dimanche 31 mai 2020

Un été dans la Sierra - John Muir

Un été dans la Sierra - John Muir - My fist summer in the sierra

Un été dans la Sierra (My first summer in the Sierra) est composé par John Muir en 1910, alors qu'il n'a plus que quelques années à vivre, à partir de notes prises en 1869. A cette époque, Muir voyage et fait des boulots divers. Il a l'opportunité de jouer au berger et le voilà parti faire la transhumance dans la Sierra Nevada, en Californie, avec deux mille moutons. Le livre prend la forme d'un journal écrit au jour le jour. Comme souvent dans ce format littéraire, c'est un peu... ennuyeux. Il y a beaucoup de descriptions détaillées de plantes, des paysages, on a droit presque chaque jour au bulletin météo... Bref, j'ai dû me forcer un peu.

Là où Muir a su capter mon attention, c'est dans ses descriptions de la vie animale : fourmis, écureuils, moutons, ours, chiens, bergers, indiens... Il aime toutes les petites bêtes de la montagne, il les considère comme des amis, des compagnons, et cette approche fonctionne à merveille. Là où son amour de la nature peut paraitre un peu froide, distante, quand il s'agit des paysages ou même des plantes, tout s'éclaire quand il s'émerveille sur les écureuils farouches ou les joyeux oiseaux. Les ours viennent se servir dans les troupeaux et inquiètent les bergers, les moutons sont traumatisés par le moindre cours d'eau, un chien indiscipliné fugue chaque nuit, Muir retrouve un ami dans la montagne, les indiens se baladent en silence... C'est dans ces moments que la vision de Muir est la plus claire, quand la montagne est habitée, que ce soit par des touristes trop bien habillés ou des petits rongeurs aux moustaches frétillantes. L'amour de la roche et de la terre ne me parle qu'à moitié, sans doute parce que transmettre par écrit la beauté immobile des paysages est presque impossible, mais l'amour des êtres divers et variés qui y vivent et meurent me touche parfaitement.

A propos d'une plante vénéneuse :
Like most other things not apparently useful to man, it has few friends, and the blind question, “Why was it made?” goes on and on with never a guess that first of all it might have been made for itself.

jeudi 28 mai 2020

Midnight in Chernobyl - Adam Higginbotham

Midnight in Chernobyl - Adam Higginbotham

Sur Tchernobyl, j'avais déjà lu La Supplication de Svetlana Alexievitch : une approche émotionnelle de la catastrophe, basée sur la restitution de témoignages. Midnight in Chernobyl (2019) d'Adam Higginbotham est très différent : on est face à un récit plus traditionnel, globalement chronologique et extrêmement détaillé. Ce qui fait la grande force de ce livre, c'est sa remarquable efficacité narrative, qui donne presque l'impression de lire un roman. L'auteur se sert des nombreuses personnes impliquées comme de personnages qui vivent la tragédie à travers leur propre subjectivité. Il y a quelques passages plus techniques, ou plus géopolitiques, mais l'écriture de Midnight in Chernobyl est remarquable tant elle met une narration quasi romanesque au service d'un essai au sujet dense et complexe, un peu comme dans La cité perdue de Z, lu récemment.

L'auteur décrit succinctement le fonctionnement d'un réacteur nucléaire et je suis loin d'avoir tout compris, ce qui suit n'est donc qu'un petit mémo bancal, d'autant plus qu'il existe des tas de types de réacteurs différents. Je retiens particulièrement l'idée que des réactions nucléaires sont possibles à l'état naturel, notamment dans des dépôts souterrains d'uranium dans lesquels de l'eau sert de modérateur (comme dans les réacteurs humains), c'est-à-dire, si j'ai bien compris, qu'elle ralentit les neutrons suffisamment pour lancer le processus de réaction en chaine. Dans un réacteur humain, il faut stabiliser le processus : si chaque fission crée moins de neutrons que la précédente, la réaction en chaîne ralentit, mais le danger inverse existe aussi et est plus dangereux. C'est grâce à une toute petite proportion de neutrons plus lents que la moyenne que les humains peuvent gérer ces processus extrêmement rapides. Des barres d'éléments qui absorbent les neutrons sont comme des "éponges" qui servent à ralentir la réaction en chaîne : plus ces barres sont plongées profondément dans le réacteur, plus elles ralentissent la réaction. Il faut donc un modérateur (eau, graphite...), des barres de contrôle et un refroidissement (eau, air...). Et par ailleurs, Prypiat, pour l'URSS, était un lieu de vie particulièrement agréable, car construit en pleine nature et choyé par le Parti grâce à son statut de ville modèle pour l'avenir du pays.

Les origines de la catastrophe se trouvent en bonne partie dans la culture globale de l'URSS. J'aime beaucoup cet exemple de l'inefficacité de cette centralisation à la fois surpuissante et impuissante : les données internes étaient tellement trafiquées en réponse à des exigences irréalistes que, pour savoir comment se portaient les récoltes du pays, le KGB est allé jusqu'à pointer ses propres satellites espions sur l’Ouzbékistan soviétique. Au fil du livre, on a l'impression que Gorbatchev essayait sincèrement de mener à bien sa politique de relative libéralisation, la glasnost, mais se heurtait à l'insurmontable inertie d'un système rouillé dont l'ampleur dépassait son chef officiel. Par exemple, non seulement les multiples incidents nucléaires étaient censurés, empêchant ainsi une estimation des risques réels et une correction de ces risques, mais même les incidents à l'étranger (Three Mile Island aux USA) étaient censurés, pour ne pas ternir la réputation de l'atome. Après l'accident, de nombreux responsables sont restés longtemps dans le déni tant la culture ambiante de gloire socialiste rejetait toute possibilité d'échec et de désastre. Les autorités locales pouvaient censurer d'elles-mêmes les problèmes pour ne pas avoir à les faire remonter le long de la chaîne de commande. Ainsi, les premiers signes internationaux de la catastrophe sont venus d'une centrale de Suède qui a détecté la radioactivité qui se déplaçait au fil des vents. La conception du réacteur de Tchernobyl était en faute, mais pour protéger les autorités scientifiques du pays et le mythe de la science toute-puissante, le blâme a été globalement reporté sur les individus qui travaillaient à la centrale : s'ils ont certes commis des erreurs sous la pression de la culture du travail aux objectifs irréalistes, ils n'ont fait qu'allumer par inadvertance la poudre métaphorique qui n'aurait pas dû se trouver dans le réacteur.

Autre chose marquante : il est frappant de constater l'ignorance globale ce qui se passait dans le réacteur dans les semaines après l'explosion du réacteur. Personne n'avait d'idée précise sur la question et les diverses réactions, qui incluaient notamment de creuser des tunnels sous le réacteur pour y faire passer des substances refroidissantes, étaient des coups de poker. Encore plus surprenant : après l'accident, dès 1987, les trois autres réacteurs de la centrale ont été remis en marche. Le dernier n'a été éteint qu'en 2000.

L'exploration scientifique des conséquences de l'accident est passionnante et les descriptions m'ont souvent fait penser aux jeux vidéos de la série Stalker. Les feuilles des arbres qui deviennent géantes, les épines des conifères dont la longueur est multipliée par dix... Quant à l'intérieur du sarcophage, les scientifiques y découvrent des formations extrêmement radioactives : les restes à peu près refroidis du magma qui se frayait un chemin destructeur hors du réacteur, après l'explosion. Je pense aussi à tous les marqueurs sensoriels des radiations, l'odeur d'ozone notamment, qui donnent à cet environnement une densité surréaliste.

En somme, 116000 personnes ont été évacuées et 600000 autres ont participé au travail de "liquidation", parfois quelques instants seulement, le temps d'absorber 25 rem. Ensuite, en 1989, quatre mois avant la chute du mur de Berlin, Gorbatchev annonce dans un discours qu'il n'interviendra pas si les peuples des satellites soviétiques choisissent l'indépendance.

lundi 25 mai 2020

L'Indicible mystère de la bibliothèque chthonienne

Une petite nouvelle écrite au cours des premiers jours de janvier 2020. C'est une blague lovecraftienne, mais je voulais aussi évoquer l'imagination de l'enfance.

El Greco

Nicolas se dressait fièrement devant la grande bibliothèque de béton et de verre qui trônait, imposante, dans le quartier le plus tristement moderne du centre de Bordeaux. Il tenait fermement la main d’Erwana, sa petite sœur, qui sortait pour la première fois du foyer familial sans la supervision d’un adulte. Nicolas, du haut de ses douze ans, contemplait le bâtiment comme Napoléon contemplait ses cartes de bataille. Il devait conquérir cet endroit pour obtenir un butin très particulier.

— Et c’est là, dit-il à sa sœur, qu’on va trouver le Nécronomicon !

— C’est quoi le Nécromachin ?

— Le Nécronomicon, répéta-t-il d’un ton sentencieux. C’est un vieux livre étrange qui… qui… qui est plein de secrets mystérieux.

— Comme une carte au trésor ?

— Peut-être. Mais des trésors dangereux. Et anciens. Bizarres ! Mystérieux !

Erwana, sous sa frange blonde, fit une moue peu convaincue. Nicolas l’ignora et, sans lâcher sa main, entra dans le bâtiment. Un vigile indifférent les regarda passer et ils se retrouvèrent dans le hall principal. Quelques personnes étaient assises dans des fauteuils près des murs et deux femmes jouaient aux échecs. Plusieurs employés du bureau d’accueil fixaient leurs écrans d’un air somnolent. Nicolas était persuadé que son intention de s’approcher du Nécronomicon devait se lire sur son visage et il pressa le pas devant les employés. Sa sœur aperçut la bibliothèque des enfants et essaya de le tirer dans cette direction.

— Je peux aller lire Gaston pendant que tu vas voir le Bidulicon ?

— Nécronomicon, chuchota Nicolas avec impatience. Et non, viens avec moi. J’ai promis à maman de ne pas te perdre de vue.

La veille, Nicolas ne se serait pas attendu à s’aventurer ainsi à la bibliothèque municipale. Mais, poussé par l’ennui, il avait fouillé dans les étagères parentales à la recherche d’un peu de lecture. Un vieux livre de poche à l’illustration de couverture étrange et bigarrée avait attiré son attention : un recueil de nouvelles d’un certain H.P. Lovecraft. Une de ces éditions bon marché où des récits divers sont imprimés en vrac sans qu’on puisse comprendre quels choix éditoriaux ont bien pu mener à une telle sélection. Nicolas fut intrigué, d’autant plus qu’il était certain d’avoir déjà entendu son père prononcer ce nom d’un ton approbateur. Sur un coup de tête, il s’empara du bouquin, s’affala dans le canapé du salon et commença à lire.

Deux heures plus tard, ses parents l’appelèrent pour le dîner. Ils durent s’y prendre à plusieurs fois. Nicolas finit par se lever et tituba jusqu’à la table commune. Il mangea en silence et ses parents lui trouvèrent un air lointain. Une fois le repas terminé, il alla se laver les dents et fila dans sa chambre, s’installa sur son lit et reprit sa lecture là où il s’était arrêté. Il tourna la dernière page à une heure avancée de la nuit, sous ses draps, à la faible lueur de sa lampe de chevet. L’histoire qui concluait le recueil avait pour titre La Couleur tombée du ciel et Nicolas fut comme foudroyé. Il était encore trop jeune pour se convertir consciemment au nihilisme cosmique, mais de peu. À son réveil, après une nuit brève et agitée, il fut brusquement envahi par l’intense désir d’aller poser la main sur le Nécronomicon, cet étrange grimoire dont parlait Lovecraft. Ils devaient bien l’avoir, à la bibliothèque municipale, non ? Dans les histoires qu’il venait de lire, le sinistre ouvrage n’était pas facile d’accès. Il allait sans doute être obligé de se faufiler dans des archives, voire dans des souterrains humides, où rôdaient peut-être des créatures peu fréquentables, mais il était prêt à affronter ces dangers. Lovecraft, pour écrire ses nouvelles, avait certainement dû étudier le Nécronomicon en détail. Nicolas comptait bien faire de même.

Sa mère haussa les sourcils avec étonnement quand il lui annonça son intention d’aller à la bibliothèque sans supervision. Mais, après un instant de réflexion, elle fut satisfaite : son fils aurait pu choisir des lieux de fréquentation plus douteux pour ses premières sorties. Comme un skatepark, par exemple. Il devait y avoir de nombreux délinquants, là-bas. Elle frissonna en imaginant Nicolas au milieu d’une horde d’adolescents en sweat à capuche qui consommaient certainement des substances illégales en écoutant de la musique barbare. Comblée par les prédispositions intellectuelles de son fils, elle ne broncha pas quand il proposa d’emmener Erwana avec lui. Elle se contenta de lui faire promettre de ne pas la perdre de vue.

Nicolas avait décidé d’emmener Erwana pour qu’elle puisse profiter de toutes les choses mystérieuses qu’il allait apprendre. Mais, maintenant qu’il était dans la bibliothèque, il se demandait s’il avait bien fait. Peut-être que c’était une expédition trop dangereuse pour elle. Il chassa cette idée de son esprit et ils passèrent devant les automates où les gens rendaient les livres empruntés. Nicolas se souvenait que, quelques années auparavant, c’étaient encore des êtres humains qui s’en occupaient. Erwana, elle, ne s’en souvenait pas. Ils se laissèrent porter par l’escalator jusqu’au premier étage. Faute d’apercevoir un passage vers une crypte ou des catacombes, Nicolas décida que les archives devaient se trouver dans les étages. En fait, il avait remarqué depuis longtemps que seuls les trois premiers étages étaient accessibles au public. Les autres devaient donc receler bien des secrets. Il voulut emprunter tout de suite le deuxième escalator, mais celui-ci était en panne et une petite barrière en bloquait l’accès. Nicolas retint son souffle. Ils savaient ! Son plan était découvert et ils essayaient de l’empêcher de monter !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Erwana en sentant la tension de son frère.

— Rien, rien.

Nicolas se reprit. Il ne devait pas montrer sa peur.

— Regarde le monsieur bizarre, dit Erwana avec un signe de tête.

Le premier étage était consacré entre autres choses aux bande-dessinées pour adulte. Et là, non loin d’eux, assis dans un étroit fauteuil à côté de bacs et d’étagères remplis d’albums, un homme étrange les regardait. Il avait une grande barbe terne, des vêtements presque aussi ternes et des cheveux indisciplinés. À côté de lui étaient posés trois gros sacs cabas bien remplis. Après avoir jeté un coup d’œil à ces deux gamins à l’air égaré qui se tenaient devant l’escalator, le sans-abri bailla longuement et se replongea dans l’album des Aventures de Lapinot qu’il était occupé à lire. Nicolas frissonna. Ils étaient repérés ! Cet homme était clairement un membre d’une secte blo… bla… Nicolas essaya de se souvenir des mots qu’il avait appris dans le livre de Lovecraft. Oui, voilà : c’était certainement un membre d’une secte blasphématrice. Ou peut-être antédiluvienne. Certainement les deux, décida-t-il. Le bâillement de l’homme était évidemment une ruse pour feindre l’indifférence. En fait, il devait monter la garde pour empêcher des aventuriers comme eux de s’approcher du Nécronomicon. À moins qu’il ne prépare un mauvais coup, comme l’invocation d’une quelconque entité innommable.

Face à cette nouvelle menace, Nicolas pressa le pas. Il trouva rapidement l’escalier à l’ancienne qui, lui, ne risquait pas de tomber en panne. Ils grimpèrent, mais alors que les escalators se trouvaient dans l’énorme puits de lumière orné de miroirs qui occupait le centre de la bibliothèque, cet escalier était encadré par des murs étroits et Nicolas se sentit oppressé. Il fut ravi de constater que le troisième escalator fonctionnait et de retrouver un peu d’espace.

Ils se trouvaient à présent au troisième étage, ouvert au public, occupé par la littérature et plusieurs salles d’étude. Nicolas traîna sa sœur le long des rayons pour examiner les alentours et préparer son plan. Plusieurs personnes ronflaient sur des fauteuils, près de la baie vitrée, mais aucun d’entre eux ne semblait faire partie d’une secte blasphématrice ou antédiluvienne. Les rares bibliothécaires allaient et venaient d’un air occupé. Erwana regardait autour d’elle avec curiosité et Nicolas finit par remarquer un couloir réservé au personnel. Il s’y dirigea, vérifia que personne ne les observait et se glissa sous le ruban rouge qui en barrait l’entrée.

— C’est pas interdit ? demanda Erwana.

— Seulement pour les adultes.

Erwana haussa les épaules et le suivit. Ils se glissèrent dans le couloir désert et s’engouffrèrent dans le premier escalier qui montait à l’étage supérieur. Désormais, ils étaient en territoire véritablement inconnu. Nicolas s’attendait à croiser un monstre fétide et baveux à chaque tournant. Mais ils ne voyaient que des bureaux parfaitement normaux à travers certaines portes entrouvertes. Ils arrivèrent dans une partie du bâtiment où les portes se faisaient plus rares et Nicolas en déduisit que les salles qu’elles cachaient devaient être plus grandes. Il jeta son dévolu sur une porte à la peinture particulièrement écaillée. Quand il l’ouvrit, il faillit lâcher un cri de surprise. Grâce au peu de lumière qui rentrait dans la pièce depuis le couloir, il pouvait entrevoir des dizaines de rangées d’étagères en métal qui se perdaient plus loin dans les ténèbres. Elles étaient remplies de milliers d’ouvrages à l’apparence vétuste. C’était tout à fait… Comment dire ? Il réfléchit un instant jusqu’à ce qu’il se souvienne du terme qu’il avait sur la langue. Cyclopéen. Voilà. Il n’était pas certain de ce que signifiait exactement ce mot, mais cet endroit était sans aucun doute cyclopéen. Parfait.

Il s’engouffra dans la pièce, suivi par Erwana, et rabattit la porte derrière lui. Cependant, il fit attention à ne pas la refermer complètement. Il avait vu suffisamment de films pour savoir qu’elle risquait de se verrouiller toute seule derrière eux. Il trouva l’interrupteur et alluma la lumière qui révéla enfin toute la profondeur de la salle. Il essaya de se souvenir de l’apparence du Nécronomicon.

— On cherche un gros livre, dit-il à sa petite sœur. Très vieux, plein de symboles bizarres et de langues inconnues. Je suppose que la couverture doit être en peau humaine.

— Berk, fit Erwana. Moi je vais plutôt chercher un trésor de pirate.

Ils s’engouffrèrent dans les rayons en examinant leur contenu. À la grande surprise de Nicolas, il y avait beaucoup de magazines. Ils étaient rangés par ordre chronologique et certains remontaient à la fin des années quarante. Il en feuilleta quelques-uns et ouvrit de grands yeux devant une publicité dans laquelle un médecin vantait les bienfaits pour la santé d’une marque de tabac. Mais ce n’était pas ce qu’il cherchait et il s’enfonça plus profondément dans la salle. Il trouva enfin de vieux ouvrages à la reliure épaisse. Il en prit un au hasard. Les Chasseurs de girafes d’un certain capitaine Mayne-Reid, dans une édition de 1926. Ce n’était pas encore ça, mais il se rapprochait. Après encore quelques pas, il se souvint d’Erwana. Il se retourna et vit qu’elle aussi feuillait des livres poussiéreux non loin. Rassuré, il reprit ses recherches, mais sans rien trouver d’intéressant.

— Hé ho, fit soudain une voix.

Nicolas se figea. Il se retourna et distingua à travers toutes les étagères la silhouette d’une femme qui se tenait sur le seuil de la porte.

— Il y a quelqu’un ? reprit-elle. Bertrand ? Marie ?

Silence.

Puis la femme éteignit la lumière, sortit de la pièce et referma la porte derrière elle.

Nicolas se retrouva seul dans le noir total. Après quelques secondes de confusion, il se dit qu’il devait avant tout rassurer sa sœur.

— N’aie pas peur, Erwana. Je suis là.

Pas de réponse.

— Erwana ?

Toujours rien.

Envahi par une inquiétude soudaine, il se mit en marche à tâtons. Les rangées étaient droites, il devait simplement faire attention à ne pas se tromper de sens. Il frissonna à cette idée. Qui pouvait dire les horreurs qui se cachaient inévitablement dans les tréfonds de ces archives ? Sans doute aucun être humain ne s’y était aventuré depuis des millénaires. Enfin, peut-être pas depuis des millénaires, mais au moins depuis des dizaines d’années. Et qui pouvait dire quelles choses tentaculaires étaient venues ramper jusqu’ici pour se rapprocher du Nécronomicon ? Maintenant que la salle était plongée dans l’obscurité, elles devaient certainement sortir de leurs tanières pour gober une proie facile. Nicolas s’arrêta. Allait-il dans la bonne direction ? Il était incapable de le dire. Il avait perdu le sens de l’orientation, certainement à cause de l’architecture cyclopéenne. Et n’entendait-il pas quelque chose glisser au sol non loin ? Oui, oui, il était certain d’entendre du bruit. Et pas des bruits de pas. C’était près du sol, tout près, ça frottait, ça grinçait. Il retint son souffle. Dans son esprit les images les plus horribles se livraient bataille. Brusquement un tentacule s’enroula autour de sa cheville et Nicolas poussa un hurlement, fit un bond en arrière et percuta une étagère dont plusieurs livres tombèrent avec fracas. Un gloussement s’éleva devant lui. Le gloussement d’Erwana. Nicolas mit quelques secondes à reprendre ses esprits, lâcha un petit rire nerveux et sauta sur sa sœur qui continuait à s’esclaffer. Ils se chamaillaient bruyamment quand la porte de la salle s’ouvrit à nouveau.

— Je ne suis pas folle, s’écria la même voix féminine, il y a quelqu’un là-dedans !

La lumière s’alluma et la femme ne tarda pas à apparaître devant l’allée où ils se trouvaient.

— Mais qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-elle en s’approchant.

Elle se tenait devant eux, les mains sur les hanches, attendant visiblement une réponse. Nicolas se releva et marmonna d’une voix frêle :

— On s’est perdu en cherchant les toilettes.

La femme fit une moue peu convaincue.

— C’est pas vrai, dit Erwana. Nicolas cherche le Nécronomicon.

La bibliothécaire sourit.

— Je vois, dit-elle en remettant à leur place les quelques livres qui étaient tombés. Je vais vous y mener et on va faire comme si je ne vous avais pas trouvés en train de faire le bazar dans les archives, d’accord ?

Ils s’empressèrent d’acquiescer. Nicolas était soulagé de s’en sortir à si bon compte, mais il avait du mal à y croire : il suffisait donc de demander pour avoir accès au Nécronomicon ? Il s’interrogea alors qu’ils suivaient la bibliothécaire dans les couloirs. Elle allait sans doute les mener jusqu’à des sous-sols poussiéreux, ouvrir de vieilles grilles en fer rouillé et chuchoter un mot de passe à l’oreille d’un gardien aux traits monstrueux. Mais, à sa grande surprise, elle les mena jusqu’au troisième étage, celui qui était consacré à la littérature. Elle les guida devant une étagère dont les livres avaient des tranches de couleur sombre et pointa du doigt le bon endroit, près du sol.

— Voilà, dit-elle. Et, s’il vous plaît, la prochaine fois que vous cherchez quelque chose, contentez-vous de demander.

Elle s’éclipsa. Nicolas n’en revenait pas. Quoi, le Nécronomicon traînait ici, en accès libre, avec tous les autres livres normaux et ennuyeux ? Oui, c’était bien vrai : il y avait plusieurs livres de Lovecraft là où avait pointé la bibliothécaire, mais aussi un bouquin particulièrement grand qui portait le nom Nécronomicon. Nicolas fronça les sourcils. La couverture n’était pas du tout en peau humaine. Peut-être s’agissait-il d’une réédition plus récente. Il prit en main le lourd volume et l’ouvrit. Il y avait bien quelques illustrations étonnantes, mais le texte était en français et… Nicolas comprit. Ce n’était qu’un autre recueil de nouvelles de Lovecraft. Il soupira. Une pâle imitation.

— C’est bon, dit Erwana, tu as ton livre, on peut aller chercher des Gaston maintenant ?

Nicolas remit en place la malfaisante contrefaçon. Il devrait chercher l’original ailleurs. Envahi par la déception, il s’apprêtait à se relever, mais une idée lui traversa l’esprit. Autant ne pas être venu à la bibliothèque pour rien, pas vrai ? Il choisit deux recueils de Lovecraft dont les couvertures lui plaisaient.

— Oui, dit-il à sa sœur. Allons chercher des Gaston.

samedi 23 mai 2020

Confessions of a recovering environmentalist - Paul Kingsnorth

Confessions of a recovering environmentalist - Paul Kingsnorth
I thought then, and still think, that the momentum of the global civilisation we have built is unstoppable, and that its conclusion will be either its own collapse, the destruction of most life on Earth or the refashioning of Earth entirely in the image and interests of modern human beings. Either way, the oil tanker is not turning around now, despite the heroic efforts of many. ‘The best intentions in the world’, wrote Snyder to Berry, ‘will not stop the inertia of a heavy civilisation that is rolling on its way.’ That was in 1977.

De Paul Kingsnorth, j'ai lu il y a quelques temps l'article Dark Ecology, qui est inclus dans ce recueil. Confessions of a recovering environmentalist (2017) n'est pas pour moi un livre facile à commenter. Parce que c'est une suite d'articles, certes, mais surtout parce que le sujet principal est le problème de la civilisation. L’inexorabilité du désastre et le mythe du progrès. C'est bien écrit, globalement pertinent et ça ne tourne pas en rond malgré les liens évidents entre les articles. Pourtant, il ressort de tout ça une forte impression de confusion, parce qu'il n'y a pas de solution crédible aux problèmes évoqués, et c'est bien le propos. J'ai énormément pensé à ma propre expérience. Par exemple, je vis à Bordeaux depuis pas mal d'années, une ville dynamique, comme on dit, et quand je me balade, je suis horrifié par la frénésie de construction. Des grues, du bruit, des travaux, d'ignobles et gigantesques blocs de béton qui s'élèvent. Puis quand un quartier est envahi par des bâtiments neufs et modernes, on passe au quartier suivant, on ajoute encore, on élève, on bâtit. Vraiment, ce spectacle éveille en moi une horreur existentielle : la croissance aveugle, cancéreuse, dévorante ; une force sans conscience et sans but, qui avance et avance encore, probablement vers un précipice. Et en même temps, je ne nie pas la valeur du progrès, de la prospérité : j'ai visité d'autres villes où la moitié des commerces étaient fermés et délabrés. Sans doute, ce n'est pas mieux. Alors je suis comme bloqué, piégé, je ne crois plus au progrès, plus du tout, du moins pas en ce progrès débridé et aveugle, mais je n'ai rien à mettre à la place, je n'ai pas de foi civilisationnelle. Je suis horrifié par le gigantisme, mais je crains qu'il soit inéluctable.

Comme il se doit, Kingsnorth critique les techno-utopistes, qui oublient que la majorité de la « prospérité » est offerte gratuitement, mais pas perpétuellement, par la biosphère : l'air, la terre, l'océan, les rivières, les ressources fossiles... Ils accusent les critiques du progrès de fantasmer sur le passé, mais eux-mêmes fantasment sur l'avenir, attitude encore plus proche de la foi, car l'avenir, contrairement au passé, se prête à tous les rêves. Kingsnorth évoque l'échec des environnementalistes, qui trop souvent se concentrent sur le carbone et plongent dans le mythe réconfortant de la croissance verte. Il évoque l'échec de l'utopie multiculturaliste, qui avec l'économie globalisée contribue à détruire tout sentiment d'appartenance, tout lien à la terre, avec l’environnement. Comme si les êtres humains pouvaient se satisfaire d'être des atomes décentralisés, livrés à la gravité volage d'un marché mondial. Enfin, qui sait ? Peut-être qu'ils le peuvent : je n'ai pas percé le code instable de la nature humaine.
A nation is a story that a people chooses to tell about itself, and at its heart is a stumbling but deep-felt need for those people to be connected to the place they live and to each other. Humans in all times and places have needed ancestors, history, a place to be and a sense of who they are as a collective, and modernity and rationalism have not abolished these needs. They are needs that stimulate great passions, which in turn can do great harm, as history has shown time and again, but they are unlikely ever to go away.[...]
If an identity is an alliance between people and places, then airport-lounge modernity means taking the places out of the picture. All that is left is people who could be anywhere: citizens of nowhere, consumers of objects and experiences, connected by their little screens, the same white light shining into their faces from Doncaster to Dubai.
Je pense à Lovecraft, qui fuit le chaos de New York pour revenir à la familiarité de Providence. Je comprends son sentiment, je suis certain que beaucoup de gens le comprennent plus ou moins consciemment, mais la plupart d'entre nous n'ont pas de Providence où revenir.
Large-scale immigration is not, as some of its more foaming opponents believe, a conspiracy by metropolitan liberals to destroy English identity. It is a simple commercial calculation. It may cause overcrowding and cultural tension; it may be economically traumatic for some people, and it may drain poorer countries of their own talent, but it is undoubtedly good for growth, which is why ‘business leaders’ consistently call for more of it. Immigrants are easier to exploit and underpay, and often prepared to work harder and accept fewer rights. If you believe, as our politicians apparently do, that what’s good for business is good for everyone, and that a nation is little more than a machine for competing in a ‘global race’, then mass immigration is an entirely sensible proposition. [...]
Sometimes, when I look at history, I think that identity is the root of all evil. Sometimes, when I look at the present, I think that we will be lost without it.
Kingsnorth, comme moi, s'est beaucoup nourri de science-fiction pendant son enfance, mais le choc du réel a balayé toutes ces potentialités. Oh, pas totalement : qui sait ce qui peut arriver sur le long terme ? Tout peut arriver. Pourtant, pour le siècle à venir, il n'y a pas grand chose d'autre que la perspective d'une croissance quantitative (plus d'humains, plus d'industrie, plus de destruction) couplée à un déclin global, un désastre environnemental : bref, la certitude de l'effondrement, d'un recul du niveau de vie, de guerres de l'eau, de vagues toujours plus massives d'immigration, causées par le changement climatique, qui ne manqueront pas d'éroder ce qu'il reste des démocraties occidentales en invoquant des réations de repli. La ligne est fine entre lucidité et catastrophisme. J'essaie de me méfier du catastrophisme, car je sais qu'il peut être tristement réconfortant : imaginer le monde brûler, c'est se libérer de la complexité écrasante du réel et de ses propres échecs, car, finalement, rien n'importerait. Il y a aussi le poids de la culpabilité individuelle, la quasi-impossibilité de ne pas être un rouage dans le système que l'on critique. Le plus simple, bien sûr, c'est de ne pas y songer et de se faire son terrier.

mercredi 20 mai 2020

La cité perdue de Z - David Grann

La cité perdue de Z - David Grann - The lost city of Z

La cité perdue de Z (The lost city of Z, 2009) est centré autour de Percy Fawcett (1863-1925?), explorateur anglais connu pour avoir parcouru l’Amazonie de long en large et pour y avoir mystérieusement disparu alors qu'il cherchait, en compagnie de son fils de 22 ans, une cité qui, il en était persuadé, devait prouver l'existence d'une civilisation complexe au cœur de la jungle. L'auteur se met en scène dans ses recherches, il évoque de nombreuses autres expéditions, mais Fawcett reste l'axe principal, autour duquel tout le reste tourne. C'est un aventurier à l'ancienne, militaire puis diplômé de la Royal Geographic Society, qui se fera espion avant de cartographier l'Amazone pendant des années. Leader impitoyable doté d'une résistance physique remarquable et surtout d'un système immunitaire miraculeux, il a des idées relativement progressives pour l'époque. Ainsi il refuse de tirer sur les indigènes, préférant risquer le contact amical, et donc ne voyage qu'avec des petits groupes pour ne pas effaroucher les locaux. Au fil de ses voyages, à force de trouver des restes abondants de poteries et chez les tribus les traces d'une culture ancienne voire grandiose, et à force de lire les récits des conquistadors qui décrivaient des villes gigantesques, il se persuade qu'il doit rester quelque part au moins une véritable cité, qu'il nomme Z. Il obtient la gloire, mais reste pauvre, et après avoir combattu tout le long de la première guerre mondiale, il se tourne fermement vers le spiritisme, en compagnie de notamment Conan Doyle et Ridder Haggard, auteur de l'inimaginablement populaire She, l'un des livres les plus lus de tous les temps. Les deux écrivains, dans leur fiction, s'inspirent de Fawcett.

Vraiment, il y a de quoi faire et David Grann s'en donne à cœur joie, pour un résultat parfaitement captivant. De la jeunesse victorienne de Fawcett à son intégration dans l'improbable Royal Geographic Society, repaire d'excentriques, d'une expédition amazonienne plus ou moins catastrophique à une autre, de l'époque des premiers contacts avec l'Amérique jusqu'à un présent où certains mystiques voient en Fawcett un prophète, le livre parvient à être extrêmement vaste sans jamais s'égarer. On a également un aperçu de la façon dont la technique se met au service de l'exploration : le premier hydravion, les premiers prototypes de radio et l’apparition des spécialistes qui rendent obsolètes les baroudeurs polymathes comme Fawcett. Et aujourd'hui, quand l'auteur retrace les pas de Fawcett, il lui arrive de chercher en vain la jungle : là où notre viril héros victorien suait sous la canopée, il n'y a plus d'arbres, la faute au progrès. Et comme la moitié des pluies sur l'Amazone sont générées par l'humidité de la forêt, sa disparition entraine des contrecoups climatiques qui entament encore plus la forêt en un triste cycle destructeur.

Les descriptions des horreurs de la jungle son nombreuses, mention spéciale aux insectes qui pondent dans les plaies, ou tout simplement sous la peau : les vers se développent tranquillement dans l'hôte bien vivant. Les indigènes, grâce un sifflement particulier, parviennent à attirer les vers, qui sortent leur tête de la chair, il suffit ensuite de pincer un peu et plop, le ver est dehors... Notons aussi que dans la jungle, il est extrêmement difficile de trouver de la nourriture pour qui ne connait pas parfaitement l'environnement, ce qui peut sembler étonnant vu la luxuriance ambiante : ainsi la faim est un problème permanent, c'est notamment ce qui a poussé les chercheurs à conclure que toute civilisation complexe était impossible en Amazonie.

Mais alors, cette cité de Z ? Fawcett avait-il raison ou était-il juste un illuminé de plus ? Eh bien, s'il était certainement un peu illuminé et qu'il n'y a pas précisément de « cité de Z », il semble qu'il ait eu raison sur le principe. Les recherches archéologiques les plus récentes confirment que l'Amazonie, quand les conquistadors s'y baladaient, était bel et bien remplie de véritables villes regroupant des milliers d'habitants, villes reliées entre elle par des routes bien droites et des ponts. En somme, comme en Amérique du nord et en Amérique centrale, il y avait très certainement des millions d'habitants, dont la majorité ont été balayés par les maladies apportés par les conquistadors, dont les récits flamboyants ont pendant longtemps été perçus comme des délires fiévreux. Comme Fawcett le soupçonnait grâce aux restes de poteries, les villes étaient sur des petites hauteurs, pour que les terres artificiellement fertilisées et donc précieuses ne soient pas balayées par les crues. Faute de roche, la plupart des constructions étaient en bois ou autres matières organiques, alors les villes abandonnées ont été prestement avalées par la jungle. Fawcett avait raison, il cherchait au bon endroit, mais, faute des bons savoirs et techniques, il n'y avait pour ses yeux avides pas le moindre vestige à contempler.

dimanche 17 mai 2020

Into thin air (Tragédie à l'Everest) - Jon Krakauer

Into thin air (Tragédie à l'Everest) - Jon Krakauer

J'ai lu Into the wild il y a longtemps, quand j'étais au lycée, en seconde, il me semble. Le livre était devenu populaire à cause de son adaptation au cinéma, et quelqu'un, Titouan, pour être exact, me l'avait prêté. Je me souviens avoir pensé que le protagoniste, dont le livre raconte l'histoire à priori réelle, avait été incroyablement stupide d'aller se balader avec insouciance en Alaska sans emporter avec lui la moindre carte. Into the wild a été originellement publié en janvier 1996, l'année où se déroulent les événements d'Into thin air (Tragédie à l'Everest), publié l'année suivante. En mai 1997, Jon Krakauer, financé par le magazine Outside, participe à une expédition vers le sommet de l'Everest. Les choses tournent mal, beaucoup de gens meurent et Krakauer écrit Into thin air en partie pour faire son propre deuil.

Comme ce bouquin est façonné dans l'ombre directe du drame, la fluidité de la narration est partiellement sacrifiée à l'exactitude et aux détails. Ainsi la première moitié est parfois un poil longue, chargée de parenthèses historiques et de micro biographies qui servent à installer des fondations solides pour ce qui va suivre, et j'ai souvent eu du mal à me dépatouiller entre toutes les personnes évoquées. Le plus marquant, c'est que l'essentiel des deux mois que durent les expéditions vers le sommet de l'Everest est consacré à l'adaptation du corps à l'altitude, en particulier au manque d'air, qui a des effets puissants sur la forme physique mais aussi sur la clarté mentale.

Quand le drame se déploie, il est frappant de constater à quel point les divers participants sont aveugles à leurs propres limites. Il est évident que les gens qui viennent se fourrer dans un environnement aussi extrême ont tendance à être particulièrement ambitieux et téméraires, mais, vraiment, c'est une parfaite illustration de l'hubris. La météo joue un rôle important, les rapports de pouvoir aussi, l'indifférence de certains envers la vie humaine, mais c'est l'hubris qui sort du lot, car c'est elle qui pousse les aventureux à venir crapahuter là où de toute évidence l'être humain n'a rien à faire, là où ils n'ont même pas l'excuse de la découverte scientifique, comme les explorateurs d'antan.

A la lecture d'Into thin air, j'ai beaucoup pensé à mes propres expériences, certes infiniment plus modestes, mais où j'ai retrouvé cette tension entre la volonté et les limites du corps. J'ai eu une certaine expérience de la montagne dès mon enfance. Je me souviens nettement d'une avalanche, vue de loin, au cours d'un voyage dont je n'ai plus aucun autre souvenir. Plus tard, j'ai eu l'occasion d'expérimenter directement les dangers des hauteurs, notamment dans un lac glacial des Pyrénées. Plus récemment, j'ai dû gérer un ami en état de choc dans les montagnes de Corse, porter une partie de son équipement, puis chercher un recoin pour la tente et la monter seul alors qu'il était à peine conscient. J'ai aussi fait l'expérience des douleurs qui arrivent sans prévenir, sans qu'on sache pourquoi, et qui paralysent alors qu'on a besoin de son corps. Bref, rien d'équivalent à ce qu'on trouve dans ce livre évidemment, mais assez pour comprendre l'importance de maintenir une conscience aiguë de ses propres capacités physiques, et l'importance de ne pas trop lier égo et accomplissements pour être capable de faire demi-tour quand c'est nécessaire.

jeudi 14 mai 2020

Endurance - Alfred Lansing

Endurance, l'incroyable voyage de Shackleton - Alfred Lansing

Endurance: L’incroyable voyage de Shackleton (1959) d'Alfred Lansing est une histoire vraie : celle de l'expédition d'Ernest Shackleton entre 1914 et 1916. Le ton est sobre, réaliste, et le texte est souvent ponctuée d'extraits tirés des journaux intimes des explorateurs. Le navire de l'expédition est pris dans les glaces, puis broyé par la pression. Les hommes doivent passer l'hiver sur la banquise, puis tenter de rejoindre des terres, à la marche et dans des barques inadaptées. Ils sont bloqués dans l'un des coins les plus inhospitaliers de la planète ; ils mangent des phoques, des éléphants de mer et des albatros ; ils survivent pendant des mois et des mois dans la glace, le blizzard et la nuit polaire. Je dirais bien que c'est hautement romanesque, mais non : il n'y aucun sacrifice valeureux, ni même la moindre mort tragique, car ils survivent tous !

Endurance est absolument captivant. Alfred Lansing laisse parler la réalité, il ne fait jamais de mélodrame. C'est juste le réel brut, reconstruit attentivement et arrangé savamment. Je crois qu'il y a dans la lecture de ce genre de texte, du moins dans celui-là, une valeur d'hygiène mentale. On met de côté la civilisation, l'horreur écologique, pour revenir à la plus basique des expériences humaines, la survie ; la survie puissance mille, étant donné l'environnement. Alors à la fin, après toutes leurs tribulations, on a nous aussi envie de serrer ces hommes dans nos bras, de se réjouir de la prévalence de la vie et de la volonté sur la mort et l'oubli. Primitif, mais puissant, surtout quand la forme est aussi bien maitrisée. Notons qu'à travers toutes leurs péripéties, nos valeureux explorateurs arctiques accordent une importance considérable à la conservation de leurs journaux intimes : leur écriture est l'ancre de leur existence, la preuve de leur survie, et même dans les moments les plus noirs ils savent qu'il y a un monde, là-dehors, avec lequel ils pourront partager leur expérience et leur existence.

samedi 9 mai 2020

Overshoot - William R. Catton Jr.


Mentionnons l'exemple brillamment choisi sur lequel William R. Catton Jr. ouvre son livre. Une communauté des bords de la Volga, en 1921, souffre de la famine : presque la moitié de la communauté en est mort, et les choses ne s'arrangent pas. Or, dans un champ voisin se trouve une pile de sacs de grains. Pourquoi ne pas manger ces grains pour survivre ? Car ces grains sont les graines du prochain semi. « Nous ne volons pas le futur », dit le vieux patriarche.

Overshoot (1982) William R. Catton Jr. fait beaucoup penser au rapport Meadows de 1972, alias Les limites de la croissance. On retrouve la même conclusion dans ces livres qui ne prennent même pas en compte les changements climatiques : à moins d'un changement radical et improbable dans les habitudes humaines, un effondrement civilisationnel est hautement probable. Et comme pour le rapport Meadows, lire ça aujourd'hui est parfaitement déprimant, car bien sûr, rien n'a changé, au contraire.

Le livre est peu redondant pour qui a l’habitude de lire de la littérature environnementale plus contemporaine, alors je l'ai souvent parcouru en diagonale, mais néanmoins il ne manque pas de concepts importants. Le principal, en bonne place sur la couverture, est celui de carrying capacity (j'utiliserai la traduction capacité biotique). Il s'agit simplement de la population maximale d'un organisme donné que peut faire subsister un milieu donné sur le long terme. Bien sûr, l'idée, c'est que l'être humain, grâce à la technique, croit s'être totalement séparé de la capacité biotique de son environnement. C'est la capacité biotique fantôme : des ressources disponibles sur un court terme qui donnent une illusion de prospérité infinie. Or, les techniques qui permettent d’échapper temporairement aux limites ne permettent pas de véritablement les élever, d'autant plus que ces mêmes techniques, tout en offrant une énorme capacité biotique temporaire, réduisent la capacité biotique réelle. 

Voilà ce qui est au cœur de ce bouquin. L'overshoot du titre, c'est le dépassement de cette capacité biotique. « La nature exigera une réduction de la domination humaine sur l'écosystème global. Les changements nécessaires sont si révolutionnaires qu'au contraire nous serons presque irrésistiblement tentés de prolonger et augmenter notre domination à tout prix. » En effet, c'est bien ce qui s'est passé depuis 1982 et très certainement ce qui continuera jusqu'à un décrochage involontaire des systèmes civilisationnels actuels.

Quelques idées séduisantes en vrac :
  • L'être humain ne peut exister que là où il est capable de remplacer l’énergie qu'il utilise pour vivre.
  • Selon ce principe, le Nouveau Monde, au moment de sa « découverte », était déjà plein.
  • L'être humain moderne est un chasseur-cueilleur de carburants fossiles, qui n'ont pas l’avantage de repousser en quelques mois.
  • Le lien étroit entre « progrès social » et situation environnementale.
  • Un des détails de cette notion : dans les situations de compétition intensifiée, chaque personne redoute d'être considérée comme superflue, et donc chaque groupe tente de rendre un autre groupe superflu pour libérer de l'espace.
  • En défense de Malthus : s'il avait tort de penser que l'être humain ne pouvait pas dépasser la capacité biotique de son environnement, ce dépassement n'est pas une preuve que cette croissance peut continuer indéfiniment.
  • En 1982 comme aujourd'hui, l'idée d'un abaissement partiel du niveau vie n'est pas une véritable solution, ce n'est qu'un petit délai.
Et pour conclure, des schémas qui sont presque les mêmes que dans Les limites de la croissance. Et pour cause : ils sont d'une efficacité dévastatrice. L'hypothèse A est déraisonnablement optimiste : il est probable que que la charge humaine ait déjà dépassée la capacité biotique de l'écosystème. Si l'hypothèse B reconnait néanmoins que la capacité biotique est dégradée par la charge humaine, elle oublie que le point de dépassement est certainement déjà passé et surestime drastiquement l’adaptabilité de l'humanité : c'est encore aujourd'hui le discours environnementaliste classique. L'hypothèse C reconnait que la charge humaine est déjà au-delà de la capacité biotique et qu'en conséquence un effondrement est inévitable, mais suppose la possibilité d'un rebond grâce à une « réparation » de la capacité biotique. On peut en douter : les stocks d'énergies fossiles ne vont pas réapparaitre et les dégâts environnementaux ne pas s'évanouir. Dans l'hypothèse D, la capacité biotique est séparée en deux en ajoutant l'idée de capacité biotique fantôme (temporaire) et l'hypothèse d'un rebond est improbable en raison de l'impossibilité de retrouver la capacité biotique fantôme une fois qu'elle est épuisée.

Overshoot -  William R. Catton Jr. capacité biotique carrying capacity

mardi 5 mai 2020

Dans le brouillard (et autres récits) - Leonid Andreïev

Dans le brouillard (et autres récits) - Leonid Andreïev

Après avoir découvert Leonid Andreïev avec la brillante nouvelle Lazare, je m'aventure vers le reste de son œuvre. J'ai sauté le premier recueil chronologique de ses nouvelles car elles me semblaient être surtout courtes, et je préfère les formats un peu plus longs que l'on trouve ici. Pour dire les choses sobrement : il y a longtemps que je n'avais pas fait une telle découverte littéraire.

Le premier texte, La pensée (1902), fait immanquablement penser à Dostoïevski et plus particulièrement à Crime et châtiment. D'ailleurs, le nom de Raskolnikov est cité : l'influence est on ne peut plus claire. Un docteur bien rangé s'est lentement mis en tête d'assassiner un de ses amis, et il raconte depuis l'asile tout le processus intellectuel qui a mené à cet assassinat. C'est excellent. On retrouve cette énergie russe, cette frénésie du monologue intérieur accompagné d'une irréductible culpabilité, ancrée au loin, quelque part dans l'esprit. Le narrateur hésite, il ne sait s'il est fou ou non, s'il a simulé la folie pour tuer ou s'il a vraiment tué par folie. Cette hésitation est symptomatique d'une question existentielle plus large : celle du libre arbitre, du contrôle sur ce qu'on croit être sa personnalité. Je ne résiste pas à l'envie de citer cette longue métaphore architecturale :
Ce qu’il y avait de plus affreux, c’était la conscience de ne pas me connaître moi-même, de ne jamais m’être connu. Tant que mon “moi” se trouvait dans mon cerveau bien éclairé, où tout fonctionnait et vivait selon un ordre bien établi, je me comprenais et je me connaissais, je réfléchissais sur mon caractère, sur mes projets, et je croyais être le maître. À présent, je voyais que je n’étais pas le maître, mais un esclave, pitoyable et impuissant. Imaginez que vous viviez dans une maison où il y a de nombreuses pièces, que vous occupiez seulement l’une d’elles, et que vous ayez cru être le maître de toute la maison. Et soudain, vous apprenez que les autres pièces sont habitées. Oui, habitées. Habitées par de mystérieuses créatures, peut-être des gens, peut-être quelque chose d’autre, et la maison leur appartient. Vous voulez savoir qui ils sont, mais la porte est fermée à clé, et derrière, pas un bruit, pas une voix. Vous savez pourtant que là, derrière cette porte muette, votre destin se décide.
Et plus loin, on trouve la clé du problème :
Dans l’un des cagibis de votre maison toute simple habite quelqu’un qui vous est très utile, mais chez moi, cette pièce-là est vide. Il y a longtemps qu’il est mort, celui qui y vivait, et sur Sa tombe, j’ai fait dresser un monument somptueux.
C'est-à-dire l'athéisme et l'absence d'autorité morale suprême. Le narrateur, athée, se lamente d'exister dans un grand flottement, sans point de référence :
Vous me direz qu’il est interdit de voler, de tuer et de tromper, car c’est immoral et criminel, et moi, je vous démontrerai que l’on peut tuer et piller, que c’est tout à fait moral. Vous réfléchirez et vous parlerez, je réfléchirai et je parlerai, et nous aurons tous raison, et aucun de nous n’aura raison. Où est le juge qui peut nous juger et trouver la vérité ?
Je ne me suis jamais senti particulièrement troublé par le problème de la moralité athée, mais je sais qu'il a préoccupé bien des esprits. La pensée est l'examen d'un esprit qui ne parvient pas à dépasser cette question et y reste englué. Là où chez Dostoïevski la morale chrétienne était une toile de fond discrète mais solide, Andreïev s'en débarrasse, et ce coup de balai est un apocalypse spirituel. Je ne sais pas à quelle époque de sa vie il a lu Nietzsche, mais étant donné les questions qui de toute évidence le préoccupent, pas étonnant qu'il en ait été marqué.

Dans Un homme original, un homme qui justement n'est pas du tout original se surprend à dire au cours d'un repas entre collègues qu'il aime les « négresses ». Et tout d'un coup il se retrouve avec un trait distinctif, trait qui prend une vie propre. L'homme est porté à travers la société par cette illusion d’originalité et, par pression sociale, pour ne pas perdre cette particularité salvatrice, il va jusqu'à épouser une noire alors qu'il n'en a aucune envie. Ainsi il vit dans un mensonge perpétuel, pour sauver les apparences, apparences dont tout le monde se satisfait. Un excellent petit texte qui est loin d'avoir perdu sa pertinence. Par contre, je n'ai pas très bien compris le propos d'Un vol se prépare, courte nouvelle dans laquelle un criminel est attendri par un chiot.

On revient à plus de densité avec Dans le brouillard : un adolescent qui a eu le malheur de choper une maladie vénérienne est tourmenté par le désir, la frustration, la colère. En somme, l’adolescence rendue plus difficile que nécessaire par les tabous sociaux sur la sexualité. C'est relativement cru, mais également drôle : la Conversation, celle avec une majuscule, entre le père pudibond et le fils horrifié, est particulièrement cocasse. C'est aussi tout le problème classique de la séparation des femmes en deux classes : d'un côté les filles de bonne famille, laissées de force dans l'ignorance et la « vertu », et de l'autre, eh bien, les autres femmes, notamment celles qui doivent subvenir à leurs besoins par elles-mêmes. Et les femmes ne sont pas les seules à souffrir de cette dichotomie contre-nature : les hommes, dont le narrateur, doivent faire face à deux idéaux féminins opposés, ce qui ne peut manquer de causer bien des soucis psychologiques, qu'Andreïev explore.

Les promesses du printemps est le tableau d'une vie médiocre, celle d'un forgeron brut et simple, qui vit dans un monde brut et simple. Dévoré par la crasse, la bêtise, la violence, l'alcool et l'ennui, il traverse cependant une crise mystique à l'occasion d'une fête religieuse qui lui offre l'occasion de sonner lui-même les cloches de l'église. Il va souvent les sonner, avec passion, avec fureur, et son esprit semble s'éclairer. Illusion, bien sûr : quand il n'a plus accès aux cloches, les ténèbres reviennent, plus dévorantes encore qu'auparavant. Dans une gare, écrit du point de vue de celui que l'on devine être un clochard errant, décrit le quotidien d'un vigile qui, enchainé à un métier aliénant par sa vacuité, s'ennuie désespérément et en vient à espérer n'importe quoi qui puisse l'en tirer.

La vie de Vassili Fiveïsky (1903) est je crois la nouvelle la plus longue jusqu'ici, et elle explore encore de nouveaux degrés de noirceur. Vassili est le prêtre d'une petite ville. Sa vie est elle aussi médiocre, de plus en plus corrompue par la maladie, la mort, l’alcoolisme. Un de se de ses fils meurt, le suivant nait idiot. A travers toutes ces épreuves, au fil des années, Vassili voit sa foi éprouvée, jusqu'à une crise mystique finale où, persuadé d'être un sain, il échoue à accomplir un miracle. Pendant l'enterrement d'un homme relativement bon, quand il accepte enfin que le Dieu sourd et muet qui jusque-là a rempli sa vie n'existe pas, il devient fou : « Il n’en a pas besoin, de Ton paradis ! Il a des enfants ! Ils vont réclamer leur père. Et il dira : ôte de ma tête la couronne céleste, car là-bas, là-bas, on couvre de boue et d’ordures la tête de mes enfants ! »

Ben Tovit vit à Jérusalem et sous son balcon se déroule la passion du Christ. Mais Ben s'en soucie bien peu, car il a une rage de dent. Et qu'est-ce qu'un juif crucifié de plus pour un homme ravagé par la souffrance physique ? Dans Il n'y a pas de pardon, un professeur de mathématiques frustré se surprend à jouer à l'espion pour faire peur à une étudiante qui de toute évidence transporte des tracts illicites. Mais ce jeu sadique va trop loin et le professeur fait face à une crise existentielle soudaine : s'il est capable de passer si aisément pour un espion, c'est parce qu'il n'a pas de véritable identité ou personnalité, il n'est qu'une coquille vide. Il cherche désespérément en lui des particularités, des opinions, des traits uniques. En vain. Excellent. Le voleur commet un énième vol, mais ce sera celui de trop. Dans le train, il laisse son imagination divaguer avant de se faire rattraper par ses méfaits.

Le rire rouge (1904) s’intéresse à la guerre, et en conséquence sa structure est très éclatée, une suite de fragments. Le premier narrateur est au front, puis il perd ses jambes et, une fois de retour de chez lui, ravagé psychologiquement comme physiquement, il devient dément. Le second narrateur est son frère, et s'il lui n'est pas au front, c'est l'idée même de la guerre qui assaille son esprit. On continue dans la folie avec Les fantômes (1904), qui prend place dans un asile de fou, mais un asile paisible, qui n'accepte pas les malades violents. Alors c'est étonnamment une des nouvelles les moins sombres : s'il y a vie, mort et démence, c'est normal, attendu, car c'est un asile après tout. Et ces malades sont inoffensifs, voire même joyeux. Bien sûr, le médecin et l'infirmière de l'asile y sont eux aussi enfermés, et leur folie est seulement moins visible, alors elle n'est encore qu'un désespoir bien naturel.

Le gouverneur d'une province russe, à l'occasion d'une manifestation d'ouvriers, fait ouvrir le feu sur la foule. Il y a bien des morts, notamment des enfants. Le gouverneur est petit à petit rongé par la culpabilité, et il se produit un étrange phénomène : tout le monde, toute la ville, les pauvres, les riches, le gouverneur lui-même, sa famille, tous sont convaincus qu'il va se faire assassiner en représailles. Et comme s'il existait véritablement des lois suprêmes, ils ont raison. La Marseillaise, la nouvelle la plus courte, est une autre variation sur la guerre. Et pour conclure, Ce qui fut —sera décrit un pays fantasmagorique dans lequel trône une figure monarchique, allégorie du pouvoir. Le roi est destitué, la liberté instituée, mais bien sûr rien n'est aussi simple. « Alors, comme ça, dites-vous, c’est la liberté ? Parfait. Mais nous devons regagner nos postes. »

samedi 2 mai 2020

Un héros de notre temps - Lermontov

Un héros de notre temps - Lermontov

Un héros de notre temps (1840), écrit par Lermontov alors qu'il n'avait guère plus de 22 ans, est un roman composé de plusieurs nouvelles inégales. Dans l'ensemble, c'est une étude de caractère, celui de Grushnitsk, jeune officier russe envoyé dans le Caucase. Représentant d'un certain courant qui traversait l'époque, Grushnitski est ce que j’appellerais un nihiliste léger, c'est-à-dire qu'il manque d'ancrage et ne prend pas la vie très au sérieux. Il est intelligent, charmant, il présente bien, mais l'ennui le frappe dès qu'il reste trop longtemps au même endroit, et s'il aime les femmes, la simple idée du mariage suffit à étouffer tout l'amour qu'il pourrait éprouver. Ainsi il devient un errant blasé et cynique, croquant la vie avec plaisir, mais par bouchées anarchiques et éparses tant il est susceptible à l'indigestion. Dans sa quête de distractions, il ne trouve pas grand chose d'autre que de vagues amours passagers, et la société humaine est pour lui l'occasion de simples jeux, des jeux de vie ou de mort peut-être, mais des jeux tout de même. Ainsi, bien que puissamment vivant, il reste perpétuellement frustré par sa trop grande capacité d'adaptation qui fait toujours renaitre l'ennui.

Les deux premières nouvelles sont contées par un autre personnage. La première se déroule au cœur du Caucase et c'est sans doute celle qui dépeint Grushnitski de la façon la plus antipathique : il manigance l'enlèvement d'une jeune et jolie autochtone dont il se lassera rapidement. Notons qu'apparemment, chez les officiers russes, il était toléré d'enlever les jeunes filles du voisinage. La seconde nouvelle, très courte, s’intéresse plus à un personnage secondaire, un vieil officier qui croyait avoir en Grushnitski un ami avant de réaliser qu'il n'est qu'un poids pour cet homme coup de vent. Ensuite, Grushnitski devient narrateur. Après une nouvelle qui semble vraiment hors-sujet, on passe à celle qui est de loin la plus longue et la plus intéressante du lot : La princesse Marie. Dans un cadre hautement classique, une station thermale, Grushnitski tue l'ennui en jouant avec ses prochains. L’ambiguïté de ses sentiments est subtile : ce n'est pas un pervers narcissique, loin de là, ses élans sont souvent réels et il donne l'occasion à ses victimes de se retirer du jeu social sans trop de dommages, mais les autres sont plus faibles, plus sensibles, plus fragiles, et ne s'en sortent pas si aisément que lui. La dernière nouvelle, à nouveau courte, se penche sans grand succès sur l'idée de destin. Si Un héros de notre temps est inégal, je reconnais à Lermontov un réel talent d'écrivain psychologue, et c'est sans compter sur son écriture, qui sait nous bercer même dans les passages les moins percutants.