est-à-dire le petit écran qui parasite ma poche droite et où s'affiche la carte qui me sert trente fois par jour. Ce n'est pas pour me déplaire, j'aime les cartes, j'aime les manipuler, j'aime choisir où aller, quel chemin tenter, quelle piste suivre.
Nous ne sommes même pas sortis du village que déjà je traine Siméon dans un charmant verger, où j'observe les fruitiers. Ce sera récurrent : des vergers, nous allons en croiser. Quelques cerisiers du coin sont encore en fruit, notamment une variété jaune, dont nous faisons un premier festin un peu plus loin. Nous allons jusqu'à sauter pour tirer les branches vers le bas. Les petits fruits sont excellents, et bien entendu, ils sont toujours meilleurs quand ils sont récoltés en maraude, n'en déplaise à Saint Augustin.
Ensuite, nous vivons une après-midi hautement édifiante. Dans un champ au bord de la route, nous apercevons un chevreuil allongé sous un énorme tilleul, spectacle improbable, tellement improbable d'ailleurs que le doute n'est pas permis : la créature est morte. Comme les mouches vertes, nous sommes très attirés par le spectacle de la mort, aussi décidons-nous d'enjamber le talus — ici peu praticable — pour aller nous instruire. La bête, figée dans la rigor mortis, a l'apparence dormeuse du sommeil, et Siméon évoque à propos Le Dormeur du val. Alors que, comme un charognard, je tourne curieusement autour du cadavre, il me semble que ses yeux me suivent, comme si, seuls, ils vivaient encore. Illusion troublante qu'un examen plus approfondi vient dissiper. Nous constatons que la bête s'est prise dans le câble électrique qui sépare deux champs, et que, dans sa panique, sous les coups de poignard de l’électricité, elle s'est étranglée elle-même. Je touche l'un de ses sabots. Nous repartons.
Après la mort, nous rencontrons la vie naissante, jeune et frétillante. Alors que nous nous trempons les pieds sous le pont de Douillet, des couinements indéfinissables émergent des fourrés. Craignant une chienne ou une laie avec des petits, nous commençons tranquillement à décamper quand deux minuscules chiots émergent en couinant, cette fois, joyeusement. Ils se jettent sur nous comme si nous étions leurs parents. Je songe au processus évolutionnaire qui a favorisé non seulement ce comportement — la familiarité instantanée avec les humains — mais aussi les traits physiques qui appuient sur les bons boutons dans notre cerveau. Certainement, ces chiots abandonnés descendent de nombreux chiens qui ont dû passer avec succès cette épreuve. Nous sommes attendris, certes, nous aussi sommes faits pour ça. J'hésite à leur donner une boite de thon, mais ils ont l'air bien portants, sans doute ont-ils été abandonnés quelques heures auparavant au maximum, et je crains qu'ils se mettent à nous suivre jusqu'au bout du monde si je les nourris. Alors que nous repartons, hésitants, ne pouvant guère faire mieux que prévenir les prochaines personnes que nous croiserons, la situation se résout d'elle-même. Une petite famille s'arrête là pour faire du kayac avec leur oie de compagnie (oui oui). Nous les mettons au courant de la situation, et voilà, ils adoptent les chiens, dans l'instant. Ils sont moins détachés que nous je suppose. Une étonnante scène se déploie sous nos yeux : une mère avec un chiot dans les bras, un fils avec un chiot dans les bras et une fille avec une oie dans les bras.
Vraiment, difficile d'imaginer meilleure leçon de vie. Si j'étais un père promenant sa progéniture, je la jugerais plus instruite par cette journée que par une semaine d'école. Après Sougé-le-Ganelon, nous continuons à travers ces longues collines monoculturées jusqu'aux portes des Alpes mancelles. La nuit tombe, et nous posons la tente au niveau d'un départ de canoé, près d'un pont qui précède de peu Saint-Léonard-des-Bois. Bien qu'au bord de la route, nous sommes au calme. Une fois les chaussures retirées, nous filons plonger les pieds dans la Sarthe, ici fine et transparente. Alors que Siméon reste mélancoliquement assis au bord de la rivière — songeant sans doute à sa finitude — je pars traverser l'eau jusqu'à l'autre rive, passant de rocher en rocher, puis remontant le courant. J'aime me baigner dans les rivières claires, à l'ombre des arbres qui s'en abreuvent — guère ailleurs.
Second jour.
Nous pourrions être à Saint-Léonard-des-Bois en quinze minutes, mais nous prenons un détour, car nous sommes là pour marcher, explorer, prendre notre temps. Il s'agit de traverser le pont de façon à aborder ensuite Saint-Léonard-des-Bois de l'ouest, via la butte de Narbonne. Nous maraudons toujours, et toujours des cerises jaunes. Encore de nombreux vergers, que nous explorons avec passion, et nous évoquons les nombreuses plantes sauvages comestibles qui bordent le chemin. Siméon continue à m’éduquer sur les frênes, que jusque-là j'avais toujours été incapable d'identifier. Dans les bois, les premiers du séjour, l'ambiance change, et une gigantesque greffe naturelle s'offre à nous : un tronc double qui fusionne à nouveau au-dessus de nos têtes. Je songe à notre ancêtre vaguement commun qui, il y a 4000 ans peut-être, s'en est inspiré pour la première greffe. Nous grimpons sous les arbres jusqu'à nous trouver sur la butte que nous voyions de loin. Tout d'abord, de l'autre côté, un vaste pierrier, chaos rocheux, puis la plaine et ses cultures, et, enfin, Saint-Léonard-des-Bois, encaissé mais pas étouffé, adorable en somme. Siméon trépigne, il veut un café, alors nous descendons.
Assis en terrasse, seuls sur la place du village, nous nous étonnons de toutes ces photos de voitures qui sont affichées un peu partout. Le Mans fait rayonner la culture des 24 heures, je suppose. Siméon ne prend pas un, mais deux cafés ; je fais de même, il m'entraine dans sa débauche. C'est aussi l'occasion de se ravitailler, notamment en fromage frais local. Nous en consommerons plusieurs au fil du séjour, agrémentés différemment. Ensuite, un petit tour dans l'église, qui est largement au-dessus de la moyenne, grâce à ses peintures murales assez bien conservées. Divers motifs se déploient dans un déchainement de doré pâle et de bordeaux délavé, entrecoupés par des scénettes. J’apprécie particulièrement le serpent, qui trône en bonne place, et je m'interroge sur sa signification. Pour payer l'allumage d'un lampadaire qui éclaire d'antiques statuettes, Siméon fait preuve d'une morale chrétienne exemplaire en insérant une petite pièce dans la fente consacrée.
Ensuite, nous filons en direction du canyon, encore une fois arrêtés par de jolis et antiques vergers. Plus émoustillant encore, le Domaine du Gasseau nous plait suffisamment pour que nous nous y arrêtions déjeuner. Il s'agit d'une sorte d’hôtel-restaurant agrémenté de diverses activités d'extérieur et d'un superbe jardin, c'est bien entendu ce dernier qui nous arrête. C'est un jardin qui a plus une vocation éducative que productive, ce qui ne l'empêche pas d'être aguichant, et ça a l'avantage de m'enlever tout remord quand je me sers allégrement en groseilles. Pendant que Siméon, comme il l'a déjà fait hier au bord de la Sarthe, fait un petit enregistrement sonore pour ses sonnets sur écoute, j'explore. Tout est planté dans un désordre ordonné, entièrement mulché, de façon très permaculturelle. De multiples aromatiques cohabitent avec les tomates, les kiwis s'élèvent sur des pergolas de métal, les baies longent les murs et laissent la place à des poiriers palissés, le coin des courges accueille comme mon propre potager des courgettes blanches d'Égypte, et les haricots grimpent sur les filets tenus par des bambous. Il tombe une petite pluie et nous décidons de manger ici, sur une énorme souche transformée en table et protégée par un modeste pare-soleil qui nous sert de pare-à-pluie.
En sortant, je découvre un mûrier — l'arbre, pas la ronce — qui donne des baies noires énormes, bien plus grosses que celles des morus alba pendula qui chez moi m'en ont donné abondement un peu plus tôt, car plus au sud. Je suis profondément ému en constatant que, bien que l'arbre soit dans un coin fortement passant de la propriété, les baies non cueillies tapissent le sol d'une purée noire. J'en dévore avidement des poignées entières sous le regard désapprobateur des adultes qui gardent une classe ou une colo juste à côté ; moi, je suis persuadé de donner le bon exemple.
Alors que nous reprenons notre marche le long de la Sarthe, nous tombons sur une haie de noisetiers — phénomène fréquent dans les environs — et de cornus mas, cornouiller mâle (qui par ailleurs n'est pas particulièrement mâle). Je songe douloureusement au cornouiller mâle que j'ai planté chez moi, en compagnie de feijoas et de pêchers. Après avoir abattu une petite partie de notre interminable haie de cyprès, il s'agissait de voir ce qui pouvait pousser entre les souches de ces résineux, et si les feijoas semblent à leur aise, le cornouiller mâle m'a l'air de tristement décliner. Siméon me montre comment identifier l'arbre en observant les filaments des feuilles qui se maintiennent quand on la déchire, à la façon du grand plantain. Cette haie est vraiment régulière, noisetiers alternant avec cornouiller, alors, suspicieux, je regarde au sol, et je découvre la bâche de plastique qui a servi à la plantation. Les arbres ont sans doute plus de 10 ans, voire plus de 15, mais le plastique est toujours là, seulement recouvert par ce qui lui tombe dessus au fil des années.
Nous traversons la Sarthe dans un bac à chaine, moment presque anachronique, afin de faire une petite boucle de l'autre côté de la rivière jusqu'à un belvédère. Il faut grimper sous la pluie fine, rejoindre le plateau où les monocultures habillent les douces collines, être tenté par des cerises jaunes inatteignables et des mirabelles pas encore mûres, avant d'atteinte le haut du canyon qui nous offre une vue dominante sur les méandres profonds de la Sartre et ses pierriers. Puis petite boucle, jolis vergers, retour de la pluie et nouvelle traversée en bac, dans lequel nous trouvons une belle carte IGN du secteur dans un étui plastique, qui fait la joie de Siméon.
Alors que nous faisons enfin face à nos côtes les plus importantes jusque-là — les Alpes ! — nous tombons sur des cerisiers sauvages particulièrement âgés et, surtout, un néflier sauvage. Je crois que c'est la première fois que j'en voie un libre, dans la nature, mais il faut bien avouer qu'il y a encore deux ans je l'aurais sans doute passé sans rien remarquer. Puis, le long du chemin, au bord d'un verger abandonné, c'est une greffe qui attire mon attention. Du moins, une tentative de greffe, car c'est un échec. Je m'y penche, et les raisons sont évidentes. Le porte-greffe est un cerisier sauvage épais de quatre ou cinq centimètres et la technique utilisée est la greffe en fente. Tout d'abord, ce qui attire immédiatement le regard, ce sont ces gros bouts de bois attachés au porte-greffe : c'est pour empêcher les oiseaux de se poser sur la greffe, une supposée astuce qu'on lit dans les livres non spécialisés, mais qu'aucun pro ne s'embête à pratiquer. J'examine la greffe de près. Il est évident que la greffe en fente est extrêmement traumatisante pour l'arbre, d'autant plus quand, comme c'est le cas ici, le greffon est de très petite taille : le plus gros de la blessure est parfaitement inutile et ne peut que nuire à la greffe, laissant fuir l'eau et rentrer les maladies. En regardant de côté, on peut même voir de l'autre côté du tronc à travers la fente. Dans ce cas, il aurait fallu faire une greffe en couronne, qui aurait été beaucoup moins traumatisante. La taille du greffon est adaptée, et il y aurait eu la place d'insérer au moins trois greffons, multipliant ainsi les chances de succès. D'ailleurs, même en fente, il aurait fallu mieux remplir la blessure avec au moins un greffon supplémentaire, de l'autre côté.
La pluie commence à tomber sérieusement et, à l'occasion d'une pause sous la canopée, nous nous équipons en conséquence. C'est parti pour durer, il faut continuer. L'arrivée humide à Saint-Céneri-le-Gérei ne nous empêche pas de constater que le lieu est particulièrement esthétique, on comprend pourquoi il a inspiré les nombreux peintres qui avaient l'habitude de s'y retrouver et de peindre sur les murs de l'auberge locale, conférant sa réputation au village. Nous arrivons au bar — car ce village de 120 habitants a bel et bien un bar très vivant — et, face à la pluie, nous nous y réfugions, après une tentative avortée de nous installer en terrasse. Là, pendant toute la fin de journée, nous papotons en avalant des pintes. La clientèle me semble être une sorte de bourgeoisie artiste, installée là sans doute grâce à l'histoire particulière du village. Les gens sont très accueillants et nous parlons avec plusieurs d'entre eux, notamment pour nous renseigner sur où passer cette nuit mouillée, jusqu'à finalement grignoter notre dîner dans le bar. Nous faisons la fermeture, peut-être à 20h, et engageons la conversation avec le dernier client qui traine en terrasse, incarnation même de l'artiste bourgeois. Rapidement, nous nous retrouvons à passer la nuit chez lui. Il est couturier et, dans sa « résidence d'artistes », il nous confie à une sorte de cabane de jardin reconvertie en chambre d'extérieur habillée de tissus à motifs panthère. Mais avant, il allume un barbecue, nous laisse gérer la cuisson des brochettes, et nous avons l'occasion de papoter un peu plus. Modeste, il refuse de parler de lui et nous conseille d'utiliser Google si nous voulons satisfaire notre curiosité. Il parle plutôt de Dieu, de l'art, des oiseaux qui nichent dans un arbuste à côté, etc. Nous faisons de notre mieux pour maintenir la conversation avant d'aller nous coucher dans la cabane, où j'utilise des rouleaux de tissu comme couverture.
Troisième jour.
Le matin venu, nous laissons un mot de remerciement et prenons le temps de visiter Saint-Céneri-le-Gérei avant de reprendre notre pérégrination. Après le café au bar, le même qu'hier, nous montons dans le village, vers la butte qui héberge l'église, fermée pour rénovations. Plus que jamais le village est adorable, fleuri, riche en belles maisons, et la vue depuis la butte est encore plus charmante et verdoyante que celle de la veille.
Nous redescendons vers la chapelle qui s'élève sur une langue de terre entourée par les méandres de la Sarthe, ici un peu plus profonde que la veille. De l'autre côté de la rivière, inaccessible, se trouve une source miraculeusement créée par Saint Cénéri, selon la légende. La chapelle, sobre, est dédiée au saint, qui est réputé pour soigner les problèmes d'incontinence et les troubles de la vision. Ce qui m'interpelle particulièrement, ce sont les nombreux petits papiers où les visiteurs croyants laissent leurs souhaits. Ces papiers sont épinglés à la robe d'une statue de Saint Cénéri, ou juste laissés là, sur la table. J'en lis autant que possible, fasciné par cet aperçu de la vie intérieure d'une foule de gens qui offrent là un échantillon vif de leurs peurs et de leurs désirs. Je relève quelques phrases :
Merci d'aider Lucas de devenir un jeune homme qu'il grandit dans sa tête qu'il vienne au [?] et à l'école. Merci.
Merci de veiller sur nos familles, amis et personnes qu'on aime !
I wish to have a good [?] friends and for my basketball career to become famously good and worldwide. Amen.
Merci de m'aider dans cette épreuve pour retrouver un travail et un toit dans la Sarthe. Merci pour tout.
Saint Cénéri, protégez notre terre, souriez-nous, sauvez les âmes innocentes de ce monde.
Protège ma fille fille [?] afin qu'elle soit toujours en bonne santé !
Saint Cénéri, faites en sorte que le pipi au lit la nuit pour Louis s'arrête. Je vous remercie.
Aide-moi à toucher ma part de la maison le plus rapidement possible. Amen.
Siméon fait un petit enregistrement sonore pendant que j'essaie de le prendre en photo d'une façon qui parvienne à rendre la majesté des arbres qui s'élèvent sur la pente de l'autre côté de la rivière et souligne le contraste avec l'étendue lisse et tondue où se trouve la chapelle. Ensuite, nous entamons notre mouvement de demi-tour. Au lieu de nous faire descendre au fond du canyon, je nous fais passer par les hauteurs, où quelques pistes isolées pourrait faire croire que nous sommes plus au sud. Je rate un tournant, et nous revoilà au fond du canyon, puis au Domaine du Gasseau, où une fois de plus je me gave de mûres en piétinant toutes celles qui, trop matures et sans personne de motivé pour les manger, sont tombées au sol. A Saint-Léonard-des-Bois, nous rachetons du fromage frais et allons le manger au bord de la Sarthe, où nous faisons sécher la tente. Nous avons aussi une vue parfaite sur les toilettes publiques où se déroule un vrai feuilleton : une mère est coincée à l'intérieur avec sa fille, et des agents de la ville tentent de les délivrer. Nous en profitons pour nous doucher dans les douches publiques, c'est très pratique, d'autant plus que les verrous ne se bloquent pas avec nous à l’intérieur.
Avant de quitter les Alpes mancelles, nous faisons une boucle par le Haut Fourché, la falaise qui domine Saint-Léonard-des-Bois à l'est. Une fois que nous dominons le village, nous faisons face à la butte de Narbonne, par laquelle nous sommes arrivés la veille. Une fois redescendus, et le village traversé une dernière fois, nous partons en direction de Fresnay-sur-Sarthe, où nous avons rendez-vous avec Anne-Aël le lendemain pour le retour. Pour éviter les routes goudronnées, qui ceci dit ne sont pas si mal dans la région, nous faisons un détour par un GR. Le soir, la tente est plantée dans un champ extrêmement calme, à côté de quelques vaches et d'une population de cerisiers sauvages à petits fruits noirs séchés sur l'arbre et à priori comestibles ; peut-être Prunus padus. Un chevreuil lâche des aboiements frappants et détale à une dizaine de mètres de la tente. Durant la nuit, un autre, ou le même, nous réveille avec des cris similaires.
Quatrième jour, et ensuite.
Le lendemain, nous continuons vers Fresnay-sur-Sarthe par des chemins calmes. Seule chose notable, une motte féodale à Assé-le-Boisne, sur laquelle Siméon fait un petit enregistrement sonore pendant que je sors un Zola. J’apprécie que la motte soit recouverte d'arbres fruitiers assez anciens pour la plupart. Nous arrivons à Fresnay-sur-Sarthe en passant par le Coteau des Vignes, où trône un charmant verger, mais aussi quelques pommiers, directement sur la pente du coteau, et, plus haut, des mirabelliers. Dernier évènement : au bord de route, reste d'une antique haie sans doute, un gigantesque cormier, fruitier méconnu. Celui-là impressionne par sa majesté et on distingue les jeunes cormes accrochées à ses branches. Je soupçonne que celui que j'ai planté sur mon terrain n'atteindra jamais cette taille de mon vivant.
Quelques jours plus tard, Siméon habitant littéralement juste à côté d'un château, nous passons voir le châtelain, ou plutôt son terrain. C'est un ami du châtelain qui nous accueille, un bourgeois potentiellement très chrétien (comme le châtelain) qui habite à Versailles. Il vient parmi tous les hectares de son ami exercer sa passion du jardin, et passionné il est, c'est évident. Il déborde d'énergie et parle avec flamme. Il nous montre le petit potager qu'il a façonné et clôturé, plus qu'honorable en partant de rien. Mais, surtout, la raison pour laquelle nous sommes là, le verger : il était complètement abandonné il y a encore peu de temps et le travail de réhabilitation a été phénoménal, mais rapide, grâce à la puissance irrésistible des énergies fossiles. Tout a été vigoureusement débroussaillé, les arbres nettoyés et taillés. Sur les murs qui entourent le verger, on devine d'un côté d'anciennes vignes, qui devaient recouvrir la pierre, et de l'autre des poiriers en espaliers, collés à la pierre, qui me rappellent la maison normande où j'allais autrefois passer mes vacances. De l'autre côté de ce mur, une autre partie du verger, encore envahie par les ronces qui avalent littéralement les pommiers et donnent une impression de jungle. Nous rentrons à la charmante et modeste location de Siméon et Anne-Aël, où leur petit triangle de terrain leur permet de planter quelques courgettes, haricots, concombres et tomates, dans l'ombre métaphorique du château. A l'intérieur, les bibliothèques fructifient peu importe sa saison.
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Vue sur Fresnay-sur-Sarthe. |
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Bonus : c'est moi ! |
Je sens que le temps des grands voyages touche à sa fin pour moi, mais, chanceux, j’ai pu glisser quelques petites choses cet été. Pas de carnet de voyage concret cette fois, juste des souvenirs, après coup.
Audrey n’avait jamais fait de la rando, de la vraie rando, avec sa maison sur le dos. C’était un vide qu’il fallait combler, un pucelage qu’il me fallait dérober. La veille de notre départ, nous décidons de faire Rodez — Millau à pied, soit quelques jours de marche. Nous n’avons pas de tente pour deux personnes, et comme les magasins sont dévalisés et que nous nous y prenons littéralement au dernier moment, je jette mon dévolu sur une tente à 30 €. Je suis suspicieux, mais au final, elle nous servira fidèlement, sans faillir — mais je n’aurais pas aimé devoir traverser de vraies nuits pluvieuses là-dedans.
Audrey, agile, solide, se débrouille bien, elle s’adapte à merveille. Moi, je ne suis pas tendre : nous marchons toute la journée, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Certes, j’aurais pu être plus modéré, mais c’est l’objectif : y aller vraiment, sans retenue ; lui offrir l’épuisement physique sain et véritable. Le second soir, un homme étrange passe dans le champ où nous campons, avec une horde de petits chiens mignons. Le moins timide vient me léchouiller avidement. Le troisième soir, nous sommes sur une crête ornée d’éoliennes. Une autre horde animale se jette sur nous : des fourmis volantes, des centaines de fourmis volantes. Sans qu’on comprenne pourquoi, elles se cantonnent exclusivement sur notre toile de tente, sur laquelle elles copulent inlassablement. Pour éviter de les bloquer entre les deux toiles, nous ne dormons qu’avec la toile intérieure. Le lendemain matin, le soleil se lève héroïquement entre les moulins de métal, et je ramasse des framboises sauvages. Une belette me montre son museau dans les fourrés avant de détaler, non sans m’avoir fixé curieusement auparavant.
Un ruisseau nous offre son eau fraiche. Nous sommes nus sous les arbres, entre les fougères, dans ce microcosme paradisiaque, et quel plaisir que de refouler notre crasse dans un contexte aussi privilégié. La lumière, incertaine, est celle d’un sous-bois mystérieux. Audrey évoque avec étonnement des sortes de vers aquatiques qui se dirigeraient vers elle. Des bestioles, c’est bien normal ! Et alors que j’énonce cette idée naïve, je sens quelque chose me chatouiller le pied. Je baisse instantanément les yeux et, surprise, des sangsues affamées escaladent ma peau. Je lâche un cri bien peu viril et je saute hors de l’eau. Des sangsues ! Le reste de la douche se fait avec plus de prudence.
Les chaussures d’Audrey ne sont ni récentes, ni de bonne qualité : voilà qu’une de ses semelles se barre. On rafistole avec de la ficelle, mais ce rafistolage est bien évidemment précaire. Elle crapahute tant bien que mal, et finit, sous mon insistance, par arracher l’autre semelle, histoire de ne pas marcher comme un dahu. Quelques averses viennent nous rafraîchir, et Audrey se jette sous les gouttes. Notre quatrième bivouac se fait avant la longue descente vers Millau, non loin de l’autoroute. Au petit-déjeuner, tripotée de mûres sauvages. Nous traversons un paysage qui m’enthousiasme, fait de collines encore livrées à elles-mêmes, à la végétation rase. Ça ne manque pas de plantes comestibles, un lapin sautille, et j’identifie un chêne-liège : voilà d’où viennent, ou venaient, les bouchons de nos bouteilles de vin. Audrey fatigue, en bonne partie à cause de ses chaussures qui désormais ressemblent plus à des chaussons, et, une fois à Millau, elle s’autorise, chose rare, un peu de mauvaise humeur ! Soit, soit, mais le bilan est positif.
Devant ces menus problèmes, nous abrégeons, et suivent quelques jours dans le jardin d’Audrey. Quel plaisir que de manger les haricots ramassés par nos doigts impatients, de déterrer des pommes de terre (bien que la récolte soit modeste), de prendre soin des tomates en lutte perpétuelle avec le mildiou. Quant à elles, blettes et courgettes prospèrent tranquillement, valeurs sûres. Armé d’une pelle-bêche, je ratiboise et déracine un coin laissé en friche, et nous arrachons les vénérables pieds de lierre qui depuis trop longtemps étouffent les pommiers fatigués. La volière n’est plus qu’une cage à hautes herbes, le poulailler un champ de menthe et d’ortie, et les lapins sauvages viennent manger les pieds de chou — j’aime les ruines. Et toujours, je me lasse, je trépigne, j’ai besoin d’aller m’agiter et m’ennuyer ailleurs.
Bernadette, mon amie autrichienne, vit dans une grande maison avec trois colocataires, elles aussi des jeunes femmes qui, à l’extrême limite des études, lorgnent avec méfiance, curiosité ou enthousiasme vers le monde qui attend de les gober. Quelle localisation exceptionnelle ! La maison est à deux minutes à pied d’une gare, et Vienne est à 15 minutes en train. Pour faire ses courses, il y a un supermarché encore plus près que la gare. Pour marcher, courir, ou se perdre dans les fourrés, les hautes collines boisées sont toutes proches, à quoi, 10 minutes ? Et le jardin, chaotique, en pente, était auparavant géré par des botanistes : les restes d’une incroyable variété de plantes s’y bataillent encore. La baraque est ancienne, il n’y a pas de couloir, et l’isolation sonore est déplorable, mais qu’importe, je veux ce contexte, j’aime ce contexte.
Errer dans Vienne ne m’intéresse guère ; les grandes villes, j’ai eu ma dose, merci bien. Néanmoins, il me faut un minimum honorer la capitale, et nous allons rencontrer la sœur de Bernadette dans un typique café viennois. En boisson, je prends un café à je ne sais quoi, un café appelé « mélange » — détail frappant, car je suis en train de relire Dune. Bernadette s’installe comme écoutant un podcast pendant que j’assaille sa sœur, étudiante en psychologie. Mettant comme souvent tout tact de côté, je la questionne, je glisse autant que possible mes doigts curieux dans son esprit. Nous papotons pendant des heures, et, comme c’est souvent le cas, elle bat en retraite quand j’évoque sans retenue l’avenir sous l’angle de la crise climatique. Elle sait, elle comprend, mais elle choisit ne pas en parler, de ne pas y penser — voilà notre perte. Autre instant qui me revient : elle me demande ce que je pense de « l’appropriation culturelle ». Ah, voilà donc les problèmes qui occupent la gauche, voilà les vrais problèmes ! Je lui dis que c’est un concept parfaitement stupide, puisque tout vient de quelque part. Oui, les idées et les cultures évoluent, changent et bougent, entre des mains différentes, c’est le principe même des idées et des cultures. Elle est étonnée : c’est la première fois qu’elle entend cette opinion.
Pendant les huit jours que je passe là-bas, je gambade dans trois musées : L’Albertina, que j’avais déjà visité il y a bien longtemps, le Kunsthistorisches Museum et le Belvédère. Plein de trucs qui me laissent froid, évidemment, en particulier les expos de photos qui prennent une place considérable, mais il y a aussi tout un tas de belles choses qui me touchent. Kandinsky m’enthousiasme, Dürer, Bosh, Michel-Ange, Bernardo Bellotto, Monet et ses nénuphars, Cézanne et sa Normandie… La Babel de Bruegel est encore plus renversante en vrai : la perspective foireuse qui fonctionne malgré tout, et tant de détails ! Je découvre aussi de lui quelques peintures que je ne connaissais pas. Klimt, en revanche, me laisse toujours aussi indifférent, sauf ses croquis de nus, allez savoir pourquoi. Et, oui, je m’autorise cette remarque impertinente : Klimt, c’est bien un truc de femmes !
Dans les collines paradisiaques, je ramasse de la verge d’or, que je fais sécher ensuite. Bernadette me montre son chemin de course, qu’elle ne peut pas pratiquer en ce moment, horreur absolue : elle a mal à la cheville. Je m’extasie devant autant de plantes et de fleurs, juste-là, si près de la maison. Je vole des prunes dans un jardin, je vais tout seul lire au pied d’une petite chapelle, et l’orage éclate, je m’abrite au bord de cette minuscule et forestière maison de Dieu, mais je finis par courir sous la pluie pour aller manger avec Bernadette et Patrick. J’ai un point de côté, puis des courbatures les jours suivants — marcher et courir sont donc des activités si différentes ?
Je m’agite, je m’immobilise, je suis las et impatient, instable, incohérent. Je me heurte aux murs, je me heurte aux gens, je me demande ce que je fais là, je me demande pourquoi je n’habite pas là. Hannah, la colloque à frange blonde, joue du piano dans sa chambre — j’ai un faible pour les franges blondes, qu’y puis-je. À d’autres moments elle peint, un soir, elle coud, j’entends la machine qui ronronne, qui ronronne. Son copain est catholique, elle le vit un peu difficilement. Bernadette apprécie ma compagnie, car je ne la prends pas trop au sérieux, elle peut vomir sa confusion, que je balaie d’une blague, avant de répondre avec sérieux. Ses poignets portent encore et porteront toujours les nombreuses marques du couteau, c’est très simple. Un ami me parle de ses vagues projets de suicide, je lui dis d’attendre au moins la mort de ses parents. Moi, j’aime la vie, j’adore la vie ! Ce n’est pas moi qui cours après la mort, c’est elle qui me bouffe de dedans. Mon cousin Clément vadrouille toujours en Australie, heureux — son instabilité est plus ancrée que la mienne. Un autre ami se met au chômage pour, enfin, avoir le temps de finir sa thèse. Mais où trouve-t-il la foi pour ça ? Je suis las de toutes mes tentatives avant même de les mettre en pratique. Je lis Greg Egan, ah, oui, c’est stimulant ! Plus de limites, plus de frontière entre l’imagination et le réel, enfin, tout est possible, tout est faisable.
J’imagine une voie, je la parcours en esprit, je vais jusqu’à sa fin ; je n’ai plus de raisons de la vivre, je l’ai déjà vécue. Ce qui m’accroche encore, c’est le contexte, le contexte de vie : oui, cette maison, ses habitants, je veux ça, je veux fabriquer ça — mais quoi ensuite ?
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Nos campements (cliquer pour agrandir) |
7 juin 2021
Avec Antoine, mon fidèle compagnon d’aventure, je suis dans le train en direction du plateau de Millevaches, qui se déploie en Corrèze et frôle la Creuse. Notre perspective n’est pas juste la balade, la randonnée. Il y a de ça, certes, mais il s’agit de développer notre réflexion sur nos projets respectifs de, disons, néo-ruralité. Avant même de commencer à mettre un pied devant l’autre, je suis épuisé, fracassé, victime d’une sorte de grippe qui depuis quelques jours me rend impuissant et me force à faire la sieste. Mais au diable, je n’ai aucune envie de remettre cette virée à plus tard — nous devions déjà la faire quand le second confinement a frappé.
Pendant la première des 6 heures de train, je lis Ship of Fools de Kaczynski, une courte fable satirique plutôt marrante sur ses thématiques habituelles : une bande de gauchistes se concentre sur des « petites » luttes (inégalités diverses) pendant que leur navire fonce vers la mort (suicide sociétal par overdose de technique). J’ai dans mon sac L’île au trésor de Stevenson, dont je ne lirai pas la moindre ligne pendant notre escapade.
Arrivée à Meymac. À peine sortis du train, on tombe sur des moutons qui broutent et des chèvres entravées dans un bout de terrain pentu. On se dirige vers le centre, incroyablement calme. Je retire un peu de liquide et Antoine va dans une boutique de produits de terroir pour acheter du Saint-Nectaire : il fait peur à la vendeuse, sans doute peu habituée à avoir des clients. On continue, avec toujours des moutons qui broutent presque jusque dans le centre. On grimpe hors de la petite ville et on se retrouve immédiatement dans une campagne enchanteresse, extrêmement vallonnée, pleine de genêts tout jaunes ; les bords de route débordent d’achillée. On voit un chevreuil et on mange au soleil, assis sur le chemin, les fesses sur nos matelas en mousse, avant de planter nos tentes sur un tapis d’herbe grasse dans une monoculture de pin.
Tout juste sorti de la tente... |
8 juin
Je me réveille à 5h et déjà les oiseaux sont incroyablement bruyants. Second réveil à 8h. Je me lève pour aller examiner à la lumière du soleil une espèce de gaillet qui hier soir échappait à mon inquisition. Soudain, sur la piste, une biche. Je me fige, elle se fige, nous nous observons, et elle reprend son chemin en sautillant par-dessus le fossé avant de s’enfoncer dans les bois artificiels.
En démontant ma tente, mal de tête lancinant à chaque fois que je me redresse. Antoine me dit qu’il a « déliré » toute la nuit. Je ne suis clairement pas en forme, je dois faire des pauses régulièrement. Petit à petit, il apparaît clairement que la région est essentiellement composée de monocultures de pin. Je me traîne, je ramasse un bâton, et je joue au vieux pèlerin mi-fou de Dieu, mi-facétieux. Je demande l’aumône à Antoine et je peste contre la jeunesse. Dans une autre vie, à une autre époque, croyant ou non, j’aurais peut-être saisi l’appel du pèlerinage pour fuir ce que j’aurais eu à fuir. Aujourd’hui encore, seul l’enchaînement semi-volontaire qu’on appelle relation de couple me retient de tout fuir. Seule cette potentielle projection vers l’avenir, qui me permet d’envisager une vie néo-rurale en compagnie (idéalement pas que cette compagnie-là), m’empêche d’abandonner avec soulagement le peu que j’ai pour partir avec mon sac à dos vers une destination arbitraire, et embrasser la route, fuir par le mouvement tout ce qu’il y a fuir — et inévitablement regretter la fuite, je m’en doute bien : ce n'est pas une solution. Faute de cette fuite-là, qui me titille encore tous les jours, je veux planter des arbustes méconnus, à baies ou noix comestibles ; je veux planter des châtaigniers, penser en années, en décennies ; je veux mon ruisseau ; bref, j’idéalise encore un peu la ruralité.
On mange près d’un vieux moulin récemment retapé, assis sur la vieille meule. À-demi conscient, je joue à fantasmer sur les bergères peu farouches que nous ne pourrons manquer de rencontrer. Antoine, lui, face aux bergères entreprenantes, aura de grands discours mais osera peu de mouvements ; il sera mon faire-valoir. Pendant nos voyages précédents, je rêvassais sur les naïades, peut-être sous l’influence des tableaux de Waterhouse (quoique les tableaux sont sans doute venus par la suite), mais cette fois, entre deux bergères aux mœurs légères, je m’égare vers les dryades. Le chêne plutôt que l’étang, maintenant que je connais le charme de son fruit, et l’herbe grasse des sous-bois plutôt que la mousse humide des bords d’étang.
Sur nos habits, les tiques rôdent, et la paranoïa s’installe. Déjà cette année, peu de temps auparavant, j’ai dû arracher quelques-unes de ces gourmandes. Quelle idée d’aller crapahuter dans les fourrés ! Je ferais mieux de rester chez moi ; que mes escapades soient les terrasses de la place Camille-Julian, que mes aventures soient les rues nocturnes, que mes suceurs de sang soient des humains.
On rejoint Saint-Merd, où on s’affale en « terrasse » (trois minuscules tables sur la route) de l’unique auberge, avec une bière, une 1664 en bouteille, ignoble — il m’en faudrait quelques bouteilles de plus pour commencer à l’apprécier par l’ivresse. J’essaie de lutter contre la sieste qui me chuchote à l’oreille… mais non, non, énergie, vivacité ! On décide d’aller vers l’est pour ensuite revenir via Peyrelevade vers Tarnac. Comme on ne prévoit pas de trouver à manger le lendemain, Antoine demande à la tenancière si elle a quelques trucs à vendre : oui, un peu, et elle nous donne en bonus des madeleines et un bout de pain. Je vais aux toilettes, je soulève la lunette et je me rends compte qu’il y a un urinoir juste à côté. Je prends cette réalisation comme une insulte : quoi, je suis un homme alors je vais forcément en mettre partout ? Est-ce que je ne saurais pas viser ? Je me résigne donc à l’urinoir, et je soulage ma vessie, forcé de contempler, sous mon nez, un portrait de Fernandel en compagnie d’une vache, affront supplémentaire.
On marche jusqu’à Millechaches, qui donne son nom au plateau. Je suis au bout du rouleau. Pendant que je manque de m’endormir, Antoine va faire un tour dans le centre du village voir une maison à vendre qu’il avait repéré. Il ne la trouve pas. On continue un peu et on trouve un coin où camper. Je m’endors instantanément, pour me faire réveiller par des avions de chasse à 23h30 : je passe en une seconde du sommeil au vacarme assourdissant de la modernité littéralement supersonique.
Un bout de pain pour un vieux pèlerin ? |
9 juin
Ce matin, je trouve une tique sur ma hanche gauche, une toute petite. C’est enfin l’occasion d’utiliser le tire-tique : on galère un peu, et c’est Antoine qui finit par parvenir à l’extraire. Je prends l’initiative de proposer à Antoine d’annuler notre pseudo-boucle et de filer directement à Tarnac via des petits chemins. On repasse donc par Millevaches, et on en profite pour renouveler nos réserves d’eau à la fontaine de l’église. On entend soudain des coups de klaxon pétaradants et une camionnette débarque sur la place : la « boulangerie » ambulante. On s’approche, le « boulanger » ouvre sa porte, il nous regarde, on le regarde — j’ai l’impression de revivre la scène avec la biche. On finit par lui signifier que s’il a des choses à manger, on pourrait les lui échanger contre de la monnaie, et, pendant que quelques femmes du village s’attroupent pour jouir des services du boulanger et papoter, il nous ouvre la porte arrière de son véhicule, qui révèle une micro-épicerie. Antoine, qui ne sait résister à l’appel de son estomac exigeant, pénètre joyeusement dans cet intérieur exigu pendant que je l’attends à l’extérieur. En plus de quelques basiques, il a envie d’une barquette de fraises : je cède à son caprice, comme un parent dépassé par un enfant incorrigible.
Les chemins de la matinée sont agréables, mais on reste en terrain rationalisé ; ce qui n’est pas pâturage clôturé est monoculture de pin. On mange au cœur d’une de ces monocultures qui, celle-là, a le bon goût de ne pas être plantée en lignes. L’herbe des sous-bois est grasse et, malgré les souches tranchées par les machines, on se laisse bercer par l’irrégularité et on a l’impression, un instant, d’être dans une véritable forêt. Les couleurs sont vives et les collines sont douces. Quelques pas plus tard, les lignes droites sont de retour. On ne croise vraiment personne. On finit sur la départementale ultra-rurale, c’est la descente vers Tarnac, étonnamment « grand » selon les standards du plateau.
Descente vers Tarnac. |
On file au magasin général, qui n’ouvre qu’à 16h30. On se pose dans la fraiche église, où le sol est encore composé de blocs de roche massifs. De retour sur la terrasse du bar fermé aujourd’hui, devant la boutique, des vieux s’installent, émergés du bus d’une compagnie de voyage organisé. Quand la boutique ouvre, ils s’y élancent, et se plaignent qu’il n’y a pas de verre pour leurs bières. On prend de quoi subsister dans cette épicerie de village à la sélection remarquable, avec son rayon bio, et je fais à la vendeuse une blague douteuse sur le fait que je ne vais pas lui demander de verre pour nos bières. Les vieux parlent fort, ils luttent ardemment pour la parole, chacun tentant d’imposer ses anecdotes aux autres. Je décapsule ma Chimay avec mon briquet, mais je m’inquiète de le voir tomber presque en morceaux, alors j’achève la capsule de la Chimay d’Antoine à coups de clé. Pas malins, on aurait dû prendre des cannettes.
Une fois les vieux partis, la vie s’étale sur la terrasse où l’on s’incruste, la terrasse du bar fermé… mais ouvert pour les amis. Les gens de Tarnac, les jeunes qui ont repris le magasin général avant d’ouvrir le bar-restaurant et même une petite bibliothèque, c’est une communauté anarchiste rendue célèbre par l’affaire de Tarnac : la lecture de l’article Wikipédia vaut le coup. Cette fuite active, cette alternative vécue, nous touche. Sans vouloir s’imposer à ces gens probablement farouches, et non sans raison (le magasin aurait notamment été sur écoute téléphonique), on profite de cette oasis de vie dans le désert rural. Le cœur de la communauté semble se trouver dans une ferme isolée non loin.
Il y a les gens qui gèrent l’endroit, quelqu’un du centre médico-social du village d’à-côté qui raconte un moment violent vécu ce matin, un Allemand du village probablement alcoolique qui écrit des poèmes dans sa langue natale et refuse de les traduire parce que « l’émotion » ; la conversation dévie sur Baudelaire, puis il s’agit de « tentatives d’écoles », de gens qui doivent passer à la ferme… Il y a des enfants qui gazouillent, ils se servent dans la boutique, l’un d’entre eux me demande ce que je fais à griffonner dans mon carnet ; ça parle au minimum français et allemand. Antoine part acheter une troisième bière, mais je n’arrive pas à la décapsuler, la honte. Toute cette vie dans ce coin précis, au-delà du projet purement politique dont nous ne connaissons pas les détails, et pour mon regard biaisé, c’est un succès ; c’est la vie insufflée au village ; c’est faire société ; c’est des enfants qui grandissent avec des modèles adultes variés ; c’est le travail pratique marié au sens de la communauté, marié à la théorie nourrissante ; c’est la flamme qui trouve de quoi s’alimenter sans devenir feu de brousse hors de contrôle. Certes, sous notre vision naïve se cache sans doute l’envers moins plaisant de la vie communautaire, sans compter les cadres idéologiques qui lient ou délient, mais pour eux, ça vaut le coup, j’en suis persuadé.
On va se poser au camping du village où nous sommes les seules tentes, il n’y a que des camping-cars. La douche est chaude, réconfortante, et nos portables affamés se nourrissent au-dessus des lavabos alors qu’enfin j’ouvre cette fichue troisième bière.
L'industrie, omniprésente. |
10 juin
Repartis vers le lac de Vasivière, que veut voir Antoine. Si ce lac, artificiel, me laisse parfaitement indifférent, la journée sera plus pauvre que la moyenne en plantations de pin, ce qui est bon à prendre. En chemin, au milieu de nulle part, un homme âgé sort d'un camping-car garé en bord en route et nous propose un café. Nous acceptons et, à notre invitation, il nous raconte ses voyages aventureux en Amérique du Sud. Le café fini, il nous regarde partir avec ce que je perçois comme une certaine mélancolie ; la mélancolie des voyages de jeunesse, sac au dos, voyages qui se trouvent dans son passé, alors que son présent n'offre que le déplacement hyper-véhiculé, et son avenir rien d'autre que l'inévitable déliquescence, voyage sans retour. Déjeuner dans un coin idyllique, avec ruisseau, vaches, verdure. Je continue de trouver en bord de route de la camomille inodore, que je me désole de ne pouvoir tester. Bizarrement, sans doute sous l’influence délétère d’Antoine, qui refuse de goûter la plupart des plantes approximativement identifiés que je mâchouille avec intérêt et que je lui propose, je ne songe même pas à en prendre avec moi.
Le politique nous poursuit, cette fois sur les murs : « Plateau réveille-toi », « Résister désobéir repeupler ». Ainsi il y a bien un mouvement spécifique au plateau, les insatisfaits forgent leurs propres oasis là où la propriété n’est pas complètement inaccessible. Antoine, lui, peut se voir vivre sur le plateau, pour peu qu’il n’y soit pas seul. Moi, je ne cherche pas autant de ruralité, j’aimerais pouvoir vivre, si possible, sans voiture personnelle, et ici ce n’est clairement pas possible. De plus, les monocultures de pin, où nous campons encore ce soir, sont vraiment trop nombreuses. Je ne fantasme pas sur une nature intouchée, je sais qu’en Europe de l’Ouest toutes les pierres ont été retournées, je sais qu’il faut bien du bois pour construire des trucs et des machins… mais tout de même, tout de même, toute cette gestion, toutes ces lignes droites, tout cet ordre ! Même les genêts sont artificiels : ils sont plantés en lignes entre les jeunes pins pour, en tant que légumineuse, leur fournir de l’azote. Quitte à cohabiter, inévitablement, avec une gestion rationnelle du territoire, je préfère encore pourvoir aller faire mes courses à vélo — mais je sais que c’est un fantasme.
Ma petite tente, le soir. |
11 juin
Quel plaisir, au cours de ces quelques jours commencés sous un épuisement écrasant, d’avoir senti mes forces me revenir progressivement. Ce matin, nous marchons vers Eymoutiers sur des pistes pentues que j’avale en souriant et en rêvassant. J’en veux plus, donnez-moi des côtes ardues ! Mais toujours, inévitablement, l’ennui, le doute, la perpétuelle insatisfaction, le ver rongeur qui m’a, quelques jours auparavant, poussé à tracer vers Tarnac pour avoir un but clair. Que fais-je à errer sur ces chemins au lieu de songer à mon avenir économique ? Que fais-je à rêver de la vie campagnarde si je ne suis pas foutu de gagner ma vie ? L’argent, l’argent ; ça ne suffit pas de ne pas crever de faim, il faut en gagner, parait-il… Si je ne choisis pas la fuite — inévitablement temporaire — avec mon sac à dos, alors certainement je dois la gagner, ma vie, c'est inévitable, et ne pas juste traiter le travail comme une vague stimulation qu’on quitte quand on en a extrait l’essence qui devient poison par ingestion répétée… La bénédiction et l’horreur de l'ancrage à long terme ; paradoxalement pouvoir se projeter dans l’avenir tout en étant bloqué, paralysé ; et peut-être savoir jouir de cette paralysie qui met un point final à la tyrannie du choix. J'ai le malheur privilégié d'avoir pris goût à une liberté intenable, économiquement comme, peut-être, moralement.
Deux cafés sur une petite terrasse enchanteresse à Eymoutier. Antoine est charmé, c’est décidé, il vivra là ! Il y a même une librairie qui semble honnête. Puis nous sommes à Limoges, où nous mangeons avec un ami qui nous fait visiter la ville. Il s’apprête à rentrer par un chemin détourné dans la fonction publique, avec un bureau personnel et des plantes vertes. Je peine à prononcer la moindre parole ; seulement pendant un répit en terrasse, où mon esprit immobilisé physiquement effleure un certain focus, je parviens à être un peu plus sociable. Le travail, le travail, grand dévoreur, grand intégrateur, grand spécialisateur ; je suis très tenté de poursuivre l’esquive, mais si je ne veux pas une trop grande marginalité, qui déjà fait plus que me grignoter, il va falloir esquiver l’esquive…
Sur la terrasse à Eymoutiers, sous les arbres, entre les deux cafés, puis dans le train vers Limoges, je ponds ce qui suit.
Anarchistes
Désolation dans l’abondance
Où monocultures de pin
Et vaches à grasse panse
Se partagent le grand rien
Le nez dans les bas-côtés
La chlorophylle m’émeut
Par ses pousses prêtes-à-manger
Qui ne sont plus qu’un jeu
« Résister, désobéir, repeupler ! »
Hurlent à travers bois
Les murs politisés
« Plateau réveille-toi ! »
Terre linéaire et rationnellement gérée
Découpée en carrés utiles —
Le chaos nécessaire est sur le bas-côté
Où prospèrent les herbes inutiles…
Contrairement à mon texte sur ma semaine dans une jeune communauté à visée autonome, ce petit compte-rendu est plus sobre, moins personnel, moins intime. Sans doute parce que je n'était pas seul, et que donc je n'avais pas autant le loisir de prendre du recul pour écrire, mais aussi parce que le contexte était plus classique, s'il l'on peut dire, moins radical. C'est aussi une ambiance idéologique assez différente.
CONTEXTE
L’envie de ruralité s’entête. Cette décision colossale me hante. Pour la semaine dont il s’agit ici, j’avais l’intention de plutôt passer quelque temps dans une exploitation maraîchère pro, pour voir comment se fait la « vraie » production, mais finalement, par la force des choses, je me suis retrouvé sans déplaisir dans une petite ferme non pro, en permaculture. Une semaine à travailler en échange du logis et du couvert donc, et cette fois à deux, avec Audrey.
LA PROPRIÉTÉ
Paul, un peu plus que la trentaine, est l’âme de l’endroit. Les cheveux légèrement bouclés qui arrivent en bas du cou, l’air perpétuellement enjoué, il est débordant, une crue permanente. Quand il parle, il regarde son interlocuteur droit dans les yeux avec une expression plus qu’intense, et il monologue sur toutes sortes de sujets sans guère laisser aux autres la chance d’intervenir. Il fait un peu gourou, avec son visage illuminé, sa passion à la fois communicative et écrasante, sa pratique régulière du taï-chi et la position de « maître » qui va avec, sa bienveillance et son ouverture réelles mais à sens unique, sans compter son goût pour les expériences mystiques. Là où sa passion m’a le plus touché, c’est en ce qui concerne le jardin, les plantes, la permaculture. Ce projet est son projet, il s’y consacre à plein temps, et ses deux parents ne seraient pas là sans lui. Il vit dans une vieille maison qu’il travaille à retaper depuis 3 ans déjà, avec l’aide de son père. À notre arrivée, il sort d’un jeûne de 5 jours « pour se retrouver », ou quelque chose comme ça.
Ses parents, Jacques et Madeleine, ont 70 ans. Ils vivent dans une maison toute neuve, écolo, avec retraitement local de l’eau à coup de plantes et de filtrage. Initialement, ils voulaient une maison en paille, mais les conditions n’étaient pas optimales. Tous les deux sont en bonne forme physique. On sent que Jacques a été costaud, et d’ailleurs, il l’est encore. L’âge se fait sentir, sur l’audition, sur la mémoire, mais il est toujours extrêmement bricoleur, extrêmement actif, en permanence à faire des trucs quelque part sur le terrain. Il a un grand atelier dans la grange. Paul n’aurait pas tenté l’aventure sans les talents pratiques de son père. Madeleine semble à peine marquée par l’âge et, contrairement à son compagnon, elle pratique le taï-chi et ne consomme ni viande ni alcool. Elle semble clairement plus sociable que Jacques, qui, d’après les monologues de Paul, est un individualiste. Tous les deux, avec leur fils, parviennent à maintenir une intense vie sociale à la campagne. Ils sont membres de plusieurs collectifs et, quand ils ne sont pas occupés socialement, ils gèrent eux aussi le terrain et les plantes. Ils donnent l’impression de gens « simples », dans le sens où la pièce principale de leur maison (certes à peine terminée) est extrêmement épurée, voire vide. Pas d’écran, pas de bibliothèque, très peu de livres… Juste une table pour manger et une table basse accompagnée d’assises. Ce sont des gens qui vivent dans le réel. Ils lisent L’Humanité.
Le terrain fait 8 hectares, dont 5 de bois. La partie activement cultivée est divisée en deux sections : une parcelle de potager relativement classique, avec des plate-bandes en ligne et deux serres en bâche, et une autre plus typée permaculture, c’est-à-dire non géométrique, avec des buttes paillées plus anarchiques remplies de toutes sortes de plantes semées et plantées en guildes (groupe de plantes mutuellement bénéfiques). C’est là qu’Audrey et moi passeront l’essentiel de notre temps. Il y a aussi un coin verger, avec pas mal de pommiers, et quelques autres recoins avec des plantes intéressantes, entre lesquels 6 moutons servent de tondeuse fertile. Ce terrain, c’est déjà beaucoup pour un jeune homme et deux retraités. D’ici quelques années, les parents de Paul glisseront de la position d’aide à celle de poids. Il le sait, et il s’y prépare en essayant de vendre deux parcelles constructibles à des gens qui partageraient sa vision.
Il m’est bien sûr impossible de juger véritablement cette petite ferme. Une semaine sur une année, ce n’est rien. Je ne sais pas grand-chose de leur production, et s’il peut sembler que le temps passé à désherber ne peut guère être rentable, il faut garder en tête que c’est la saison exacte des herbes folles. Je ne sais pas si le travail effectué vaut le coup en termes de récoltes, et je ne sais pas non plus où est la limite pour déterminer ce qui vaut le coup ou non.
17 avril
Arrivée en fin de matinée. Paul nous accueille. En plus de nous, une jeune femme en sarouel, dont les deux chaussettes affichent des couleurs vives délibérément différentes, est sur place pour visiter la propriété, potentiellement intéressée par une des parcelles « pour y planter sa yourte ». Repas, tour du terrain et découverte de la caravane, où nous logerons. Elle servait à Jacques et Madeleine pendant la construction de leur maison. Paul nous présente le travail de l’après-midi : désherbage des framboisiers. Le premier n’a pas de paillage : ça déborde de vie, de plantes, d’insectes, de racines… On en arrache une quantité dingue. Ça me rappelle quand je désherbais des myrtilliers en Suisse. Les autres framboisiers, paillés, sont beaucoup moins envahis et les herbes s’arrachent aisément. Sous le paillage, le mycélium : un réseau blanc clairement visible, abondant seulement là où le sol est protégé et non retourné. Autour de nous, les fleurs jaunes de la moutarde, plantée pour occuper le sol l’hiver (et pour être mangée, accessoirement).
Ensuite, une plate-bande d’origan à désherber, entre de la tanaisie et l’achillée millefeuille. Ils plantent de l’origan au pied des arbrisseaux pour attirer les insectes qui dévorent les bestioles qui pondent des vers dans les fruits. Complexité. On trouve toutes sortes de plantes comestibles en désherbant : herbe à Robert, mâche en fleur, poireau sauvage, gaillet, rumex. Deux amis sont en visite, des permaculteurs à tendance crudivore au jardin apparemment remarquable. Repas du soir, Paul parle beaucoup, ses parents aussi, et on est complètement épuisés socialement. Ils se déversent en nous, torrentiels, à sens unique. On s’y fera, ça s’arrangera, nos tendances sociales s’apprivoiseront un peu, mais ça reste éprouvant. Paul évoque notamment la Ğ1 (ou June), cryptomonnaie qui se veut éthique. Je suis sceptique, mais ce n’est pas comme si je comprenais. Étonnant de retrouver de genre de chose ici.
L'origan bien désherbé avec BRF ajouté. |
18 avril
À 8h, on va à la séance de taï-chi. Paul préside, fait le prof, et Madeleine est la troisième élève. Nous sommes là sans coercition : du taï-chi, pourquoi pas ? Voyons donc. Ce n’est pas désagréable, et même un peu éprouvant physiquement. Je veux bien croire que cette pratique a ses avantages, même si ici elle est avant tout sociale, une activité comme une autre à faire ensemble. Ce qui me gêne, c’est son caractère à la fois arbitraire et mystique. Pour la salutation au soleil, on sort se mettre devant le soleil. Inoffensif, certes, mais mon instinct est en alerte. Puis il faut changer les moutons d’emplacement, refaire leur clôture. Incroyablement peureux, ils détalent dans un coin, mais on parvient à les ramener aisément, en espérant qu’ils n’aient pas commencé à grignoter les arbrisseaux. Ensuite, on se pose sous le tilleul pour ramasser les jeunes feuilles qui, une fois séchées au soleil, serviront à faire de la farine. (Je ne parviens pas à trouver des informations sur sa densité calorique.) Les feuilles sont aussi très bonnes crues. Paul nous montre la pépinière, petite serre accolée à sa maison où grandissent les jeunes pousses. À l’intérieur, un incubateur électrique tient chaud aux plus sensibles et favorise une germination plus rapide. Il nous montre aussi un prunellier aux fruits immangeables sur lequel il a tenté de greffer des branches de bon prunelliers, et d’autres jeunes fruitiers destinés au verger.
Jeunes pousses de tilleul. |
Repas. On apprend que Paul fait partie d’un « cercle d’hommes » où ils font des « cérémonies du cacao ». Il y a un écrivain, un prof de la Sorbonne… Ils lui ont conseillé de faire du taï-chi un métier. De son côté, Madeleine mentionne à quel point le covid a tué la vie sociale à la campagne. Eux et quelques-un de leurs cercles s’en foutent, mais, par exemple, leurs voisins refusent toute interaction depuis un an. Je me retrouve embarqué avec Jacques dans ce que je suppose être du « travail d’homme ». Il s’agit de rétablir l’eau courante pour l’évier devant la caravane. On installe aussi une gazinière et je passe un bon moment à la nettoyer. Je rejoins Audrey qui a passé une bonne partie de l’aprèm à arranger la plate-bande d’origan. Des amis de nos hôtes arrivent, deux ex-invités exactement comme nous. Ils viennent d’acheter un terrain tout près et ils prévoient de construire leur maison. Tout le monde parle beaucoup, de plein de trucs pratiques et locaux, tout un réseau social, l’importance capitale du réseau. Je vis presque comme un handicap mon incapacité à avoir un « réseau » en dehors de quelques vrais amis proches, mais je suppose que tout le monde n’a pas quelques vrais amis proches. Je me déconnecte complètement face à tant de papotage. Paul parle de ses projets d’argent : YouTube, taï-chi, formations en permaculture… Je suis critique envers ce dernier point : il ne me semble pas que le jardin, aussi respectable qu’il soit étant donné ses conditions et son âge, confère l’autorité nécessaire à des formations. Il parle de son business plan, de comment gagner un public… L’ami qui a été à notre place évoque à quel point il a été marqué par le taï-chi. Il fait encore le salut au soleil.
Fin de travail sur l’origan. On tapisse les parties abîmées de la plate-bande avec du terreau et du BRF (bois raméal fragmenté.) Un peu partout, de la consoude, belle plante comestible aux grandes feuilles qui sert aussi d’engrais vert et de paillage. La tanaisie, elle, sert également à faire du paillage, mais a l’inconvénient d’être envahissante. Quant à la potentille, c’est la plante la plus envahissante, l’ennemie que l’on va passer des heures et des heures à arracher. Ses racines traçantes sont une arme de guerre. Le soir, Paul est fatigué, conséquences du jeûne, alors on mange surtout seuls avec les deux parents. Ils parlent beaucoup eux aussi, mais avec un style différent de celui de leur fils. Ils sont « plus calmes », dit Audrey. Ils évoquent leurs nombreux cercles sociaux dans les environs, notamment deux associations de permaculture qui semblent peuplées en bonne partie par des caractères. Audrey et moi sommes socialement au bout du rouleau, ça doit se voir.
19 avril
Je me réveille à 5h. Petit à petit naît le chant des coqs, puis des oiseaux, puis les pleurs de l’âne dépressif qui vit juste à côté, derrière la haie d’arbres. Les lamentations de cet âne solitaire, dont la compagne est morte, ressemblent à des sirènes teintées de reniflements et nous accompagneront toute la semaine.
Le soleil brille, je suis torse nu. Je réalise que la potentille est comestible, comme la majorité de ce qu’on arrache. Ici, les plantes arrachées sont laissées sur place à sécher un peu avant d’être réutilisées comme engrais vert. Idéalement, il faudrait avoir avec soi un sac dans lequel mettre une partie des plantes comestibles, alias « mauvaises herbes » : avec notre travail de désherbage, on ramasse chaque demi-journée de quoi avoir plus qu’assez de « légumes » pour le repas suivant. Certes, ce sont des feuilles, et pas les plus fines gustativement, mais il me semble dommage de ne pas en profiter. Je sais qu’il faudrait consacrer du temps à préparer ces plantes, mais la satisfaction de manger potentille, pissenlit, ortie ou gaillet que l’on vient de toutes façons d’arracher dans son jardin me semble valoir le coup. Légèrement cuites à la poêle avec épices et accompagnement, ces plantes sont honorables. On peut aussi faire du pesto avec elles (comme le pesto aux orties du jardin de ce midi), ou même prendre le temps de préparer les racines de pissenlit (j’en ferai des crues un peu plus tard).
Les autres vont à une réunion d’un de leurs collectifs. J’ai du mal à arracher Audrey aux potentilles, elle est vraiment passionnée par le désherbage, mais on va ensuite se balader sur un chemin tout proche. Étang, plantation de pins, joli bois, petite vallée avec rivière, fraisiers sauvages… On revient glander un peu dans la caravane.
La potentille, ennemi comestible. |
20 avril
Ce matin, séance de taï-chi plus courte, car c’est le jour des courses. On retourne faire du désherbage sur les buttes, j’arrache des racines d’ortie plus longues que moi, une oseille splendide avec des racines qui ressemblent à des carottes, et je mets de côté une grosse racine de pissenlit pour expérimenter avec. Paul vient nous chercher, son père a oublié de s’occuper de la petite serre qui sert de pépinière. Il nous explique comment il procède. La nuit, les plants qui passent la journée dans la serre restent dans la maison, et ceux qui passent la journée dehors reviennent dans la serre. Le matin, il met bien au soleil dans la serre les solanacées (tomate, aubergine…) dont le nom indique d’ailleurs leur goût du soleil : si ces plants n’ont pas assez de lumière, ils font pousser leur tige pour en chercher et ainsi s’affaiblissent. Les cucurbitacées et le basilic, eux, crament s’ils sont trop au soleil, donc ils sont soit à l’abri, soit à l’extérieur, mais pas au soleil dans la serre, où ça chauffe trop. Les plants dans l’incubateur sont laissés le plus longtemps possible (pour qu’ils se développent) mais pas trop non plus (pour éviter qu’ils tigent faute de lumière). Il arrose surtout les graines n’ayant pas encore germé, et certaines plantes préfèrent le trempage (basilic…). L’après-midi, il met un tamiseur de lumière sur les plants de tomate pour qu’ils n’aient pas trop chaud. À un autre endroit dans la maison se trouve la pépinière des plantes dormantes, ou qui exigent moins de lumière et de chaleur. Certains des arbrisseaux sont là. La verveine aime l’eau, mais pas trop, donc idéalement le pot est percé pour qu’une partie de la terre et une partie des racines restent sèches. Pour produire, bien l’arroser. Les poireaux sont là, ils peuvent rester longtemps dormants. Pour avoir de gros poireaux avec du blanc, comme ceux qu’on trouve en magasin, il faut les repiquer, jusqu’à cinq fois, pour augmenter la proportion du légume qui est sous terre. À chaque repiquage, on coupe un peu les feuilles et les racines pour stimuler la croissance. Le persil est difficile à faire pousser à partir de graines, mais il suffit d’un seul pied pour le reproduire aisément dans la bonne terre granuleuse. Bien l’arroser une semaine avant la récolte désirée.
Après le repas, Paul nous explique comment gérer le carré (triangulaire) commencé le matin, complètement envahi par chiendent et potentille, car la couche de paille appliquée a été trop faible. Il nous conseille de retirer toute la paille puis d’utiliser grelinette et fourche-bêche pour décompacter la terre, ce qui nous permet d’arracher plus facilement les racines invasives. Quand la paille est mise pour protéger la terre, il faut qu’elle fasse au moins la longueur de l’avant-bras pour faire obstacle à la lumière et éviter ce genre de situation par la suite. Plus tard, on va se balader dans la partie boisée du terrain et j’identifie la véronique petit-chêne. Le soir, on est claqués, mais c’est session jeu de société obligatoire.
Magnifique rumex ! |
21 avril
On reprend sur le carré (triangulaire) désherbé la veille, et on le recouvre totalement, cette fois sur une bonne épaisseur, d’engrais vert arraché juste à côté. Puis on arrache la moquette qui protégeait le sol sous le « tipi », le tuteur pyramidal pour haricots et courges. Malgré tout, la potentille a, seule, poussée en dessous. On l’attaque, et on continue après manger. Mais Paul nous a montré sa petite bibliothèque, et je lis près du tipi au lieu de désherber. Puis Paul m’embarque pour aller chercher du BRF pendant qu’Audrey tamise du terreau pour les graines que nous allons planter. Le BRF, comme la sciure des toilettes sèches (que nous n’avons pas utilisé une seule fois) sont fournis gratuitement par des connaissances. À l’aller, Paul me parle de la trogne, un ensemble d’anciennes techniques de taille des arbres destinées à faciliter la repousse rapide de bois utilisable, diverses techniques servant diverses fins. On remplit l’arrière du pick-up de BRF à la pelle, et au retour il me parle de sa relation avec son père peu communicatif et à la mémoire de plus en plus défaillante. J’essaie d’engager, disons, une conversation, mais rien à faire, il se déverse en moi.
On étale le BRF sous le tipi, puis la paille. On creuse un sillon dans la paille à l’intérieur du tipi et on y place une couche de terreau tamisé avant d’y semer un mélange de graines (betterave fourragère, fleurs, petits pois…). De chaque côté de la structure, on fait des trous dans la paille et on plante en poquets (plusieurs graines dans un même trou) haricot, courge et maïs rouge. Il nous explique comment il a utilisé un niveau égyptien pour percevoir l’inclinaison du terrain et créer les buttes le long des courbes de niveaux de façon à retenir l’eau. On est crevés. Le soir, en rentrant vers la caravane, on croise un énorme crapaud sous la maison sur pilotis. Je me demande si ces bestioles se font martyriser par les chats.
22 avril
Ce matin, Paul et Madeleine vont quelque part faire deux heures de taï-chi avec un « maître », alors pas de séance pour nous : on fait la grasse matinée jusqu’à… 8h15. Puis on sort les plants de la serre. Après le petit-déjeuner, on cure la bergerie avec Jacques et on façonne un beau tas de fumier de mouton, bien fertile. On se douche, je fais acte de présence au jardin, et on fait une récolte de plantes sauvages pour midi. Pendant le repas, Paul est d’humeur conspiration covid.
Ils ont encore en stock plusieurs grosses bottes de paille pour le paillage du jardin, mais c’est du blé non récolté, c’est-à-dire que les épis et leurs graines sont toujours là. C’est mauvais pour le jardin : il y a plein de pousses de blé dans le paillage. Paul dit qu’avec les subventions, récolter le blé est facultatif. Désherbage, mais ma capacité d’attention étant limitée, je commence à me frotter des pousses de menthe sur les bras, puis je grignote la partie blanche à la base des jeunes pousses de blé : c’est très bon, sucré, presque un goût de réglisse. Je vérifie, et je découvre qu’en effet c’est un aliment santé assez fameux. À l’inverse d’Audrey, qui peut rester longtemps concentrée, je ne tiens guère en place, je m’ennuie vite, je sors mon portable ou mon carnet, je vais lire, je picore des plantes plus ou moins connues, j’ai envie d’autre chose. Si je travaillais un terrain qui était le mien, je pourrais jongler entre les activités d’une façon qui m’est impossible ici.
Ensuite, Jacques vient nous chercher. C’est le moment de transporter de gros rondins de bois. On s’entasse à deux sur le siège passager du pick-up et Jacques nous balade dans les 5 hectares de bois, il nous raconte comment ils ont dû en bonne partie créer ce chemin pour le véhicule. Il finit par nous amener là où sont entreposées d’énormes bûches qu’on transporte dans le pick-up. Horreur, elles sont pleines d’araignées. Il nous faut deux voyages. Puis Paul part pour deux jours, il nous donne quelques devoirs. Je remplis un arrosoir, j’ajoute du purin d’ortie, on arrose quelques plants, tomates et courgette au chaud sous des bouteilles de 5 litres découpées, et je pousse la journée à sa conclusion. Il est 17h30, je suis crevé, essentiellement le manque de sommeil. On rentre les jeunes plants. Au dîner, Jacques fait de la pizza et Madeleine de la tarte aux pommes. En rentrant dans la nuit, on contemple le chat roux qui « joue » avec un campagnol juste devant la caravane. Je le soupçonne de chercher à nous impressionner. L’âne pleure. Ce soir, pour tenter d’optimiser mon sommeil, je mets boules quiès et masque sur les yeux…
23 avril
…mais rien à faire, je me réveille quand même avant 6h. On prend notre temps, véritable grasse mat jusqu’à 8h30. On sort les jeunes plants. Les courges semblent attaquées par l’oïdium. Au jardin, on commence à désherber un petit carré pour y semer, mais Jacques vient nous chercher pour transporter d’épais poteaux en bois. On en fait un joli tas bien rangé, et même stable, sur des palettes pour éviter le contact avec le sol, puis on reprend le désherbage. On remarque que là où Jacques et Madeleine avaient passé la grelinette contre la potentille, il n’y a pas de mycélium visible. En revanche, quand on s’attaque à la potentille qu’il reste sur les bords, là où la grelinette n’est pas passée, il y a beaucoup de mycélium. De nombreux vers de terre s’enfuient. Je place quelques pelletées de BRF et on sème pendant que la parcelle est à l’ombre d’un arbre.
Fraisiers, poireaux et champignons sauvages. |
Ce midi, et cet après-midi, on est seuls, on fait donc notre repas nous-même pour la première fois depuis le début du séjour, c’est agréable. En début d’aprèm, on profite de la maison, et on finit par aller chercher de la fougère dans les bois, pour pailler les fraisiers contre les limaces. C’est plus un prétexte pour aller se balader, notre récolte n’est pas très efficace. On fait deux aller-retours. Puis Audrey ne résiste pas à la passion du désherbage. Quant à moi, je m’assois pour écrire dans mon carnet, mais quand je réalise que je suis directement entouré par tout un tas de plantes sauvages comestibles, je ne résiste pas à l’impulsion de faire une petite vidéo. Je donne mon portable à Audrey et je récolte 7 plantes sauvages comestibles sans bouger : qualité horrible de l’image et de l’audio, qualité horrible de mon improvisation en anglais (que j’utilise comme si c’était de l’espéranto), mais c’est marrant, c’est la première fois que je m’adresse directement à la caméra. Le soir, Jacques et Madeleine sont sous le coup des excès alimentaires de leur repas social, et on se fait encore à manger seuls. Cette fois, on s’installe sur la terrasse, devant le soleil couchant.
La serre des jeunes plants. |
24 avril
Je me réveille à 4h. Le matin, on désherbe tranquillement, un framboisier, puis des buttes. Paul revient un peu avant midi et, pour l’après-midi, on commence à créer une nouvelle butte. Il s’agit d’enlever toutes les hautes herbes qui occupent le terrain et leurs rhizomes, mais aussi les pousses volumineuses du fusain qui domine la parcelle. Le soleil cogne incroyablement, un thermomètre placé à l’ombre indique 29°C. Sous les serres extérieures, qui sont ouvertes, il fait 36. Paul est occupé à planter plein de trucs un peu partout. En fin de journée arrive une bonne amie de Paul, et deux amis assez âgés, en prévision de la séance d’échange de plantes et graines le lendemain. On place des cartons sur la future butte et on les recouvre de toute la masse végétale arrachée. Je suis fracassé et flotte à travers le repas pendant que Paul, comme d’habitude, mène la danse sociale, notamment en évoquant ses anecdotes d’exploration de la petite ceinture parisienne.
25 avril
Paul étant là, le taï-chi reprend. On arrive un peu en retard, après 9h, sous le grand chêne, où ils sont déjà cinq. Il y a un côté messe du matin, rituel arbitraire à fonction de lien social, et, comme dans les messes espagnoles, on se fait un câlin à la fin. Toutes sortes de gens arrivent pour l’échange de graines. Nous, on va préparer nos affaires et ranger la caravane. Il y a beaucoup de gens, la plupart d’un certain âge (mais pas que), la plupart affichant les traits communs d’une marginalité modérée tendant vers le new age. Les jeunes plants (certains sont fatigués par le voyage), les graines (banque commune partagée par les membres du collectif) et des livres sont installés sur des tréteaux. Sur la terrasse, une grande table pour le midi. Faire vivre la campagne à travers le prisme de la permaculture, respectable. Nous, on met les voiles.
Un peu plus tard, je suis dans un train surchargé, masque sur le nez. La moitié des gens sont debout, mais je demande à retirer une valise qui occupe un siège, à côté des gens debout qui, bizarrement, ne prenaient pas cette initiative, alors je peux m’asseoir. Malgré le manque d’espace, trois gendarmes, l’arme à la ceinture, font le voyage avec nous. Je me demande s’ils pensent à leur presque collègue qui vient de se faire assassiner. Dehors, des maisons, des champs, des pâturages, des palettes, des câbles électriques. Je pense aux moteurs thermiques et aux moteurs électriques. Je pense à mes projets et leur poids. Bordeaux se profile, et partout des grues gigantesques élèvent à la chaîne des cubes de béton. J’ai envie d’apprendre à cuisiner les racines de pissenlit.