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samedi 22 février 2025

Les petits livres dessinés de Samuel Lewis (Une année avec la terre, Redonner vie à la terre, Mon potager)

Ces petits livres (Une année avec la terre, Redonner vie à la terre, Mon potager), publiés à partir de 2020 sont aussi mignons qu’instructifs. Samuel Lewis, jardinier autodidacte ayant beaucoup appris des anciens de sa région (la Bretagne), vit avec sa famille d’une façon quasi médiévale. On entend souvent le mot d’autonomie, la plupart du temps à tort selon moi, mais dans ce cas, je veux bien l’accorder à Samuel Lewis. De la production de nourriture à la construction de bâtiments en passant par la fabrication d’objets du quotidien et la simplicité des besoins, il se rapproche de cet idéal.

Quoi qu’on pense de l’idée d’autonomie, il est indéniable que toutes les idées et compétences que l’auteur parvient à transmettre sont captivantes et utiles. D’autant plus que la forme est remarquable : ces dessins simples mais expressifs, accompagnés parfois de quelques mots, sont plus denses, plaisants, expressifs et didactiques que bien des pavés de texte.

Lien pour acheter les livres directement à Samuel, et lien vers une vidéo détaillée d’une heure sur son projet (en anglais).

Une année avec la terre

La première chose à noter concernant les quelques hectares de Samuel Lewis, c’est qu’ils sont divisés en micro bocages. Il a séparé les terres en petits champs, qui font entre 300m² et 1100m². Ces champs sont séparés par des buttes accompagnées de haies composées d’arbres utiles et fruitiers, qui servent aussi bien de source de nourriture que de bois d’œuvre et de chauffe. De plus, elles hébergent toute une biodiversité utile.

Il y a donc plus d’une vingtaine de ces petites parcelles. Une ou deux servent de potager, une ou deux servent à cultiver des céréales, etc, mais le plus frappant, c’est que la plupart des parcelles servent à produire du foin. Ce foin sert à pailler et amender les parcelles cultivées, qui ne représentent donc qu’une part minime de la surface totale. Dans cette répartition, la majorité des terres ont donc un rôle de soutien et de fournisseuses de biomasse pour une minorité productive. C’est ce choix qui permet d’atteindre l’autofertilité : le compost et le paillage sont produits sur place. Les prairies sont évidemment fauchées à la faux. A noter que même les parcelles qui produisent du blé sont paillées : évidemment, le modèle n’est pas transposable à plus grande échelle.

Samuel Lewis montre aussi comment construire un abri avec charpente faite maison et toit en chaume, un tour à bois, un panier en osier, comment faire son pain, ses cornichons, sa choucroute, etc. J’ai été frappé par sa pile de fagots, trois fois plus haute que lui. En effet, même s’il a une tronçonneuse, il est traditionnellement beaucoup plus aisé de récolter des petites branches en quantité (notamment en tenant les arbres en trogne) que des buches. Même chose pour les traditionnelles meules de foin.

Redonner vie à la terre

Comme il n’y a que peu de texte, ce n’est pas 100% clair, mais je crois que ce livre-là raconte comment un hectare autrefois cultivé en grande culture classique été racheté et transformé. La première étape a été de créer les talus et haies bocagères, pour limiter l’érosion éolienne comme hydrique et ramener de la biodiversité. Ils servent aussi de réservoir à biomasse pour le compost.

De plus, les talus servent à faire de légères terrasses sur la pente (la terre pour faire le talus est prise de façon à aplanir la parcelle sous le talus) et à jouer le rôle de baissières, ou swales : l’eau ne peut plus dévaler librement la pente et les racines des arbres qui poussent sur les talus l’aident à s’infiltrer. C’est selon moi une méthode à manier avec prudence : on ne sait pas quel est le sol de l’auteur, comment sont placés les talus par rapport aux courbes de niveau, etc. Je sais que chez moi, une telle pratique devrait laisser un passage permanent pour l’écoulement de l’eau afin que le terrain ne se transforme pas en marécage en hiver.

Les talus sont plantés en bonne partie avec des arbres champêtres locaux, simplement en récupérant les graines et jeunes pousses sauvages : chênes, châtaigniers, noisetiers, frênes… Bien sûr, comme les parcelles sont petites et les haies bocagères nombreuses, il faut entretenir ces arbres sur le long terme afin qu’ils n’ombragent pas trop les parcelles. La cépée et la trogne jouent ici un rôle capital. De plus, cet « entretien » est à usage multiple, puisqu’il fournit aussi bois de chauffe et d’œuvre, sans compter qu’un ensoleillement renouvelé favorise la fructification de ces mêmes arbres. Par exemple, Samuel Lewis recommande un cycle de 9 ans pour la cépée des noisetiers.

J’ai été étonné par sa façon d’entretenir les chênes en coupant toutes les branches, ne laissant que le tronc et une houppette. Pour le frêne et le châtaigner, c’est un cycle de 25 ans qui est recommandé, avec sélection des rejets de la cépée et ébranchage.

Est aussi décrit la construction d’une maison à partir d’une ruine trouvée sous les ronces, avec pierres du terrain, charpente maison (c’est le cas de le dire), fabrication du foyer de la cheminée, etc. Les ardoises et le bois plus fin viennent d’ailleurs.

On en apprend plus sur le paillage des champs : le paillage se fait en été, mais comme j’ai pu en faire l’expérience, pailler avec du foin c’est bien, mais plein de choses passent à travers. L’auteur effectue donc une intervention en hiver, où il dépaille, désherbe, et paille à nouveau par-dessus les adventices déracinées. Le dépaillage final se fait au printemps avant le passage à la houe. Du moins, c’est pour les cultures d’été.

Il raconte une année difficile, très pluvieuse, où il a néanmoins eu du succès avec le seigle. Enfin, on a des chiffres : 65kg de seigle sur 400m², soit 1085 kcal par jour et par an pour une personne. Disons 1000 kcal car il faut garder des semences pour l’année prochaine. Récolte remarquable ou ridicule ? C’est débattable. En tous cas, Samuel Lewis a l’air heureux.

Mon potager

Je serai plus bref sur ce livre-là, car il s’agit avant tout de conseils de culture au potager, qui sont aussi plaisants à parcourir qu’étonnamment denses, mais je vais pas les retranscrire ici. Notons que Samuel Lewis ne s’arrête pas à la production légumière, il s’intéresse aussi à la production de graines et à la conservation de la récolte.

Pour les fèves, que je sème en automne, il faut que je me souvienne la prochaine fois de refaire un semis au même endroit au printemps, pour voir si ça étend la période de récolte sans nuire à la production des plants plus avancés. Pour le maïs doux, ne pas avoir peur de planter les grains à 10cm de profondeur. Quant aux courges, les faire un peu sécher au soleil avant de les stocker.

J’ai apprécié les quelques pages qui évoquent les expérimentations plus ou moins ratées de Samuel et de son père en potager moderne, c’est-à-dire avec serre bâchée, pots en plastique, carrés de culture bien propres, etc. C’est un beau contraste avec le riche talus qui entoure leur potager d’aujourd’hui : chênes, noisetiers, pommiers, pruniers, groseilliers, cassis, aromatiques…

samedi 1 février 2025

The resilient farm and homestead (revised edition) - Ben Falk

Un livre que j'ai déjà lu, en version numérique, dans son édition précédente, dans lequel Ben Falk évoquait ses 10 années d'expérience de gestion d'un lieu de vie rural. Aujourd'hui, réédition fortement révisée, expurgée et développée, après 10 ans d'expériences supplémentaires. Cette fois, je me le suis procuré en version physique. Et pour moi, c'est bientôt 3 ans passés à vivre dans un cadre qui ne mérite sûrement pas les qualificatifs de farm ou même homestead, mais qui s'en rapproche.

Rappelons que c'est un bouquin long, dense, inégal, qui évoque autant une philosophie de vie que les moyens pratiques de pratiquer cette vie. L'auteur est parfois bavard, ou un peu trop flou, mais il n'empêche que qui est intéressé par ces sujets (moi par exemple) ne peut manquer d'en retirer de la substance. Mentionnons que l'auteur gagne sa vie entant que consultant en design de homestead, et que, avec sa compagne et leur fils, il produisent eux-mêmes 75% de leur nourriture. J'aurais aimé un peu plus de recul sur l'idée de résilience et la dépendance à technique : l'auteur prépare tout à fait sagement le déclin de la ressource pétrolière, par exemple, mais imagine-t-il la vie sur sa ferme sans voiture, tracteur, tronçonneuse ? A quel point serait-ce tenable ? C'est peut-être un peu hors-sujet, car prospectif, mais quitte à parler de résilience, autant aller jusqu'au bout.

Un mot sur la fameuse (ou malfamée) permaculture, terme qui est encore cher à Ben Falk : « Permaculture can be thought of as applied disturbance ecology. » Dans le sens où l'idéal du naturel n'est qu'un idéal, et que humain n'est qu'un organisme parmi tant d'autres occupé à façonner l'environnement à son avantage. L'objectif ici étant de façonner de façon durable, soutenable, plutôt que destructive et insoutenable.

Un mot sur l'idée de complexité biologique alliée à une simplicité technologique : « Resilience is greatest when living aspects of a system are complex, diverse, and connected, while the nonliving aspect of the system are simple. This is rooted in the fact that technical systems are constantly prone to entropy and are always moving towards failure, whereas living systems actually ted to build higher levels of order in time. »

Sur la gestion des herbages, et leur caractère précieux. Je retrouve des éléments que j'évoquais récemment : « You only build soil as deeply as you can get plant roots to penetrate, so the taller you let your yard or pasture grow before it's cut or grazed, the more soil you're making. » Ben Falk évoque à cette occasion les difficultés rencontrées pour créer des pâturages de qualité à partir de friches. Finalement, une solution miracle et intemporelle : le brulis, suivi d'une intervention plus moderne : le semis des espèces à fourrage désirées. D'ailleurs, à propos des semis d'engrais verts, je retiens l'idée suivante : faire des semis légers mais fréquents au lieu d'un unique semis, plus sensible aux aléas.

Toute la partie sur les swales, ou baissières en français, me laisse encore sceptique. C'est sûrement une question d'adaptation aux conditions locales. Le but est de récolter et de retenir l'eau sur le site, mais pour moi, sur mon terrain au sol pour l'essentiel lourd, argileux et hydromorphe, le défi serait plutôt d'évacuer l'eau pendant les trois quarts de l'année et de la retenir pendant seulement un quart de l'année. Pourtant, Ben Falk semble évoquer des conditions de sol proches des miennes. Ce qui ne fait en revanche guère de doute : dans ces contions de sol lourd, planter les arbres sur des buttes (buttes crées justement avec la terre sorties pour faire les baissières et placée immédiatement parallèles à elles) est pertinent afin de limiter l'asphyxie racine tout en créant une zone plus successible de garder l'humidité pour les racines (la baissière, ou fossé, justement). Donc les swales seraient-elles essentiellement utiles dans un objectif autant de plantation d'arbres (fruitiers et autres) autant que de gestion de l'eau ? C'est ce que je crois comprendre.

Ben Falk consacre quelques pages tout à fait pertinentes à l'obsession de la propreté et la perte de temps et de ressources qu'elle représente, surtout dans un contexte de travail de la terre quotidien. Fun fact : je ne me lave pas les cheveux, jamais, vraiment, et tout va bien, ils ont l'air parfaitement normaux et passent tous les examens des curieux qui viennent les regarder de près.

Selon l'auteur, un rapport sensé et soutenable avec l'environnement n'est possible que dans un cadre de « responsabilité directe » où chacun a directement à subir les conséquences de ses actions. C'est limpide : si survie et bien-être dépendent directement des actes accomplis au quotidien dans l'environnement, alors non seulement il serait insensé d'avoir un rapport destructeur avec cet environnement, mais en un sens, et c'est moi qui l'ajoute, ce serait impossible. Enfin, dans l'idéal : l'Histoire ne manque pas d'exemples de civilisations plus ou moins grandes épuisant les ressources qui leur permettent d'exister. Néanmoins, sont désirable connexion intime et long-termiste avec un lieu.

La partie consacrée à l'élevage et l'éducation d'enfants dans ce contexte de homestead est également hautement pertinente. Ne pas supposer qu'un enfant ne peut pas faire telle ou telle chose, mais l'accompagner dans ses envies naturelles, vers l'expérimentation et donc, nécessairement, l'échec. Accepter une part de risque, car ce n'est qu'en sortant de sa zone de confort qu'on apprend, tout en offrant support permanent. Savoir renoncer à une part de contrôle. Montrer plutôt que simplement expliquer. J'apprécie la longue liste fournie de savoirs concrets, du genre qu'on apprend pas à l'école et que je suis encore très loin de maitriser, alors qu'un enfant élevé dans un contexte comme celui de Ben Falk pourrait les maitriser avant l'adolescence.

Je vais terminer sur la longue liste d'éléments que Ben Falk évoque afin de maintenir et promouvoir la santé. Encore une fois, c'est pertinent. Sans détailler ses arguments, je vais voir comment je m'en sort.

  • Temps libre et spontanéité. Oui, c'est pour moi une priorité depuis longtemps, et j'y suis plutôt parvenu. Globalement, je fais ce que veux. Du moins, je jouis d'un niveau de liberté que suppose supérieur à celui de la grande majorité de la population.
  • Mouvement. Oui, je suis très actif physiquement. Je travaille beaucoup en extérieur, avec des plantes, avec mes muscles et mon agilité autant (ou presque) qu'avec mon esprit et mon raisonnement. C'est bien.
  • Hygiène du sommeil. Je m'en sors bien. Je m'endors très facilement, je fais régulièrement des nuits complètes, même si je souffre parfois d'insomnies. J'écris par exemple ce compte-rendu après une nuit de 3 heures. C'est un problème sur lequel je travaille activement ces temps-ci.
  • Temps en extérieur. Oui, beaucoup. 
  • Manger modérément / jeûner. J'ai commencé à m'intéresser à la nutrition il y a peut-être 10 ans et j'ai beaucoup travaillé à améliorer mon hygiène alimentaire et à dépasser mes addictions. Je reconnais les vertus du jeune intermittent, ou occasionnel, mais au contraire j'ai tendance à manger un peu trop et selon un rythme qui ne me convient pas toujours. La raison est sociale : on vit à quatre. Je vais travailler à me réapproprier mes rythmes alimentaires, qui incluent aisément le jeune intermittent.
  • Amour, connexion, beauté. Oui. Le social, c'est peut-être le plus important, difficile et délicat de tous ces éléments !
  • Exposition au soleil. Oui, et je reconnais son importance. Travailler plus souvent dehors en sous-vêtement, peut-être ?
  • Calme, réflexion, gratitude. Oui. Je m'en sort bien sur ce plan-là, d'une façon assez innée.
  • Créativité et travail manuel. Oui. Le projet de pépinière fruitière est justement une façon de marier ces deux éléments.
  • Temps personnel. Oui, même en vivant à quatre. J'ai tendance à en vouloir encore plus, mais je connais mes prédispositions et je préfère lutter un peu contre celles-ci.
  • Partage et entraide. Oui, à mon sens. Je suppose que certains pourraient me qualifier d'égoiste, mais mon approche du partage est peut-être la suivante : un regroupement d'égoistes épanouis dont les aspirations convergent et s'entremêlent.
  • Non addiction aux médias. Voilà bien un point auquel je ne peux répondre oui. Je suis accro à la stimulation, et bien que je passe l'essentiel de mon temps dehors, je suis surconnecté. Il y a des inconvénients, mais aussi des avantages.
  • Détox tous les jours. A partir de ce point, et pour les suivants que je ne vais pas évoquer, Ben Falk parle de notions de santé plus générales et envers lesquelles j'émets parfois des doutes (par exemple cette idée de détox utilisée à tort et à travers). Ceci dit, l'essentiel est juste : esquiver autant que formes les diverses formes de pollution inventées par la modernité (sans renier les miracles techniques et médicaux de cette même modernité) tout en privilégiant le contact permanent avec la nature et le naturel, pour des raisons de santé autant physiques que mentale.

lundi 15 juillet 2024

Humus - Gaspard Koenig

Humus - Gaspard Koenig

Un roman qui s'attaque avec sérieux au thème de l'écologie et choisit d'aller assez loin avec, jusqu'à flirter avec de l'anticipation : ce n'est pas le Ministère du Futur français, mais les mêmes échos sont là. Nos deux protagonistes sortent d'une grande école d'agro et prennent deux directions différentes. Arthur se fait néo-rural typique, reprenant naïvement une vieille ferme et tentant d'y réintroduire la vie sur un sol assassiné par des décennies de pratiques culturales destructives, alors que Kevin se lance dans l'entreprenariat à grande échelle, façon croissance verte, ou plutôt illusion de croissance verte. Notons au passage l'inversement des positions sociales : le fils de bourgeois retourne à la terre, le fils de prolo brasse des millions.

Ce qui relie ces deux protagonistes, en plus de leur amitié, ce sont les vers de terre. Car oui, des investisseurs de la Silicon Valley vont investir des millions dans une startup de lombricompostage française ! L'auteur a fait ses devoirs sur ce sujet et il récite fidèlement ce qu'on trouve dans par exemple dans Des vers de terre et des hommes de Marcel Bouché (qui est peut-être l'inspiration pour Marcel Combe, le savant des vers de terre qui embrigade nos deux étudiants). Ces passages sont assez scolaires, et c'est par ailleurs regrettable que Gaspard Koenig ne parvienne pas à convaincre quand il évoque, ne serait-ce que de loin, la science du sol. Le sol de la ferme rachetée par Arthur semble définitivement flingué par la monoculture, les intrants chimiques et le labour, mais comment exactement ? Mystère. L'auteur en fait des tonnes à ce sujet, on aurait aimé mieux plonger dans ce sol. D'autant plus que, bizarrement, Arthur parvient malgré tout à développer une activité maraichère profitable et réussie sur une partie de son terrain, pendant que l'auteur continue à nous bassiner sur le sol mort de ce même terrain. 

Sinon, ça se lit avec grand plaisir. L'écriture est juste assez légère pour se gober aisément sans sembler inexistante, la trame avance avec un bon rythme en réussissant toujours à amener développements curieux et idées dignes d'intérêt — il y a même l'inévitable auto mise en scène ironique de l'auteur. Ça fait un peu Houellebecq, notamment avec l'aspect anticipation, mais les scènes de sexe, quoique parfois bizarres, restent moins glauques (et je ne m'en plains pas). Une grande qualité du roman est l'efficacité de la satire sociale qui s'y déploie : que ce soit du côté des bourgeois néo-ruraux qui s'intègrent dans un trou paumé en compagnie de naturopathes/sexologues/pseudo-sciencologues, d'agriculteurs plus ou moins bornés et de zadistes hyperconnectés, ou de l'univers grotesque de la startup nation où on se gargarise de l'idée de méritocratie alors qu'on doit tout aux millions de papa et aux relations de tata (avec en bonus entrepreneuse arnaqueuse inspirée par Elizabeth Holmes), on sent que Gaspard Koenig connait son sujet.

La lecture de la page Wikipédia de l'auteur vaut le coup, le bonhomme a l'air digne d'intérêt, et il parvient dans Humus à garder un flou idéologique stimulant. Le capitalisme vert est-il fondamentalement oxymorique et corrompu, ou Kevin aurait-il dû mettre de côté un moralisme trop rigide et prendre sur lui, accepter des contradictions temporaires au profit de réels bénéfices écologiques futurs ? Arthur agit-il de façon complètement grotesque en s'enterrant dans sa ferme, ou le retour à l'ultra-local est-il décisif ?  Quant à la tentative de révolte mondiale qui conclue le roman : cette volonté de destruction totale de la société technicienne est-elle pertinente ou non ? Pas de réponse à cette question dans Humus. Aucun moralisme, et bravo à l'auteur pour avoir réussi à se tenir à cet angle.

J'apprécie ce final maximaliste, et notamment la façon dont Extinction Rébellion est posée comme couverture pour une organisation bien plus radicale, même si une telle tentative de révolution mondiale aurait pu être le sujet d'un roman à part entière et l'idée est ici clairement à l'étroit. Si Gaspard Koenig n'offre aucune solution à la tragédie écologique en cours — et même après lecture du roman il est difficile de percevoir à quel point l'auteur la prend au sérieux — il évoque excellemment le désespoir et la souffrance que cette tragédie provoque chez qui la perçoit.

dimanche 18 février 2024

De sève et de sang - Julia Hill

De sève et de sang - Julia Hill

Il y a bientôt 30 ans, Julia Hill a passé deux ans dans un séquoia géant au nord de la Californie pour empêcher sa destruction par une grosse compagnie qui avait l'habitude de raser ces écosystèmes pour transformer et vendre le bois. Il est frappant de constater à quelle point cette histoire bien réelle est... romanesque. Une héroïne idéaliste qui se retrouve soudainement dans une position d'improbable renommée, une grosse société tellement vile qu'on la trouverait trop caricaturale dans un film, un lieu de vie à la Tarzan, des combats dans la forêt et même dans les arbres entre militants écologistes et ouvriers armés de tronçonneuses, de colossales tempêtes qui mettent en péril la jeune femme, des hélicoptères géants qui viennent la menacer, les écœurantes machinations des grands patrons, etc.

Romanesque, et finalement plus triste qu'inspirant. Aujourd'hui, la forêt de séquoias géants ne représente que 5% des 8 095 km² initiaux, et même l'arbre qu'a défendu Julia Hill au milieu du désert des coupes rases y est passé, d'une certaine façon : il a été tronçonné aux deux tiers après tous ces évènements. Un acte de vandalisme, peut-être, mais je suis très tenté d'y voir un message des quelques puissants qui s'enrichissent ainsi :  « Toute résistance est impossible. N'essayez même pas, ça ne sert à rien. »

Plutôt que d'embrayer sur l'écologie, l'effondrement ou je ne sais quoi du genre, un mot sur la perspective religieuse de Julia Hill. C'est une croyante, une dévote, elle multiplie les prières et interprète le monde selon un prisme magique incohérent : elle voit partout et à postériori ses prières exaucées sans pour autant appliquer la même perspective aux évènements négatifs, elle lit des signes de Dieu dans les évènements du quotidien, ce genre de chose. A mes yeux, c'est de la pure démence moyenâgeuse. Je pourrais multiplier les citations de ses bondieuseries, mais bon. Ce qui me frappe encore une fois, c'est à quel point cette démence est... adaptative. Son interprétation magique et mystique du réel lui offre un soutien psychologique et lui donne l'étincelle pour accomplir des choses qui la font avancer dans le monde social et physique d'une façon avantageuse. Ce n'est pas une découverte pour moi, bien sûr, mais c'est une autre chose qui m'attriste : rencontrer quelqu'un d'aimable, de respectable, d'intelligent, et découvrir que cette personne est en même temps complètement irrationnelle à un niveau fondamental. Je comprends le pourquoi, mais j'ai du mal à m'y faire.

lundi 13 février 2023

Trees of Power - Akiva Silver

Trees of Power - Akiva Silver

Akiva Silver gère une pépinière familiale dans l'état de New York. Il a une petite présence sur Youtube, avec quelques vidéos courtes filmées téléphone à main mais souvent pleines d'infos et de passion. Ici un petit tour de son terrain filmé par quelqu'un qui se soucie un poil plus de la forme. Bref, j'aime beaucoup Akiva. Il a un background de marginal qui passe la moitié de sa vie à survivre dans les bois, il est intimement passionné par les arbres et leur propagation tout en gardant le focus sur l'aspect pratique de comment en vivre, et ses quelques débordements mystiques peuvent certainement être un peu douteux mais restent avant tout emprunts d'un profond amour pour les différentes formes de vie terrestres.

I would rather partner with trees than any bank, institution or lawmaker.

Le livre est divisé en 4 parties. La première, courte, est une sorte de manifeste idéologique qu'on pourrait qualifier de post-écologique, comme chez Mark Boyle et Paul Kingsnorth. C'est-à-dire que la lutte militante, pourquoi pas, certes, mais au bout d'un moment, il peut être bien plus pertinent (pour la "cause" comme pour sa santé mentale) de cesser de croire qu'on va changer le monde entier et de commencer, de façon économiquement réaliste, à changer sa propre intégration dans ce monde. La seconde partie s'attaque aux méthodes de propagation des arbres, bouture, greffe, marcottage, semis, etc. Le style est sec et l'auteur plein d'expérience. La quatrième partie est la plus importante : un focus sur 10 espèces d'arbres particulièrement intéressants. C'est avant tout d'une perspective géographiquement nord-américaine, j'ai donc sauté quelques pages, mais il y a tout de même de quoi intéresser l'européen. La très brève conclusion se fait un peu mystique et l'auteur donne quelques exercices pratiques plus ou moins bizarres pour prendre soin de sa santé mentale.

Un point central pour souligner l'importance des arbres est que quand le sol est exposé, la matière organique se volatilise ; la matière organique est essentiellement du carbone, et quand le carbone rencontre de l'oxygène, hop, ça fait du CO₂ et ça part dans l’atmosphère. On le voit de ses propres yeux face à une pile de compost qui, petit à petit, s’évapore littéralement. C'est le sort de tous les sols de toutes les monocultures intensives. En plus de protéger le sol, les plantes absorbent et stockent le carbone. Il est étonnant d'entendre tous les discours techno-utopiques sur des grosses machines qui absorberaient du carbone (payées par qui ? avec quelle énergie ?) alors qu'un arbre est déjà une machine à absorber du carbone, et en plus ça produit de la nourriture et du bois. L'auteur avance la théorie qu'il y avait plus de nourriture disponible en Amérique du Nord avant l'invasion des européens : c'est crédible, en prenant en compte toutes les hordes d'animaux sauvages (bisons par dizaines de millions, pigeons migrateurs littéralement par milliards, etc.) et la quantité inimaginables d'arbres fruitiers sauvages anciens (châtaigniers, pacaniers, etc.) favorisés par les humains locaux. Il est difficile de se représenter à quel point le territoire était différent et fourmillait de vie.

L'auteur souligne qu'au delà des variétés connues, il est toujours possible de trouver dans la nature des arbres fruitiers sauvages anormalement généreux pour qui sait observer : le grand mélange génétique s'y fait toujours contrairement aux vergers où les plantes sont des clones — et ça vaut le coup d'y faire attention. Il suggère aussi de s'approprier la création de variétés en plantant une grande variété de semis, en sélectionnant les meilleurs et en les laissant s'hybrider. 

Sur le plan des conseils pratiques de propagation, je suis en train d'apprendre ces choses-là par empirisme et les conseils d'Akiva sont riches, il ne fait pas perdre son temps au lecteur ; je relirai plus tard ce chapitre pour prendre plus sérieusement des notes. Je n'ai pas trouvé en français de livre de ce style tourné vers l'art de la propagation. Je note les avantages du transport de jeunes arbres en racines nues :

  • En pot, non seulement il y a usage de plastique, mais surtout usage de substrat : à grande échelle, il s'agit d'une quantité colossale de matière perdue pour le pépiniériste.
  • Les arbres qui grandissent dans un vrai sol bénéficient d'une richesse de sol impossible en pot.
  • En pot, l'eau traverse et quitte le substrat, emportant avec elle des nutriments. D'ailleurs, le substrat des pots sèche drastiquement plus vite qu'un vrai sol.
  • En pot, les racines tournent littéralement en rond, alors qu'en sol, elles peuvent adopter une forme naturelle.
  • Faire grandir les arbres dans du sol riche nécessite moins de place et pas de bâches de plastique pour protéger le dessous et le dessus des pots.
  • Et comme ils sont bien plus simples, les arbres en racines nues sont moins chers. Notons aussi que l'échange de plantes de pots est un phénomène récent, facilité par le plastique. Pour les racines nues, il suffit de faire les échanges en saison de dormance et protéger les racines dans un matériau humide.

Je ne recopie pas la tragique odyssée du châtaigner américain, on peut facilement en lire l'essentiel ailleurs.

jeudi 16 juin 2022

Faucher et récolter à la main - Ian Miller

Un livre qui a le mérite d'explorer un sujet capital mais souvent oublié : la gestion des jardins, prés, prairies, champs, etc., sans combustibles fossiles, à la faux. Je note avant tout que j'ai une expérience avec le sujet, mais une expérience très modeste : j'ai déjà fauché quelques fois dans le passé (plus que maladroitement) et depuis peu je possède (avec trois autres personnes) un terrain dont j'envisage de gérer la couche herbacée uniquement à la faux. En lisant ce livre, j'avais donc l'occasion en parallèle de m'exercer en conditions réelles avec une faux de qualité (mais pour l'instant mal maniée et peut-être mal aiguisée).

Il y a des infos intéressantes dans le livre de Ian Miller, sans aucun doute, j'en relève quelques-unes ci-dessous, mais au final c'est assez court et il passe la plupart de son temps à parler d'autre chose. C'est bienvenue quand il est question de l'historique des faux et de leur forge, un peu moins quand il disserte sur la méditation transcendantale ou des recettes de pain au levain. Il parle aussi longuement du fauchage des céréales à la faux... tout en avouant qu'il a lui-même abandonné tant c'est compliqué ! Au final, et c'est paradoxal, il ne parle pas tant de ça des faux : j'aurais voulu des chapitres entiers sur les différents types de lame, comment fabriquer un manche maison, la gestion de différents types de terrain... Je ne veux pas ne pas recommander Faucher et récolter à la main, ça vaut le coup de le lire quand on débute à la faux, mais pour être honnête, la lecture de quelques articles et le visionnage de quelques vidéos offre un peu la même chose sans les digressions.

L'auteur insiste bien sur la supériorité des faux autrichiennes, ou plus largement des faux d'Europe continentale, qui sont forgées et donc peuvent être travaillées au marteau et à l'enclume, ce qui est indispensable pour leur efficacité et durabilité. Le type de martelage de la lame dépend aussi du type de végétation à faucher : plus la végétation est coriace et ligneuse, plus il faut marteler et aiguiser grossièrement. Quelques schémas sont utiles pour mieux comprendre le martelage, l'étape peut-être la plus intimidante, et que je n'ai pas encore pratiquée (mais ça ne saurait tarder !). Et je note ce détail potentiellement capital que n'avais pas clairement intégré auparavant : pendant le fauchage, le dos de la lame doit toucher le sol, glisser sur l'herbe. Dans les pentes, l'auteur conseille de faucher de bas en haut, en diagonale, de façon à ce que la gravité aide le mouvement de la faux. L'auteur développe aussi avec moult détails la fabrication du foin destiné aux animaux, comment optimiser sa qualité en prenant en compte tous les facteur possibles, comment faire divers types de meules, etc. Intéressant. Après tout, le foin est la principale raison d'exister de la faux, et pour ceux qui n'ont pas ou peu d'animaux à gérer, il sert de paillage au potager.

vendredi 15 avril 2022

Climat : dernier avertissement - Mark Lynas

Climat : dernier avertissement - Mark LynasClimat : dernier avertissement - Mark Lynas

Il faut que je lise régulièrement ce genre de livre pour me rappeler que non, je ne suis pas fou, ce n'est pas moi qui suis fou. La majorité de ce que l'auteur raconte, je le savais déjà, j'ai lu plein de bouquins sur le sujet : c'est d'ailleurs le cinquantième livre à être référencé dans la catégorie "environnement" sur ce petit blog. Mais quand, en lisant ces pages suffocantes, on s'accorde une pause et on lève les yeux vers un monde humain qui fait, à quelques détails près, comme si de rien n'était, c'est à devenir dingue. Il n'y a rien, rien de plus important. Tout, absolument tout, est futile en comparaison.

Et le livre est très bien. Climat : dernier avertissement de Mark Lynas est structuré en six chapitres, un sur chaque degré supplémentaire qui nous attend potentiellement d'ici la fin du siècle, et sinon un peu plus tard. L'horreur va croissante, les romanciers ne peuvent pas faire plus renversant.

La première page frappe dur :

When I started writing this book I thought that we could probably survive climate change. Now I am not so sure. As you will read in these pages, we are already living in a world one degree warmer than that inhabited by our parents and grandparents. Two degrees Celsius, which will stress human societies and destroy many natural ecosystems such as rainforests and coral reefs, looms on the near horizon. At three degrees I now believe that the stability of human civilisation will be seriously imperilled, while at four degrees a full-scale global collapse of human societies is probable, accompanied by a mass extinction of the biosphere that will be the worst on Earth for tens or even hundreds of millions of years. By five degrees we will see massive positive feedbacks coming into play, driving further warming and climate impacts so extreme that they will leave most of the globe biologically uninhabitable, with humans reduced to a precarious existence in small refuges. At six degrees we risk triggering a runaway warming process that could render the biosphere completely extinct and for ever destroy the capacity of this planet to support life.

Il est tentant, avec l’hubris humain, d'oublier les boucles de rétroactions (feedback loops) : le réchauffement humain active des phénomènes naturels qui nourrissent eux-mêmes le réchauffement. Ainsi, même si par un improbable miracle les humains arrivaient à volontairement et drastiquement réduire leurs émissions, ces boucles de rétroactions, qui d'ailleurs sont déjà enclenchées, pourraient précipiter le réchauffement. Notons notamment les feux de forêts, et en particulier l’effondrement de l'Amazonie, qui est l'un des plus gros réservoir de carbone du monde ; la diminution de l'effet albédo à cause de la fonte des glaces de pôles, mais aussi des neiges et glaciers des montagnes ; la fonte du permafrost et le méthane émis en conséquence...

On peut s'attendre à une hausse des eaux de 2 mètres (chiffre très incertain) d'ici la fin du siècle, mais la fonte totale de la plupart des glaces est probablement déjà enclenchée, ce qui fait que hausse ne ferait que croitre par la suite. La montée des eaux tue déjà, par salinisation, des dizaines de milliers d'hectares de forêt. On peut s’attendre à 500 millions de réfugiés avec juste 2 mètres de hausse. Et c'est sans compter les centaines de millions de réfugiés dont les nations deviennent, littéralement, invivables à cause de la chaleur. Et c'est aussi sans compter les famines causées par la sécheresse et la chaleur. Les grands pays exportateurs de grain risquent de ne plus être en mesure de produire de surplus à exporter. Pour chaque degré supplémentaire, sans prendre en compte le manque d'eau, les récoltes baissent de 3 à 8%, en fonction des endroits, et leur qualité nutritionnelle diminue.

Dans l'hémisphère nord, les zones climatiques se déplacent vers le nord à une vitesse... visible à l’œil nu : 20km par an, soit 54 mètres par jour, soit un demi-millimètre par seconde.

Et le drame, le clou dans le cercueil, c'est que l'inévitable idée que les humains, pour lutter contre les effets immédiats du changement climatique, vont devoir brûler du combustible fossile. Avec +2°C, l'Afrique pourrait consommer en 2050, rien que pour l'air conditionné, l'équivalent de l'électricité consommée en tout par les USA, l'Europe et le Japon. Et on le voit partout, à des échelles certes moindres : ici, près de Bordeaux, pour éviter que les vignes éveillées par les chaleurs précoces se fassent assassiner par le gel, on fait bruler des braséros toute la nuit. Et ça sent le cramé en ville. 

A +3°C, l’hypothèse très optimiste pour la fin du siècle, on est dans un climat jamais connu par l'espèce humaine. Plus d'un milliard de personnes sont exposées chaque année à des température qui rendent impossibles le travail extérieur. La zone méditerranéenne se désertifie. Les glaciers, pour la plupart, n'existent plus. Il n'y a plus de glace dans les Alpes et bien d'autres massifs, ce qui provoque une aridité croissante dans les bassins habituellement nourris par l'eau de montagne issue des glaces, effet qui touche des centaines de millions de personnes dans le monde. Si à travers son effondrement l'Amazonie relâche la moitié du carbone qu'elle stocke en biomasse et dans ses sols, c'est l'équivalent de 10 ans d'émissions humaines. Nous connaitrons probablement de notre vivant la fin de l'Amazonie, et elle impliquera des feux colossaux.

Depuis 500 millions d'années, il n'y a qu'une occasion où la planète a connu un tel cataclysme lié à l'émission de carbone : l'extinction du Permien-Trias, il y a 252 millions d'années. Les humains n'ont pas encore émis autant de carbone et autres gaz à effet de serre que les probables éruptions volcaniques de l'époque, loin de là, mais... ils le font au moins 10 fois plus vite. Il n'y a donc peut-être jamais eu en 500 MA un réchauffement aussi rapide sur notre planète. Il n'est pas à exclure que ce chemin nous emporte vers un dérèglement total du cycle du carbone qui mène à une "vénusisation" de la Terre par un emballement climatique (runaway greenhouse effect) nourri par les boucles de rétroactions. La probabilité de cette hypothèse est bien sûr difficile à estimer, mais elle est réelle. Et plus on émet de gaz à effet de serre, plus on s'en rapproche.

Cette perspective existentielle n'est qu'une potentialité, mais un réchauffement situé entre 3 et 6 degrés d'ici la fin du siècle est quasi certain, et un tel réchauffement va causer un bouleversement colossal, apocalyptique, des civilisations humaines. Que faire ? Choisir dès maintenant un effondrement plus tolérable en ne brûlant plus de combustibles fossiles et en les laissant tous dans le sol. Est-ce que ça arrivera ? Improbable.

J'invite vivement à la lecture de Climat : dernier avertissement de Mark Lynas, qui bien sûr va beaucoup plus loin dans les chiffres et les détails, avec une montagne de références scientifiques.

mardi 12 avril 2022

Vivre avec la terre III - Créer une microferme - Perrine & Charles Hervé-Gruyer

Vivre avec la terre III - Créer une microferme - Perrine & Charles Hervé-Gruyer

Troisième et dernier volume issu de l'expérience de la ferme du Bec-Hellouin, après le premier et le second. Je vais faire un bref résumé avant de conclure sur l'ensemble.

On commence avec un sujet particulièrement coriace et captivant : la reproduction des plantes, et comment bien la comprendre pour pouvoir faire ses propres graines. Le chapitre sur la production de semences est de la très bonne vulgarisation scientifique, et je ne vais pas en relever des passages ici, tant l'ensemble est déjà hautement condensé. C'est sans doute le passage le plus dense des trois tomes, tant il s'agit de saisir des notions précises de botanique et de génétique, et il faudra que je relise plusieurs fois ce chapitre en intégralité pour espérer me rentrer tout ça dans le crâne.

Notons simplement les avantages de la production locale traditionnelle de semences :

  • Avec le temps les variétés s'adaptent aux conditions spécifiques d'un lieu précis.
  • Les plantes cultivées ont (où plutôt avaient) l'occasion et le temps de coévoluer avec leurs bioagresseurs locaux.
  • Les variétés traditionnelles n'étaient pas sélectionnées pour nécessiter des engrais, mais pour être simplement fertilisées avec fumier et compost. 

En somme, moins de rendement mais plus de résilience. Or 75% de la diversité génétique des plantes a été perdue entre 1900 et 2000. La majorité des variétés a disparu. Aujourd'hui, l'uniformisation règne, et, pour les légumes, une majorité des graines utilisées sont des hybrides non reproductibles. De plus, les variétés modernes sont sélectionnées pour dépendre de conditions idéales qui nécessitent pesticides, herbicides, fertilisants, irrigation... Les auteurs ont pris conscience de leur totale dépendance aux producteurs de graines, et ont donc décidé de travailler à gagner plus d'autonomie, tout en soulignant que la production de certaines semences est très complexe. 

Quant aux pesticides, il semblerait qu'à cause de l'adaptabilité des ravageurs, leur efficacité ne soit pas si claire. Aux USA, l'usage de pesticides à augmenté de 3300% (!) depuis 1945 sans pour autant diminuer les pertes de récolte totales. Pourquoi ?

  • Les monocultures n'existent pas dans la nature : elles sont inévitablement une opportunité pour les ravageurs.
  • L'artificialisation (pas d'arbres, de haies, de mares...) ne permet pas la survie de tous les animaux auxiliaires qui régulent normalement les ravageurs.
  • Le sol lui aussi est artificialisé (travail mécanique intense, engrais chimiques, pesticides...), ce qui affaiblit les plantes.
  • Les variétés sélectionnées pour leur productivité le sont au détriment de leur rusticité.

Le bio industriel, sauf concernant l'usage de molécules chimiques, ne résout pas vraiment ces problèmes. Pour favoriser les auxiliaires régulateurs, c'est simple : richesse et diversité écologique.

Il y a donc des avantages à créer des variétés locales, et les auteurs font de même avec les moutons : créer une race locale adaptée aux conditions de leur ferme. Les moutons d'Ouessant sont bien rustiques, mais trop petits. Ils les ont donc croisé avec une race de moutons à viande, ce qui a fonctionné, sauf que les moutons avaient gardé un trait indésirable des Ouessant : n'avoir qu'un agneau par an. Un nouveau croisement a été fait avec les Shetland, une race rustique qui peut avoir deux petits par portée : succès. Les descendants de ces croisement sont relativement autonomes et agnèlent seuls.

Les auteurs expérimentent aussi avec la traction animale, pour les légumes de garde et ceux pour lesquels la demande est très forte (pommes de terre, poireaux, oignons...), mais aussi  pour produire du blé. Si les légumes sont rentables, le blé est purement expérimental : son coût de production est énorme comparé à celui de l'agriculture classique. Là aussi les auteurs créent leur propre variété de blé. Ils sèment un mélange d'une trentaine de variétés anciennes, à forte diversité génétique, sur 1500m². Chaque année une partie de la récolte sert au semis suivant. L'objectif est, en quelques années, d'arriver à un blé adapté aux conditions locales : les variétés adaptées prospèrent, les autres régressent, et en même temps elles s'hybrident à hauteur de 5% par an.

Il est aussi question du blé "de jardin". Il s'agit de s'inspirer d'un savoir antique en bonne partie perdu, c'est donc très expérimental. Le fait est que la Chine et l’Égypte antiques nourrissaient de vastes populations sans combustibles fossile... avec des rendements parfois bien supérieurs à ceux d'aujourd'hui, aussi bien en terme de grains par épi qu'en quintaux par hectare. Comment est-ce possible ? Si les techniques étaient certainement multiples, il semble que les grains pouvaient être plantés un par un, très espacés et régulièrement buttés et sarclés, ce qui favorise le tallage (capacité des céréales à donner plusieurs tiges et épis à partir d'un seul grain). En France, Marc Bonfils se serait livré à des expériences de ce genre. Je précise que ce point est un peu flou, mais c'est une piste à explorer pour se préparer un monde post-pétrole.

Ensuite, j’apprécie les chapitres sur l'outillage et la construction. Ceux dédiés à la création d'une microferme sont stimulants mais un peu vagues. Je regrette que le dernier chapitre conclue sur un quasi mysticisme avec en prime accroyoga et dance autour d'un mandala de fleurs en se tenant la main. Heureusement, la brève conclusion qui suit nous laisse sur l’évocation des problèmes profonds qui sous-tentent tout le livre et lui donnent sa valeur : le désastre climatique et environnemental qui est en cours et qui va façonner l'avenir proche de l'humanité. La seule énergie propre, c'est l'énergie biologique. Il n'y a pas d'espoir dans une course en avant technicienne basée sur la foi.

Ceci dit, je voudrais citer l'avant-dernier paragraphe de cette conclusion et le commenter un peu.

Nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience qu'une vision matérialiste de l'existence nous ampute d'une part essentielle de nous-mêmes. Prendre soin de la Vie sous toutes ses formes, se sentir relié à la nature, à ses sœurs et ses frères humains, à son être profond, donner le meilleur de soi pour une cause qui nous dépasse : n'est-ce pas là l'essence de toutes les formes de spiritualité ?

Je ne partage pas cette perspective dualiste. La modernité que vilipendent les auteurs n'est pas synonyme de matérialisme. Le matérialisme, c'est une perspective philosophique qui ramène tout à la matière, pour laquelle il n'y a rien au-delà de la matière. A l'inverse, la spiritualité tend à trouver une vérité au-delà de la matière, et il me semble qu'ici il ne s'agit pas simplement de la vie de l'esprit humain : donc une vérité qui donc flirte inévitablement avec le religieux. Or, la modernité a sa part de spirituel : comment appeler autrement la foi dans le progrès, la religion du marché ou l'espoir que la technique et l'ingéniosité résoudront tous les obstacles ? De la même façon, le futur écologique qu'appellent les auteurs est profondément matérialiste : n'est-ce pas matérialiste que de vouloir des conditions de vie saines, un écosystème durable, un avenir pour ses enfants et des sensations plaisantes à travers un lien avec la nature ? Bref, cette opposition matérialisme/spirituel ne me semble pas pertinente. Pire que ça, en tant que dualisme réducteur, elle me semble nuisible.

Pour finir, quelques mots sur l'ensemble de ce pavé de 1000 pages. La forme aurait gagné à un peu plus de retenue (moins de pages blanches, des photos plus sévèrement sélectionnées) et on peut reprocher au fond d'être parfois un peu vague, la faute à l'énormité de ce qui est exploré. Pour cette même raison, certains chapitres sont nécessairement moins intéressants que d'autres. Malgré tout, ces trois tomes de Vivre avec la terre réussissent là où c'est le plus important : ils donnent des perspectives pratiques sérieuses, crédibles et documentées pour amortir les chocs qui nous attendent dans le futur proche. Il est très appréciable que l'ensemble soit basé sur une expérience personnelle, intime : c'est ce qui permet de croire en ce qu'on lit, la condition nécessaire pour accorder notre confiances aux auteurs sur des sujets aussi lourds et complexes.

samedi 2 avril 2022

Vivre avec la terre II - Cultures vivrières et forêts-jardin - Pierrine & Charles Hervé-Gruyer

Vivre avec la terre II - Cultures vivrières et forêts-jardin - Pierrine & Charles Hervé-Gruyer

Après un excellent premier tome : la ferme du Bec-Hellouin, second tome, le plus massif. Toujours un peu trop d'illustrations pleine page, et les 50 pages de tableaux sur les légumes ne sont pas un modèle d’ergonomie ni d'économie de papier, mais, le plus important, toujours un contenu riche, dense et passionnant.

On commence avec la butte de culture permanente, qui a pour avantage d'augmenter la profondeur du sol. Sa permanence fait qu'elle n'est jamais piétinée ou tassée, et que l'ajout de compost et de mulch contribue année après année à créer une terre qui gagne en fertilité. De plus, en densifiant les cultures sur ces buttes, on peut réaliser ses amendements de façon plus dense. Les buttes étant surélevées, leur réchauffement est favorisé au printemps et le ressuyage du sol est favorisé (la perte de l’excédent d'eau au printemps). Les auteurs avancent que les potagers plus traditionnels, où les rangs de cultures sont séparées par des allées, ne sont la plupart du temps pas justifiés : tout cet espace serait nécessaire avant tout aux bêtes de trais et aux machines, pas aux plantes. En resserrant les cultures, on augmente l’efficacité globale et on réduit les besoin de désherbage, qui peuvent se faire à la main. L'idée est que les feuilles des légumes se touchent quand ils atteignent les 3/4 de leur développement, afin de former une "canopée". De plus, dans le cas des buttes rondes, la courbe offre un espace de culture supérieur à un simple sol plat. Notons que les pommes de terre, qui nécessitent de "détruire" la butte à la récolte, et les courges, qui prennent beaucoup de place, ne sont pas forcément adaptées aux buttes. Sur les buttes rondes, il n'est pas question d'utiliser des semoirs mécanique et l'usage de voiles de forçage est limité (ce qui n'est guère un problème pour l'amateur). Dans les climats très chauds, la butte n'est pas une bonne idée car elle favorise l'évaporation, et mieux vaudrait cultiver au contraire en creux. Mais on n'en est pas encore là en France.

La morale générale est de faire aussi petit et aussi soigné que possible. Il ne faut pas créer une plus grande surface que celle que l'on est capable d'entretenir et de désherber, ne jamais semer dans un sol qui n'est pas impeccable (décompacté, fertilisé, sans adventices). Le désherbage régulier, quand les adventices sont encore très jeunes, est capital.

La butte permanente n'est pas une invention : son usage est répandu depuis des millénaires. Mais, bien sûr, elle n'est pas compatible avec la mécanisation. Les buttes rondes ne doivent pas être trop hautes, pour éviter le ruissellement de l'eau et des graines. Idéalement, les allées sont paillées pour limiter les adventices, ce qui peut nécessiter l'apport, 3 fois par an, d'une grande quantité de biomasse. Et en échange les allées peuvent produire plusieurs centimètres de compost par an. Lors de la création de la butte, ne pas oublier de bien décompacter le sol. Les buttes elles aussi sont quasiment toujours muchées, sauf peut-être quelques semaines au printemps, voire un ou deux mois, pour réchauffer la terre et réaliser des faux semis. Avant nouveau paillage et pendant ces semaines d'exposition, plusieurs sarclages superficiels pour tuer les adventices et casser la croute de battance. Les planches plates sont utilisées notamment pour les semis directs, avec semoir pro, et ce sont elles qui dominent sous la serre. Notons que les auteurs déconseillent l'apport de bois dans les buttes. D'après leur expérience, les bûches remontent avec le temps et les pointes de la grelinette se plantent dedans. Dans la nature, le bois se décompose en surface et les organismes qui causent cette décomposition vivent en aérobie. Dans les pays d'Afrique, cette technique fonctionne grâce aux termites.

Les apports de paillage et de compost n'apportent pas immédiatement des nutriments : les nutriments sont libérés progressivement par les organismes du sol et seront utiles sur le moyen terme. L'idée est de maintenir la présence de tous les stades de décomposition pour une assurer une fertilité dans l'immédiat comme sur la durée. Les auteurs n'utilisent pas d'engrais classique. Comme n'y a pas encore d'étude scientifique approfondie sur les apports de fertilité par la biomasse, le dosage se fait encore à l'instinct et à l'expérience.

Afin de relativiser l'idée d'autofertilité, je note la composition du substrat à semi de la ferme : 40% de substrat bio du commerce, 40% de compost maison tamisé et mûr, et 20% de sable de rivière. Je ne crois que le sable de rivière soit une ressource renouvelable.

Au Bec-Hellouin, les arrosages sont très modérés : après les semis et repiquages, en quantité stable mais modérée pour stimuler la croissance profonde des racines, et en période de sécheresse. Il leur arriverait, certaines années, de ne pas arroser hors semis et jeunes plans, sans doute grâce à la combinaison mulch et richesse organique du sol. Leurs planches plates sont équipées de tuyaux d'arrosages au goutte à goutte. Les bons outils pour le travail pro à la main ne sont pas monnaie courante, et ils prennent le temps de conseiller sur ces questions. Je ne noterai ici que la nécessité, pour les récoltes notamment, d'un bon sécateur à lames longues, souvent mentionné.

Le gros morceau suivant est l'association des cultures. Comme pour la forêt-jardin, l'idée est d'optimiser en associant des végétaux complémentaires, pour des raisons très pratiques. Notons que les plantations se font en quinconce, et que s'il s'agit bien de densifier, quitte à ce que certains légumes soient plus petits que la norme, il y a évidemment un juste milieu à trouver. Il s'agit aussi de remettre en question l'idée que les légumes auraient toujours besoin du plein soleil, et, plus compliqué, de prendre en compte les différences parfois considérables entre les nombreuses variétés d'une même plante. Les associations sont un facteur important dans l'efficacité au mètre carré de la ferme du Bec-Hellouin (mais pour les amateurs, ne pas oublier l'avantage considérable que représente leur grande serre).

Quelques avantages de cette pratique des associations :

  • Feuillages variés et donc optimisation de la captation des rayons du soleil
  • Plus de protection du sol contre le soleil, qui stérilise les premiers centimètres du sol
  • Optimisation de l'espace : un légume qui pousse en hauteur accompagne d'autres qui couvrent le sol
  • De même pour les systèmes racinaires : un système profond et un système superficiel ne sont guère en concurrence pour l'eau et les nutriments
  • La densité favorise un microclimat moins venteux et plus humide, où les écarts de températures sont moins élevés
  • Les différents végétaux créent des barrières physique et chimiques pour les ravageurs
  • Les fixateurs d'azote peuvent être utiles aux autres plantes
  • L’augmentation de la biomasse produite par mètre carré donne de quoi faire plus de much
  • Plus de masse racinaire signifie plus de fertilité après décomposition
  • La richesse des micro-organismes est favorisée
  • La variété augmente la résilience
  • Bien menées, les associations offrent un plus fort rendement par unité de surface
  • Et c'est plus agréables pour les humains

Notons aussi les inconvénients : essentiellement une complexification du système qui laisse la place à plus d'erreurs possibles (compétition, manque d'espace..). Les auteurs ne manquent pas de préciser que certaines tentatives ont été des catastrophes. Des tableaux offrent un classement des plantes par famille, taille des systèmes foliaires et racinaires, et durée du cycle de culture. Une bonne idée est aussi de définir dans chaque association une culture prioritaire, au profit de laquelle les autres peuvent être récoltées en avance si besoin. Le repiquage facilite les choses, en donnant de l'avance à un légume particulier, et il s'agit aussi de semer de façon décalée. De nombreux exemples d'association viennent ensuite illustrer ces principes, mais gardons en tête que si ce n'est pas une science exacte, loin de là, il s'agit pourtant de ne pas faire les choses à la légère et de bien songer à tous les facteurs. Un exemple simple : ail et mâche. C'est comme une simple culture d'ail, sauf qu'on plante de la mâche entre les pieds d'ail. La mâche est récoltée à la moitié du cycle de l'ail, ce qui libère l'espace pour la croissance de l'ail.

Je prends le temps de commenter l'association peut-être la plus connue : la milpa (courge-maïs-haricot). Plutôt que de semer les 3 ensemble en terre, comme j'ai eu l'occasion de le faire, voici le procédé pratiqué par les auteurs : repiquage de plants de maïs, un mois plus tard désherbage et semi des haricots (alors que les maïs font déjà 40 cm), et deux semaines plus tard repiquage des courges, qui vont couvrir le sol. Encore deux semaines plus tard, désherbage et paillage, et le tout en aidant les haricots à grimper sur le maïs avec l'aide de piquets de palissage. Par la suite, la biomasse est utilisée en paillage. On voit donc comment un système complexe doit être géré bien plus finement qu'en semant simplement 3 graines ensemble. Je note aussi le compagnonnage facile de la courgette et du maïs : comme une simple plantation de courgette, mais avec du maïs en bonus.

Sur la culture en toutes saisons : il s'agit de planter assez tôt ses légumes d'hiver pour réaliser l'essentiel de leur croissance quand il y a encore assez de soleil. Par ailleurs, les légumes supportent mieux le gel à l'état de jeune pousse qu'adulte. Et, encore fois, choisir les variétés pertinentes à la saison et la localisation de culture. Si les serres non chauffées n'offrent qu'une protection marginale face au gel (en fin de nuit la température n'est supérieure que de 1 ou 2 degrés à la température extérieure), ce qui compte pour la croissance des végétaux, c'est la température moyenne, qui elle est bien plus élevée. Les serres facilitent aussi le palissage, qui peut multiplier les rendements par 3 pour les tomates et les concombres. Les végétaux souffrent plus du dégel que du gel, il faut donc éviter les montées de température rapide après un gel. Donc, ventiler la serre tôt dans ce cas. Les eaux de pluie récupérées du toit de la serre peuvent y servir de batterie thermique. D'ailleurs, les auteurs ont même installé des petites marre dans leur serre. La présence du poulailler dans la serre contribue sensiblement à la réchauffer. Par exemple, les vignes de la serre qui poussent près du poulailler sont plus précoce d'une dizaine de jour que celles plus éloignées.

Les couches chaudes, faites avec une quarantaine de centimètres de fumier, réchauffent les jeunes plants posés dessus et toute la serre avec. Cette technique est aussi un héritage des maraichers parisiens, elle a été abandonnée avec le déclin de la traction animale et la raréfaction du fumier, puis par l'abondance d'énergie fossile à bas coût. Les couches chaudes peuvent aussi fonctionner dehors, surtout avec un voile de forçage. Attention : l'abondance de jus de fumier peut tuer les arbres à proximité. La couche chaude n'offre pas que de la chaleur, mais aussi, selon son niveau de décomposition par la suite, du paillis et un riche compost.

Les pommes et poires sont les légumes les plus évidents à conserver sans transformation, et quand on on cultive à la fois variétés précoces et tardives, il est possible de longuement étaler la récolte. La sélection variétale est une fois de plus capitale. Je note aussi la présence d'un petit chapitre sur un sujet particulièrement intéressant pour l'amateur : les légumes vivaces. Concernant les aromatiques (sauge, menthe...), je note quelles sont tout à fait utilisables et même bénéfiques en mulch, ce que j'aurais pas eu le réflexe de faire.

Ensuite, on arrive au dernier gros morceau : les forêts-jardin et leurs variantes. C'est l'un des axes majeurs de leur recherche, mais, évidemment, ça prend du temps pour obtenir des données. Concernant l'agroforesterie, rappelons que par exemple une production de blé + noyer offre 36% de gain de productivité par rapport à une production en parcelles séparées. Pour les fruitiers, une attention encore plus aiguisée est à donner aux variétés à cause de la complication des greffes. Les fruitiers basse-tige ne sont pas à privilégier dans une perspective long-terme (ils s'épuisent plus vite), et les haute-tige permettent plus aisément d'intégrer des animaux. Les auteurs soulignent aussi l'importance du paillage au pied des fruitiers, surtout quand ils sont jeunes, pour augmenter les chances de reprise, limiter les arrosages et globalement augmenter la vitesse de croissance d'un facteur de 1,5. Ne pas oublier non plus que pour maintenir une productivité optimale, un fruitier, ça se taille.

Il y a aussi un chapitre sur les haies, détruites pour la plupart au cours des dernières décennies, et je ne vais pas lister ici leurs très nombreux avantages. D'ailleurs les haies peuvent aussi servir de fourrage animal, ou être des haies fruitières. L’agroforesterie est une vielle tradition européenne (oliveraies, châtaignerais...).

  • Les prés-vergers sont la combinaison d'arbres et d’animaux, qui bénéficient de l’abri des arbres et pour lesquels les fruits tombés constituent une source supplémentaire de nourriture. Les animaux détruisent ainsi les parasites au passage. Pour l'arbre, la concurrence de l'herbe est réduite et les excréments fertilisent. Cependant, il vaut mieux protéger les arbres des gros animaux.
  • Les vergers maraîchers combinent arbres et légumes, et permettent ainsi une optimisation de l'énergie solaire. C'est particulièrement valables pour les légumes qui tolèrent l'ombre.

Les forêts-jardin sont quand à elles divisées en deux versions :

  • La forêt-jardin intensive a une forte productivité mais demande beaucoup d'entretien. C'est la forêt-jardin "idéale" de Martin Crawford, avec différentes strates, de nombreux arbustes et couvre-sols. Les études réalisées au Bec-Hellouin pointent vers une viabilité économique de ce système, viabilité essentiellement portée par les baies et les plantes couvre-sols. Les baies sont souvent greffées sur de petits troncs pour faciliter les récoltes et libérer l'espace au sol. Une bâche biodégradable est utilisée pour maitriser les plantes au sol. Les allées sont paillées et décaissées. Les auteurs voient dans ce système, encore balbutiant en occident, une piste d'avenir.
  • La forêt comestible produit moins mais nécessite peu d'entretien. Elle est probablement à plus grande échelle, la strate herbacée est donc, à moins de beaucoup de main d’œuvre, incontrôlable, et si les plantes naturelles (orties, fougères...) peuvent néanmoins service de mulch, des animaux peuvent être utilisés pour garder le contrôle. On peut aussi semer des légumes à basse maintenance, comme des courges, ou introduire des pérennes.

mercredi 16 mars 2022

Vivre avec la terre I - Permaculture, écoculture : la nature nous inspire - Pierrine & Charles Hervé-Gruyer

Premier tome d'une masse de 1000 pages par les fondateurs de la ferme du Bec Hellouin en Normandie, ferme qui s'est retrouvée être en France à l'avant-garde des pratiques agricoles écologiques, à petite échelle, et pour l'instant marginales. (Ou peut-être juste la plus médiatisée, mais passons.) De plus, cette ferme a l'avantage d'être le sujet de diverses études scientifiques. La permaculture, on connait, quant à l'écoculture, c'est une création des auteurs qui recoupe fortement la permaculture, mais se veut plus pratique et concrète.

Commençons par quelques réserves. Sur la forme, on peut regretter la présence parfois abusive de photos de pleine page qui n’apportent pas grand-chose, et le fait que chaque nouvelle partie est introduite par une double page blanche, ce qui cause au moins 34 pages blanches sur les trois tomes. Et sur le fond, je regrette quelques passages qui parlent de "mandalas de fleurs", d'une vague "énergie", de "pensée positive", etc. Ceci dit, c'est chipoter : l'ensemble est riche, pragmatique et solide scientifiquement. Après avoir fini ce premier tome, j'ai hâte de me jeter avidement sur le second.

Déjà, notons que les auteurs, sans être catastrophistes, sont clairement dans une perspective d'effondrement. En somme, si on continue comme ça, effondrement, si on arrête tout, effondrement. Ils choisissent de ne quasiment pas utiliser d'engins motorisés, de rester aussi low-tech que possible, etc., même si la frontière est toujours arbitraire : ils indiquent à un moment avoir tout de même un petit tracteur dont le moteur sert à activer un broyeur à végétaux, et les serres sont une obligation pour rester viable économiquement. D'ailleurs, cette viabilité économique est centrale : avec une surface de maraîchage qui ne dépasse pas quelques milliers de mètres carrés, ils sont rentables et ont créé des emplois permanents. Études à l’appui, ils affirment que sur 1000m² (dont une moitié sous serre) ils produisent autant de légumes (en valeur) que sur un hectare mécanisé, le tout en partant d'un sol ingrat. Impressionnant. A l'inverse de l'agriculture intensive classique dépendante aux engrais de synthèse non renouvelables, qui appauvrit et à long terme détruit les sols, leur approche construit un sol riche et sain, le tout en monopolisant moins de terres et en étant bien moins dépendant au pétrole. 

Un bref résumé des pratiques circulaires de la ferme du Bec Hellouin :

Plus de sol → plus d'eau → plus de végétaux → plus de pluie → plus de végétaux → plus d'animaux → plus de sol

La capacité d'un sol à absorber l'eau de pluie augmente avec sa richesse en matière organique, qui agit comme une éponge. Il y a aussi une corrélation entre la teneur en matière organique et la pluviométrie : des sols riches en matière organique font pousser une végétation plus dense, et l'évapotranspiration des plantes est l'une des causes principales des pluies. Cette logique est contraire à celle de l'agriculture contemporaine, qui "ignore" le sol et nourrit les plantes avec des intrants de nutriments solubles et directement assimilables. J’apprécie la perspective du sol comme "système digestif" : les organismes du sol rendent les éléments du sol biodisponibles pour les plantes.  De plus, un sol sain ne doit pas être compacté, pour favoriser la croissance des racines et la teneur en oxygène, importante pour les divers micro-organismes. Ainsi une densité racinaire forte favorise les micro-organismes du sol. Le carbone entre dans le cycle du vivant via la photosynthèse : les végétaux utilisent l'énergie du soleil pour transformer le CO2 atmosphérique en carbone organique (sucres/glucose) et en oxygène. La rupture des chaines de carbone par les micro-organismes du sol, rupture qui rend les nutriments accessibles aux plantes, s’appelle la minéralisation.

Les racines sont l'un des facteurs qui enrichissent le sol : un arbre perd en moyenne 30% de ses racines chaque année et celles-ci retournent au sol, en plus de l'aérer en "creusant". La macrofaune du sol consomme ces racines et aère elle aussi le sol, ce qui augmente sa capacité à absorber l'eau. Les lombrics, quant à eux, enrichissent le sol avec leurs déjections extrêmement fertiles. De plus, les organismes vivants stockent les nutriments dans leur corps, ce qui évite la perte de ces nutriments par lessivage. Ils "rendent" les nutriments à leur mort. Je note, page 97, la présence du tableau du rapport C/N (carbone/azote) des différentes matières, auquel je me référerai probablement souvent à l'avenir.

Quelques détails sur le fonctionnement des plantes. La photosynthèse (CO2 in, O2 out) n'a lieu que le jour, mais la respiration (O2 in, eau et CO2 out, production d'énergie) le jour et la nuit : c'est pourquoi une plante dégage de l'oxygène pendant le jour et en absorbe pendant la nuit. Tant que la plante croît, l'équilibre est en faveur de la photosynthèse, donc de l’absorption de CO2. Quand la plante meurt, le carbone est progressivement libéré dans le sol et l’atmosphère. La plante transpire et perd de l'eau quand elle ouvre ses stomates pour absorber le CO2 nécessaire à la photosynthèse. En cas de manque d'eau, la plante ferme ses stomates et donc ne peut plus effectuer d'échange gazeux : la photosynthèse est impossible, la croissance s’interrompt. Dans le même ordre d’idée, le vent favorise l'évaporation de l'eau. Donc, si le vent est certes bon pour assainir les feuillages, les végétaux ferment leurs stomates face à trop de vent et donc interrompent la photosynthèse.

Les auteurs mentionnent leurs erreurs initiales de conception :

  • Déjà, le trop grand éparpillement de leurs terres, qui nuit à l'optimisation.
  • La trop grande ambition en surfaces de maraichage. Ils les réduisent chaque année pour optimiser. Le cœur intensif de la ferme, qui crée plusieurs emplois, ne fait que 1,2 hectares, et seulement 1000m² sont cultivés intensément en maraichage
  • Trop de diversité initiale dans les cultures, ce qui encore une fois réduit l'optimisation. On peut avoir une végétation riche et variée sans chercher à cultiver des centaines de variétés, comme ils ont tenté initialement.

Toujours dans l'idée de jouir des avantages d'un système complexe, chaque zone qui n'est pas cultivée intensément fournit néanmoins de nombreux services :

  • Forêt-jardin : fruits et autres plantes comestibles, pâturage occasionnel, brise-vent, source de biomasse, source de biodiversité
  • Mares : source d'eau pour l'arrosage mais aussi par capillarité, contribue à des microclimats avantageux (inertie thermique de l'eau et réfléchissement des rayons solaire), biomasse, (roseaux, consoude et même vase), abrite grenouilles et crapauds qui bouffent les limaces, élevage de poisson, plaisir esthétique et loisir
  • Pré-verger : pâturage, bois à fourrage, fertilité (déjections des animaux), force de travail des animaux de trait

Point capital : le but est de tendre vers l'autofertilité. Sur un terrain de par exemple 1 hectare, on cultive intensément 1000m² à la main, et on utilise la biomasse, déjections, etc. des 9000 autres m² pour nourrir le sol des zones de culture intensive. Dans les faits, il n'y a cependant pas de raison de se priver d'intrants qui viennent des alentours (fumier, BRF...), et la ferme du Bec Hellouin en profite abondamment, ce qui encourage à relativiser l'autonomie réelle possible.

Quelques rappels des problèmes de l'agriculture classique :

  • L'érosion éolienne des sols nus
  • L'érosion hydrique de sols tassés ou déstructurés
  • La lixiviation : l'entraînement par l'eau de pluie des ions minéraux dans les terres pauvres en matières organiques
  • La tendance à la croissance perpétuelle des besoins en engrais chimiques car ces mêmes engrais nuisent à la santé du sol
  • Les problèmes de santé humaine causés par les pesticides

Ainsi les auteurs évoquent la Haute-Normandie, qu'ils connaissent bien. Le taux de matière organique de la terre des plateaux en monoculture classique est tombé à 0,8% : les sols ne se tiennent plus, l'érosion est importante, et ces terres se retrouveront bonnes à rien en cas de manque d'engrais de synthèse. A l'inverse, les pratiques encouragées par les auteurs sont celles-ci : sol presque toujours couvert, apport de matière organique plutôt que d'engrais (donc construire un sol riche et sain), travail minimal du sol, agroforesterie, pas de produits chimiques...

Le paillis, ou mulch, est une version anthropisée de la litière qui recouvre et nourrit le sol dans la nature. Les vertus sont nombreuses : protection du sol contre le soleil, l'assèchement, la compaction, régulation de la température et de l'humidité, compostage en place, moins de désherbage, enrichissement de la vie du sol... Les auteurs préconisent de ne pas cultiver (en buttes permanentes) une surface supérieure à celle que l'on est en mesure de pailler. Les allées entre les buttes peuvent aussi servir de lieu de compostage en place, spécialement pour les paillis carbonés, plus abondants, qui quelques années plus tard peuvent être transférés sur les buttes. Ainsi 20 centimètres de paillage annuels (qui provient essentiellement du terrain lui-même) peuvent créer un ou deux centimètres de sol. Notons aussi l'utilisation d'un hache-paille, type d'ancien broyeur à végétaux dénué de moteur, devenu difficile à trouver. Autre option : avoir à disposition un billot de bois et un hachoir pour débiter rapidement la biomasse de type tige épaisse.

A propos de compost, je noterai surtout de choix de composter les adventices en graines à part : un compostage réussi est supposé tuer les graines, mais ça ne fonctionne pas toujours. Ce compost "sale" sert cependant au repiquage des courges, qui s'en contentent joyeusement. De même, le compost humain des toilettes sèches est utilisé seulement pour les arbres. Les poules, quant à elles, s'intègrent très bien à un système de compostage : elles apprécient l'abondance de vers et l’enrichissent de leurs déjections. Les buttes permanentes sont surtout dédiées au repiquage et semblent se contenter du paillage, l'essentiel de compost va donc aux planches permanentes plates destinées aux semis directs.

De l'importance du point de départ.

Les questions de biochar, de thé de compost et autres cultures de micro-organismes ne me semblent pas essentielles, mais je note néanmoins l'affirmation suivante, frappante si fondée : un substrat de rempotage comprenant du biochar inoculé en micro-organismes permettrait une croissance jusqu'à 3 fois plus rapide des jeunes plants.

En plus de toutes les qualité de cette approche de l'agriculture, n'oublions pas les capacités de séquestration du carbone organique, de très loin supérieures à celles de l'agriculture conventionnelle.

mercredi 12 janvier 2022

L'homme-chevreuil - Geoffroy Delorme

L'homme-chevreuil - Geoffroy Delorme

Un bouquin hélas soporifique pour une aventure à priori passionnante. Geoffroy Delorme passe 7 ans à vivre à plein temps dans les bois en compagnie des chevreuils et autres bestioles. Je respecte profondément le bonhomme pour son épopée et toute la richesse qu'elle a dû contenir, dommage qu'il n'aie pas la plume pour évoquer cette richesse. L'écriture est simpliste, enfantine ; les rares et courtes réflexions sont peut-être justes, mais surtout banales et superficielles.

Il n'est pas question d'humains, on passe tout notre temps avec l'auteur, mais il n'a pas l'air d'avoir une vie intérieure plus riche que celle d'un cerf. Je ne dis pas ça méchamment, après tout, pour vivre ainsi, il faut une tournure d'esprit épurée, mais le fait est que c'est très chiant à lire. On ne sait pas ce qu'il pense, on ne connait pas ses opinions, on ne saura jamais rien sur sa relation glaciale avec ses parents : on sait juste qu'il aime les chevreuils. Les chevreuils, quant à eux, sont nettement moins intéressants que des humains.

J'ai dû sauter deux lignes sur trois pour ne pas m'ennuyer face à cet étonnant manque de profondeur. Pour une approche plus réfléchie de la vie sauvage, lire L'année sauvage de Mark Boyle, et pour une histoire d’ermite avec plus d'élan narratif, lire Le dernier ermite de Michael Finke.

dimanche 19 décembre 2021

L'année sauvage - Mark Boyle

L'année sauvage - Mark BoyleL'année sauvage - Mark Boyle
 

Dès les premières lignes de L'année sauvage (The Way Home), Mark Boyle annonce clairement ses références : D.H. Lawrence, Thoreau, Edward Abbey, Wendell Berry, John Muir, etc. On est en terrain connu. A noter aussi sa proximité avec Paul Kingsnorth, qui, je crois, est le Paul avec lequel il va chaque semaine se poser au pub. Ce projet d'année sans technologie est nécessairement arbitraire : en somme, il renonce à tout ce qui est électrique et il tend globalement à autant d'autonomie que possible (sur le plan alimentaire, de la construction, etc.) sans pour autant jeter les technologies mécaniques comme le vélo.

On peut reprocher à Mark Boyle des analyses pas toujours très aiguisées, du genre "les jeunes aujourd'hui ils sont accros à leur portable ils n'ont plus de vrai lien", mais, globalement, sa sensibilité n'a pas manqué de recouper la mienne. Je pourrais aisément, dans ce petit compte-rendu, parler plus de moi que de Mark Boyle, mais je vais essayer de trouver un équilibre. Mes projets me portent également vers, disons, une sorte de retour à la terre, mais un retour plus modéré, notamment parce qu'il implique d'autres personnes : nous serions deux couples, avec des perspectives d'enfants, et donc il est question de compromis, de conserver un pied dans la modernité, ne serait-ce que pour ne pas fermer de portes à nos futurs enfants — en plus, bien sûr, de notre propre confort.

Mark Boyle, dans un coin reculé d'Irlande, a construit sa maisonnette en bois. Il compte manger essentiellement des pommes de terre, il s'agit donc de transformer une partie de son sol inculte (mais fertile en vie) en source de nourriture. Pour deux, il est question, je crois, de 4000m² de champ de pommes de terre — soit 150kg de tubercules. Le reste de son assiette est rempli par diverses plantes sauvages, de la verdure sauvage ou du jardin, des œufs des poules du jardin, des poissons pêchés dans les lacs et rivières du coin, et l'occasionnel cerf, sans compter les choses expérimentales, comme la culture d'oca. L'eau, bien sûr, vient d'une source locale. Pour lutter contre son rhume des foins, il utilise le plantain, et ça marche plutôt bien.

Dans cet endroit reculé, les gens sont âgés, mais il reste une vie sociale campagnarde. Il n'est pas si loin le temps où le meilleur endroit où stocker la viande de cerf, c'était dans l'estomac de ses voisins. Quand Mark Boyle veut construire un fumoir, pour conserver ailleurs la viande de cerfs, il est accompagné d'un ami et le bâti de ses mains avec du bois ramassé dans la forêt voisine, ou du moins une partie de la forêt qui n'a pas été ravagée par les machines. La peau, il la tanne, notamment avec la vieille technique qui consiste à utiliser le cerveau de la bête.

Pour lui, il est normal de faire 12 kilomètres allez-retour, à pied ou à vélo, pour aller au bureau de poste (qui ne tarde pas à fermer). De même pour aller pêcher, aller au pub (qui ne tarde pas à fermer) ou allez voir des amis : 10 kilomètres à vélo, 20 kilomètres à vélo, 40 kilomètres à vélo, potentiellement sous la pluie, une journée à faire du stop... Moi qui rêve encore de vivre sans voiture, lire ces passages m'a rassuré.

Comme Paul Kingsnorth, il a laissé derrière lui l'environnementalisme au profit du lien direct avec la terre moins d'éoliennes et plus de poêles à bois, moins de panneaux solaires et plus de forêts. Comme moi, il a laissé derrière lui de longues années de végétarisme au profit d'une éthique de l'autonomie — la vie est certes la valeur suprême, mais tendre vers l'autonomie permet une certaine reprise de contrôle sur sa propre vie et résout bien des problèmes environnementaux. Pour moi, ce n'est encore que l'idée, et pour Mark Boyle, c'est autant l'idée que la pratique.

Les lois et décisions politiques se mettent en travers de son chemin : la pêche est réglementée, les arbres sont coupés, les lieux de vie sont fermés... Il se souvient qu'avant l'invention du thermos, les travailleurs se regroupaient autour du pot qui bouillonnait sur le feu. Cette tradition communautaire, comme tant d'autres, n'existe plus mais les maisons de retraite sont arrivées.

Mark Boyle n'a pas d'emploi, mais il travaille beaucoup, tous les jours. Il écrit, certes, mais surtout, il s'occupe de son jardin, des animaux, du bois, du terreau qu'il faut retourner (pour réintroduire de l'air et faciliter la décomposition) et il y a constamment des coups de main à donner aux voisins. Il faut aussi faire la lessive à la main, et ça incite à l'économie : en été, il ne fait qu'une lessive par mois, en utilisant des plantes à saponine comme lessive. Lui lave seul, mais, traditionnellement, l'activité était commune, sociale. Il fait de l'alcool maison avec du cassis (qu'il ramasse ou qu'on lui donne par kilos), des mûres, du miel... Il fait ses propres bougies avec la cire de ses abeilles et du jonc comme mèche. Pour effrayer les cerfs qui viennent manger ses plantes, il fait un épouvantail, et ça semble fonctionner. A d'autres moments, il faut récolter le fumier des chevaux d'un voisin pour nourrir la terre du potager. Ou alors il faut entretenir les outils, passer la matinée à aiguiser la faux. Une ballade dans les bois ? Il revient avec des baies et une bûche sur chaque épaule.

Dans cette vie qui, inévitablement, est radicale, je ne peux même pas reprocher à Mark Boyle un certain retour vers ce que j’appellerais de l’animisme. Je suis habituellement impitoyable avec n'importe quel mysticisme foireux, mais là, j'en ai fait l’expérience, quand on a un pied dans les bois et l'autre dans les joncs, les choses de la nature prennent une importance, une force, qui pour la plupart des gens est oubliée. Alors par exemple, si un jour on pose des pièges à limace (artisanaux) et que, plus tard, on se prend de remord face aux limaces agonisantes et qu'on les libère, pourquoi pas ? Il n'y plus de contradiction entre épargner des limaces et manger une truite, il n'y que des êtres vivants en lien les uns avec les autres, des êtres vivants qui parfois doivent remplir notre estomac et parfois sont imbus, par le simple fait de vivre, d'une aura toute-puissante. Ensuite, ce sont les grenouilles de la nouvelle mare qui viennent s'occuper des limaces. Et les humains ne sont pas en reste : à côté de sa maisonnette, Mark Boyle a bâti une auberge gratuite, non référencée sur la toile, ou n'importe qui peut venir poser son oreiller — à condition de certifier ne pas être venu en voiture ou en avion.