Après avoir découvert Leonid Andreïev avec la brillante nouvelle Lazare, je m'aventure vers le reste de son œuvre. J'ai sauté le premier recueil chronologique de ses nouvelles car elles me semblaient être surtout courtes, et je préfère les formats un peu plus longs que l'on trouve ici. Pour dire les choses sobrement : il y a longtemps que je n'avais pas fait une telle découverte littéraire.
Ce qu’il y avait de plus affreux, c’était la conscience de ne pas me connaître moi-même, de ne jamais m’être connu. Tant que mon “moi” se trouvait dans mon cerveau bien éclairé, où tout fonctionnait et vivait selon un ordre bien établi, je me comprenais et je me connaissais, je réfléchissais sur mon caractère, sur mes projets, et je croyais être le maître. À présent, je voyais que je n’étais pas le maître, mais un esclave, pitoyable et impuissant. Imaginez que vous viviez dans une maison où il y a de nombreuses pièces, que vous occupiez seulement l’une d’elles, et que vous ayez cru être le maître de toute la maison. Et soudain, vous apprenez que les autres pièces sont habitées. Oui, habitées. Habitées par de mystérieuses créatures, peut-être des gens, peut-être quelque chose d’autre, et la maison leur appartient. Vous voulez savoir qui ils sont, mais la porte est fermée à clé, et derrière, pas un bruit, pas une voix. Vous savez pourtant que là, derrière cette porte muette, votre destin se décide.Et plus loin, on trouve la clé du problème :
Dans l’un des cagibis de votre maison toute simple habite quelqu’un qui vous est très utile, mais chez moi, cette pièce-là est vide. Il y a longtemps qu’il est mort, celui qui y vivait, et sur Sa tombe, j’ai fait dresser un monument somptueux.C'est-à-dire l'athéisme et l'absence d'autorité morale suprême. Le narrateur, athée, se lamente d'exister dans un grand flottement, sans point de référence :
Vous me direz qu’il est interdit de voler, de tuer et de tromper, car c’est immoral et criminel, et moi, je vous démontrerai que l’on peut tuer et piller, que c’est tout à fait moral. Vous réfléchirez et vous parlerez, je réfléchirai et je parlerai, et nous aurons tous raison, et aucun de nous n’aura raison. Où est le juge qui peut nous juger et trouver la vérité ?Je ne me suis jamais senti particulièrement troublé par le problème de la moralité athée, mais je sais qu'il a préoccupé bien des esprits. La pensée est l'examen d'un esprit qui ne parvient pas à dépasser cette question et y reste englué. Là où chez Dostoïevski la morale chrétienne était une toile de fond discrète mais solide, Andreïev s'en débarrasse, et ce coup de balai est un apocalypse spirituel. Je ne sais pas à quelle époque de sa vie il a lu Nietzsche, mais étant donné les questions qui de toute évidence le préoccupent, pas étonnant qu'il en ait été marqué.
Dans Un homme original, un homme qui justement n'est pas du tout original se surprend à dire au cours d'un repas entre collègues qu'il aime les « négresses ». Et tout d'un coup il se retrouve avec un trait distinctif, trait qui prend une vie propre. L'homme est porté à travers la société par cette illusion d’originalité et, par pression sociale, pour ne pas perdre cette particularité salvatrice, il va jusqu'à épouser une noire alors qu'il n'en a aucune envie. Ainsi il vit dans un mensonge perpétuel, pour sauver les apparences, apparences dont tout le monde se satisfait. Un excellent petit texte qui est loin d'avoir perdu sa pertinence. Par contre, je n'ai pas très bien compris le propos d'Un vol se prépare, courte nouvelle dans laquelle un criminel est attendri par un chiot.
On revient à plus de densité avec Dans le brouillard : un adolescent qui a eu le malheur de choper une maladie vénérienne est tourmenté par le désir, la frustration, la colère. En somme, l’adolescence rendue plus difficile que nécessaire par les tabous sociaux sur la sexualité. C'est relativement cru, mais également drôle : la Conversation, celle avec une majuscule, entre le père pudibond et le fils horrifié, est particulièrement cocasse. C'est aussi tout le problème classique de la séparation des femmes en deux classes : d'un côté les filles de bonne famille, laissées de force dans l'ignorance et la « vertu », et de l'autre, eh bien, les autres femmes, notamment celles qui doivent subvenir à leurs besoins par elles-mêmes. Et les femmes ne sont pas les seules à souffrir de cette dichotomie contre-nature : les hommes, dont le narrateur, doivent faire face à deux idéaux féminins opposés, ce qui ne peut manquer de causer bien des soucis psychologiques, qu'Andreïev explore.
Les promesses du printemps est le tableau d'une vie médiocre, celle d'un forgeron brut et simple, qui vit dans un monde brut et simple. Dévoré par la crasse, la bêtise, la violence, l'alcool et l'ennui, il traverse cependant une crise mystique à l'occasion d'une fête religieuse qui lui offre l'occasion de sonner lui-même les cloches de l'église. Il va souvent les sonner, avec passion, avec fureur, et son esprit semble s'éclairer. Illusion, bien sûr : quand il n'a plus accès aux cloches, les ténèbres reviennent, plus dévorantes encore qu'auparavant. Dans une gare, écrit du point de vue de celui que l'on devine être un clochard errant, décrit le quotidien d'un vigile qui, enchainé à un métier aliénant par sa vacuité, s'ennuie désespérément et en vient à espérer n'importe quoi qui puisse l'en tirer.
La vie de Vassili Fiveïsky (1903) est je crois la nouvelle la plus longue jusqu'ici, et elle explore encore de nouveaux degrés de noirceur. Vassili est le prêtre d'une petite ville. Sa vie est elle aussi médiocre, de plus en plus corrompue par la maladie, la mort, l’alcoolisme. Un de se de ses fils meurt, le suivant nait idiot. A travers toutes ces épreuves, au fil des années, Vassili voit sa foi éprouvée, jusqu'à une crise mystique finale où, persuadé d'être un sain, il échoue à accomplir un miracle. Pendant l'enterrement d'un homme relativement bon, quand il accepte enfin que le Dieu sourd et muet qui jusque-là a rempli sa vie n'existe pas, il devient fou : « Il n’en a pas besoin, de Ton paradis ! Il a des enfants ! Ils vont réclamer leur père. Et il dira : ôte de ma tête la couronne céleste, car là-bas, là-bas, on couvre de boue et d’ordures la tête de mes enfants ! »
Ben Tovit vit à Jérusalem et sous son balcon se déroule la passion du Christ. Mais Ben s'en soucie bien peu, car il a une rage de dent. Et qu'est-ce qu'un juif crucifié de plus pour un homme ravagé par la souffrance physique ? Dans Il n'y a pas de pardon, un professeur de mathématiques frustré se surprend à jouer à l'espion pour faire peur à une étudiante qui de toute évidence transporte des tracts illicites. Mais ce jeu sadique va trop loin et le professeur fait face à une crise existentielle soudaine : s'il est capable de passer si aisément pour un espion, c'est parce qu'il n'a pas de véritable identité ou personnalité, il n'est qu'une coquille vide. Il cherche désespérément en lui des particularités, des opinions, des traits uniques. En vain. Excellent. Le voleur commet un énième vol, mais ce sera celui de trop. Dans le train, il laisse son imagination divaguer avant de se faire rattraper par ses méfaits.
Le rire rouge (1904) s’intéresse à la guerre, et en conséquence sa structure est très éclatée, une suite de fragments. Le premier narrateur est au front, puis il perd ses jambes et, une fois de retour de chez lui, ravagé psychologiquement comme physiquement, il devient dément. Le second narrateur est son frère, et s'il lui n'est pas au front, c'est l'idée même de la guerre qui assaille son esprit. On continue dans la folie avec Les fantômes (1904), qui prend place dans un asile de fou, mais un asile paisible, qui n'accepte pas les malades violents. Alors c'est étonnamment une des nouvelles les moins sombres : s'il y a vie, mort et démence, c'est normal, attendu, car c'est un asile après tout. Et ces malades sont inoffensifs, voire même joyeux. Bien sûr, le médecin et l'infirmière de l'asile y sont eux aussi enfermés, et leur folie est seulement moins visible, alors elle n'est encore qu'un désespoir bien naturel.
Le gouverneur d'une province russe, à l'occasion d'une manifestation d'ouvriers, fait ouvrir le feu sur la foule. Il y a bien des morts, notamment des enfants. Le gouverneur est petit à petit rongé par la culpabilité, et il se produit un étrange phénomène : tout le monde, toute la ville, les pauvres, les riches, le gouverneur lui-même, sa famille, tous sont convaincus qu'il va se faire assassiner en représailles. Et comme s'il existait véritablement des lois suprêmes, ils ont raison. La Marseillaise, la nouvelle la plus courte, est une autre variation sur la guerre. Et pour conclure, Ce qui fut —sera décrit un pays fantasmagorique dans lequel trône une figure monarchique, allégorie du pouvoir. Le roi est destitué, la liberté instituée, mais bien sûr rien n'est aussi simple. « Alors, comme ça, dites-vous, c’est la liberté ? Parfait. Mais nous devons regagner nos postes. »
Votre critique me donne envie de lire ce livre. Peut-être grâce à la citation de la première nouvelle, au sujet de la "métaphore architecturale", qui me rappelle une très belle nouvelle de Julio Cortázar intitulée "Maison occupée" (https://fr.wikipedia.org/wiki/Casa_tomada)
RépondreSupprimerJe ne peux que recommander Andreïev, ses textes ne manquent pas de passages aussi efficacement imagés !
Supprimer