vendredi 26 février 2021

Wherever Seeds May Fall - Peter Cawdron

Wherever Seeds May Fall - Peter Cawdron

Wherever Seeds May Fall (2021) Peter Cawdron est une variation intéressante sur thème du premier contact. L'auteur, qui publie pas mal de façon indépendante, est coutumier du thème, puisqu'en dix ans, il a publié plus de dix romans qui l'explorent. Pour dire les choses simplement : ce n'est pas mal du tout, et je vais sans doute aller jeter un œil à ses autres bouquins. Finalement, la plus grande faiblesse de Wherever Seeds May Fall, c'est sans doute de devoir vivre dans l'ombre de Liu Cixin et de sa trilogie du Problème à trois corps, qui examine les mêmes idées (l'hypothèse de la forêt sombre) avec une virtuosité difficilement égalable. Le roman de Peter Cawdron en est d'ailleurs inspiré, il le dit lui-même.

Une comète arrive dans le système solaire, mais elle a l’étrange habitude de ricocher sur les géantes gazeuses pour décélérer... Voilà qui n'est pas très naturel. On suit surtout deux personnages qui se retrouvent conseillers du président des USA, l'un représentant la perspective militaire, et l'autre, la perspective scientifique. Viennent s'ajouter deux autres points de vue : celui d'Andy, streamer indépendant de la droite américaine et ersatz d'Alex Jones, et celui d'un pêcheur mexicain. Si le premier est tout à fait pertinent et permet de se pencher sur le complotisme et les problèmes de communication autour des faits scientifiques, le second est plus... superflu : il prend pas mal de pages pour, on le comprend rapidement, servir de perspective subjective à un évènement qui n'avait pas particulièrement besoin de cette perspective.

C'est d'ailleurs un fait récurrent : ce roman m'a particulièrement fait réaliser à quel point je suis impitoyable envers la narration que je juge superflue. Par exemple, une fois que je comprends à quoi sert la perspective de ce pêcheur, je lis les chapitres qui le concernent en diagonale, car c'est comme si j'avais de l'avance sur la narration : je sais où elle va et le chemin pour y arriver n'a rien de captivant en soi. Même chose avec la scène finale, le sauvetage dans l'espace : je sais à l'avance que les personnages vont retourner sur Terre à peu près vivant, et je me fous des détails, ce n'est pas comme si je n'avais jamais lu/vu des dizaines de scènes similaires.

Malgré quelques faiblesses, donc, le récit m'a tout à fait intéressé. Il y quelques retournements de situations bien pensés, notamment quand les personnages se rendent compte que le "vaisseau" alien compte utiliser la Terre de la même façon que les géantes gazeuses, c'est-à-dire comme un amortisseur pour ralentir, avant d'utiliser Venus similairement, pour ensuite revenir vers la Terre qui, par sa rotation autour du soleil, sera à nouveau dans une position abordable. (J'aime aussi l’hypothèse de l'alien n'étant qu'une sonde automatique, comme celles envoyées dans l'espace par les humains.) Et bien qu'elle ne soit pas hautement originale, la révélation finale est aussi parvenue à être une vraie surprise, notamment parce qu'elle va à l'encontre de l’idéalisme scientifique professé par l'un des deux personnages principaux et, finalement, en un sens, confirme la position des complotistes. Or, le lecteur de ce genre de ce genre de littérature se range certainement du côté de la science contre les complotistes, cette pirouette a donc un petit côté méta. Par contre, cette révélation finale est narrativement mal exploitée : les aliens se révèlent soudainement être une menace, mais l'auteur commet le pécher d'expliquer au lieu de montrer. En gros, les personnages expliquent la menace, mais cette menace n'est jamais concrétisée par des actions. Dommage.

Je suis donc un peu sévère envers Wherever Seeds May Fall, mais au final, j'ai l'intention de lire d'autres romans de l'auteur, et peut-être même la suite de celui-ci quand elle paraitra, ce qui est un grand compliment. Les quelques faiblesses sont pardonnables tant ça se lit bien, et on retient surtout les bonnes idées.

samedi 20 février 2021

La grande explosion - Eric Frank Russell

La grande explosion - Eric Frank RussellLa grande explosion - Eric Frank Russell

Si Wasp (Guêpe) d'Eric Frank Russell était une très sympathique variation sur des thèmes militaires, La grande explosion (1962) est nettement plus riche. La grande explosion qui donne son nom au roman, c'est l'invention soudaine d'un genre d'antigravité et sa conséquence : l'exode de millions de personnes à travers l'espace, le coût des voyages spatiaux ayant été brutalement réduit. Toutes sortes de groupes et de minorités vont fonder leur petite utopie sur de nouvelles planètes. Quelques centenaires plus tard, la Terre, qui est restée une société hiérarchique et militariste, décide d'aller réclamer son autorité auprès de toutes ces jeunes sociétés éparpillées.

Il y a certes ici une touche d'aventure classique, mais on est avant tout dans de la satire sociale teintée de politique-fiction plus sérieuse. Et ça fonctionne extrêmement bien : c'est légèrement daté, mais ça reste drôle et stimulant, d'autant plus que pour l'essentiel, les idées évoquées sont intemporelles. En tout, nos explorateurs explorerons trois mondes, qui les occuperont progressivement plus longtemps. Dans tous les cas, le point commun, c'est que les locaux n'ont pas la moindre envie de se soumettre à la vieille Terre et à ses coutumes.

Le premier monde est le plus simple : une ancienne planète carcérale. Que sont devenus les descendants des meurtriers ? Très territoriaux, ils vivent en petits villages fortifiés de plus ou moins un millier de personnes et leur principale priorité est de ne pas travailler. Ainsi, il ne pratiquent pas l'agriculture, car les stocks de grains peuvent être volés par des bandes rivales : pourquoi travailler à produire ce qui pourrait profiter à autrui ? C'est un hyper individualisme primaire, mais ils sont persuadés d'être plus intelligents que les terriens : après tout, à moins de se faire capturer au cours d'une bataille et de devenir esclave d'une bande adverse, ils n'ont à courber l'échine devant aucun état, aucune corporation, aucun système économique...

Le second monde gagne en complexité : colonisé par des nudistes-hygiénistes-bodybuildeurs, il est, avec un tel point de départ, l'occasion de pas mal de scènes comiques. Les nudistes n'ont que faire des terriens, qu'ils considèrent comme des pestiférés qui s’auto-détruisent avec l'alcool et le tabac, sans compter cette obscénité que sont les habits. On ne rentre pas en profondeur dans leur organisation sociale, mais, s'ils ont clairement une organisation hiérarchique, leur mode de vie est bien plus pastoral que productiviste. Ce qu'ils veulent développer, c'est leur corps et leur santé, plutôt qu'un quelconque "progrès" au sens contemporain.

Le troisième monde, le plus important, occupe la moitié du roman. C'est une société anarchique, bien que ce mot ne soit jamais employé. Ils utilisent comme arme ultime la désobéissance civile, qu'ils font remonter à Gandhi, oubliant au passage Thoreau, sans qui Gandhi n'aurait peut-être pas été Gandhi. Face aux insistances des terriens, ils se contentent de tout refuser. Leur système économique (dont l'efficacité est certainement lidéalisée) est basé sur un système d'obligations, qui peuvent s'échanger. L'auteur est assez habile pour esquiver le mythe du "troc" : ces obligations sont un mélange entre la socialité naturelle de l'humain, pour qui l’intérêt personnel est en bonne partie le même que l'intérêt du groupe, et un libéralisme économique classique, où chacun et un agent indépendant qui par ses capacités (ce qu'il a de valeur à mettre sur le marché) "gagne" sa vie. Honorer ses obligations, tout comme travailler pour nous, n'est pas tant une question de devoir qu'une nécessité économique. Ceci dit, les possibilités d'accumulation sont extrêmement limitées, d'une façon qui m'a fait penser à la classique dichotomie marxiste : le droit de propriété privée des biens de consommation existe bien, mais par contre, pas vraiment le droit de propriété privée des moyens de production. Par exemple, un fermier qui quitte sa ferme pour aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte ne conserve pas sa ferme : n'importe qui, sous réserve de l'exploiter, peut se l'approprier. Dommage qu'on ait pas de détails sur le fonctionnement des industries plus complexes. Quoi qu'il en soit, les membres du personnel du vaisseau terrien sont plus que convaincu par ce mode d'existence dénué de hiérarchie : ils désertent en masse pour s’installer sur cette charmante planète, forçant les haut-gradés à s'enfuir la queue entre les jambes avant que tout l'équipage ne déserte.

La grande explosion d'Eric Frank Russell est donc un roman étonnamment drôle, pertinent et intemporel. Je m'étonne qu'il ne soit pas plus souvent évoqué dans les classiques de la SF orientée politique-fiction, mais c'est sans doute à cause de son aura typée "vieille SF militaire poussiéreuse". A mon sens, le mélange est agréable.

mercredi 17 février 2021

Wasp (Guêpe) - Eric Frank Russell

Wasp (Guêpe) - Eric Frank RussellWasp (Guêpe) - Eric Frank Russell

Wasp (1957), ou Guêpe en français, d'Eric Frank Russell et un court roman à concept, vaguement SF. Si j'ai bien compris, Russell utilise ici comme point de départ des techniques de guerre qui ont été envisagées contre le Japon pendant la seconde guerre mondiale. C'est simple : envoyer des agents isolés capables de se fondre dans la culture locale (apparence, langue...) pour qu'ils se livrent à des actions de terrorisme et de propagande pour abaisser le moral ennemi et occuper les forces armées. 

Donc, même si ici notre guêpe, l'agent isolé, est envoyé sur une planète secondaire d'un empire stellaire se fondre parmi des aliens humanoïdes à la peau bleue, on a bel et bien l'impression d'être sur Terre. A lui tout seul, il faire croire à la présence de toute une organisation terroriste sur cette planète de 80 millions d'habitants : il tue des cibles bien choisies, il répand des rumeurs, il envoie des courriers piégés... Le récit est bien mené, extrêmement dynamique, sans doute un peu trop d'ailleurs : on a parfois l'impression d'avoir sauté des paragraphes tant ça va vite (et j'ai bien lu la version complète). Notre guêpe est vraiment isolée en plein territoire ennemi, et il lui faut improviser sans cesse, s'adapter, faire des choix éclairs et se fier à son instinct. Il y a des facilités narratives évidentes, et ce n'est sans doute pas un roman très profond, mais la narration reste étroitement fidèle au concept de départ et n'ennuie jamais. Une sympathique petite plongée en territoire ennemi à la découverte de techniques de guerre qui restent souvent cachées sous le tapis.

dimanche 14 février 2021

The Secret History (Le maître des illusions) - Donna Tartt

The Secret History (Le maître des illusions) - Donna TarttThe Secret History (Le maître des illusions) - Donna Tartt

The Secret History (1992), ou Le maître des illusions en français, de Donna Tartt. (Précisons au passage que ce titre français n'a guère de sens.) C'est un gros morceau, un pavé, et il y avait longtemps que je n'avais pas dévoré un gros roman avec autant d’enthousiasme. Richard, le narrateur, arrive dans un nouveau campus après déjà plusieurs tentatives universitaires avortées. Là, il va tomber sous le charme de la petite équipe de classicistes (grec et latin) menée par le riche et charismatique Julian, prof qui s'est arrangé pour faire ce qu'il veut de sa classe volontairement minuscule et isolée. Richard va se lier avec ces étudiants privilégiés et désabusés qui passent plus de temps dans la Grèce antique que dans la modernité.

Henri, le surdoué à l'intelligence froidement précise et détachée, qui mène la bande. Francis, l’élégant et sympathique homosexuel. Charles, le beau gosse alcoolique, et sa sœur jumelle, Camilla, la belle glaciale qui fait tourner la tête à tous ces messieurs (sauf un bien sûr). Et Bunny, l’extraverti bon vivant, menteur et chapardeur, qui, on l'apprend dès le tout débout, se fera assassiner par les autres. En comparaison, notre narrateur peut sembler bien pâle : il est souvent silencieux, en admiration devant les autres, il ment pour se faire accepter, mais, petit à petit, il s'étoffe. Et, surtout, il mène bien sa mission : être le point de vue du lecteur.

Tous ces personnages, sans exception, sont extrêmement faillibles. Tout le roman n'est qu'une succession de mensonges, de beuveries, de snobisme, de manipulations, de meurtres, de haine, de dollars dépensés futilement par milliers, de pilules avalées à la chaîne, de cigarettes fumées par paquets entiers, de coucheries sans lendemain, et j'en passe. Pourtant, et en partie grâce à leurs innombrables défauts, ces personnages qui ne sont que des ruines à deux pattes prennent étonnamment chair, il sont débordant de réalité, surtout quand, comme moi, on n'est pas insensible à leur penchant pour l'abstraction et leur insatiable insatisfaction. Le rythme est lent, très lent, Donna Tartt prend son temps, quitte à accumuler les scènes qui peuvent sembler futiles, mais finalement tout compte pour faire vivre ces jeunes gens qui tombent délicatement en morceaux au fil du récit.

Si les personnages et leurs états d'âme prennent le devant de la scène, ils se déploient dans un contexte de thriller, de murder mystery. On sait dès le début que le groupe va se tourner contre Bunny : reste à savoir pourquoi. Avant le meurtre de Bunny, il y en a un autre : un "accident" sanglant au cours d'une tentative de bacchanale. Et, surprise, le meurtre de Bunny a lieu juste au milieu du roman. Pendant la seconde moitié, les assassins sombrent progressivement dans les tréfonds du tourment face aux tensions qui s'accumulent. Ils doivent, comme pour préparer le meurtre, continuer à mentir, manipuler, comploter, enchaîner les nuits blanches ; et pour tenir, pourquoi pas une petite bouteille, quelques pilules... Ainsi le suspense classique soutient à merveille et s'entremêle harmonieusement avec ce qui est vraiment le cœur du récit : le développement des personnages.

Au fond, on est dans un roman d'apprentissage, et toutes les illusions de Richard vont tomber, tous ces gens qu'ils admirait tant vont se révéler n'être que poussière et fumée, et lui-même va se transformer en meurtrier. Le goût pour le passé lui non plus n'offrira rien de valeur, sinon peut-être la chance de gagner à peu près sa vie en grattant du papier.

J'ai beaucoup, beaucoup aimé The Secret History. Ce n'est pas l'histoire la plus originale qui soit, par exemple c'est presque la même chose que dans La Corde d'Hitchcock, mais l'exécution est dense et irréprochable. Un long roman au focus remarquable, haletant malgré son rythme lent, et habité par des personnages à la fois attachants, terriblement faillibles, et tragiques.

mercredi 10 février 2021

L'adieu aux insectes ? - Vincent Albouy, Denis Richard, Pierre-Olivier Maquart

L'adieu aux insectes ? - Vincent Albouy, Denis Richard, Pierre-Olivier Maquart

L'adieu aux insectes ? de Vincent Albouy, Denis Richard et Pierre-Olivier Maquart, dont la couverture est particulièrement réussie, est une petite somme bien foutue concernant la disparition des insectes. Comme vu très récemment dans Le réchauffement climatique de Frédéric Durand, et à bien d'autres endroits d'ailleurs, les activités humaines sont en passe de provoquer une extinction de masse du vivant. Or, les insectes, ectothermes (leur chaleur vient de l'extérieur) et souvent hautement spécialisés, sont bien plus sensibles que la plupart des autres formes de vie animale aux perturbations anthropiques. Ainsi, pour eux, l'extinction de masse n'est pas sur le point de se produire : elle est actuellement en cours.

Il y a quelques années, une étude a fait les gros titres : elle parlait d'une extinction des insectes de l'ordre de 80% (en biomasse). Or, c'est une sous-estimation : non seulement cette étude a été réalisée dans des réserves naturelles, c'est-à-dire des lieux où les insectes devraient s'en sortir mieux que sur l'ensemble du territoire, mais plus important encore, elle utilise l'année 1989 comme point de référence. On comprend vite le problème : en 1989, l'extinction des insectes était déjà en cours. Si on prenait comme point zéro le tout début de l'agriculture intensive par exemple, on aurait plutôt un taux d'extinction entre 95 et 99%. Ce qui est une extinction de masse. Une extinction qui ne ralentit pas. Les insectes continuent à disparaitre à un rythme situé entre 1 et 2,5% par an.

Les causes sont relativement évidentes, mais faisons tout de même une petite liste.

  • Artificialisation des milieux et tout simplement destruction des environnements naturels
  • Agriculture intensive (destruction des milieux, utilisation massive de pesticides et insecticides, drainage des zones humides...)
  • Réchauffement climatique (et comme les habitats sont morcelés, les migrations sont entravées)
  • Pollution par les engrais (l'azote nuit aux plantes à fleur au profit des graminées sans nectar ni pollen)
  • Déforestation et artificialisation des forêts (voir Nature's Temples)
  • Augmentation du taux de CO2 (diminue qualité nutritionnelle des plantes)
  • Pollution lumineuse
  • Routes (barrières qui fragmentent les milieux) et voitures (mort par impact)
  • Les réserves ne sont que des confettis égarés dans la grande bétonisation et les cultures intensives dont elles subissent le effets délétères
  • Dans les montagnes, le surpâturage cause une disparition des fleurs nourricières, d'autant plus que les troupeaux, via leurs déjections, répandent les diverses substances chimiques utilisées comme biocide

Les auteurs vont bien plus en détail. Bien sûr, le déclin des insectes entraine du même coup le déclin des oiseaux et des plantes qui dépendent d'eux pour leur pollinisation. Ce qui est particulièrement triste, c'est qu'à l'échelle humaine, il est extrêmement difficile de se rentre compte à quel point la quantité et la diversité de la vie diminue : le désert de la modernité devient quasi instantanément la normalité, et, pour la plupart des subjectivités, tout ce qui a été perdu n'existe plus même en souvenir.

dimanche 7 février 2021

From Russia With Love (James Bond 5) - Ian Fleming

From Russia With Love (James Bond 5) - Ian Fleming
 
James Bond, cinquième volet, après Casino Royale, Live and Let Die, Moonraker et Diamonds Are Forever. Cette fois, on a en même temps le meilleur et le pire de la série. Commençons par le meilleur, puisque que c’est par là que commence le roman.

Fleming maîtrise profondément ses introductions. Ici, l’introduction n’occupe pas moins d’un tiers du roman et c’est de très loin la meilleure partie. Notons rapidement la (relative) audace de Fleming. Ses romans sont bâtis autour d’un solide pilier : James Bond. Or, pendant tout le premier tiers de From Russia With Love (1957), James Bond n’est pas directement présent. En effet, la narration prend place en URSS. On découvre Grant, le tueur-sociopate-asexuel-loup-garou, assassin en chef du SMERCH, l’agence de contre-espionnage russe. La mise en place du personnage est brillante et Fleming prend le temps de détailler son passé. De même quand on pénètre un peu plus profondément dans la hiérarchie du SMERCH : tout comme Grant, les divers colonels, où je ne sais quel grade, sont un habile mélange entre le méchant de pulp typique, plus grand que nature, et le fonctionnaire russe haut-placé réaliste qui, pour en arriver là, a dû survivre à pas mal de purges et n’est certainement pas un tendre. Dans toute cette introduction, ce mélange des genres, ce réalisme pulpesque, est brillamment mené. On a vraiment l’impression de pénétrer dans la machine de mort soviétique qu’est SMERSH, on s’interroge sur le plan machiavélique qu’ils ourdissent vilement contre Bond, et, en même temps, quand on songe à la réalité de l’URSS, ce tableau ne semble pas si exagéré. L’objectif de Fleming, dépeindre l’URSS comme un système glacial, cruel, oppressif et violent, est réussi.

Ensuite, second tiers du roman. Le début du plan russe, qui consiste à attirer Bond loin de chez lui, fonctionne : l’appât, une jolie fille des services secrets russes, Tatiana, qui prétend être tombée amoureuse de lui à distance et apporte un appareil de cryptographie russe en gage, fait son job. Bond est à Istanbul, et il ne se passe pas grand-chose d’intéressant. Pire : il se passe Kerim. Kerim, c’est le patron de la station d’espionnage anglaise à Istanbul. Pourquoi ce personnage est-il un problème ? Deux raisons. Déjà, narrativement, il vole complètement la vedette à ce qui est censé être le cœur du roman, ce que Fleming a mit consciencieusement en place dans le premier tiers : le complot russe contre Bond. Tout d’un coup, les Russes veulent assassiner Kerim et Bond se fait traîner dans tout Istanbul pendant des pages et des pages, dans le sillage de Kerim. Et les machinations russes ? Mises de côté. Bond ne rencontrera Tatiana qu’aux deux tiers du roman, ce qui laissera bien peu de temps pour dénouer tous les nœuds narratifs. Second problème avec Kerim : eh bien, Kerim devient un bon ami de Bond, Bond n’arrête pas de dire à quel point Kerim est super… Or, Kerim raconte à Bond, avec nostalgie, cette bonne époque où il avait une femme esclave, qu’il tabassait et traitait pire qu’un chien. Ah. Je passe sur d’autres détails douteux, mais, apparemment, tout ça n’est pas un problème pour Bond, et Kerim est un mec génial. Cette jeune femme, qui plus tard a eu l’opportunité d’être libérée des griffes de Kerim, a choisi de rester avec lui, ce qui est, je cite, « une intéressante leçon de psychologie féminine ». Hum. J’essaie de ne pas me faire mauvais moraliste quand je lis des romans, mais, dans ce genre de littérature populaire, cette littérature à « héros », on a envie d’être du côté du héros. Certes, le héros peut être torturé, imparfait, faillible, et ça ne fait que lui donner de l’intérêt, mais tout s’effondre si on se met soudain à penser que notre héros est un connard. Bond n’a pas la moindre pensée de reproche intérieure contre ce que raconte joyeusement Kerim. Il aurait suffi de pas grand-chose, par exemple : « On ne choisit pas ses alliés, et Bond savait qu’il devait travailler avec Kerim, quelle que soit son opinion du personnage. » Mais non, au contraire, Bond adore Kerim.

Avance rapide, et extrait d’un dialogue entre Tatiana et Bond, les deux espions tombés tout naturellement dans les bras l’un de l’autre. Tatiana : « Si je mange trop et deviens grosse, tu me battras ? » Bond : « Certainement, je te battrai. » Ouille. Ouille mes yeux. Est-ce que c’est une discussion normale dans les années 50 ? Par ailleurs, Tatiana n’est qu’une potiche sans cervelle. En somme, pour la première fois dans ma lecture des romans James Bond, j’ai été vraiment dérangé par le traitement non pas seulement des personnages féminins, mais de « la femme » en général, comme on dit, au point que ça entache fortement mon appréciation du livre.

Bref, revenons à la trame pour conclure. Le dénouement du complot russe est nettement inférieur à son, euh, nouement ? (Apparemment oui c’est un vrai mot.) Grant, le super tueur de SMERSH, au lieu de tuer tranquillement et sans difficulté Bond, lui fait un long discours dans lequel il révèle tous les détails du plan russe. C’est un cliché grossier, mais, surtout, c’est en contradiction avec toute la mise en place du personnage de Grant, dépeint comme un sociopathe presque muet dont le seul plaisir est le meurtre. De plus, Fleming a longuement et habilement pris la peine d’établir que Grant est saisi de pulsions meurtrières les nuits de pleine lune… ce qui ne vient jamais jouer le moindre rôle hors de l’introduction.

jeudi 4 février 2021

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand

Le réchauffement climatique de Frédéric Durand est un excellent concentré de l’état des lieux sur le sujet, dense, hautement lisible et ponctué de tout un tas d’illustrations pertinentes (j’en place quelques-unes plus bas). Par exemple, sur presque exactement le même format de « manuel », La contrainte climatique d’Alain Foucault, peut-être en partie à cause de son sujet plus vaste, est bien moins plaisant à parcourir.

Commençons, comme l’auteur, par un petit rappel brutal de l’importance des faits : « Il sera extrêmement difficile d’éviter que le climat de la planète ne dérive vers celui du Pliocène, voilà 3 millions d’années, quand la température moyenne de la planète était de 2 à 3 degrés plus chaude qu’actuellement, avec un niveau des mers de 25 mètres plus élevé. […] La concentration en CO2 dans l’atmosphère atteinte à la fin des années 2010, 410 ppm, était celle du Pliocène. La transition vers ce type de climat est déjà en cours. » 
 
Le doublement du niveau de CO2 au cours de ce siècle, soit +5 à 6 degrés, est équivalent à la différence entre le climat « normal »  et une ère glaciaire. Svante Arrhenius prévoyait vers 1896 que cela prendrait 3000 ans. Or, ce seuil sera atteint en 2070, dans 50 ans.

Si le climat a des variations naturelles (voir images plus bas), elles sont globalement lentes, de l’ordre de 0,01°C par siècle, soit cent fois, voire mille fois, plus lentes que le réchauffement anthropique.

Émissions de gaz à effet de serre par activités :
  • 25 % — électricité et production de chaleur (centrales thermiques)
  • 24 % — Agriculture et forêts (utilisation massive d’engrais dans l’agriculture intensive, source de protoxyde d’azote, élevage industriel et riziculture, sources de méthane, et rejets de CO2 causés par les feux de forêt liés au défrichage) 
  • 21 % — industrie 
  • 14 % — transports 
  • 6 % — bâtiment (béton) 
  • 10 % — autres

Bien entendu, l'espoir de limiter le réchauffement à 2°C est parfaitement utopique : il faudrait ne plus émettre de carbone d’ici 2060 et même en retirer de l’atmosphère. Plus probablement, si les trajectoires actuelles se poursuivent, les émissions devraient doubler d’ici 2050.

La fonte des glaces entraîne une baisse de salinité qui entrave les courants marins, dont le Gulf Stream, qui apporte chaleur à l’Europe et lui permet de ne pas avoir le climat du Canada. La circulation océanique aurait ralenti de 15 à 20 % au cours de dernier siècle et demi. L’hypothèse d’une fin du Gulf Stream est hautement floue et incertaine pour l’instant, mais c’est une perturbation majeure potentielle, quoiqu'à priori pas immédiate, à rajouter à toutes les boucles de rétroaction plus connues (méthane du permafrost, chaleur qui favorise la formation de nuages bas qui favorisent effet de serre, etc.).

Et une potentialité qui m’était inconnue : la fonte des glaciers provoque des rebonds post-glaciaires, c’est-à-dire le relèvement des masses terrestres, libérées du poids des glaciers, ce qui favorise tremblements de terre et éruptions volcaniques.

À l’horizon 2050/2070, les forêts pourraient cesser d’être des puits à carbone pour devenir des sources de carbone, notamment à cause des extinctions forestières dues au réchauffement trop rapide pour une adaptation des espèces, et bien sûr aux feux de forêt qui se démultiplieront. De plus, les conditions extrêmes poussent les plantes à diminuer leur activité, et donc l’absorption de carbone.

Selon les prévisions actuelles, une baisse des précipitations en France de l’ordre de 30 à 40 % à l’horizon 2050.

Le nucléaire, sans parler des risques divers, et bien qu’il soit bien sûr très efficace sur le plan gaz à effet de serre, n’est pas une vraie solution. Les centrales nécessitent des sources d’eau, notamment des rivières, pour se refroidir. Or, avec le réchauffement, il arrive déjà que les centrales doivent fermer en été ou rejeter dans les rivières de l’eau plus chaude que les normes (qui autorisent de réchauffer les rivières de 0,5 à 3°C). Et cela ne va pas s’arranger, car le débit moyen des rivières en France devrait baisser de 10 à 40 % d’ici 2050/2070. Mais surtout, en maintenant le niveau de production actuel, il ne resterait que 100 ans de réserves d’uranium, soit moins de 10 ans si le nucléaire passait des 2 % actuels à 25 % de la production d’énergie mondiale.

Pour les voitures électriques, la seule fabrication des batteries est équivalente à la consommation énergétique sur 50000 kilomètres de route. En somme, une voiture électrique commence à émettre moins de gaz à effet de serre qu’une voiture thermique après 80000-150000 kilomètres. Il est impossible de faire des progrès environnementaux en conservant le nombre de voitures actuel. Bien sûr, ce nombre va augmenter.

À l’échelle mondiale, les subventions à la production et à la consommation d’énergies fossiles représentent 500 milliards par an.

En somme, il est impossible d’empêcher un réchauffement colossal, jusqu’à 8°C d’ici 2100, en restant dans une logique de, je cite, « développement ». Et bien sûr, le réchauffement ne s’arrêtera pas en 2100. Le chemin actuel, c’est, et je cite l'auteur, un cataclysme équivalent à celui causé par l’astéroïde qui a provoqué l’extinction des dinosaures.

La seule solution, hors utopisme technologique, c’est la décroissance — ou quel que soit le nom qu’on donne à une baisse drastique du niveau de vie global — ce qui n’arrivera sans doute pas volontairement.

Quelques lectures supplémentaires à ce sujet : La guerre des métaux rares, La fin de l'alimentation, Overshoot, Les limites à la croissance, La Terre inhabitable, Le syndrome de l'autruche...

Et quelques illustrations très didactiques, cliquer pour agrandir :

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand
Les cycles climatiques naturels liés aux mouvements de la Terre.

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand
Les forçages climatiques naturels comparés au forçage anthropique

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand
Cycle simplifié du carbone et stocks de carbone.

Le réchauffement climatique – Frédéric Durand
Évolution de la température.

mardi 2 février 2021

Diamonds Are Forever (James Bond 4) - Ian Fleming

Diamonds Are Forever (James Bond 4) - Ian Fleming
 
James Bond, quatrième volume. Après un Casino Royale excellent, un Live and Let Die nettement plus médiocre et un Moonraker étonnamment plaisant, Diamonds Are Forever (1956) installe un certain rythme de croisière dans la série. Cette fois, Bond va en Amérique, de New York à Vegas, et se frotte à une mafia dans le but de mettre fin à un colossal trafic de diamants. L’introduction, très efficace, qui prend place en Afrique, présente avec clarté quelques tenants et aboutissants de ce trafic. La conclusion viendra y faire directement écho, ce qui donne à l’ensemble une certaine rigueur narrative, rigueur légère, certes, mais qui est bien là.

Encore une fois, la trame de cette littérature pulp n’hésite pas à enchaîner les ficelles : Felix, l’ami Américain de Bond, est toujours là quand il faut, Bond se fait comme d’habitude torturer avant de s’échapper, sa mission se déroule franchement trop facilement, la jolie fille tombe sous son charme… Classique. Il faut le réel talent narratif de Fleming pour rendre tout ça intéressant. Les personnages sont des clichés, mais des clichés habilement mis en scène. Par exemple, Felix est essentiellement un facilitateur pour faire avancer de façon fluide la mission de Bond, mais il partage aussi une véritable amitié avec Bond, et les deux hommes n’hésitent pas à mettre de côté leurs propres priorités pour s’entraider. Simple, mais bien foutu. De même pour l’antagoniste : cette fois, pas vraiment de « grand méchant », la présence de la mafia est plus diffuse. Bien sûr, le premier rôle de cette mafia est d’être l’objectif et obstacle de Bond, mais sous la plume de Fleming, c’est aussi une véritable peinture des vices de la société américaine et des dessous du monde du jeu d’argent.

Même chose pour Tiffany Case, l’inévitable premier rôle féminin, jeune et aux formes avantageuses. Son job narratif, c’est d’être la princesse en détresse et l’intérêt amoureux de Bond, évidemment. Mais elle est aussi un véritable personnage, plutôt bien taillé. Elle a un triste passé et, pour l’amener dans son lit, Bond va devoir faire preuve d’un peu de subtilité. D’ailleurs, encore une fois, Bond ne songe pas qu’à mettre la fille dans son lit : sous sa surface viriliste, il est sincèrement sensible et émotionnel, il a envie d’une relation stable, il a envie d’avoir des enfants, mais il sait que ton travail est un obstacle… Alors, dans cette longue scène à bord du Queen Mary, quand il flirte avec Tiffany, certes, je m’en rends bien compte, c’est de la romance pour homme… Mais de la romance plutôt bien foutue. Si Bond dit à Tiffany que les qualités qu’il recherche chez une femme sont le talent en amour et en cuisine, libre au lecteur de choisir à quel point il est sérieux ou ironique, après tout, dans le jeu de séduction, les deux futurs amants se jettent autant de piques que de caresses verbales (mais je suis probablement trop optimiste...). Tiffany n’est pas en reste sur le plan des piques, Bond fait preuve envers elle d’une réelle bienveillance, et leur relation, sous l’épaisse couche de caviar et de champagne, parvient à être touchante.

Bref, Diamonds Are Forever n’est peut-être pas le meilleur roman James Bond, mais je suis impressionné par la capacité de Fleming à maintenir une vraie solidité. Jusque-là, seul Live and Let Die s’est avéré vraiment dispensable. Il y a dans l’écriture de Fleming une remarquable conjugaison entre efficacité narrative primale et profondeur juste suffisante pour que le lecteur un peu exigeant n’aie pas tout à fait l’impression de perdre son temps.