samedi 30 décembre 2017

Kalpa impérial - Angélica Gorodischer


Kalpa impérial - Angélica Gorodischer

Comme les Chroniques martiennes de Bradbury, Demain les chiens de Simak ou les Récits apocryphes de Čapek, Kalpa impérial est un roman composé de plusieurs nouvelles qui, ensemble, forment un tout vaste et cohérent. Et comme pour ces exemples, on reste dans le thème de la chronique historique. L'empire dont parle Angélica Gorodischer est vaste, colossal. Il s'étire à travers les continents et les millénaires. On suit essentiellement les pas des hommes et des femmes de pouvoir, des empereurs et des impératrices, des conspirateurs et des imposteurs. Certains sont bons, d'autres mauvais, et la plupart moyens.

Angélica Gorodischer maitrise sa narration, clairement. Elle étoffe ses personnages avec une vitesse surprenante, les rendant attachants ou détestables en quelques pages. Elle explore les souterrains de la puissance, où les ambitieux peuvent faire de meilleurs chefs que les bienveillants, où les plaisirs les plus primaires de quelques individus décident de la destinées de contrées entières, où se débattent quelques êtres bons rendus fous par leur position de dieu vivant. Cette valse historique est profondément imprégnée de l’atmosphère des récits qu'on récite au coin du feu à un auditoire avide d'entendre les légendes du passé. De nombreux personnages sont des conteurs, des curieux, qui attachent de l'importance à ce qui a existé avant eux, ou a ce que les hommes imaginent avoir existé avant eux.

Le principal défaut de Kalpa impérial, c'est son statut de fantasy. C'est à dire que malgré les milliers d'années qui s'écoulent, rien ne change ni n'évolue vraiment. Une impératrice succède à un empereur, une ville tombe en ruine ou traverse une période dorée, l'empire est en guerre contre le sud, puis en paix, puis en guerre, puis en paix, ainsi à l'infini. Certes, c'est sans doute le propos de l'auteure : les soucis humains sont intemporels, les problèmes que l'on croit importants se noient dans l'immensité de l'histoire, et tout n'est que vent et fumée. Mais quand on atteint la moitié du roman et que l'on réalise ça, c'est décevant. Dans la réalité comme dans les œuvres citées plus haut, les choses changent. Et souvent elles changent violemment, radicalement. Ici, pas d'évolution politique, religieuse, philosophique ou scientifique. Le monde s'agite, mais reste le même. On s'y bat pour le pouvoir, pas pour des idées. Cela n'enlève pas à Angélica Gorodischer son très réel talent de conteuse, mais la portée de son roman en est limitée.

dimanche 17 décembre 2017

La guerre et la paix - Tolstoï


La guerre et la paix - Tolstoï

Au début du dix-neuvième siècle, la Russie et la France, à travers leurs leaders Alexandre et Napoléon, ont tendance à se faire la guerre plutôt régulièrement. Tolstoï nous embarque pendant 2000 pages dans un tourbillon de princes et de princesses, de comtes et de comtesses, d'empereurs et de généraux, d'officiers et de filles à marier, de soldats et de serviteurs, de paysans et d'esclaves. C'est massif, long, génial et frustrant.

Commençons par le moins bon. Tolstoï, au fur et à mesure que l'on progresse dans le roman, prend lui-même de plus en plus de place. Il écrit ses propres réflexions sur la guerre et l'Histoire, celle avec un grand H. En gros, selon lui, les leaders ne sont que les jouets d'un inévitable déterminisme historique, et les historiens se plantent magistralement en leur accordant de l'importance. Ainsi il donne une bonne image du chef de l'armée russe qui, contrairement à Napoléon, n'a pas l'illusion d'avoir le contrôle des événements. Cette position se défend. Mais, franchement, Tolstoï en fait des tonnes. Il développe son idée sur des centaines de pages, de façon extremement répétitive et de plus en plus envahissante.

Dans le même ordre d'idée, il parle beaucoup de guerre et multiplie les scènes de batailles et d'état-majors. Ce n'est pas un problème quand il utilise le point de vue de ses personnages. Par exemple cette scène de bombardement d'une ville tranquille, du point de vue d'un homme du peuple, est excellente et touchante. Même chose pour cette longue scène de bataille où Pierre, le riche idéaliste complétement à l'ouest, se promène en première ligne, aveugle à la mort qui menace de le frapper à chaque instant. Mais quand il nous impose la compagnie de Napoléon ou d'autres personnages historiques, c'est beaucoup plus terne. En effet, comment leur donner une âme, comment les placer dans des situations intéressantes ? On se retrouve surtout à entendre longuement parler de mouvements de troupes et de l'admiration béate que les leaders suscitent.

Par contre, quand Tolstoï se concentre sur ses propres personnages, que l'on soit à la guerre ou, encore mieux, dans la vie quotidienne, on touche au chef-d’œuvre. Beaucoup de ses personnages sont habités d'une énergie qui les pousse au questionnement permanent, ils cherchent leur position dans le monde, leur raison de vivre. Certains croient trouver leur place dans l'armée. Il trouvent confortables d'avoir une place clairement définie dans un petit monde bien hiérarchisé, de mettre de coté les questions existentielles. C'est le cas d'André, qui a toutes les raisons d'être heureux, mais qui ne l'est pas. Pourquoi n'est-il pas bien avec sa femme ? Il ne sait pas, hésitant entre l'humanisme et le désespoir. C'est le cas de Nicolas, qui finalement s’appropriera le rôle de gentilhomme campagnard, prendra goût à la chasse et à la gestion de sa propriété. Pierre, lui, cherche avec peine l'idéal. Ne comprenant pas grand chose au monde social, il se fait manipuler, et croit trouver chez les franc-maçons un cadre où donner libre court à ses vagues ambitions philanthropiques. Il tente d'améliorer la vie de ses paysans, d'améliorer son propre comportement, mais se heurte à l'insurmontable inertie des choses. Du côté des femmes, dans ce monde où les jeunes femmes de la haute société sont maintenues dans l’innocence la plus dangereuse pendant que les hommes vont « là-bas », comme dit pudiquement Tolstoï, c'est à dire au bordel, Natacha se laisse emporter par des pulsions qu'elle est incapable de comprendre. Tolstoï décrit superbement une scène de tension sexuelle entre Natacha et un noceur vétéran, et la jeune femme se croit amoureuse. Quand à Sonia, qui a le malheur de n'avoir ni fortune ni magnétisme et d’être seulement sage et bonne, elle finira vieille fille, comme tant d'autres femmes sacrifiées à l'autel des conventions sociales. Les personnages d'une rare finesse abondent, que ce soit Dolokhov, le débauché débordant de charisme et prêt à tout pour tromper l'ennui, Hélène, la femme de Pierre dépourvue de sens moral mais douée d'un charme manipulateur inné, ou Berg, prêt à tout pour être normal, ravi quand sa soirée ressemble à toutes les autres soirées, quand tout est chez lui comme chez tout le monde.

Accompagné par la plume de Tolstoï, errer parmi ces personnages, les accompagner dans leurs doutes et leurs craintes, leurs espoirs et leurs amours, leurs évolutions et déceptions, est un doux plaisir. Il y a là des scènes d'une beauté et d'une humanité rares. On imagine aisément Tolstoï y mettre beaucoup de lui-même, que ce soit à propos de la recherche de discipline à l'armée, des difficultés de la vie de couple, des ambitions humanistes, du désir de vie simple à la compagne. Ainsi on est un peu déçu quand à la fin il expédie la conclusion autour de ses quelques personnages principaux. Untel est marié avec unetelle, ils ont des enfants, vivent à la campagne une vie banale, et tant pis pour les autres. Et Tolstoï conclue avec soixante-dix pages d'ennuyeuses « considérations sur l'histoire, les historiens, les grands hommes, la nature du pouvoir et la liberté humaine. » Pourquoi ne pas plutôt développer ces thèmes à travers les personnages qu'il a déjà passé tant de pages à étoffer pour leur offrir un point final vraiment puissant et satisfaisant ? Du coup on sort de Guerre et paix avec l'impression d'une œuvre divisée, aussi brillante qu'inutilement boursouflée. Dommage. Mais il y a tout de même là-dedans une maitrise impressionnante de la peinture de l'âme humaine, et quelques-uns des plus beaux morceaux de littérature que j'ai pu lire.

2000 pages, 1865-1869, folio

mercredi 29 novembre 2017

Les vertus de l'enfer - Pierre Boulle


Les vertus de l'enfer - Pierre Boulle

Le parcours de John Butler, un ancien GI traumatisé pendant la guerre du Vietnam. Comme bien d'autres vétérans, il a commencé à goûter en Asie aux joies de l’héroïne pour supporter l'horreur de sa situation. Et de retour aux USA, il se retrouve seul, sans amis, sans famille, sans travail. Mais avec l’héroïne. Butler est un junkie. Le roman commence quand il se résout à une agression à main armée pour pouvoir se procurer sa dose. Et de fil en aiguille, il va joindre une vaste organisation de trafic de drogue. D'abord en tant que petit revendeur, puis chimiste, et bien plus encore. Sa trajectoire est surveillée avec attention par deux groupes. Ses employeurs, bien sur. Ils discernent dans ce camé en apparence banale un certain potentiel. C'est aussi l'occasion de vivre le trafic du point de vue des gros bonnets. Des membres du BNDD aussi, l’ancêtre de la DEA. Ceux-là offrent un aperçu du côté de la légalité, et travaillent en lien avec un psy qui tente de comprendre qui est vraiment Butler. Ses interprétations plus ou moins douteuses ne manquent pas de drôlerie. Par exemple :
Le travail le rebutait. Il haïssait d'instinct toute discipline. Il éprouvait du dégoût pour les matières qu'on cherchait à lui inculquer, sans avoir assez de ressort et d'imagination pour découvrir lui-même des sujets capables d'éveiller sa curiosité. Après différents tests psychologiques, qui révélaient une singulière mollesse de caractère, une angoisse confuse devant les réalités de la vie, une absence générale d’intérêt et une répugnance à agir, les éducateurs l'orientèrent tout naturellement vers les Lettres.

Butler est un paumé. Pierre Boulle fait le choix audacieux de faire s'épanouir son personnage dans la pratique du trafic de drogue. Dealer, Butler s'éveille, il utilise son expérience de drogué, il regarde le monde avec un regard plus vif. Il trouve même la motivation pour travailler pendant son temps libre à réactiver ses connaissances en chimie. Car Butler s'est trouvé un rêve, une passion : devenir chimiste, et créer l’héroïne la plus pure qui soit. Il est absorbé par son travail, intégré dans un milieu, respecté par ses employeurs. Il se plante toujours des seringues dans les veines, mais ce n'est plus l'opiacé qui le fait vivre. Puis l'occasion se présente de participer à un gros coup, le plus gros coup de l'histoire de l’héroïne : s'exiler un an dans les montagnes de Birmanie et achever de synthétiser cinq tonnes de poudre blanche. Là, cloitré dans forteresse, menant une existence monacale, il achève sa métamorphose. Il décide de participer à la longue randonnée de mille kilomètres à dos de mulet pour apporter la drogue à bon port. Alors que pendant la guerre du Vietnam il n'était qu'un lâche, il se comporte ici en héros. Combattre pour une vague notion de patrie, pour les hommes cravatés de Washington, contre l'ombre du communisme, dans les jungles moites où se terrent en embuscade des paysans qui défendent leur terre ? Il était lâche. Mais protéger le fruit de son labeur, la poudre si pure née de ses mains, mériter le respect de ses employeurs et de ses compagnons, avoir un objectif qui lui appartient, une situation qu'il a construite par son labeur ? Le voilà chef de guerre sur les sentiers birmans.

Bien sur, ça se termine mal pour Butler. S'étant trouvé une raison de vivre, ayant placé toute sa volonté en un seul objet, objet hautement illégal qui plus est, il ne saura pas faire preuve de mesure et replonger dans l'ombre quand il le devrait. L'auteur de La planète des singes dresse ici le portrait d'un personnage singulier, qui végète mollement dans la normalité mais qui s'épanouit jusqu'à se bruler les ailes quand l'occasion se présente, au mépris de toute question morale. Il y a là une douce et triste ironie. On ne peut que penser à tous les Butler du monde qui, faute de pouvoir s'intégrer, croupissent dans leur coin ou, au pire, s'épanouissent en opposition au bien commun.

318 pages, 1974, le livre de poche

lundi 20 novembre 2017

Dans la penderie


 
Roberto Matta - Space Travel
Roberto Matta - Space Travel


Terrés dans la penderie, tremblants, leurs têtes enfouies sous des chemises à carreaux et des vestes élimées, les deux hommes retenaient leur souffle. Leurs yeux s’étaient habitués à la pénombre, chacun distinguait le visage de l'autre. A peine, mais suffisamment pour y lire une expression de terreur. N'ayant rien d'autre à regarder, ils se fixaient mutuellement, et écoutaient.

Ils n'aimaient pas ce qu'ils entendaient.

Pas du tout. 
 
C'était un bruit de pas. Des pas suggérant un nombre de jambes, ou de pattes, ou de quoi que ce soit d'autre, supérieur à deux. Ce qui était de l'autre coté de cette porte n'était clairement pas humain. Et ça se déplaçait. Ça cherchait. 
 
Les deux hommes échangèrent un regard paniqué.

La soirée s'annonçait bien, pourtant. Une petite soirée entre amis, le cigare à la bouche, la bière à la main. Et sur la table, tout le nécessaire pour un innocent petit rituel d'invocation. Un rituel de rien du tout, juste pour essayer. Juste pour rigoler. 
 
Alain habitait ici. C'était son appartement, son salon. Sa penderie. Il avait le nez dans la chemise qu'il comptait porter au travail, le lendemain. Elle sentait bon la lessive. En d'autres circonstances, il aurait été fier de la propreté de son linge, chose qui, pour lui, n'allait pas de soi. Mais à ce moment précis, il espérait juste que l'odeur « printemps fleuri mimosa lavande » de la lessive camoufle celle de sa transpiration, s'il s'avérait que la chose de l'autre coté de la porte ait un sens olfactif.

Alain avait allumé les bougies, préparé la craie rouge, la craie noire et la craie blanche. Il avait tiré les rideaux, rempli un bol de pistaches, et même pensé à sortir un autre bol pour les coques. Les fauteuils étaient époussetés, les bouteilles au frais.

Puis Ed était arrivé, avec un grand sourire enthousiaste. Après l'inévitable poignée de main énergique et douloureuse, Ed avait posé son sac sur une chaise et levé des yeux rieurs.
 
— Devine ce que j'ai là-dedans.

— Je sais très bien ce que tu as.

Le sourire sur la face d'Ed s'élargit encore.

— Allez, c'est bon, arrête de faire le malin et sors-le.

Délicatement, presque avec amour, Ed révéla un vieux livre râpé, épais, massif. Couverture en cuir sombre, pages jaunies, on lui donnerait facilement plusieurs siècles. Alain, émerveillé, approcha sa main et le toucha. La texture rugueuse était pleine d’accrocs, comme si le livre avait beaucoup voyagé, passé trop peu de temps dans les rayons calmes et propres d'une bibliothèque.

— Alors, tu as pu le lire ?

— Je croyais que je me débrouillais en latin, dit Ed. Mais là, j'ai eu l'impression d’être à nouveau un étudiant égaré dans un amphithéâtre, essayant désespérément de tirer quelque chose du texte de Cicéron qu'il a sous les yeux. J'arrive à comprendre certains mots, quelques phrases entières parfois. Pas plus. Je n'ai même pas pu estimer une époque à partir de la langue. Mais il y a les dessins et les schémas. Là, c'est plutôt limpide. 
 
— Et qu'est-ce que tu as pu en tirer ?

— Pas grand chose de plus que ce qu'on savait déjà. Rituels, invocations, esprits... Certains dessins sont très troublants, je n'avais jamais rien vu de pareil. Ce qu'il y a là-dedans, ça précède probablement le christianisme. C'est ancien, très ancien. On va vraiment avoir besoin de Conrad. J'espère que l'orage ne va pas l’empêcher de venir.

— L'orage ?

Absorbé par le dépoussiérage de son appartement, Alain n'avait pas remarqué ce détail. Il souleva un bout de rideau. On ne voyait pas une étoile, pas un rayon de lune, le ciel était d'un noir d'encre et les branches des arbres se déplaçaient d'une façon qui suggérait un fort vent. Alain resta un moment fasciné. C'était l'ambiance idéale. 
 
Les deux amis s’installèrent, décapsulèrent deux bières bien fraîches, et entamèrent les pistaches. Ils parlèrent du livre, des mystères qu'il recelait et de ce pour quoi ils s'étaient réunis ce soir. Il évoquèrent leurs souvenirs communs de bibliophiles, leur passion grandissante pour l'occulte. Alain en vint à raconter sa rencontre avec Conrad, dans une soirée mondaine. Alors qu'il était à peu près intégré à un petit groupe qui discutait politique, se contentant quand on s’adressait directement à lui de hocher la tête d'un air qu'il espérait concerné, Alain avait aperçu du coin de l’œil un homme bizarre d'une cinquantaine d'années. Isolé, debout contre un mur, l'homme tenait à la main une flûte de champagne tout en fixant avec concentration le vide devant lui. Alain était naturellement attiré par les gens excentriques, et la moustache de cet individu, un chaos de poils rigides et grisâtres, était certainement excentrique. Son comportement évoquait un malaise social, ce qui achevait de le rendre sympathique à Alain. Tout en répondant à une remarque sur l'incompétence du gouvernement par un « absolument » énergétique, Alain remarqua que l'inconnu se déplaçait doucement. Il lui semblait que... Mais oui ! L'inconnu effectuait une retraite stratégique vers la bibliothèque. Le visage d'Alain s’éclaira d'un grand sourire. Un homme à sa droite lui demanda s'il « trouvait donc amusante cette décision du ministre ». Alain répondit vivement que pas du tout, c'était une honte, tout à fait monsieur, et s'esquiva discrètement pour aller aborder l'inconnu moustachu.

Les bières se vidaient, le bol destiné aux coques de pistache se remplissait, et Conrad n'arrivait toujours pas. On entendait clairement la pluie tomber et le vent souffler. Un coup de tonnerre s'était même fait entendre.

— Tu crois qu'il ne viendra pas ? demanda Ed.

— Aucune idée. Avec ce temps, ça ne m'étonnerait pas que les tramways ne fonctionnent pas. Ou alors, il a juste oublié. Le connaissant, ce n'est pas impossible.

— Qu'est-ce qu'on fait ? On commence quand même ?

Pendant un moment de silence, leurs regards se posèrent sur le livre.

— On n'ira pas loin sans lui, dit Alain.

— Je sais. Mais je sais aussi que tu penses comme moi.

— Évidemment. 
 
Alain se leva pour aller éteindre la lumière principale, ne laissant allumée qu'une petite lampe dans un coin. Les bougies rayonnaient calmement, baignant la table d'une teinte orange. Ed ouvrit délicatement le livre, et ils commencèrent à le feuilleter prudemment à la lueur vacillante des bougies. L'encre noire sur le parchemin jaune prenait vie, et Ed traduisait le peu qu'il comprenait, s'attardant sur les passages qui l'avaient particulièrement marqué. 
 
— Regarde ce dessin, dit-il. À première vue, on dirait un corps humain allongé sur le dos, non ? Un corps momifié, sans rien de particulier. Mais observe ses flancs et son torse.

En se penchant sur le livre, Alain ne vit rien se spécial pendant un moment. Puis il y eu un déclic dans son esprit. Les côtes du cadavre avaient quelque chose de troublant. Elles ne semblaient pas provenir de son son dos, mais du devant de son corps. En fait, on apercevait distinctement entre les pectoraux ratatinés une ligne qui n'aurait pas dû se trouver là. Comme si le corps avait sa colonne vertébrale sur le torse. Alain eut un mouvement de recul.

— Mais qu'est-ce que ça veut dire ?

— Je pense que ça parle d'autres mondes. Tu sais, comme des univers parallèles. Au début je croyais que c'était une allusion à un royaume des esprits, là où vont les morts. On retrouve ce genre de chose dans la plupart des mythologies. Mais il y a plein d'allusions à quelque chose de plus... tangible. Solide. Comme là, par exemple, ça veut dire « poser le pied ». Conrad traduirait sans doute ça mieux que moi, mais tu comprends l'idée. On ne pose pas son pied dans un monde d'esprits. On trouve le mot « chair » bien trop souvent. Et ce dessin, ce cadavre, je crois que c'est une tentative de pénétrer un autre monde par la chirurgie. En modifiant l'assemblage du corps, en inversant l'architecture des os et des organes, le corps ne serait plus adapté à cette réalité mais à une autre, qu'il pourrait éventuellement rejoindre. Mais je n'arrive pas à comprendre les résultats obtenus.

— Ah. Rassure moi, ce n'est pas ce que tu as prévu de faire ce soir ? 

— Non, bien sur. On va se pencher sur des problèmes plus abordables.

Ed montra une page entière remplie de symboles géométriques. À première vue c'était un fouillis indescriptible, mais en fixant l'ensemble, petit à petit, l’œil s'y adaptait. La première chose qu'Alain remarqua, c'était qu'il n'y avait aucune courbe. Juste des angles. Des angles variés, mais aucun n'était droit. Et l'encre, qui semblait d'abord la même que pour l'écriture sur la page de gauche, était en fait de plusieurs types. Il y avait de l'encre noire, classique, et une autre presque aussi foncée qui était en fait écarlate. Une troisième, plus claire, se rapprochait du gris. On aurait dit du crayon à papier, mais c'était bien de l'encre.

— Les craies, dit Alain. C'est pour ça. Tu comptes reproduire ces lignes ?

— Juste une partie. La partie nécessaire. 
 
— Et qu'est-ce que c'est sensé faire ?

— Ouvrir un portail vers une autre dimension, invoquer un démon, nous rendre riche, transformer le pape en grenouille, peu importe. Il faut essayer. Je crois que c'est une autre méthode pour obtenir les mêmes résultats qu'avec le corps modifié.

— Au moins je préfère cette méthode là.

— Ça ne te dérange pas si on dessine directement sur ta table ?

Pendant un moment il mesurèrent attentivement la longueur des lignes et le degré des angles, puis commencèrent à les reproduire en plus grand sur la table dépouillée de tout ce qui l'encombrait. Le livre, ouvert aux pages qui les intéressaient, reposait debout sur une chaise, appuyé contre le dossier. Avec une longue règle en bois, un vieux rapporteur fendu et un compas rouillé, ils traçaient, effaçaient, et traçaient à nouveau. Même avec les rideaux tirés les éclairs illuminaient parfois la pièce et, avec le grondement du vent, donnaient à la scène un caractère fantastique qui régalait Alain. Ed était trop concentré pour faire attention à ces détails, et les manches de sa veste étaient recouvertes de poussière de craie écarlate.

Une fois la figure terminée, ils firent un pas en arrière et contemplèrent leur œuvre. 
 
Sur la table s'étalait une sorte d'étoile à neuf branches : trois noires, trois blanches, trois rouges. D'un coté de l'étoile, entre deux branches, il y avait un complexe motif triangulaire dessiné à la craie blanche, constitué de dizaines de plus petits triangles et, en son centre, d'un heptagone. Du coté exactement opposé de l'étoile, on trouvait entre deux autres branches un symbole similaire, sauf qu'il était noir et que son centre était un ennéagone. Reliant les deux triangles principaux, une douzaine de lignes écarlates traversaient l'étoile.

— Et maintenant ?

— Et maintenant, répondit Ed, il faut le feu. Le feu et la foi. 
 
Il alla éteindre la dernière lampe électrique qui restait allumée et, à la lueur des bougies, froissa une poignée de papier journal. Il se saisit du bol rempli de coques de pistaches, alluma le papier à la flamme d'une chandelle et, après s’être assuré qu'il brûlait bien, le plongea au milieu des coques. Il posa le bol sur la table, à l'exact centre de l'étoile à neuf branches. Lentement, les coques commencèrent à se consumer, et quelques flammes hésitantes s'élevèrent.

— Ça devrait suffire. Maintenant, assieds-toi d'un coté de la table, en face de moi, et prends mes mains.

Alain s’exécuta. Les mains d'Ed étaient moites et révélaient son excitation. 
 
— Si j'en crois ce que j'ai pu traduire, il faut penser à cette autre réalité pour l'invoquer. Sers toi du schéma pour te concentrer. L'étoile, c'est le réceptacle de la Création. Le triangle à l'heptagone, c'est notre monde. L'autre triangle, c'est ce que l'on cherche. Les lignes qui traversent l'étoile, c'est notre route. Essayons de la trouver.

— Le triangle noir, il a un ennéagone. Deux cotés de plus que notre heptagone, donc. Tu crois que ça veut dire que cette réalité est plus... vaste ? Plus complexe ? 
 
— Je n'en sais rien. Peut-être. On va essayer de le savoir. Concentre toi. Les flammes illuminent le chemin.

Alain ne pouvait ôter de son esprit l'idée qu'il se serait senti plus à l'aise si Conrad était avec eux. Conrad avait de l'expérience. Il avait déjà fait ce genre de chose. Eux, ils étaient novices. Enthousiastes, mais ignorants. 
 
Il se ressaisit et fixa son attention sur les flammes. Elles faisaient briller d'un éclat étrange les lignes écarlates. Il sentait les mains d'Ed se tendre, il le voyait se redresser à la périphérie de son champ de vision. Ed avait fermé les yeux, il avait tout le schéma en tête, depuis le temps qu'il l'étudiait. Alain se penchait sur les lignes et les triangles, le noir, le blanc et le rouge semblaient se mélanger, il oubliait les hurlements du vent et les torrents de pluie, il oubliait le monde extérieur pour traverser une étoile à neuf branches et pénétrer dans un polygone à neuf cotés.

Soudain retentit un énorme coup de tonnerre et la fenêtre claqua violemment sous la force d'une bourrasque d'une rare violence, éteignant instantanément toutes les bougies, mais épargnant étrangement le petit feu de l'étoile. Comme réveillé par le coup de vent, Ed se leva brusquement, fit en un instant le tour de la table et saisit Alain par les épaules.

— Je l'ai vu, s'exclama-t-il, je l'ai vu !

— Vu quoi ?

— L'autre monde ! C'était beau et terrible, plein de choses incompréhensibles ! Ça n'a duré qu'un instant mais quelque chose m'a suivi ! Je ne sais pas ce que que c'est, je ne sais pas où c'est, mais c'est revenu avec moi. C'était vivant.

— Mais qu'est-ce que tu...

Un vacarme dans le couloir interrompit Alain. Les deux hommes tournèrent la tête vers la porte. Il y avait de l'autre coté comme des coups frappés contre le mur.

— C'est...

— Je vais voir, dit Alain.

Il se leva et s'approcha, mais alors qu'il allait poser sa main sur la poignée, la porte trembla sous un choc puissant qui venait de l'autre coté. Alain se figea et son cœur s'emballa. Il percevait comme un vague grondement. À travers le bruit du vent et de la pluie provenant de la fenêtre toujours ouverte il entendit Ed chuchoter derrière lui.

— C'est ce qui m'a suivi. Ça ne sait pas se servir d'une poignée.

Alain cessa de penser et se sentit instantanément comme une gazelle poursuivie par un guépard. La fenêtre était la seule autre issue. Ils étaient au quatrième étage, ce n'était même pas la peine d'y penser. Il fit demi tour sans faire de bruit, fit signe à Ed de le suivre, et s’engouffra dans sa penderie. 
 
Cette fuite ne dura que quelques secondes pendant lesquelles Alain avait oublié toute autre chose que ses instincts les plus primaires. Une infime partie de la lueur des flammes pénétrait par les fentes dans le bois, et lui permettait de voir le visage décomposé d'Ed, accroupi juste coté de lui, les fesses dans un tas de chaussettes. Leurs épaules se touchaient. Malgré le bruit des intempéries ils entendirent la porte coulisser, puis des bruits de pas. Pendant un instant on aurait presque pu croire à des pas humains, mais il y avait un claquement sec et des tapotements plus légers qui n'avaient rien à voir avec un corps d'homme. Quelque chose heurta ce qu'Alain supposa être un fauteuil. Un objet tomba par terre.

Les deux hommes terrifiés se serraient l'un contre l'autre, s'efforçant de ne pas faire un mouvement. Un bout d'une chemise en lin, qui faisait habituellement la joie d'Alain grâce à sa douceur, vint chatouiller ses narines. Il plaqua vivement ses mains sur son nez et réprima de justesse un éternuement. 
 
S’interrogeant mutuellement du regard, ils hésitaient sur la conduite à tenir, ils hésitaient même sur ce qu'il fallait croire. Était-il possible que le rituel ait été un succès ? Ed en était persuadé, Alain pouvait le lire dans ses yeux. Après le réflexe instinctif de fuite, son esprit commençait à essayer de faire le point. Quoi, un monstre serait apparu dans son couloir, venu d'un autre monde ? Ce vieux bouquin élimé serait plus qu'un bel objet de collectionneur ? Cela semblait impossible, rien d'autre qu'un fantasme.

Les pas de l'autre coté de la porte interrompirent brutalement ses pensées. Ces pas étaient bien réels. Et ils se rapprochaient. La chose de l'autre coté était lourde, imposante. Maintenant il entendait même une respiration haletante, un souffle bien concret. Ed l'entendait aussi, il transpirait à grosses gouttes, il tremblait, il semblait sur le point de se mettre à hurler, ses yeux étaient exorbités. 
 
Les pas se rapprochèrent encore et cessèrent. La chose était à quelques centimètres de la penderie. Alain était aussi figé et aussi pâle qu'un cadavre. Ed tremblait de plus en plus. La chose de l'autre coté devait forcément percevoir les vibrations à travers le bois. Le souffle se fit entendre entre les deux battants de la porte, un reniflement accompagné d'une odeur humide, légèrement putride, une odeur de vie.

Il y eu des tapotements contre la porte, des petits cognements maladroits. Ed se figea un moment, fixa Alain, et murmura :

— Désolé.

Il se pencha en avant et saisit Alain par la nuque. Même s'il n'avait pas été pris par surprise, même s'il était dans une situation moins terrifiante, Alain n'aurait rien pu faire, l'autre devait avoir trente kilos de plus que lui. Alain comprit instantanément. C'était parfaitement logique. Quoi que ce soit qui se trouvait dehors, ça savait qu'ils étaient là. Le plus fort d'entre eux pouvait jeter le plus faible en pâture à la créature et profiter de la distraction pour s'enfuir. Ed ne faisait qu'agir rationnellement. 
 
Alain sentit son dos cogner contre la porte et l'ouvrir, il se sentit tomber sur une masse velue et mouillée. Il voulut se relever mais Ed atterrit brusquement sur lui, se prenant les pieds dans ses jambes, et s'écroulant aussi. Les deux hommes se débattirent contre quelque chose de gros, qui bougeait et grognait, Ed parvint à se redresser, et Alain sentit sur son visage un souffle chaud, il vit à la lumière des flammes le reflet de dents blanches qui s'approchaient, et il hurla frénétiquement quand un lourd bout de chair rugueuse et collante s'abattit sur son visage.

— Atilla, dit une voix venant d'un coin d'ombre de l'autre bout de la pièce, Atilla !

La chose poilue se calma et fit marche arrière. Alain rampa rapidement pour s'en éloigner et jeter un regard dans sa direction. C'était un gros chien trempé, du genre saint Bernard, un gros chien gris à l'air joyeux.

— Hein, quoi ?

Après un mouvement dans le coin d'ombre, le visage de Conrad apparut dans la lumière.

— Désolé, dit-il, je ne voulais pas vous surprendre. Mais avec ce temps j'ai dû venir à pied, et je ne pouvais pas laisser Attilla tout seul. Il est terrifié par l'orage, si vous saviez ! Quand il a vu que j'allais partir, il avait tellement peur, il me faisait de tels yeux, j'ai eu pitié et je l'ai emmené. Même avec mon parapluie on a été trempés. Un voisin nous a fait entrer dans l'immeuble, et la porte de l’appartement était ouverte. Mais quand j'étais dans le couloir, il y a eu un énorme coup de tonnerre et l'électricité s'est coupée. Il faisait noir tout d'un coup, je n'y voyais rien, je me suis pris les pieds dans le tapis, cogné contre les murs, et pour finir, je me suis fracassé le nez contre la porte.

Il caressa sa moustache tachée de rouge et la leur montra.

— Regardez ! J'ai saigné. Sérieusement, ça fait un mal fou. J'étais complètement sonné alors je me suis assis.

Une fois son explication terminée il regarda les deux autres avec plus d’attention. Alain était toujours allongé au sol, sur le dos, la tête relevée, avec une expression d’incrédulité parfaite. Ed était debout, appuyé à la table, tendu à l’extrême. Soudain il saisit son manteau et s’engouffra dans le couloir sans se retourner. Quelques secondes plus tard ils entendirent claquer la porte de l'appartement puis ses pas résonner dans l'escalier.

— Mais qu'est ce qui s'est passé ? Vous avez commencé sans moi ? Les symboles sur la table, je les reconnais. Et ça ne m'inspire rien de bon. Vous auriez dû m'attendre. A voir vos visages, on dirait que vous avez invoqué un monstre.

— Oui, dit Alain alors qu'Atilla venait à nouveau lui lécher le visage, oui, je crois bien que c'est exactement ce qu'il s'est passé.

dimanche 12 novembre 2017

La bête humaine - Zola



Un Zola qui aborde essentiellement deux thèmes : le train et le meurtre. C'est un roman particulièrement violent et dramatique, mais pas aussi sombre que L’assommoir par exemple. Ici, les personnages n'ont pas le temps de s’embourber dans leurs vices, de se laisser transformer en créatures des cavernes par la misère et l'alcool. Non, ils s'entretuent bien avant. Ils sont tous la bête humaine du titre. Le nombre de cadavres est vraiment impressionnant.

Le premier meurtre est causé par la jalousie, jalousie qui s'éveille quand Roubaud, le sous-chef de gare, réalise la liaison malsaine qu’entretenait sa femme avec un riche vieillard, un vieil homme respecté qui a pour habitude de violenter les jeunes filles, et en a même tué une. Comme il a une haute position dans la société, il n'a pas de souci à se faire, ce qui ne le sauvera pas de la jalousie de Roubaud. Celui-ci, aveugle aux indices qui s'accumulent juste sous son nez, prend conscience des faits à cause d'un infime détail, un léger lapsus de sa femme. Cette scène est brillante, et rappelle dès le début tout le talent de Zola, sa capacité à animer ses personnages. Un autre meurtre est commis par cupidité, presque par ennui. Un troisième par pure pulsion, le genre de désir meurtrier gratuit qui anime la plupart des serial killers de fiction. Et la boucle est bouclée quand les derniers survivants s'entretuent à nouveau par jalousie. Entre temps, encore une fois par jalousie, une jeune femme farouche fait dérailler un train, tuant à la pelle, mais pas ceux à qui elle en voulait.

L'engrenage de la justice se penche sur ces bains de sang, et Zola écrit une justice esclave de l'intérêt des puissants. La vérité, c'est soit ce qui arrange ceux qui tirent les ficelles, soit ce qui satisfait l'imagination et l'égo d'un procureur un peu trop sur de lui. Et tout s'assemble quand ces deux éléments se combinent, quand le pouvoir flatte l'égo du procureur pour le pousser dans une certaine direction. La justice est aveugle, certes.

Ce déchainement des passions humaines est associé aux déchainements de la technique. Est-ce un hasard, si tous ces meurtriers frénétiques travaillent autour des trains, ces lances de métal qui avancent elles aussi avec frénésie, écrasant ce qui se met sur leur passage ? Ils tuent dans le train, sur le train, par le train. On devine que cette incarnation du progrès, de la course en avant, transmet son côté implacable à ceux qui l'entourent. Et Zola termine sur l'image d'un train fou, un train sans conducteur aux wagons pleins d'un insouciant bétail humain, un train qui fonce toujours plus vite vers la dernière gare. La technique avance à toute allure, sans pilote, sans objectif, mais tenant entre ses mains la destinée humaine. La puissance et l'actualité de ces dernières lignes sont vraiment frappantes.

427 pages, 1890, le livre de poche

dimanche 5 novembre 2017

Oblomov - Ivan Gontcharov


Oblomov - Ivan Gontcharov

Oblomov est un archétype, à tel point que les personnages eux-mêmes utilisent le terme d' « oblomovisme ». Oblomov n'est pas un homme mauvais, bien au contraire, il a un cœur d'or. Il est tendre et bienveillant, et ne manque pas non plus d'intelligence. Ses critiques amères de la société qui l'entoure ne manquent pas de piquant. Mais ces qualités sont submergées par un autre trait de caractère : la paresse. Oblomov vit endormi. Quand il parvient à quitter son lit ou son canapé, c'est pour rester assis, se perdre dans ses rêveries, regarder autour de lui d'un air absent, manger de la bonne chair. Il est propriétaire terrien, il tire son revenu d'une propriété de 300 âmes dont il ne s'occupe absolument pas. Sans son ami Stoltz, qui voit en lui ses bons cotés et s'occupe de régler ses problèmes, il se serait rapidement retrouvé sans le sou. Stoltz est certainement le personnage le plus intéressant : c'est lui qui met Oblomov face à ses défauts, qui le pousse dans ses derniers retranchements, en bref, le secoue un peu. Un autre personnage, Olga, aura cet effet sur Oblomov. La jeune femme va vivre avec lui une histoire d'amour bien sûr vouée à l'échec, mais qui aura le mérite, du moins au début, de vivifier Oblomov. Puis, lentement, celui-ci se laisse à nouveau happer par l'inactivité, l'attente, l'abandon.

Oblomov est un roman sur un homme qui ne sort pas souvent de son lit, je ne m'attendais donc pas à beaucoup de tension. Mais même en s'y préparant, le début est vraiment, vraiment long. Ivan Gontcharov tient tellement à faire rentrer dans la tête du lecteur les traits de ses personnages qu'il étire les scènes bien plus que nécessaire. Les altercations entre Oblomov et son serviteur sont particulièrement interminables, ainsi que les descriptions qui introduisent chaque protagoniste. Je l'avoue, j'ai sauté pas mal de pages. Mais après un tiers environ, le roman trouve son rythme de croisière, Oblomov s'anime un peu, et l’intérêt s'installe pour ne plus s'en aller.

Oblomov me fait penser à Anna Karénine. Dans les deux cas on a un protagoniste qui donne son nom à l’œuvre et qui se distingue de ses pairs par des traits extrêmes, traits qui le conduiront au suicide. La mort d'Oblomov n'est certainement pas aussi flamboyante que celle d'Anna, mais c'est bien un lent suicide : l'incapacité de quitter un mode de vie auto-destructeur. Dans Anna Karénine, on a deux couples : Anna et son amant, voués à la perdition, et Lévine et sa femme, qui parviennent à vivre heureux. C'est le même schéma dans Oblomov : Oblomov se trouve une gentille ménagère qui le chouchoute et le conforte dans sa passivité, et à coté, Stoltz et Olga se marient, cultivent leur esprit, voyagent, s’interrogent, et vivent heureux. Si dans le roman de Tolstoï c'était, entre autres choses, l'instabilité et la confusion qui poussaient vers le précipice, chez Gontcharov, ce sont au contraire une stabilité extrême, qui relève de l’immobilisme, et une absence totale de confusion, c'est à dire de stimulation. Dans les deux cas, avec Lévine, Stoltz et Olga, ce sont les penseurs, les gens qui apprivoisent leurs démons au lieu de s'y livrer (Anna) ou de les fuir (Oblomov) qui vivent heureux, et même qui vivent tout court.

Stoltz s'exprime ainsi pour conforter une Olga inexplicablement tourmentée (p.625) :
Ah ! C'est le prix qu'il faut payer pour le feu de Prométhée ! On doit non seulement supporter, mais aimer cette tristesse, respecter les doutes et les questions : ils sont le trop-plein, le luxe de la vie, ils apparaissent sur les sommets du bonheur, en l'absence de désirs vulgaires ; ils ne naissent pas au sein de la vie ordinaire. Il n'y a pas de place pour eux quand on vit dans le chagrin et dans le besoin ; les foules avancent sans connaître ce vague à l'âme de doutes, cette angoisse des questions... Mais pour celui qui les a rencontrés en son temps, ils ne sont pas un assommoir, mais des visiteurs bienvenus. [...] Après, ils rafraichissent la vie, dit-il. Ils mènent vers un gouffre dont on ne peut obtenir aucune réponse et nous font regarder la vie avec un amour plus grand encore... Ils mobilisent nos forces déjà exercées pour la lutte avec eux, comme pour ne pas les laisser s'endormir...

On peut aussi souligner dans le roman de Gontcharov la peinture de la société russe de la moitié du dix-neuvième siècle. Quelle étrange manie que de se faire habiller par un serviteur, se faire préparer la café par un serviteur, se faire faire à manger par un serviteur, s'engueuler avec un serviteur, quand on ne fait rien de ses journées et que faire la cuisine serait un sympathique divertissement ! On note également la puissance de l'administration russe et de son système de grades, puissance qui ne manque pas d'écraser Oblomov, et qui est à l'origine de tout un pan de la littérature slave.

Ce qui fait mouche, c'est qu'il y a un Oblomov en chacun de nous. Cette partie de l'esprit qui hurle : A quoi bon ? Pourquoi faire ? Pourquoi se donner la peine ? Rien n'est important de toutes façons. Cette partie de l'esprit qui annihile toute volonté, qui pousse à attendre passivement la fin de la journée devant une quelconque forme de divertissement, ou simplement en se perdant dans les méandres de pensées stériles qui se font passer pour importantes. Je sens l'Oblomov en moi, je le connais bien. Le roman d'Ivan Gontcharov est un puissant rappel, une invitation plus que bienvenue à lutter contre son Oblomov personnel.

668 pages, 1859, le livre de poche

vendredi 3 novembre 2017

Carnet de voyage - Un mois sur le Camino del Norte

         


          Contexte

J'aime marcher. Partir pendant des jours, des semaines, avec juste son sac à dos. Du coup, j'avais envie depuis un certain temps de faire le chemin de Compostelle. Pas le Camino Frances, celui que tout le monde prend, qui ressemble à une autoroute. Plutôt le chemin du nord, près de la côte, où l'on peut être un peu plus tranquille. Je croyais que je n'aurais pas le temps de m'y mettre cette année, mais mon emploi du temps s'est soudain libéré. Je saisis l'occasion, et j'informe mon ami Antoine, qui lui aussi est tenté par l'aventure et n'est pas non plus submergé par les obligations. Il peste un peu : il avait prévu de consacrer son mois de juillet à lire quelques traités d'histoire romaine et l'intégrale de Schopenhauer, mais il est tout de même enthousiaste à l'idée de m'accompagner. Une petite dizaine de jours plus tard, c'est le départ. Malgré mes conseils, Antoine insiste pour que nous partions avec nos tentes. On verra plus loin le rôle qu'elles vont jouer.

Note : C'est une longue marche, les jours se ressemblent. On se lève, on met un pied devant l'autre, on parle, on mange, on s'endort. Pour certaines journées, les notes seront donc courtes, répétitives et peu captivantes. Pour d'autres, il y aura plus à dire. Il y a peu de photos : on se contentait de sortir assez rarement un portable.

          15 juin : Irun → 12 tribus

Le train arrive à Irun, il est 13h30. On part à la recherche d'une crédentiale, le bout de carton indispensable pour se faire accepter dans les auberges (alberges) espagnoles. L'office de tourisme vient de fermer pour la siesta jusqu'à 15h30. Le temps de manger tranquillement, et l'office est ouverte. On y apprend qu'il faut aller à l’albergue locale chercher la crédentiale. Une fois que c'est fait, il est 16h. On décide de partir tout de même, ce qui est une idée discutable. Le temps devient très humide, et il pleut pendant des heures. Vers 20h on arrive à une albergue, mais c'est complet. Antoine est épuisé, mais il faut continuer. On prend un bac pour traverser un bras de mer, et comme je suis plongé dans le guide, je ne me rend même pas compte qu'on l'a traversé. On mange rapidement sur l'autre rive. Le chemin continue par un très long escalier construit à flan de falaise. Long et épuisant. On s’arrête plusieurs fois pour reprendre notre souffle, et nos jambes agonisent. Ensuite on continue en bord de mer, au milieu de fougères. On arrive au gite des 12 tribus. Le guide ne le place pas dans la liste des hébergements, il le mentionne juste en passant comme appartenant à une secte.

Ce n'est pas tout à fait faux : une fois installés, on lit des brochures qui nous apprennent qu'il s'agit un groupe de chrétiens vivant en communauté loin des « souillures du monde. » Les toilettes sont décorées de pages de journaux et de dessins illustrant ce type d'idéologie. Mais ils sont sympas. Sur des photos, on les voit se tenant par la main et tournant en rond avec sur le visage un sourire bien visible. L'épanouissement des chrétiens primitifs, je suppose. Dans le salon de l'étage, un tableau idéalise cette vie de travail en communauté dans la nature. Dieu y est représenté par une bougie.

          16 juin : 12 tribus → Zarautz

Je suis réveillé très tôt. Dans le dortoir, un mec allume sa lumière vers 6h du matin pour lire les brochures de la secte. Je me lève, mais je n'ose pas trop bouger du salon de l'étage : je sais qu'ils ont un genre de cérémonie le matin, je serais un peu gêné de m'y retrouver. Alors j'observe. Sur le tableau, un pont part de la planète Terre vers une représentation de la vie communautaire idéale, et ce pont est illuminé par la bougie divine. Le petit déjeuner est sympa, il y a même du pain qui n'est pas blanc, chose rarissime en auberge.

J'ai vu une jeune femme aux cheveux très longs, je ne saurais pas trop lui donner un age. Comment est sa vie ? Peut-elle partir si elle le désir ? Pour aller où de toutes façons ? Sa vie est ici. Elle s'occupe d'un bébé, sans doute le sien. Je me demande comment s’effectue la répartition des tâches ici. Dehors, le temps est toujours gris et humide, mais il ne pleut plus trop. Avant que l'on ne parte, le vieux leader de l'auberge nous donne une brochure indiquant l'endroit où se trouve la version française de leur communauté. Antoine le questionne pour en savoir plus. Sans surprise, ça remonte au mouvement hippie aux USA. Le vieux leader vivait avec des hippies, mais ça bloquait sur les petits soucis de la vie quotidienne. En gros, Jésus l'a aidé à résoudre ses problèmes de collocation. La religion comme ciment social.

Petit à petit le temps s'améliore, et quand on arrive à Saint Sébastien il fait beau. On longe la plage, puis on marche le long de la côte sur un chemin accidenté jusqu'à arriver à Orio. On continue jusqu'à Zarautz. L'auberge publique est fermée : à part en juillet/aout, c'est une école primaire. On nous renvoie vers une auberge nichée au dessus d'une station service, qui est pleine. Il y a beaucoup de surfers dans le coin, ils remplissent les hébergements. On nous indique un hôtel, dans le centre, qui a des chambres pour pèlerins. Prix un peu élevé, le plus cher que l'on paiera de tout le voyage. Dehors, on marche le long de la plage. Certains prennent des cours de surf, leur planche posée sur le sable, et eux posés sur leur planche. On mange devant la mer. Fatigué.

          17 juin : Zarautz →Deba

Nuit chaotique avec les ronflements d'Antoine. Du coup, je le réveille semi-involontairement vers 6h15. On prend notre petit-déjeuner dehors, devant la mer, exposés au vent matinal. Pas loin, deux mecs ont l'air de finir leur soirée, bières à la main. Puis on marche sur un chemin piéton le long d'une route. D'un coté la mer, de l'autre la falaise, à pic. Je me dis qu'en cas de tsunami, on est mal. Soudain, un gros mal de tête, inexplicable, qui reviendra plusieurs fois pendant la journée. Étrange, ça me m'arrive jamais. Dans le village suivant, on s'amuse à prendre un long escalator de plein air, comme de vrais sportifs. Le soleil cogne vraiment, alors on sort les bobs, qui ne nous mettent pas en valeur. On mange sur une aire de camping-car. Plus tard, on croise sur le coté du chemin un minuscule stand sans personne : du cidre fait maison qui traine au frais dans une bassine, et de petits pots de gelée de fleur. Antoine à très envie de prendre une bouteille de cidre, alors on met quelques pièces dans le bocal prévu à cet effet. Il la porte pendant plus d'une heure, et on la débouche en face d'une église au village suivant : mon couteau a un tire-bouchon. Il est bien rustique, très fort en goût, mais différent de celui de mon enfance partiellement normande.

Après une longue descente impitoyable, on arrive à Deba. On se choppe une place dans le gite local, puis direction la plage. On se glisse progressivement dans l'eau, il y a de bonnes vagues qui claquent, l'ambiance générale est joyeuse. Ça fait plaisir. On en sort et on erre un moment sur la plage, en restant comme tout le monde sur la mince bande de sable mouillée, pour ne pas se griller les pieds. On passe un temps fou à se construire notre programme alimentaire dans un petit supermarché, et on mange presque en face de la plage. Cette petite ville est extremement animée. Antoine a une envie de boisson : je l’attend pendant qu'il va se procurer du lait d'amande. Je le regarde se vider la bouteille, un peu sceptique.

          18 juin : Deba → Zenarruza

Bien dormi au gite municipal. Les gens commencent à se lever super tôt, et nous aussi. A 6h30 on est dehors, pour un petit-déj à base de dattes, bananes et noix de cajou. Le trajet est très riche en dénivelé, plus de 1700 mètres. Nos provisions sont limitées, faute de bonne anticipation. A midi, on se pose près d'une baraque en ruine avec une vue splendide sur une campagne classique : collines, forêts, champs. On a faim, on mange beaucoup. On croise un voisin de dortoir italien qui a une tendinite : on devine à sa démarche qu'il n'est pas au mieux de sa forme. On arrive à l'étape où la plupart des gens stoppent, mais on continue : on veut dormir dans un monastère. Plus on avance, plus la fatigue s'accumule. On fait une pause dans un endroit idyllique, une petite place entre une rivière et une usine étonnamment bien intégrée au paysage. On est affamés, les dernières dattes disparaissent dans nos gosiers. Le départ est difficile. Quand on arrive au monastère, on est intégralement recouvert de sueur, épuisés, titubants sous la chaleur caniculaire. L'endroit est calme, on n'y voit absolument personne. On tourne un peu en rond, on passe par la chapelle, et on finit par tomber sur la boutique. Un vieux moine bedonnant en appelle un autre qui nous emmène au coin des pèlerins : quelques lits entassés dans une annexe. Spartiate. On se pose, et on part aussitôt se procurer une bière fraiche, brassée sur place. Elle est bonne, légère. On en propose un verre à un français qui ressemble trait pour trait au personnage de Walter dans The big Lebowski. Il nous raconte une aventure : il s'était perdu de nuit sur le camino, et il croise des flics. Ceux-ci passent un coup de fil pour se renseigner sur la conduite à tenir et finissent par l'accompagner pendant plusieurs kilomètres avec leurs torches.
On se douche, on explore les lieux, et moi j'écris ces lignes pendant qu'Antoine lit le Nouveau Testament. On ne va pas tarder à aller aux vêpres.


Cinq moines, tous très vieux. Sept personnes dans l'assemblée, dont les quatre pèlerins et une femme qui semble travailler sur place. Certains des moines ont du mal à tenir debout. L'orgue est un clavier casio. La moitié des ampoules du lustre ne fonctionnent pas. Et derrière, les dorures et les peintures. Avec l'état de fatigue, les deux verres de bière me serrent un peu le crâne. Le volume sonore est plutôt léger, mais je me laisse entrainer sans souci. Les cérémonies monastiques, toujours aussi hypnotiques. L'habitude maintient les moines en vie, le rituel les anime. J'écris sur la table de notre petite annexe, un moine est venu nous apporter un plat. Des pâtes cuites jusqu'à l'agonie et quelques légumes, avec une impressionnante quantité de bouillon terriblement gras. On ne va pas au second office du soir, mais on l'entend.

          19 juin : Zenarruza → Gernika → Pepione

Lever un peu paresseux : on ne part qu'à 7h40. Il fait déjà grand soleil, et la chaleur est inquiétante. Le monastère est toujours aussi calme. Étape avec beaucoup de dénivelé, la matinée est assez dure. On traverse quelques champs avec vaches et taureaux. La chaleur monte, heureusement on est souvent en sous-bois. On arrive enfin à Gernika, la ville du tableau de Picasso. La chaleur est accablante. Une locale nous mène jusqu'à une supérette, mais le choix est famélique et nos goûts exigeants. On continue jusqu'à trouver un supermarché, et on y passe un temps fou à essayer de trouver des compromis : Antoine est encore plus difficile que moi. On en sort en ayant évité de justesse d'en venir aux mains, et on mange à l'ombre, sur la place de la mairie. On mange beaucoup et on boit encore plus. Le départ s'annonce fastidieux, il fait presque 40°. Heureusement les 10km suivants se font surtout à l'ombre. Pendant les passages au soleil, l'eau s’échappe de nos corps à vue d’œil. On arrive étonnamment frais à l'auberge vers 17h30. C'est plutôt cher, mais il n'y a guère d'options. Antoine baragouine espagnol avec le gérant. On est seuls dans le dortoir, c'est sympa. On mange à l'extérieur, dans la fraicheur du soir.

          20 juin : Pepione → Bilbao

Lever à 6h15. Tout est tranquille. La température est douce, et le restera pendant encore quelques heures, privilège dont on est bien conscients. Au début, paysage boisé classique, mais on rejoint rapidement l’agglomération de Bilbao. On passe un peu trop de temps à marcher en bord de nationale, ça change d'ambiance. Retour en sous-bois pour la montée et descente d'une colline imposante avant Bilbao. On voit la ville s'étaler sous nos yeux, puis on s'y plonge, jusqu'à se retrouver dans les principales rues piétonnes. Après quelques courses, on s'installe dans un parc pour manger nos wraps maison. Avant, on ingurgite nos portions de smoothie frais en quelques instants : c'est divin. Antoine tient à retourner à une pâtisserie croisée en chemin, mais déception pour lui : les gâteaux qu'il voulait ne sont plus là. La ville s'endort à moitié, c'est l'heure de la siesta.On grimpe vers le gite qui est à quelques kilomètres du centre. Avenues bruyantes, quartiers d'immigrés. On y est, l'auberge est en hauteur, avec une vue sur la ville. C'est un vieux bâtiment, sans doute une ancienne école. Les douches n'ont pas de portes, c'est étrange, je dois manquer d'expériences de vestiaires pour pouvoir apprécier. Antoine est du même avis.

Sur le chemin, il y avait beaucoup de graffitis et d'inscriptions pro indépendance du pays basque. Antoine lit abondamment Wikipédia à propos du pays basque, de Bolivar ou du jésuite (la pâtisserie qu'il voulait, pas l’ordre religieux). Le repas se fait en commun : grande plâtrée de pâtes et salsa. La patronne n'est pas contente si on ne mange pas tout. Le dortoir est étouffant.

          21 juin : Bilbao → Pobena

Le petit-déjeuner de l'auberge, c'est pain blanc et confiture. On passe, et on mange plus tard sur un banc. Le début de la journée est en sous-bois, mais on arrive rapidement dans la banlieue industrielle de Bilbao. Avec une québécoise et deux espagnols, on s'y perd. On marche longtemps en bord de route, et avec nos cartes, on prend une décision sur le chemin à suivre. On croise de gigantesques usines abandonnées qui éveillent en moi des envies d'exploration. On enchaine en passant au-dessus d'une autoroute, vers Portugaletes. On passe par la ville pour faire le plein de provision et on en sort avec, entre autres, 600g de cerises qu'on mange en marchant. Le chemin continue vers la mer sur une interminable piste cyclable qui longe l'autoroute. On y croise un nombre étonnant d'hommes vêtus seulement d'un short ressemblant plutôt à un boxer. Ils n'ont rien, ni sac, ni eau, ni habit, et marchent en plein cagnard à côté de l'autoroute. On est plutôt loin des zones résidentielles, on se demande ce qu'ils font là, le ventre à l'air.

Le chemin continue à descendre, et on retrouve enfin un paysage plus verdoyant. J'ai l'occasion d'apprendre à Antoine ce que sont les fruits de la passion, dont quelques spécimens murissent au soleil. Près de la côte, les deux petites villes jumelles sont essentiellement touristiques.On trouve l'albergue, qui se remplit rapidement, puis on part immédiatement vers la plage, pour se baigner, et on s'y amuse comme des gamins. Antoine nous fait tourner en rond un bon moment pour trouver une pâtisserie, mais ses espoirs sont déçus. Pas mal de gens sont réunis sur la pelouse devant l'albergue, il y a des tables et ça parle toutes les langues. On mange, je lis, je suis crevé.

          22 juin : Pobena → El pontarrón de guiriezo

A un moment de la nuit, étant à l'étage d'un lit en baldaquin, je fais tomber mon sac de couchage. Jusque là j'ai dormi en short de bain, alors j'essaie de continuer aussi légèrement. Mais il fait un peu frais, alors je descend chercher mon sac. Je crois remarquer que des gens sont déjà en train de se mettre en chemin. Plus tard, Antoine se lève bien avant moi, et je paresse au lit. Comme d'habitude, je suis quand même prêt avant lui, ce qui me procure une satisfaction certaine. Il n'est que 6h30, et le début du chemin, un sentier en bord de mer, est particulièrement agréable. Le temps est nuageux et frais, et le restera toute la journée, c'est un changement plaisant. On décide de prendre un petit raccourci en longeant la nationale pendant un moment. Ce n'est pas optimal niveau sécurité, mais il n'y a que très peu de trafic. J'aime bien ce paysage routier, de grandes lignes de béton qui flottent entre l'océan et la falaise, on n'a pas souvent l'occasion de le traverser de cette façon, en prenant son temps. A Castro Urdiales, on s'égare un peu dans la broussaille avant de retrouver le chemin en pleine zone résidentielle. Antoine cherche encore une pâtisserie et s'en prend une avec la québécoise. La suite alterne entre jolis paysages côtiers et routes. On se trouve un coin paradisiaque pour manger, une table en bord de falaise, derrière un petit bois. Il y a des crottes de chèvre dans les fentes de la table. Dans le village qui arrive le gite n'est pas encore ouvert, alors on pousse jusqu'au suivant. C'est hyper basique, mais ça ira


          23 juin : El pontarrón de guiriezo → Santona

Petite nuit. Endroit chaud, bruyant, peu confortable. Au matin, on n'est pas en forme. Mais le chemin est plus forestier, parfois très beau, c'est agréable. Je fais à Antoine une dissertation improvisée sur les Litanies de Satan de Baudelaire. Lui me récite l'Ode à la joie. On parvient péniblement à Loredo à la fin de la matinée. Une plage longue de 4km. On mange, puis on marche entre la plage et les bâtiments. Ceux-ci sont très moches et semblent en bonne partie vides. Ambiance de désolation, d'autant plus que la moyenne d'age des quelques résidents semble très élevée. On arrive au bout de la plage, et on attend le bac pour traverser le bras de mer. Une française nous informe que Loredo était très à la mode dans les années 60/70, et que c'est cette ville qui a motivé la France à faire des lois de protection du littoral.

L'albergue est très sympa, une maison qui donne sur une place ou le soir les enfants jouent au foot en nombre. Antoine tient à nous faire manger des pâtisseries, puis on dine sur les quais. Un mec musclé passe régulièrement devant notre banc, l'air à fond dans son cardio, entre deux exercices d'abdos effectués sur des jeux pour enfants. Son apparence est très clichée, alors on doit se retenir de pas rire quand il passe en face de nous, mais en même temps on respecte sa discipline et son indifférence aux regards d'autrui.

          24 juin : Santona → Guemes

Peu après le départ, la pluie commence à tomber. On se lance dans l'escalade de l'abrupte colline qui borde la mer. C'est un chemin optionnel, et le petit sentier est humide, périlleux. La terre glisse, les roches glissent, la pluie tombe. Il faut vraiment faire attention pour ne pas s’étaler. On débouche sur une belle vue sur la plage suivante, elle aussi longue de plusieurs kilomètres. Après la descente, on se prépare à la suivre en marchant sur le sable mouillé et à peu près rigide. Le reste du chemin est plus classique, et la pluie prend fin.

On termine l'étape dans une auberge très particulière, tenue par un prêtre. Il y a beaucoup de gens, l'endroit est aussi populaire qu'il est beau. Dans une des salles, entre les piles de livres, on trouve des Lovecraft. Puis on est dehors, sur une table, à coté d'un chien mignon et d'autres jeunes, dont un qui fait du ukulélé de façon discutable. La soirée est originale. On est au rendez-vous pour le discours du prêtre. Il est très vieux, peut-être 89 ans, mais je ne suis pas certain de bien me relire. La salle est comble. Il parle de l'origine de l'auberge. Une partie était la maison, ou l'étable, de ses parents. Il est allé à l'université faire de la théologie, puis est devenu l'abbé d'un tout petit village pas loin du chemin (qui n'existait pas encore). Les gens y étaient très solidaires mais illettrés. Alors il leur a enseigné, mais il a aussi appris d'eux. Puis il est parti 27 mois en Amérique du Sud, en expédition anthropologique. Il ne mentionne pas son probable statut de missionnaire. Ensuite, l'auberge. D'abord destinée à des groupes précis de gens en difficulté, elle a vu, un soir, arriver son premier pèlerin. Depuis, il y en a chaque année toujours plus. Il mentionne sa conception de la philosophie du chemin : la découverte intérieure, la découverte d'autrui, c'est « l'université de la vie ». Il nous fait un petit briefing sur l'étape du lendemain. Le tout est traduit en anglais par une volontaire. Cet homme est un modèle exemplaire de patriarche : barbe et cheveux blancs qui forment comme un halo autour de son visage, un ventre proéminent, entouré d'un respect profond, sûr de son autorité mais irradiant la simplicité.

C'est l'heure du repas : un petit festin bien arrosé de vin rouge. La boisson aidant, l'ambiance est chaleureuse. Avec tous ces gens un peu éméchés, les volontaires agissent comme serveurs, et la salle ressemble à une taverne, ou à une auberge moyenâgeuse comme on peut la fantasmer. Le patriarche revient, le silence se fait. Il évoque des souvenirs ancrés dans la pierre du bâtiment, et invite les intéressés dans une annexe. Cet endroit, c'est la salle des pèlerins, décorée par une fresque qu'il nous explique dans son discours. Il ne le dit pas, mais cette fresque, c'est clairement le mythe de la caverne de Platon. Des gens sont piégés face à des marionnettes, puis ils se lancent dans l'exploration du vaste monde (via le camino). Ensuite, un noir blessé au bord du chemin représente les victimes et exploités. Subtil, vraiment. Puis, tous se retrouvent attablés, mais rien n'est parfait, certains sont exclus. Et pour finir, ils sont tous heureux dans la nature, youpi. L'abbé, bien que chrétien, ne parle jamais clairement de religion. Sur ce point, par contre, il est vraiment habile.

Une fois à nouveau dehors, dans la pénombre nocturne, un japonais de 19 ans chiale en se plaignant en anglais que « c'est difficile, c'est difficile ». Il avait abordé le chemin à la légère, et le discours de l'abbé l'aurait retourné. Il sent la puissance de Jésus maintenant. A mon humble avis, c'est plutôt le vin qui l'a retourné, mais cela n’empêche pas quelques filles de tenter de le consoler. Je m'y essaie même un peu. Puis un vieux me fait un discours sur la foi. Il est croyant et tente de me convertir. « Il doit y avoir quelque chose, there must be something ! ». Il me sort une photo de son fils suicidé et me dit que, malgré tout, il continue. Il me parle de solidarité et d'altruisme. Il est si enthousiaste et bienveillant, je n'ai pas le cœur de me lancer dans une vaine tentative de destruction méthodique de ses superstitions, alors j’acquiesce et prononce quelques mots apaisants en souriant. Je lui dis que je comprends. C'est le cas.


          25 juin : Guemes → Boo

Antoine veut rester prendre le petit-déjeuner. Moi je suis réveillé depuis 5h et j'aspire à fuir cette accumulation d’êtres humains, mais j'accepte. On papote un peu autour de la table, et on part. Le paysage est d'abord plongé dans la brume, c'est joli. On arrive sur la côte. Les falaises sont violemment escarpées, les couches géologiques se détachent avec agressivité. On arrive jusqu'à une autre longue plage qu'on suit également sur le sable mouillé, en gambadant parmi les rochers, par nostalgie pour quelques scènes de mon enfance sur la plage de Dieppe. Ensuite, encore un bac. C'est agréable d'autant plus qu'on arrive pile au bon moment pour l'attraper.

Santander. Grosse ville. Et, surprise, on est dimanche : pas de supermarché ouvert. On passe bêtement la ville sans acheter de nourriture. Ensuite, paysage périurbain post-apocalyptique. Deux petits hommes marchants au milieu des voies de transports rapides et d'une nature moribonde. Ça a son charme.

Arrivée à Boo. Rien à manger. Antoine se prend un menu à l'auberge. Moi, jouant à l'ascète, je mange quelques wasa et une poignée de noisettes, nos dernières ressources. Le tout avec un verre de bière fraiche, procurée sur place. J'assiste au repas d'Antoine, un gag que je ne me lasserai pas de lui rappeler. Après une salade tolérable, il se retrouve avec une assiette de bacon et d'autres morceaux peu identifiables de chair animale accompagnés de frites surgelées. En dessert, le bouquet final : une glace de supermarché, une sorte de pâte blanche effrayante tassée entre deux approximations de biscuits. Antoine est bien loin de ses standards habituels. J'ai beaucoup rigolé.

          26 juin : Boo → Cobreces

On prend le train de 6h47 pendant quelques minutes, le temps de traverser un bras de mer. Aucun contrôleur ne vient nous voir, alors c'est gratuit. Le temps est doux et nuageux, le chemin est plutôt agréable jusqu'à Polanco, où le paysage devient beaucoup plus industriel. On mange à Santillana del Mar avec une française et une chilienne. Village très touristique. Il se met à pleuvoir, et Antoine veut se poser un moment alors que je l'engage à continuer. Je cède, mais on finit par partir sous la pluie malgré tout. Celle-ci se calme quelques heures plus tard, et la campagne humide est charmante. On croise escargots, lamas, chenilles, et un minuscule crapaud. On arrive au monastère des cisterciens, et on est logé dans une annexe pour 5€. Des gens y font déjà la sieste.

On va aux vêpres, légèrement en retard, après le repas. Il y a vingt moines, dont un seul n'a pas les cheveux blancs. Antoine se procure un livre de cantiques. Certains moines et quelques-uns dans le public connaissent les textes par cœur. Je perçois la puissance de ce genre de transe. Les gens en arrivant ou en sortant se signent ou mettent le genou à terre. A la fin, certains moines restent avec le public, il semble que ce soit le moment de la prière, moment qu'Antoine qualifiera ensuite de « glacial ». En effet, ça ne respire pas la joie de vivre, tous ces gens silencieux qui remplissent leur vide intérieur par les échos de leur propre voix. Je papote avec une hongroise en attendant l'office suivant. Une fois lancée, elle raconte sa vie comme un roman. Ça tombe bien, je n'ai plus rien à lire. De retour avec les moines, le début est familier. Ensuite ils jouent avec les lumières pour illuminer l'un d'entre eux, puis une idole de la vierge avec son marmot. Ils se tournent vers l’effigie, puis tout s'éteint. En sortant, on passe devant un moine qui jette des gouttes sur chacun. M'inspirant du comportement de mes pairs, je baisse légèrement la tête pour recevoir le divin fluide. Efficace, ce détail : ça rajoute une puissante dimension personnelle, ça touche chacun en tant qu'individu, comme l'ostie pendant une messe.

          27 juin : Cobreces → San Vicente

Petite journée, juste 22km. Rien de particulier à propos du chemin, si ce n'est qu'à la fin le temps est devenu vraiment orageux. La pluie tombait, le vent soufflait. Sur l'initiative d'Antoine, on a renvoyé nos tentes par la poste. Il faut dire que la sienne fait presque 3kg. Je ne manque pas de me faire plaisir à coup de « Je te l'avais dit ! » L'auberge est bof. Le couple de tenancier vit sur place, ce qui est une recette à désastre étant donnée la promiscuité forcée avec les pèlerins. Un groupe de jeunes veut faire un diner commun, on est partants même si on préfère manger ce qui nous convient. A l'heure dite, il n'y a bien sûr personne de prêt. Bon, on a faim, on mange. Puis les autres se mettent en cuisine et se servent de l'alcool. C'est raté pour l'intégration sociale.


          28 juin : San Vicente → Llanes

Grosse journée : 42 km ! On part tôt, et la météo s'annonce chaotique dès le matin : alternance d'averses et de grand soleil. On traverse une joyeuse campagne, en faisant plusieurs petit-déjeuners en chemin. Le repas de midi, on le fait posé sur une plage cachée dans une crique, paysage de rêve. On arrive ensuite sur un sentier qui suit la côte, côte qui prend ici la forme de falaises. C'est magnifique, tout vert, avec les montagnes qui se dressent sur notre gauche. Le vent se lève, et souffle très fort : c'est exaltant. On croise un buffones : une grotte sous-marine de laquelle l'eau de mer ressort comme un geyser par un trou dans la falaise. Sur le moment les jets ne sont que très modestes, mais le bruit que fait l'eau dans les profondeurs invisibles ressemble de façon frappante au souffle d'un dragon. On continue entre deux averses, les cheveux soulevés par les rafales, sous le ciel agité. A un tournant, on se trompe : on comprend rapidement que ce n'est clairement pas le bon chemin, mais on se dit qu'on le rejoindra. Erreur. On s'enfonce dans les fourrés jusqu'à une sorte de ranch pour chèvres, dont le portail est orné d'un crâne. On farfouille, mais il n'y a nulle part où aller : demi-tour. Malgré le paysage magnifique, les pieds commencent à demander grâce, et on est heureux d'enfin arriver à l'albergue. Antoine à beau chercher, il ne trouve toujours pas la pâtisserie de ses rêves.


          29 juin : Llanes → San Esteban

Étape de 35km, relativement morne. Paysages comme la veille, en moins bien. On goûte au vent, au soleil et à la pluie, alternativement. Même notre déjeuner se fait partiellement sous la pluie, au bord d'une albergue en construction. Notre auberge est sympa, un peu paumée. C'est la première fois qu'on a de vraies douleurs : l'étape de la veille était longue. Antoine s'endort à 21h, je le suis une heure plus tard.

          30 juin : San Esteban → Sebrayu

Quand on se lève, la pluie tombe bruyamment à l'extérieur. Le petit-déjeuner se fait lentement : personne n'est pressé de sortir sous les trombes d'eau. Mais il faut bien y aller, et au début on a de la chance : la pluie cesse. Mais elle reprend de plus belle un plus tard, et c'est un temps orageux toute la journée. Les plages sont belles sous les nuages noirs, l'océan est agité par le vent, mais on n'est pas dans le meilleur des états d'esprit pour en apprécier le charme. Trempés, on retrouve la chilienne et son amie française, et on se lance sur un chemin qui longe de très près le bord des falaises. Comme on n'est pas sur le chemin principal, c'est plein de hautes herbes : ce qui restait d'étanchéité à nos chaussures disparait, elles déclarent forfait et se transforment en pataugeoires. On marche plusieurs heures dans cet état, en longeant la côte, dans un paysage magnifié par l'orage, mais on est de plus en plus rongés par la pluie, le moral plombé par l'humidité. Arrivés dans une ville, on se précipite à l’abri d'un supermarché. On erre dans les rayons en laissant derrière nous un filet d'eau et en essayant d’envisager la suite. On finit par se réconforter avec de la nourriture peu avouable, que l'on consomme sous un abri-bus. On y retrouve la chilienne, la française et la hongroise : elles prennent le bus pour fuir la pluie. Nous, on continue comme de vrais pèlerins. Mais avant, on essore nos chaussettes et on retourne nos chaussures pour en vider l'eau qui s'en écoule comme d'une bouteille. On passe bien trente minutes à errer dans le mauvais sens, mais on finit par retrouver le chemin. Le temps est un peu moins horrible que le matin, mais pas non plus de quoi sécher, loin de là. On arrive enfin à l'albergue, avec l'impression que nos pieds comment à se décomposer. C'est 4€, et plutôt sympa. Au début, on est seuls. Deux personnes nous rejoignent, on est tranquilles. Une camionnette passe avec de la nourriture, Antoine y achète des pommes de terre pendant que je sors de la douche, et on profite de la cuisine pour notre premier repas chaud maison du voyage : intense satisfaction.

          1er juillet : Sebrayu → Guijon

Hier soir, les deux autres occupants de l'albergue, un espagnol et une allemande d'une bonne trentaine d'années, flirtaient comme des adolescents. Ils ont dû se rencontrer sur le chemin, et se caressaient chastement les mains et les avant-bras en maudissant probablement ces deux français avec qui ils devaient partager le dortoir. Ce matin, Antoine peine à avouer qu'il a dormi tout habillé pour ne pas avoir à utiliser une couverture de l'albergue à l'hygiène incertaine. Moi, j'ai très bien dormi avec ma couverture locale : il faisait frais. On échappe à la pluie pendant la plus grande partie de la journée. C'est une étape longue, 35km. Je ne manque pas de faire à Antoine un résumé animé de la nouvelle de Robert Howard lue la veille au soir. On se retrouve à escalader une très haute colline, presque une montagne, et, à notre grand désespoir, on n'y trouve aucun endroit pour s'installer et manger. On se traine vers Guijon en passant devant l'université, un bâtiment impressionnant qui fait penser à Poudlard. A peine installés à l'albergue, on repart en exploration. On se retrouve à dîner sur la plage, assis sur des rochers. Un repas de roi : tomates cerises, mini pizzas aux légumes, guacamole, pain, bière et myrtilles. Avant de rentrer, Antoine nous fait errer de pâtisserie en pâtisserie, et on entre dans la cinquième ou sixième.


          2 juillet : Guijon → Avilès

Étape de seulement 25km, mais éprouvante. On commence par traverser Guijon, puis on arrive dans la zone industrielle. Énorme usine Arcelor-Mittal, et pas loin, de vieilles baraques qui se sont retrouvées embarquées dans cet environnement. Le spectacle est fascinant. On en sort en grimpant une colline, où tout redevient verdoyant. On mange à côté d'une église pendant que s'y réunissent les vieux du village. Ensuite, on marche le long d'une nationale pendant 10km. Là encore, on assiste au spectacle hypnotisant de l'industrie lourde, la crasse qui se cache dans l'ombre des villes et les fait fonctionner. Cette crasse, beaucoup de pèlerins l’esquivent en prenant le bus pour sauter cette étape. Progressivement s’entremêlent aux usines de vieux logements ouvriers, les habitants actuels profitant pleinement de la constante pollution sonore. Clou du spectacle : une école, maternelle ou primaire, installée en bordure d'un répartiteur électrique. Le temps étant redevenu caniculaire, je suis complètement épuisé en arrivant à Avilès. Je m'amuse en observant Antoine obligé d'entrer en conversation avec un qatari armé d'un gros cigare et d'une personnalité très expansive. On explore la vieille ville, et Antoine, avec son sens de l'orientation déplorable, me fait tourner en rond à sa suite pendant une demi-heure en cherchant une pâtisserie pour assouvir ses pulsions culinaires, malgré le fait qu'il a google maps à la main. Je me dis que je suis trop tolérant.

          3 juillet : Avilès → Soto de Luina

Aujourd'hui, grosse journée, et pourtant je suis moins épuisé que la veille. Le temps est doux et nuageux le matin, ensoleillé l'après midi. Beaucoup de jolis chemins chemins en forêt, ce qui est nettement plus plaisant que la nationale d'hier. On croise au bord d'une route déserte et relativement isolée un mec en fauteuil roulant. Il a envie de papoter, en anglais. Il nous parle aussi bien des anguilles du fleuve d'à côté que de Franco. Il a perdu ses jambes dans un accident de voiture, et il nous regarde avec une certaine envie bienveillante. Moi, qui suis un peu lent à la détente, je ne trouve rien de mieux à dire que marcher, c'est quand même chouette.

On improvise notre déjeuner dans une pâtisserie : pas de supérette dans le village. Ça finit de façon assez honteuse : les pâtisseries sont délicieuses et à un prix dérisoire. J'en prends trois, et Antoine quatre. Antoine est retourné deux fois en chercher, ce qui n'a pas manquer de faire rire la vendeuse. On arrive vers 18h à notre destination du jour. On croise une fille qui nous dit que l'auberge est quasi pleine, elle va deux dormir sur la plage avec deux autre mecs. Je ne suis pas trop chaud pour faire encore deux kilomètres jusqu'à l'océan, et l'envie de douche se fait sentir, alors on va à l'albergue. En fait, un homme vient à 19h ouvrir un second dortoir. Mais avant, il fait un discours de 30 minutes sur l'étape du lendemain. On est moyennement passionnés, parce que la supérette locale ferme à 20h, et le temps file. Comme au lieu de tout simplement demander à des gens on se fie au GPS d'Antoine, on se retrouve dans un coin paumé jusqu'à ce que des locaux nous remettent dans le droit chemin : on parvient à la supérette avant la fermeture.

          4 juillet : Soto de Luina → Luarca

35km particulièrement épuisants. Alternance entre routes et sentiers boisés. Problème : incessantes montées et descentes dans des chemins caillouteux. Mes pieds sont en mauvais état, j'espère que ça ira mieux sur des chemins plus cléments. A midi on se fait plaisir avec une bouteille de cidre. Le tire-bouchon de mon laguiole ne suffisait pas, j’ai dû aller demander à la supérette de la déboucher. Luarca est une charmante petite ville côtière. Une plage, un phare, des falaises. Mais on arrive trop tard, l'albergue est pleine. On se retrouve dans un hôtel tout à fait acceptable pour un prix raisonnable, ça change. On mange devant la mer et la plage, avec le soleil couchant sous les yeux. Comme souvent, on renverse une partie de nos wraps ratatouille haricots rouges poivron. Ces créations culinaires ne sont pas très ergonomiques. Un goéland nous tourne autour très agressivement pour avoir sa part.

          5 juillet : Luarca → A Caridà

On est bien, dans la chambre d’hôtel. Il est difficile de se motiver à en sortir. Du coup, on ne part qu'à 8h. Aujourd'hui, seulement 30km à peu près plats, sur de bonnes routes. Sur le chemin, on croise beaucoup de bétail en stabulation, ce n'est pas très joyeux. Comme on avale les 30km sans s'en rendre compte, on tombe par inadvertance sur l'auberge. Elle est simple et agréable, d'autant plus qu'il n'y a pas grand monde, ce qui est surprenant car hier c'était plein. On part explorer A Cadirà, Une petite ville qui se révèle un peu morte, bien loin du charme de Luarca. On passe une heure à errer dans les supermarchés, désespérés par vingt jours de nourriture frugale, en quête d'un peu de nouveauté. On prend de la bière pour oublier notre misère culinaire, et Antoine se laisse aller à de la junk food. Je papote avec un couple de belges. Ils ont 17 et 18 ans, c'est leur premier voyage indépendant. Comme ils sont mal préparés, ils prennent le bus un jour sur deux.

          6 juillet : A Caridà → Gondon

Journée riche en surprises. On part à 8h, sachant que le chemin de la journée sera tout plat. Mais en fin de matinée, on aperçoit au loin Ribadeo et le long pont qui y mène : le chemin sur lequel on se trouve nous pousse vers la direction opposée. Plus tôt, devant les bornes directionnelles, on a choisi de simplement suivre l'indication Camino, plutôt que les noms de villes. Erreur, apparemment. Il faut qu'on passe par la ville pour notre ravitaillement, et on se peut pas s'engager dans un détour dont on ne connait pas longueur exacte, sous peine de se retrouver au milieu de nulle part le soir venu. On quitte le camino pour forger notre propre chemin vers Ribadeo. Vexés par le sentiment d'avoir été trompés, on marche à une allure record, et on parcourt vite les 8km supplémentaires (environ). On parvient même à les faire sur des chemins agréables. Après la longue traversée du pont, Ribadeo. On y fait les courses, et on se pose pour manger, en commençant par de la pastèque.

En quittant la ville, il nous reste 8km jusqu'à l'albergue qui est notre objectif. Mais, surprise, elle est fermée pour rénovation. La prochaine est à 13km. Du coup, on continue, pour arriver à 20h30, après près de 50km parcourus sur la journée. On se pose immédiatement pour casser la croute, littéralement, celle de notre tourte aux légumes. Mes pieds sont fatigués.

En chemin, on a croisé un lapin, dans une forêt d’eucalyptus. Il sautillait joyeusement sur le chemin, devant nous. On quittait la côte pour rentrer vers les terres, et les vues sur les collines et montagnes embrumées étaient fort plaisantes. La petite auberge est calme. Il n'y a pas de gérant, quelques français boivent du vin, et Pierro, l'italien que l'on croise depuis le début, termine son repas typique de pâtes au fromage à ma gauche pendant que j'écris ces lignes, impatient de sentir la douce chaleur de mon sac de couchage.

          7 juillet : Gondon → ?

On dort plutôt bien, mais nos corps ne sont pas reposés. Du coup, petite étape : seulement 15km. On est donc les premiers arrivés au gite suivant. Pour la première fois depuis le début du voyage, on a une cuisine disponible pour le repas de midi. On va faire les courses, et on rentre se faire des pâtes avec une plâtrée de lentilles, poireaux, champignons, brocoli et tomates. J’achète même du curry pour l'occasion, et le tout est accompagné d'une bouteille de vin. Mais Antoine tient absolument à s’offrir une pâtisserie. Je l'attend 10 minutes sur le trottoir pendant qu'il fait son choix et, par ennui, je plonge dans le sac de courses pour entamer le chocolat. On part ensuite se balader dans la petite ville, avec pour but de se poser dans un bar. On passe par la cathédrale, où on nous dit « hello, it's 4€ ». On répond « bye ». La ville est relativement moche. L'ultra centre est sympathique, la cathédrale est massive, mais beaucoup de maisons sont à vendre. On écume les bars pour tester les bières locales (la 1906 est bonne, contrairement aux autres) jusqu'à atteindre un certain état d'ébriété qui nous amène dans une supérette acheter des pommes de terre et du vin. Repas : patates à l'eau, haricots rouges, et les reste des légumes. On est ivres et rassasiés, et on ressent le besoin d'aller s'étendre sur nos lits. Mais juste avant, un mec en uniforme, une boite dans les mains, passe et nous demande de lui donner 6€. C'est le policier qui vient récupérer le paiement pour le gite, mais dans notre état, on le prend pour un livreur de pizza et on lui dit qu'on a rien commandé. Sur le coup, il va voir ailleurs. En haut, entre deux fous rires, on en arrive à réciter du William Blake. J'ai les textes sous les yeux, mais Antoine maitrise assez pour déclamer de mémoire. Puis le policier revient, et on lui dit encore de partir, qu'on a rien commandé : « no pizza, no pizza ! » Étrangement, il redescend. Puis Antoine a une illumination et comprend soudain qui est vraiment l'homme en uniforme, il le suit pour le payer : le policier, pendant tout ce temps, est resté parfaitement stoïque, comme si notre comportement allait parfaitement se soi. Quand Antoine remonte, on reste un long moment complétement hilares a repenser à ce quiproquo.

Un allemand vient nous interrompre et nous demande « are you drunk ? » Il cherche juste un tire-bouchon. On redescend, on tend à l'allemand et à un couple de lituaniens notre bouteille entamée, et j'ouvre la leur avec le tire-bouchon de mon couteau. On termine nos assiettes laissées en plan, et on passe la soirée à papoter. Heureusement l'auberge n'était pas très pleine, je crois que nos déviances n'ont pas été trop nuisibles.

          8 juillet : ? → ?

Je me réveille à 5h, et je ne me rendors pas. Je descends me prendre en petit-déjeuner le reste du dîner de la veille, et j'en profite pour nettoyer la cuisine troublée par le mélange de nos ambitions culinaires et de notre taux d'alcoolémie. Avec le manque de sommeil, la journée sera fatigante et un peu morne. Le matin, on progresse dans les nuages qui avancent dans la même direction que nous. A midi, Antoine initie l'achat d'un gâteau pâtissier terriblement bourratif. Le soir, on arrive vers 19h et je suis au lit peu après 21h.

          9 juillet : ? → ?

Réveillé à 7h par l'allumage automatique des lumières. En chemin on croise une fois de plus le même groupe : trois français dont un est en pleine amourette avec une allemande rencontrée sur le chemin. C'est mignon, ils se posent sur un rocher pour regarder l’horizon en se tenant la main. Nous, on reste un moment regarder un escargot boire les gouttelettes d'eau piégées dans une toile d'araignée. On mange à côté d'une église, au pied du christ crucifié, pendant qu'un chat vient flâner autour de nous. Le soir, l'auberge est gérée par des anglais : ils sont volontaires pendant deux semaines. Des chrétiens, membres d'une association jacquaire.

          10 juillet : ? → Sobrado des Monxes

Encore un lever difficile, la fatigue s'accumule. Aujourd'hui, seulement 25km. On tente des les faire rapidement car le monastère où l'on veut dormir ferme ses portes entre 13h30 et 16h30. On passe la matinée sous une pluie fine et presque constante. Le paysage est parfois agréablement différent, avec une végétation plus rase. On arrive à temps. Le lieu est gigantesque et conserve une bonne partie de sa beauté passée. La cathédrale, accolée au monastère, est ornée sur toute sa façade de motifs complexes. Mais ses portes sont condamnées. Les dortoirs, qui totalisent 120 lits, sont répartis le long d'un cloitre (il y en a plusieurs, au moins deux). On part faire les courses, ce qui, comme d'habitude, nous prend un certain temps. Quand on revient, il est 14h, et les portes du monastère sont closes. On ne pensait pas qu'ils bloquaient le passage même aux pèlerins déjà installés. On fait le tour par l'arrière, où se cache un grand jardin, on voit quelques portes ouvertes, mais on ne s'y engouffre pas, on ne veut pas déranger. Du coup, on mange dehors, sur un banc, sans nos couteaux ni nos bouteilles d'eau. Pour tuer le temps, on finit par aller s'amuser sur un terrain de jeu pour enfant. Antoine ne se laisse pas aller, mais je parviens à le convaincre de faire de la balançoire.

On peut enfin rentrer, et à 19h, on assiste aux vêpres. Le monastère est grand, on cherche l'endroit en errant de couloir en couloir, et un moine, nous voyant passer avec un air confus, nous indique le chemin. On grimpe un escalier, et on ne sait où aller. Le même moine nous remet sur la piste. Finalement, la pièce est assez vaste, elle contient des rangées de chaises pour le public, et les chaises des moines en cercle au centre, avec sur la gauche un crucifix stylisé. L'office dure 50 minutes. Devant moi, trois grenouilles de bénitier qui se ressemblent. Des gens partent avant la fin. L'office est entrecoupé de beaucoup de moments de silence. Parfois, ils jouent sur la luminosité et éteignent les lumières. Quelques passages chantés sont vraiment beaux, et quelques passages parlés aussi. Il y a parmi les moines une moyenne d'âge légèrement plus jeune que dans les autres monastères, sans doute due au prestige du lieu.


          11 juillet : Sobrado des Monxes → Arzoa 

Ce matin, on a prévu d'aller à la messe de 7h30 à 8h30. Mais les moines sont plutôt libéraux avec les horaires. A 7h30, il n'y a dans la salle que deux moines et quelques autres personnes. On s'y installe, et on poireaute au moins trente minutes. Puis, un ou deux moines arrivent, s’assoient, et rien ne se passe. Le plus jeune moine se montre, allume les bougies, et la pièce devient un peu moins sombre. Puis les lumières s'allument, et ça commence. Un bonne dose de cantiques et de lectures de la bible avec un peu d'orgue, et, comme la veille, certains chants sont très réussis. A un moment, un moine se trompe, et va chercher le plateau à osties trop tôt. Le jeune se lève soudainement et se fige entre l'égaré et l'orgue d'où il vient, et celui qui commet l'erreur se fait rabrouer. A un autre moment, les moines se mettent à faire des câlins à leurs voisins. Les gens du public font pareil. Antoine et moi, on se regarde, mi-amusés, mi-déconcertés. La femme qui est devant moi prend ma main avec chaleur et snobe Antoine, et un mec barbu qui siège avec les moines sans en avoir l'habit nous serre les mains à tous. Tout ça semble un peu hors sujet dans cette ambiance solennelle, voire glaciale. Vient le moment du sang et de la chair du christ. Les nonnes se mettent à genoux, et les moines mangent des petites boules qui ne sont pas des osties. Puis ils apportent le vin et et le pain au public. Pendant que les autres se mettent en ligne, je demande à Antoine s'il a l'intention d'y aller. Il répond vivement par la négative, et je ne suis pas particulièrement partant non plus : on reste assis. Pendant ce genre de moment, il y a un moine qui s'occupe de l’encensoir. Dans l'assistance, on est probablement les seuls pèlerins, pourtant il y en avait au moins 70, voire plus, dans les dortoirs. Bizarre que les croyants, qui représentent environ 50% des pèlerins, ne viennent même pas à la messe. Il n'y a que nous, deux athées curieux.

D'un coup, il est 9h30 : on a passé dans cette salle le temps d'une séance de cinéma. En conséquence, on revoit notre projet de marcher 33km pour en faire seulement une vingtaine. On arrive à Arzoa, où le Camino del Norte rencontre le Camino Frances. Changement d'ambiance : des auberges dans tous les coins, des pèlerins plein les rues, des vitrines remplies de produits dérivés du chemin. A 15h, l'auberge publique de 50 places est pleine. On va dans une qui semble très récente, et, luxe absolu, les lits sont dans des alcôves avec rideau.

          12 juillet : Arzoa → Pedrouzo

Pour la fin on s'autorise des petites journées : 20km, arrivée à 13h. Des dizaines de pèlerins attendent l'ouverture de l’auberge publique, on se résout à payer quelques euros de plus pour un peu de tranquillité. L'après-midi passe vite, attablés en terrasse de l'albergue. Je me surprends à gribouiller quelques mauvais sonnets, dont un sur Antoine, à sa demande. Évidemment, c'est moins marrant si on ne le connait pas :
                                     Antoine en dionysie

Ce regard s'est gravé en moi
Cette passion, cette émotion !
Regard fort comme celui d'un roi
Qui crée soudain la dévotion.

Derrière ces yeux, la tempête
Et entre ces deux émeraudes
Un nez qui met les sens en fête
Et une bouche toute chaude !

Ce n'est pas Conan, c'est Antoine !
Et, croyez-moi, il n'est pas moine
Ce charmant et velu satyre !

Non, il sait vivre, mon Antoine !
Car avant que son corps ne fane
Il aura fait le pire du pire !

          13 juillet : Pedrouzo → Santiago

Grosse journée après une petite nuit. Il semble que les espagnols, plus présents sur le Camino Frances, ont l'habitude de faire la siesta, et donc se couchent le soir plus tard que nous. Et se lèvent plus tôt. A 6h, on prend un petit-déjeuner nocturne en terrasse, et à 6h15, on est sur le chemin, qui est déjà bien rempli. Chemin très agréable, et avec déjà tant de kilomètres dans les jambes, on double presque tout le monde. Le long du camino, dans les grillages, des centaines de morceaux de bois sont assemblés pour faire autant de croix. On arrive à exactement 10h à la cathédrale de Santiago, soit 20km en 3h45 !

On file à l'auberge : notre première réservation du voyage, faite la veille. On laisse nos sac, et on retourne explorer. La messe, dans la cathédrale, est à midi, mais on se pose sur un banc dès 11h pour avoir une bonne place. C'est bondé, on sent que Compostelle reste un centre religieux très actif. Une religieuse veut que je lui garde une place à ma gauche, responsabilité terrifiante quand des centaines de gens errent à la recherche d'un endroit où s'assoir. Et elle ne revient même pas. Ça commence, une nonne chante, fort bien d'ailleurs, et fait les signes pour indiquer au public de se lever ou s'assoir. C'est un peu la même chose que dans le dernier monastère, mais en beaucoup plus clinquant, doré et grandiloquent. Le maitre-autel déborde de dorures et d'angelots. Pendant la séance de câlins, je crois que je déçois mon voisin de gauche en restant aussi figé que la statue de l’apôtre qui domine la nef et qu'une file ininterrompue de fidèles vient enlacer. Et on reste encore une fois immobiles quand le public se lève pour la séance de cannibalisme. Nouveauté : la quête. Autre nouveauté : l’encensoir géant qui apparait à la fin. Les portables le lèvent comme pour un concert, et pendant que l'orgue tonne, les écrans rayonnent, comme des auréoles de pixels au-dessus des têtes. Même des prêtres présents sur le chœur s'éclatent à filmer avec leurs portables. Les gens ont l'air émerveillés. Ça me donne une nausée métaphorique, cette façon d'utiliser l'art, le décorum et le sentiment d’appartenance pour entrainer les foules. C'est de la pure idolâtrie, la même que celle des humains primordiaux qui vénéraient béatement ce qu'ils ne comprenaient pas. On sort écœurés, mais instruits.

Ensuite, Antoine a envie de se faire un resto, le premier du voyage. Après quelques tournages en rond, il me traine au restaurant de l’hôpital des rois catholiques. Ancien hôpital et refuge de pèlerins transformé en hôtel de luxe. Hautement significatif. On mange en sous-sol, dans ce qui était peut-être le dortoir des pèlerins. Les prix sont exorbitants, la bouffe est tolérable, et ce genre d'ambiance est, comme la messe, instructive. Le client paie pour se sentir élevé socialement. Je n'aime pas me faire servir par des gens en uniforme qui vont et viennent au fil des étapes du repas, étapes savamment conçues pour nous laisser sur notre fin et nous faire vouloir plus.

Puis retour à l'auberge pour la douche, auberge d'ailleurs très sympathique, avec un agréable petit jardin où j'écris ces lignes. On retourne à l'assaut de Santiago, mais si la ville est certes charmante, l’enthousiasme n'est plus là, étouffé par l’atmosphère de tourisme divin et de commerce d'absolu. On mange des pâtisseries devant la fac de philo, et on enchaine avec une libraire où, en ayant un peu marre de lire Conan sur mon portable, je me choppe The Last Man de Mary Shelley pour quelques euros. En repassant par le centre après les courses, on tombe sur les préparatifs d'un concert public, un mélange d'orchestre symphonique et de musique traditionnelle locale. On s'installe sur les marches qui mènent à la cathédrale pour y assister, et c'est plutôt sympa, ça nous réconcilie avec Santiago.

          14 juillet : Santiago → Vilaserio

Dans l'auberge de Santiago, les gens se couchent tôt et se lèvent tard. Pour la grande majorité d'entre eux, le chemin est terminé, alors ils rattrapent le sommeil en retard. Moi, après quelques hésitations les jours précédents — l'envie de rentrer étant bien là —, j'accompagne Antoine jusqu'à Fisterra, au bord de l'océan. On part tard, 8h30, pour une journée de 35km. On est dans la vraie campagne, et c'est d'une beauté calme. Après un mois d'activité physique intense, on galope comme des chèvres. A midi on fait des provisions : il n'y aura pas de magasins le lendemain. Les sacs redeviennent lourds comme ils l'étaient au début avec les tentes, mais nos corps sont plus solides. Le repas se fait dans un petit parc, à l'ombre, au bord d'une fontaine.

Avant d'arriver à l'albergue publique, on croise quatre espagnols qui en reviennent. Ils baragouinent en anglais que les conditions sont intolérables : ils vont à l'auberge privée, plus haut. On va voir, et en effet c'est spartiate : quelques matelas de salle de sport par terre, deux ou trois vrais matelas d'une propreté douteuse en haut, un WC bouché qui pue et un autre qui marche, une douche froide et une douche chaude. Il n'y a absolument personne, et c'est très isolé. Bon, c'est parfait, on s'installe.

Alors qu'on mange des pistaches sur un rocher vaguement à l'ombre arrive un belge déjà croisé, à la condition physique de militaire endurci. Sans surprises, le lieu lui convient : on est désormais trois. Après la douche, le belge, qui se révèle être en fait un russe qui nous prenait aussi pour des belges, me propose son joint. Je tire une bouffée, et manque de m'étouffer. Je ne fume certes pas souvent, mais celui-ci a l'air particulièrement chargé.

On est bien ici. C'est calme, vaste. Au loin on voit le vent qui fait des vagues dans les champs de hautes herbes, c'est apaisant. Le russe emprunte mon couteau pour sa tomate, le portable d'Antoine pour appeler un pote, et tente aussi d'emprunter ses lunettes de soleil. Il nous propose d'aller boire un verre au bar de l'auberge privée un peu plus loin, et on y va. Une allemande se joint à nous. Elle veut faire des études de psycho, mais le russe affirme qu'elle est folle parce qu'elle ne le regarde pas dans les yeux en parlant et a un langage corporel tendu. Le russe, lui, est très à l'aise. Il nage dans la vie réelle avec une aisance fascinante qui l'éloigne un peu de nous, sans pour autant être trop terre à terre. Il a commencé le camino avec un pote, et ils ont jeûné pendant sept jours. Il affirme avoir eut des expériences mystiques à cette occasion. Je serais plutôt tenté d'attribuer ces expériences au fait de fumer de l'herbe quotidiennement en restant à jeun. L'allemande aussi a fait un jeûne de sept jours, mais sans expérience mystique. Elle ne doit pas fumer d'herbe, sans doute. Ces deux-là, à Santiago, ne sont même pas allés dans la cathédrale. Bizarre, cette absence du curiosité. Puis ils se mettent soudain à parler en allemand, nous excluant implicitement. D'accord, on n'est pas les gens les plus sociables qui soient, mais c'est presque vexant. Du coup je vais faire de la balançoire pendant qu'Antoine reste stoïquement attablé. De retour dans l'albergue, le russe monte à l'étage, fumer et dormir. On a le rez de chaussée pour nous. Il y a une fourmilière sous mon matelas, alors je vais un peu plus loin. J'aime bien cet endroit.

          15 juillet : Vilaserio → Cee

Lever tranquille, dans un bâtiment qui nous appartient presque. On avance bien, si bien qu'on arrive à l'endroit prévu à 14h30. On décide de faire une grosse journée et de continuer. Le paysage devient plus côtier, la végétation plus rase. Sur les collines se dressent des éoliennes. On passe tranquillement la soirée à Cee, en mangeant face à la mer, dans laquelle les collines parfois rocheuses viennent plonger.

          16 juillet : Cee → Fisterra

Seulement 15km à parcourir, et c'est la fin du voyage. On se trouve une auberge bien placée pour profiter des mouettes rieuses, ou des goélands, je ne suis jamais sûr. En début d'après-midi, on part se baigner dans une crique. Mais l'eau est trop froide, alors on fait un château de sable. Antoine révèle à cette occasion des dons insoupçonnés, et une capacité de concentration bien supérieure à la mienne. On n'a pas trop la patience d'attendre la marée pour la voir s'attaquer à notre forteresse, on s'en va. Quand on repasse par là quelques heures plus tard, notre création à disparu. On va vers le phare, à la pointe de Fisterra, et on décide faire les derniers kilomètres en tongs, ce qui n'est pas forcément la meilleure des idées, mais ça se passe plutôt bien. Là-bas, c'est très touristique. Il y a un hôtel restaurant, des boutiques, et des toilettes glauques où le PQ coûte 1€ le mètre. On mange face aux montagnes qui s’élèvent de l'autre côté de la baie, et de nombreux moineaux se joignent à nous. Sur ce qui ressemble à des antennes géantes, il y a plein d’autocollants et d'inscriptions de pèlerins ayant terminé le camino. Certains y accrochent même leurs chaussures ou vêtements. Sur le chemin du retour, on croise beaucoup de gens qui viennent admirer le coucher de soleil.


          17 juillet : Fisterra

Après une longue étude approfondie des divers moyens de transport, on se décide pour un bus de nuit, pour rentrer. Mais pas de places disponibles avant le 18. Aujourd'hui, on fait l'ascension des montagnes entre Fisterra la ville et le phare. Mais avant, on se fait accoster par un vieux mec barbu qui vit sur place mais parle français. Il nous tient la jambe pendant trente minutes à propos de la paix dans le monde. Il monologue, alternant entre énonciation de faits et d'opinions, se contredisant régulièrement sans que ça n'altère sa verbosité. Je finis par en avoir marre, et coupe court à la chose. Le temps est extremement brumeux, donnant à la balade un plaisant côté fantomatique. Au sommet, une vieille station de communication encore en activité. Antoine grimpe à mi-auteur d'une haute antenne, je m'abstiens.



C'est ici que mes notes s’arrêtent. Le lendemain matin, on prend le bus vers Santiago, où l'on tourne en rond avant de rejoindre le bus de nuit qui nous ramènera en France. La nuit sera pour moi presque blanche, sans surprise. Embourbé dans l'insomnie, bercé par le ronronnement du moteur, je tapote sur mon portable quelques poèmes vaguement potables. Puisqu'ils sont là à trainer sur mon bloc-note virtuel, et malgré une versification parfois douteuse, les moins mauvais feront une conclusion appropriée.


                                                        Somnolence
Le bus s'éloigne du pays
Où il y a quelques semaines
Enthousiaste je suis parti
Errer d'une façon que j'aime.

Ma rude nuit est aussi blanche
Que la peau des filles qui trônent
Dans mes rêveries belles et franches
Couvrant mon ennui d'un doux baume.

Ces créatures d'idéal
Comme soumises à un noir pacte
Se plient à mes désirs bancals
Avec la grâce de jeunes chattes.

Un bruit me tire de mon rêve
Et tout d'un coup le beau s'enfuit :
Les seins blancs que rêvaient ma sève
S'évanouissent dans la nuit.


                                          Le sommeil de l'ami

Le sommeil de l'ami
Se fait consolation
Quand face à l'insomnie
Mes yeux restent tout ronds.

Lui dort paisiblement
Mes cernes se creusent
Il ronfle doucement
Ma nuit n'est pas heureuse.

Je ne suis pas jaloux :
La paix sur son visage
Est pour mon esprit fou
Le conseil d'un sage.

                                             Une surprise

La mort vient comme une surprise
A qui tient la vie pour acquise.
Pourtant le sage n'oublie pas
Que l'éternelle amante est là,
Toujours là, assoupie dans l'ombre,
Et que nous guette son monde sombre.
Le sage sait, mais peu sont sages,
Bien peu se souviennent du présage,
Préférant s'oublier à vivre
Comme des adolescents ivres.
Et comment vouloir les blâmer ?
Il est si plaisant d'oublier.

                                               Un rêveur

Isolé par l'adversité
L'homme solitaire se terre
Dans les replis de la cité
Pour éviter d'avoir à faire.

C'est un rêveur, il n'y peut rien.
Il a tenté de se mêler
A ceux qu'il a nommé les siens
Il a simplement échoué.

Travailler ? Il a essayé.
Et toujours il s'est fait virer
Il n'y a rien qu'il fasse bien.

Pour ses parents c'est un échec
Qui n'a jamais gagné un chèque.
C'est un rêveur, il n'y peut rien.