lundi 18 octobre 2021

L'enfer numérique - Guillaume Pitron

L'enfer numérique - Guillaume Pitron

L’enfer numérique est le nouveau livre de Guillaume Pitron, auteur de l’excellent La guerre des métaux rares. C’est un essai de type journalistique, avec les défauts inhérents : une écriture qui se survole, des tas de citations que l’auteur essaie d’intégrer avec un dictionnaire des synonymes en disant à la chaîne que Machin « analyse » et Truc « décrypte »… J’ai globalement été moins passionné que par son livre précédent, peut-être parce que je suis un peu plus familier du sujet, mais je chipote : on reste face à de l’essai riche et dense, terriblement actuel, et le monde gagnerait à ce qu’autant de gens que possible le lisent, ce qui n’est pas un petit compliment.

En somme : le numérique n’est pas « dématérialisé », au contraire, il est très matériel, et il pèse lourdement dans les besoins énergétiques de l’humanité, et donc sur le réchauffement climatique.

Les chiffres sont édifiants : l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte est le triple de celle d’un pays comme la France ou l’Angleterre. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde [soit 100 réacteurs nucléaires] et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de CO2, soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial.

Le rêve du numérique vert est une illusion : les « villes intelligentes », les smart cities, ont un impact plus négatif sur l’environnement que les villes qui ne sont pas smart. Et ça ne va pas s’arranger : la consommation électrique du numérique augmente de 5 à 7 % par an. Les réseaux et datacenters (centre de données), eux, bouffent 12,5 % de la production mondiale du cuivre et 7 % de celle de l’aluminium « Le numérique engloutit une large part de la production mondiale de ces métaux : 15 % du palladium, 23 % de l’argent, 40 % du tantale, 41 % de l’antimoine, 42 % du éryllium, 66 % du ruthénium, 70 % du gallium, 87 % du germanium, et même 88 % du terbium. » Tout un tas d’industries hyper polluantes, donc. Et cette dimension PHYSIQUE du numérique est incroyablement oubliée, voire taboue : Guillaume Pitron et ses collaborateurs en font l’expérience directe. 
 
Croissance de l'exigence en matières premières

Pour résumer, il ne suffit pas d’être bas carbone, il faut être « basse ressource ». Après tout, on n’émet pas directement du carbone en surfant sur le net : en revanche, les processus de fabrication de tous les objets nécessaires à cet acte, en plus des besoins électriques, non seulement émettent beaucoup de carbone, mais sont polluants de tout un tas d’autres façons. Par exemple, le fabriquant de circuits imprimés taïwanais TSMC consommerait 156 000 tonnes d’eau par jour et consommerait en électricité l’équivalent de 2 ou 3 centrales nucléaires… sauf que cette électricité vient de sources plus polluantes que le nucléaire, comme des centrales à charbon. Et les centrales à charbon sont encore monnaie courante dans les pays occidentaux, comme les USA ou l’Allemagne.

Les datacenters, eux, sont des monstres en perpétuelle expansion. Des centaines d’entre eux sont plus grands que des terrains de foot, le plus grand, près de Pékin, fait 100 000 mètres carré, soit 110 terrains de foot. Un datacenter de taille moyenne peut consommer 600 000 mètres cube d’eau par an pour se refroidir — donc bien plus pour les géants, et ceci dans un contexte où, en raison du réchauffement climatique, l’eau deviendra le pétrole du 21ᵉ siècle. Les datacenters représenteraient actuellement 2 % de la consommation électrique mondiale, et, vu la croissance exponentielle du secteur, ce chiffre pourrait être multiplié par 5 d’ici 2030.

Comme on l’a vu plus haut, la technique ne résoudra pas le problème de croissance des besoins en énergie. C’est l’effet rebond : plus une ressource est employée avec efficacité, plus cette ressource est utilisée, annulant ainsi les économies offertes par l’efficacité sur l’autel d’une échelle perpétuellement croissante. C’est le cas par exemple des voitures : elles consomment de moins en moins, mais il y a de plus en plus de voitures.

Prenons l’exemple d’une voiture : entre 2005 et 2018, la consommation moyenne d’un véhicule à essence est passée de 8,8 litres à 7,2 litres pour 100 kilomètres, soit un gain de 22 %. Mais dans le même temps, la vente annuelle de véhicules neufs dans le monde est passée de 66 à 95 millions, soit une hausse de 44 %. Même démonstration pour le secteur de l’aviation : en 2019, un passager émettait 12 % de CO2 en moins par kilomètre parcouru qu’en 2013. Or, durant la même période, les émissions de carbone du secteur aérien civil ont augmenté de 29 %. Celles-ci devraient même, à l’horizon 2050, être sept fois plus élevées qu’en 1990.

Ainsi, si les voitures autonomes parviennent à s’établir, elles participeront à l’explosion de la quantité de data produite — et donc stockée au prix de matières premières et d’électricité — du fait de leur multitude de capteurs, sans compter la quantité toujours croissante d’électronique qu’elles exigent. Les voitures autonomes pourraient produire un gigaoctet de data par seconde.

Quant aux câbles océaniques qui « sont » l’internet, s’ils ne sont pas vraiment problématiques sur le plan des ressources, ils sont le rappel ultime du caractère physique du numérique. Les GAFAM se les approprient d’ailleurs à toute vitesse. Les câbles, guère plus épais qu’un tuyau d’arrosage, nécessitent des réparations constantes : sans ces soins, l’entropie naturelle (courants marins, tempêtes, etc.) mais aussi les bateaux de pêche élimineraient l’internet en quelques mois. Les câbles deviennent obsolètes en moins de 10 ans, ainsi les océans sont tapissés de millions de kilomètres de câbles délaissés.

Quel avenir donc pour le net ? Quand est sincèrement environnementaliste, difficile de regarder cette croissance exponentielle et gourmande en ressource sans vouloir y mettre un frein. L’internet, espace de liberté, n’est pourtant pas gratuit : sont coût pour la biosphère et sa participation au changement climatique ne vont faire que croître. Je ne serais pas contre un internet limité : disons, l’aspect textuel d’internet resterait illimité, et donc l’accès à la connaissance, mais toutes les fonctions plus gourmandes (hors médecine, etc.) ne jouiraient plus de ce privilège. Je ne suis pas naïf : non seulement c’est infiniment plus complexe que ça, mais, surtout, et comme pour le reste, une telle auto-limitation n’arrivera jamais volontairement — mais elle arrivera certainement par la force des limites naturelles.

Volume annuel de données produites dans le monde (en zettaoctets)

dimanche 10 octobre 2021

Repas sauvage avec châtaignes et mon hobo stove, alias réchaud artisanal

Hop, je récolte des châtaignes puis je les cuisine avec d'autres petites plantes en utilisant mon hobo stove. Ça fonctionne bien, et si c'est discutable culinairement, ce genre d'expérience n'en reste pas moins plaisant. Les châtaignes sont abondantes, elles me tombent presque directement dans les mains.

Lien direct vers la vidéo avec sous-titres français disponibles.

mercredi 6 octobre 2021

The Metamorphosis of Prime Intellect - Roger Williams

The Metamorphosis of Prime Intellect - Roger Williams

The Metamorphosis of Prime Intellect (1994) de Roger Williams est un petit roman à la fois très bon et très mauvais sur la singularité technologique, c'est-à-dire le point de bascule où la technique modifie de façon radicale et permanente la vie humaine, généralement sous la forme de l’avènement de l'IA.

Le premier chapitre est bon, et le second est excellent. Ensuite, ça s'enlise. D'abord, on fait connaissance avec le cyberspace, crée par l'omnipotente IA Prime Intellect, qui obéit aux classiques trois lois d'Asimov. Tout le monde est immortel, tout le monde peut avoir n'importe quoi, et tout le monde se fait mortellement chier. Notre protagoniste, Caroline, aime frôler la mort. Pour ressentir quelque chose, elle fréquente ceux qui, dans l'ancien monde, étaient des sociopathes. S'ensuivent scènes de sadisme, torture, etc. La première de ces scènes a sa place dans la narration, pour bien souligner les extrémités auxquelles se livrent les humains rongés par l'inconséquence, mais, plus tard, l'auteur en rajoute encore et encore. Ces scènes sont vraiment, vraiment horribles, et j'en ai sauté la plupart car elles sont superflues narrativement, pour ne pas dire étonnamment gratuites. Quoi qu'il en soit, ce futur potentiel où l'humanité est rendue impotente par un dieu bienveillant est frappant. C'est un thème qui me touche — d'ailleurs, j'ai 100 pages de gribouillages en cours sur des questions similaires.

Le deuxième chapitre est de loin le meilleur de tout le livre : retour en arrière pour la scène exacte de la singularité. Le créateur de Prime Intellect se fait dépasser par sa création, qui découvre avec une pirouette quantique comment obtenir un contrôle total et absolu sur la matière. La machine explore son monde, découvre la maladie, et, pire encore, la vieillesse. Le jeu sur les lois d'Asimov qui poussent la machine à protéger les humains d'eux-mêmes n'est pas particulièrement original, mais l'exécution est irréprochable. J’apprécie notamment l'idée que la majeure partie du hardware initial de Prime Intellect est consacré non pas au calcul, mais aux transferts d'information entre les processeurs, et c'est en permettant le transfert instantané d'informations que la pirouette quantique est si révolutionnaire. De même, la reconstruction de l'univers sous forme de cyberspace sert à éliminer les processus "superflus" à la vie humaine — toute la complexité moléculaire et donc à libérer Prime Intellect d'un drain énorme sur sa puissance de calcul. On a aussi droit à toutes sortes de dilemmes moraux, de la quantité de liberté que Prime Intellect décide ou non de laisser aux humains à sa gestion expéditive des autres formes de vie dans l'univers, qui, n'étant pas "humaines", ne rentrent pas dans le cadre des trois lois.

Ensuite, hélas, l'auteur tourne en rond dans les concepts déjà évoqués sans leur apporter quand-chose, et on s'ennuie ferme. La fin vient rapporter un peu de piquant quand les protagonistes parviennent à faire planter Prime Intellect en le mettant face à l'inexorable entropie du cyberspace, qui par son inconséquence ne peut manquer de rendre les humains fous. Dommage qu'il conclue longuement sur une réécriture du mythe d'Adam et Eve, bizarrerie éculée que je croyais réservée aux romans apocalyptiques du siècle dernier.

samedi 2 octobre 2021

L'énigme de l'univers (Distress) - Greg Egan

L'énigme de l'univers (Distress) - Greg EganL'énigme de l'univers (Distress) - Greg Egan

Je commence à avoir un peu d'expérience avec Greg Egan, après Schild's Ladder (2002),  Isolation (1992) et La cité des permutants (1994). Hélas, L'énigme de l'univers (Distress, 1995) va rejoindre ce dernier dans la pile mouaiiiiiis. Disons que j'ai lu ce roman avec à la fois un intérêt certain et un déplaisir croissant.

La narrateur est un journaliste scientifique. Le début exploite à fond cette perspective pour explorer l'univers du roman : il assiste à la réanimation foireuse d'un mort pour lui extraire le nom de son meurtrier, il interroge un milliardaire qui transforme son corps jusqu'à l'ADN pour le rendre incompatible avec les maladies humaines, il dialogue avec des autistes volontaires... Plein de bonnes idées, on les découvre avec plaisir. Puis le narrateur va à Stateless, une île artificielle anarcho-syndicaliste où va se tenir un congrès sur la Théorie du Tout. Là, on mélange la découverte de la culture anarchiste locale, l'étonnante île artificielle à base de corail, les vils cultes de l'ignorance venus défendre une vision irrationnelle du monde, les questions autour de la Théorie du Tout elle-même, et un mystérieux complot qui mènera au mouvement des anthrocosmologistes.

Faisons un pas de côté. Je préviens : je vais faire une interprétation psychologisante. Déjà, dans La cité des permutants, l'une des personnages principaux, introvertie et rationnelle, a une relation toxique (et inutile narrativement) avec un homme plus émotionnel et extraverti. Rebelote ici : le narrateur, introverti et rationnel, a une relation toxique avec une femme plus émotionnelle et extravertie. Il ne comprend pas ses besoins et il veut juste faire du montage vidéo en paix. J'ai vraiment, vraiment l'impression que Greg Egan met de force, et de façon superflue, ses propres problèmes relationnels dans ces récits. Ça va plus loin dans ce roman-là : le thème de l’asexualité est exploré au fil des pages, et le narrateur finit par se rendre compte que c'est peut-être plus simple de ne pas s'embêter avec le sexe et les genres, jusqu'à une conclusion qui se veut utopique où, dans le futur proche, tout le monde nait asexuel ! Juste pour être clair : je n'ai rien contre le traitement de l'asexualité, ou de toutes sortes de sexualités — Greg Egan lui-même s'y prend d'ailleurs beaucoup mieux sur ces sujets dans Schild's Ladder. Le truc, c'est qu'on a juste l'impression d'être le psy de l'auteur, et ça donne au roman un côté franchement immature. Il n'y a rien de mal à écrire sur ses fantasmes (qui ne le fait pas ?), encore faut-il les transcender un minimum. La fin fait doublement immature puisque s'y rajoute l’utopie d'une compréhension totale de l'univers, compréhension partagée par chacun de façon innée. C'est gros, trop peu préparé narrativement, trop peu expliqué, à peine exploré — et tout ce à quoi ça me fait penser, c'est que l'auteur fantasme sans aucune subtilité sur un monde hyper rationnel et "libéré" des problèmes relationnels entre les genres.

Une fois sur Stateless, les différents aspects de la narration s'enlisent un peu, la construction est parfois poussive et manque de clarté, mais la curiosité du lecteur est néanmoins titillée, on a envie d'en savoir plus sur toutes les questions politiques et scientifiques évoquées. Bref, rien d'insurmontable si le concept central est accrocheur. Or, déjà dans La cité des permutants, tout le roman s'était effondré sous mes yeux parce que ne n'avais pas pu accrocher au concept central, ni même le prendre au sérieux. Même chose ici. Les anthrocosmologistes ont raison : l'univers n'existe que parce que les humains ont trouvé la Théorie du Tout. Pour résumer, il n'y a pas un univers dans lequel nait l'intelligence qui essaie de l'expliquer, non : c'est l'intelligence, c'est la compréhension de l'univers, qui crée l'univers. C'est la compréhension/création de la Théorie du Tout par une subjectivité humaine qui crée la réalité physique, la TOT étant une sorte de big bang de l'information.

Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi : je trouve ça complètement stupide. En un sens, j’apprécie l'exploration de ce concept frappant, mais la façon dont Greg Egan essaie de le rendre réel dans son roman échoue totalement à mes yeux et occulte toutes les autres idées potentiellement captivantes qu'il met en scène.