lundi 25 mai 2020

L'Indicible mystère de la bibliothèque chthonienne

Une petite nouvelle écrite au cours des premiers jours de janvier 2020. C'est une blague lovecraftienne, mais je voulais aussi évoquer l'imagination de l'enfance.

El Greco

Nicolas se dressait fièrement devant la grande bibliothèque de béton et de verre qui trônait, imposante, dans le quartier le plus tristement moderne du centre de Bordeaux. Il tenait fermement la main d’Erwana, sa petite sœur, qui sortait pour la première fois du foyer familial sans la supervision d’un adulte. Nicolas, du haut de ses douze ans, contemplait le bâtiment comme Napoléon contemplait ses cartes de bataille. Il devait conquérir cet endroit pour obtenir un butin très particulier.

— Et c’est là, dit-il à sa sœur, qu’on va trouver le Nécronomicon !

— C’est quoi le Nécromachin ?

— Le Nécronomicon, répéta-t-il d’un ton sentencieux. C’est un vieux livre étrange qui… qui… qui est plein de secrets mystérieux.

— Comme une carte au trésor ?

— Peut-être. Mais des trésors dangereux. Et anciens. Bizarres ! Mystérieux !

Erwana, sous sa frange blonde, fit une moue peu convaincue. Nicolas l’ignora et, sans lâcher sa main, entra dans le bâtiment. Un vigile indifférent les regarda passer et ils se retrouvèrent dans le hall principal. Quelques personnes étaient assises dans des fauteuils près des murs et deux femmes jouaient aux échecs. Plusieurs employés du bureau d’accueil fixaient leurs écrans d’un air somnolent. Nicolas était persuadé que son intention de s’approcher du Nécronomicon devait se lire sur son visage et il pressa le pas devant les employés. Sa sœur aperçut la bibliothèque des enfants et essaya de le tirer dans cette direction.

— Je peux aller lire Gaston pendant que tu vas voir le Bidulicon ?

— Nécronomicon, chuchota Nicolas avec impatience. Et non, viens avec moi. J’ai promis à maman de ne pas te perdre de vue.

La veille, Nicolas ne se serait pas attendu à s’aventurer ainsi à la bibliothèque municipale. Mais, poussé par l’ennui, il avait fouillé dans les étagères parentales à la recherche d’un peu de lecture. Un vieux livre de poche à l’illustration de couverture étrange et bigarrée avait attiré son attention : un recueil de nouvelles d’un certain H.P. Lovecraft. Une de ces éditions bon marché où des récits divers sont imprimés en vrac sans qu’on puisse comprendre quels choix éditoriaux ont bien pu mener à une telle sélection. Nicolas fut intrigué, d’autant plus qu’il était certain d’avoir déjà entendu son père prononcer ce nom d’un ton approbateur. Sur un coup de tête, il s’empara du bouquin, s’affala dans le canapé du salon et commença à lire.

Deux heures plus tard, ses parents l’appelèrent pour le dîner. Ils durent s’y prendre à plusieurs fois. Nicolas finit par se lever et tituba jusqu’à la table commune. Il mangea en silence et ses parents lui trouvèrent un air lointain. Une fois le repas terminé, il alla se laver les dents et fila dans sa chambre, s’installa sur son lit et reprit sa lecture là où il s’était arrêté. Il tourna la dernière page à une heure avancée de la nuit, sous ses draps, à la faible lueur de sa lampe de chevet. L’histoire qui concluait le recueil avait pour titre La Couleur tombée du ciel et Nicolas fut comme foudroyé. Il était encore trop jeune pour se convertir consciemment au nihilisme cosmique, mais de peu. À son réveil, après une nuit brève et agitée, il fut brusquement envahi par l’intense désir d’aller poser la main sur le Nécronomicon, cet étrange grimoire dont parlait Lovecraft. Ils devaient bien l’avoir, à la bibliothèque municipale, non ? Dans les histoires qu’il venait de lire, le sinistre ouvrage n’était pas facile d’accès. Il allait sans doute être obligé de se faufiler dans des archives, voire dans des souterrains humides, où rôdaient peut-être des créatures peu fréquentables, mais il était prêt à affronter ces dangers. Lovecraft, pour écrire ses nouvelles, avait certainement dû étudier le Nécronomicon en détail. Nicolas comptait bien faire de même.

Sa mère haussa les sourcils avec étonnement quand il lui annonça son intention d’aller à la bibliothèque sans supervision. Mais, après un instant de réflexion, elle fut satisfaite : son fils aurait pu choisir des lieux de fréquentation plus douteux pour ses premières sorties. Comme un skatepark, par exemple. Il devait y avoir de nombreux délinquants, là-bas. Elle frissonna en imaginant Nicolas au milieu d’une horde d’adolescents en sweat à capuche qui consommaient certainement des substances illégales en écoutant de la musique barbare. Comblée par les prédispositions intellectuelles de son fils, elle ne broncha pas quand il proposa d’emmener Erwana avec lui. Elle se contenta de lui faire promettre de ne pas la perdre de vue.

Nicolas avait décidé d’emmener Erwana pour qu’elle puisse profiter de toutes les choses mystérieuses qu’il allait apprendre. Mais, maintenant qu’il était dans la bibliothèque, il se demandait s’il avait bien fait. Peut-être que c’était une expédition trop dangereuse pour elle. Il chassa cette idée de son esprit et ils passèrent devant les automates où les gens rendaient les livres empruntés. Nicolas se souvenait que, quelques années auparavant, c’étaient encore des êtres humains qui s’en occupaient. Erwana, elle, ne s’en souvenait pas. Ils se laissèrent porter par l’escalator jusqu’au premier étage. Faute d’apercevoir un passage vers une crypte ou des catacombes, Nicolas décida que les archives devaient se trouver dans les étages. En fait, il avait remarqué depuis longtemps que seuls les trois premiers étages étaient accessibles au public. Les autres devaient donc receler bien des secrets. Il voulut emprunter tout de suite le deuxième escalator, mais celui-ci était en panne et une petite barrière en bloquait l’accès. Nicolas retint son souffle. Ils savaient ! Son plan était découvert et ils essayaient de l’empêcher de monter !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Erwana en sentant la tension de son frère.

— Rien, rien.

Nicolas se reprit. Il ne devait pas montrer sa peur.

— Regarde le monsieur bizarre, dit Erwana avec un signe de tête.

Le premier étage était consacré entre autres choses aux bande-dessinées pour adulte. Et là, non loin d’eux, assis dans un étroit fauteuil à côté de bacs et d’étagères remplis d’albums, un homme étrange les regardait. Il avait une grande barbe terne, des vêtements presque aussi ternes et des cheveux indisciplinés. À côté de lui étaient posés trois gros sacs cabas bien remplis. Après avoir jeté un coup d’œil à ces deux gamins à l’air égaré qui se tenaient devant l’escalator, le sans-abri bailla longuement et se replongea dans l’album des Aventures de Lapinot qu’il était occupé à lire. Nicolas frissonna. Ils étaient repérés ! Cet homme était clairement un membre d’une secte blo… bla… Nicolas essaya de se souvenir des mots qu’il avait appris dans le livre de Lovecraft. Oui, voilà : c’était certainement un membre d’une secte blasphématrice. Ou peut-être antédiluvienne. Certainement les deux, décida-t-il. Le bâillement de l’homme était évidemment une ruse pour feindre l’indifférence. En fait, il devait monter la garde pour empêcher des aventuriers comme eux de s’approcher du Nécronomicon. À moins qu’il ne prépare un mauvais coup, comme l’invocation d’une quelconque entité innommable.

Face à cette nouvelle menace, Nicolas pressa le pas. Il trouva rapidement l’escalier à l’ancienne qui, lui, ne risquait pas de tomber en panne. Ils grimpèrent, mais alors que les escalators se trouvaient dans l’énorme puits de lumière orné de miroirs qui occupait le centre de la bibliothèque, cet escalier était encadré par des murs étroits et Nicolas se sentit oppressé. Il fut ravi de constater que le troisième escalator fonctionnait et de retrouver un peu d’espace.

Ils se trouvaient à présent au troisième étage, ouvert au public, occupé par la littérature et plusieurs salles d’étude. Nicolas traîna sa sœur le long des rayons pour examiner les alentours et préparer son plan. Plusieurs personnes ronflaient sur des fauteuils, près de la baie vitrée, mais aucun d’entre eux ne semblait faire partie d’une secte blasphématrice ou antédiluvienne. Les rares bibliothécaires allaient et venaient d’un air occupé. Erwana regardait autour d’elle avec curiosité et Nicolas finit par remarquer un couloir réservé au personnel. Il s’y dirigea, vérifia que personne ne les observait et se glissa sous le ruban rouge qui en barrait l’entrée.

— C’est pas interdit ? demanda Erwana.

— Seulement pour les adultes.

Erwana haussa les épaules et le suivit. Ils se glissèrent dans le couloir désert et s’engouffrèrent dans le premier escalier qui montait à l’étage supérieur. Désormais, ils étaient en territoire véritablement inconnu. Nicolas s’attendait à croiser un monstre fétide et baveux à chaque tournant. Mais ils ne voyaient que des bureaux parfaitement normaux à travers certaines portes entrouvertes. Ils arrivèrent dans une partie du bâtiment où les portes se faisaient plus rares et Nicolas en déduisit que les salles qu’elles cachaient devaient être plus grandes. Il jeta son dévolu sur une porte à la peinture particulièrement écaillée. Quand il l’ouvrit, il faillit lâcher un cri de surprise. Grâce au peu de lumière qui rentrait dans la pièce depuis le couloir, il pouvait entrevoir des dizaines de rangées d’étagères en métal qui se perdaient plus loin dans les ténèbres. Elles étaient remplies de milliers d’ouvrages à l’apparence vétuste. C’était tout à fait… Comment dire ? Il réfléchit un instant jusqu’à ce qu’il se souvienne du terme qu’il avait sur la langue. Cyclopéen. Voilà. Il n’était pas certain de ce que signifiait exactement ce mot, mais cet endroit était sans aucun doute cyclopéen. Parfait.

Il s’engouffra dans la pièce, suivi par Erwana, et rabattit la porte derrière lui. Cependant, il fit attention à ne pas la refermer complètement. Il avait vu suffisamment de films pour savoir qu’elle risquait de se verrouiller toute seule derrière eux. Il trouva l’interrupteur et alluma la lumière qui révéla enfin toute la profondeur de la salle. Il essaya de se souvenir de l’apparence du Nécronomicon.

— On cherche un gros livre, dit-il à sa petite sœur. Très vieux, plein de symboles bizarres et de langues inconnues. Je suppose que la couverture doit être en peau humaine.

— Berk, fit Erwana. Moi je vais plutôt chercher un trésor de pirate.

Ils s’engouffrèrent dans les rayons en examinant leur contenu. À la grande surprise de Nicolas, il y avait beaucoup de magazines. Ils étaient rangés par ordre chronologique et certains remontaient à la fin des années quarante. Il en feuilleta quelques-uns et ouvrit de grands yeux devant une publicité dans laquelle un médecin vantait les bienfaits pour la santé d’une marque de tabac. Mais ce n’était pas ce qu’il cherchait et il s’enfonça plus profondément dans la salle. Il trouva enfin de vieux ouvrages à la reliure épaisse. Il en prit un au hasard. Les Chasseurs de girafes d’un certain capitaine Mayne-Reid, dans une édition de 1926. Ce n’était pas encore ça, mais il se rapprochait. Après encore quelques pas, il se souvint d’Erwana. Il se retourna et vit qu’elle aussi feuillait des livres poussiéreux non loin. Rassuré, il reprit ses recherches, mais sans rien trouver d’intéressant.

— Hé ho, fit soudain une voix.

Nicolas se figea. Il se retourna et distingua à travers toutes les étagères la silhouette d’une femme qui se tenait sur le seuil de la porte.

— Il y a quelqu’un ? reprit-elle. Bertrand ? Marie ?

Silence.

Puis la femme éteignit la lumière, sortit de la pièce et referma la porte derrière elle.

Nicolas se retrouva seul dans le noir total. Après quelques secondes de confusion, il se dit qu’il devait avant tout rassurer sa sœur.

— N’aie pas peur, Erwana. Je suis là.

Pas de réponse.

— Erwana ?

Toujours rien.

Envahi par une inquiétude soudaine, il se mit en marche à tâtons. Les rangées étaient droites, il devait simplement faire attention à ne pas se tromper de sens. Il frissonna à cette idée. Qui pouvait dire les horreurs qui se cachaient inévitablement dans les tréfonds de ces archives ? Sans doute aucun être humain ne s’y était aventuré depuis des millénaires. Enfin, peut-être pas depuis des millénaires, mais au moins depuis des dizaines d’années. Et qui pouvait dire quelles choses tentaculaires étaient venues ramper jusqu’ici pour se rapprocher du Nécronomicon ? Maintenant que la salle était plongée dans l’obscurité, elles devaient certainement sortir de leurs tanières pour gober une proie facile. Nicolas s’arrêta. Allait-il dans la bonne direction ? Il était incapable de le dire. Il avait perdu le sens de l’orientation, certainement à cause de l’architecture cyclopéenne. Et n’entendait-il pas quelque chose glisser au sol non loin ? Oui, oui, il était certain d’entendre du bruit. Et pas des bruits de pas. C’était près du sol, tout près, ça frottait, ça grinçait. Il retint son souffle. Dans son esprit les images les plus horribles se livraient bataille. Brusquement un tentacule s’enroula autour de sa cheville et Nicolas poussa un hurlement, fit un bond en arrière et percuta une étagère dont plusieurs livres tombèrent avec fracas. Un gloussement s’éleva devant lui. Le gloussement d’Erwana. Nicolas mit quelques secondes à reprendre ses esprits, lâcha un petit rire nerveux et sauta sur sa sœur qui continuait à s’esclaffer. Ils se chamaillaient bruyamment quand la porte de la salle s’ouvrit à nouveau.

— Je ne suis pas folle, s’écria la même voix féminine, il y a quelqu’un là-dedans !

La lumière s’alluma et la femme ne tarda pas à apparaître devant l’allée où ils se trouvaient.

— Mais qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-elle en s’approchant.

Elle se tenait devant eux, les mains sur les hanches, attendant visiblement une réponse. Nicolas se releva et marmonna d’une voix frêle :

— On s’est perdu en cherchant les toilettes.

La femme fit une moue peu convaincue.

— C’est pas vrai, dit Erwana. Nicolas cherche le Nécronomicon.

La bibliothécaire sourit.

— Je vois, dit-elle en remettant à leur place les quelques livres qui étaient tombés. Je vais vous y mener et on va faire comme si je ne vous avais pas trouvés en train de faire le bazar dans les archives, d’accord ?

Ils s’empressèrent d’acquiescer. Nicolas était soulagé de s’en sortir à si bon compte, mais il avait du mal à y croire : il suffisait donc de demander pour avoir accès au Nécronomicon ? Il s’interrogea alors qu’ils suivaient la bibliothécaire dans les couloirs. Elle allait sans doute les mener jusqu’à des sous-sols poussiéreux, ouvrir de vieilles grilles en fer rouillé et chuchoter un mot de passe à l’oreille d’un gardien aux traits monstrueux. Mais, à sa grande surprise, elle les mena jusqu’au troisième étage, celui qui était consacré à la littérature. Elle les guida devant une étagère dont les livres avaient des tranches de couleur sombre et pointa du doigt le bon endroit, près du sol.

— Voilà, dit-elle. Et, s’il vous plaît, la prochaine fois que vous cherchez quelque chose, contentez-vous de demander.

Elle s’éclipsa. Nicolas n’en revenait pas. Quoi, le Nécronomicon traînait ici, en accès libre, avec tous les autres livres normaux et ennuyeux ? Oui, c’était bien vrai : il y avait plusieurs livres de Lovecraft là où avait pointé la bibliothécaire, mais aussi un bouquin particulièrement grand qui portait le nom Nécronomicon. Nicolas fronça les sourcils. La couverture n’était pas du tout en peau humaine. Peut-être s’agissait-il d’une réédition plus récente. Il prit en main le lourd volume et l’ouvrit. Il y avait bien quelques illustrations étonnantes, mais le texte était en français et… Nicolas comprit. Ce n’était qu’un autre recueil de nouvelles de Lovecraft. Il soupira. Une pâle imitation.

— C’est bon, dit Erwana, tu as ton livre, on peut aller chercher des Gaston maintenant ?

Nicolas remit en place la malfaisante contrefaçon. Il devrait chercher l’original ailleurs. Envahi par la déception, il s’apprêtait à se relever, mais une idée lui traversa l’esprit. Autant ne pas être venu à la bibliothèque pour rien, pas vrai ? Il choisit deux recueils de Lovecraft dont les couvertures lui plaisaient.

— Oui, dit-il à sa sœur. Allons chercher des Gaston.

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