jeudi 31 mai 2018

Espace lointain - Jaroslav Melnik


Espace lointain - Jaroslav Melnik

Les millions d'habitants de la mégapole sont tous aveugles. Ils ne savent pas ce qu'est la vue, et pensent que l'espace lointain, c'est à dire l'espace qui est hors de leurs faibles perceptions, n'existe pas. Au cours de leur vie ils ne sortent guère de leur appartement, de leur travail et de leur rue. Et voilà qu'un beau jour, Gabr se retrouve voyant. C'est la panique : qu'est-ce donc que cette étrange hallucination ? Il se tourne vers les autorités qui ne manquent pas de tenter de le soigner. Mais il tombe sur une bande de rebelles, des ex-voyants qui se sont fait voler leur don par la « médecine » et qui, plein d'amertume, veulent plonger la mégapole dans le chaos.

Espace lointain fonctionne plutôt bien. L'écriture est terriblement fluide, tellement que j'ai lu le livre en une journée. Mais par contre, il y a clairement un côté un peu simpliste. Ainsi la structure dystopique est extrêmement classique : le héros commence en étant parfaitement intégré à la société oppressive dont il fait partie, mais le voilà qui dévie. Il trouve des rebelles, puis se frotte aux véritables leaders de la cité qui tentent de le convertir à leur cause. Et pour conclure, il n'y a pas grand chose face à l'inertie des choses. Chaque étape est symbolisée par une femme : une pour la masse de la population, horriblement cruche, une pour la classe dominante, légèrement moins cruche, et une dernière pour les rebelles et l'éventuelle escapade finale : Gabr et sa troisième copine se barrent dans la nature. Cette fin optimiste est bizarre, je ne peux pas m’empêcher de penser qu'il vont crever de faim une semaine plus tard.

Notons aussi l'étrange conception que l'auteur se fait de la vie en aveugle. Il a l'air de penser par exemple que le fait d'être aveugle libère de tout souci de propreté, ainsi avoir des morceaux de nourriture séchée dans les cheveux est parfaitement normal. Il pense aussi que les aveugles ne peuvent pas concevoir de désir sexuel abstrait : « le corps de notre partenaire ne nous attire que lorsque nous pouvons le toucher. » (p.188) Certes, le désir visuel n'existe pas, mais le désir tactile ne peut-il pas exister dans l'esprit, en dehors du contact effectif ? N'est-il pas possible pour l'esprit de concevoir une sorte de modèle 3D d'autrui ? J'ai l'impression qu'il pense que les aveugles ne sont pas capables de connaître la beauté : « Pour les aveugles, tout cela n’existe pas : il n'y a pas de notion d'acier brut, pas de crasse, comme il n'y a pas de laideur des objets ou des corps déformés. » (p.260) Quoi ? Les aveugles ne pourraient pas connaître la beauté ou la laideur d'un objet par le toucher, ou la beauté d'un corps ? J'en doute. Chaque sens est une source de beauté.

Autre problème : créer une société massive et immuable qui reste stable sur le très long terme. L'auteur mentionne, si je me souviens bien, des milliers de générations. Si l'on dit qu'une génération, c'est vingt ans, que qu'il n'y a que deux milliers de générations, on arrive déjà au chiffre de 20000 ans. C'est absolument énorme. A titre de comparaison, l'agriculture date d'il y a 10000 ans environ. Que la mégapole survive pendant aussi longtemps, en étant à peine entretenue par des aveugles qui n'ont aucune idée de leur environnement réel, voilà qui est déjà improbable. Mais que la caste de dirigeants, qui sont tous des voyants, soit restée stagnante pendant aussi longtemps, c'est juste impossible. Pendant tout ce temps, ils ont vécu dans un bled de « quelques dizaines de rues ». Quoi ? Et la croissance démographique ? En profitant des ressources technologiques qu'offre la mégapole, ils auraient eu le temps de repeupler la Terre plusieurs fois. Et personne n'a envie d'avoir plus de deux enfants ? Pourquoi personne n'a envie de voir ce qu'il y a de l'autre côté des montagnes ? Ils ne sont même pas au courant du camp rebelle qui existe depuis des décennies à une courte distance de marche. Après tout ce temps, et malgré l'absence de tout problème matériel, ils sont si peu nombreux qu'ils sont en manque de ministres pour diriger la mégapole. Alors qu'ils ont, pour un village de « quelques dizaines de rues », plusieurs journaux et plusieurs chaînes de télé.

Bon, ça fait beaucoup de points qui passent difficilement. Il n'empêche que l'ensemble forme un récit entraînant qui explore la capacité qu'ont les sociétés humaines à vivre dans le mensonge. Accepter un fait comme une réalité et construire l'univers autour de ce fait, jusqu'à ce que la question de sa réalité ne se pose même plus : il devient impossible de changer simplement à cause de l'inertie accumulée. Et, comme dans toute dystopie, la changement individuel est victime d'une répression autoritaire mortelle. Ici, même la classe dirigeante est piégée : au fond, elle ne contrôle pas la société qu'elle gère vaguement, au contraire, c'est cette société qui la contrôle. Mais ce détail me semble discutable : je doute que puisse exister une classe dirigeante aussi incapable de saisir les privilèges qui s'offrent à elle.

313 pages, 2013, agullo

vendredi 25 mai 2018

Ainsi parlait Zarathoustra - Nietzsche


Ainsi parlait Zarathoustra - Nietzsche

Ce n'est pas la première fois que je commence un livre de Nietzsche, mais c'est la première fois que j'en termine un. Ainsi parlait Zarathoustra est une œuvre vraiment particulière : de la philosophie sans jargon, totalement détachée, du moins en apparence, de toute doctrine, et avec une forte dimension narrative. Zarathoustra vit en ermite sur sa montagne, et décide d'aller communiquer sa sagesse aux hommes. Mais, bien sur, les hommes ne sont pas prêts à le recevoir : trop attachés à leurs œillères, ils se moquent de lui, et Zarathoustra repart dans sa montagne avec son aigle et son serpent. L'aigle, c'est tout ce ce qui est haut et grand chez l'homme ; le serpent, c'est tout ce qui est bas et rusé. Mais l'aigle et le serpent de Zarathoustra sont amis : c'est que l'homme à besoin d'être au clair avec l'intégralité de sa personne. Pour poursuivre son potentiel, il ne doit pas refouler des parties de lui jugée négatives par la morale conventionnelle, non, il doit se connaitre et s'explorer en profondeur. C'est ainsi que Zarathoustra parle des vallées et des montagnes : les abysses et les pics forment ensemble un paysage grandiose. Zarathoustra décide donc de continuer seul sa quête du surhumain, ou alors avec seulement quelques compagnons bien choisis. Encore une fois son attitude vis à vis de ses amis est à double tranchant : il se considère supérieur à eux et veut leur enseigner, mais en même temps il les incite à ne pas le vénérer et à aller ailleurs chercher leur sagesse. Tout culmine dans un final particulièrement narratif qui ressemble à une parodie de la cène : Zarathoustra retrouve toutes ses connaissances, qui on chacune un parcourt bien particulier, et ensemble ils célèbrent la quête philosophique. D'ailleurs, il y a beaucoup d'humour, notamment cette scène ou les pseudo apôtres font semblant d'être retombés dans la superstition en vénérant un âne pour embêter Zarathoustra. Comme plusieurs fois déjà dans le livre, Zarathoustra est insatisfait : il a progressé dans sa quête, mais il n'est pas arrivé, et il n’arrivera jamais. Il n'y a pas de doctrine suprême, pas d'état ultime du bonheur, juste une interminable poursuite de l'accomplissement philosophique, du véritable soi et d'une énergie vitale toujours renouvelée. Je pourrais me noyer dans les louanges à propos d'Ainsi parlait Zarathoustra. Je vais probablement lire d'autres productions de Nietzsche.

Je vous le dis : il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez encore du chaos en vous. (p.14, Prologue)

Malades et moribonds furent ceux qui méprisèrent le corps et la terre et qui inventèrent les choses célestes et les gouttes de sang rédemptrices : et qui plus est ces doux et sombres poisons, c'est dans le corps de la terre qu'ils les puisèrent !
Ils voulaient échapper à leur malheur et ils trouvaient les étoiles trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : « Oh ! s'il existaient seulement des chemins célestes pour se glisser dans une autre existence et un autre bonheur ! » C'est alors qu'ils inventèrent leurs petites ruses et leurs petits breuvages sanglants.
Ils se croyaient désormais délivrés de cette corps et de cette terre, ces ingrats. Et pourtant à qui devaient-ils le sursaut et la félicité de leur délivrance ? A leur corps et à cette terre. (p.39, Des prêcheurs d'arrière-mondes)

Regardez-les moi, ces superflus ! Toujours ils sont malades, ils vomissent leur bile et c'est ce qu'ils appellent leur journaux. Ils s'entre-dévorent et ne sont même pas capables de se digérer.
Regardez-les moi donc, ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent des puissances et avant tout le levier de la puissance, ils veulent beaucoup d'argent, ces impuissants !
Regardez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns par-dessus les autres et ainsi s'entrainent dans la boue et l'abîme.
Tous, ils veulent accéder au trône : c'est leur folie - comme si le bonheur était assis sur le trône ! C'est souvent la boue qui est sur le trône - et souvent aussi le trône sur la boue. (p.65, De la nouvelle idole)

On paie mal un maitre en ne restant toujours que l'élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas effeuiller ma couronne ?
Vous me vénérez ? Mais qu'arrivera-t-il si votre vénération, un jour, tombe et se renverse ? Méfiez-vous de ne pas vous vous faire écraser par une statue !
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra. Mais qu'importe Zarathoustra ? Vous êtes mes croyants : mais qu'importent tous les croyants !
Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m'avez trouvé. C'est ce que font tous les croyants ; c'est pourquoi toute foi compte si peu.
Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; ce n'est que quand vous m'aurez tous renié, que je veux revenir parmi vous. (p.105, De la vertu qui prodigue)

Mais je veux révéler vos cachettes au grand jour : c'est pourquoi je vous ris à la figure, de tout mon rire venu des hauteurs.
C'est pourquoi je tire sur votre toile, pour que votre rage vous fasse sortir de votre tanière de mensonge et que votre vengeance jaillisse derrière votre mot : « justice ».
Car que l'homme soit délivré de la vengeance : voilà, à mon sens, le pont vers la plus haute espérance et un arc-en-ciel après de longues intempéries. (p.135, Des tarentules)

J'appelle véridique, celui qui s'en va dans les déserts d'où Dieu est absent et qui a brisé son cœur vénérateur.
Dans le sable jaune, brulé par le soleil, il louche, assoiffé, vers les iles aux sources abondantes où des êtres vivants se reposent sous des arbres sombres.
Mais sa soif ne parvient pas le convaincre de devenir comme ces satisfaits par le bien-être : car là où il y a des oasis, il y a aussi des idoles.
Affamé, violent, solitaire, sans-dieu : c'est ainsi que se veut la volonté du lion. (p.141, Des sages illustres)

Et vous dites, mes amis, que l'on ne doit pas discuter des goûts et des couleurs ? Mais toute la vie n'est qu'une querelle sur les goûts et les couleurs.
Le goût : il est en même temps poids et plateau de la balance et il celui qui pèse ; et malheur à tout ce qui est vivant et qui voudrait vivre sans querelle, quant au poids, à la balance et à celui qui pèse ! (p.162, Des hommes sublimes)

Ah ! pensée abyssale, toi qui es ma pensée ! Quand trouverai-je la force de t'entendre creuser et de ne plus trembler ? (p.226, De la félicité malgré soi)

La solitude de l'un est la fuite du malade ; la solitude de l'autre est la fuite devant le malade. (p.245, Sur le mont des oliviers)

Ô mes frères, celui qui est un premier-né est toujours sacrifié. Mais nous sommes tous des premiers-nés. (p.283, Des vieilles et des nouvelles tables)

Quelle aimable chose qu'il existe des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts illusoires entre ce qui est éternellement séparé ?
A chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme chaque autre âme est un arrière-monde. (p.311, Le convalescent)

Ah ! mes animaux, j'ai appris jusqu'ici seulement que ce qu'il y a de pire en l'homme est nécessaire pour ce qu'il y a en lui de meilleur, que tout ce qu'il y a de pire en lui est sa force la meilleure et la pierre la plus dure pour le créateur le plus haut, et que l'homme doit devenir et meilleur et pire. (p.313, Le convalescent)

Ô mon âme, je t'ai appris à dire « aujourd'hui » comme on dit « jadis » ou « naguère » et je t'ai appris à danser ta ronde par-dessus tout ici, tout là-bas et tout plus loin encore.
Ô mon âme, je t'ai délivrée de tous tes recoins, j'ai balayé la poussière, les araignées et la pénombre qui te recouvraient.
Ô mon âme, je t'ai lavée de ta petite pudeur et de ta petite vertu en coin et je t'ai convaincue de te tenir nue devant les yeux du soleil.
J'ai soufflé sur ta mer houleuse avec la tempête qui a pour nom « esprit » ; j'ai chassé tous les nuages et j'ai même étranglé l’étrangleur nommé pêché. (p.318, Du grand désir)

500 pages, 1883, le livre de poche

jeudi 17 mai 2018

Crash ! - J.G. Ballard (La trilogie de béton)


Crash ! -  J.G. Ballard (La trilogie de béton)

Je continue d'essayer avec Ballard, mais ça ne passe toujours pas. Dans Crash, le narrateur et son entourage développent, comme le dit la quatrième de couverture, une « obsession sexuelle pour la tôle froissée ». En gros, c'est un peu un roman pornographique avec pour thème spécialisé les accidents de voitures. On passe de scène d'accident en scène de sexe (en voiture, bien sur), puis de scène de sexe (en voiture) à scène de contemplation des angles de carcasses d'automobiles explosées. Quand il ne baise pas, le narrateur fantasme. Partout des phallus, des vagins, des anus, du sperme. C'est terriblement lassant. Pourtant, c'est plutôt bien écrit. Ballard arrive même à construire un univers extrêmement déshumanisé, fait de béton, d'autoroutes et d'aéroports, peuplé essentiellement de prostituées et de névrosés, qui fait froid dans le dos. Il y a sans doute un message très profond sur la société moderne et son culte matérialiste de la machine, mais il bien caché sous les interminables délires sexuels des personnages qui ne comblent pas le vide du squelette d'histoire. D'une rare répétitivité et parfaitement assommant.

273, 1973, folio

mercredi 16 mai 2018

Les révoltés - Sándor Márai

Sándor Márai - Les révoltés


Dans la Hongrie de 1918, une bande de jeunes hommes s’apprêtent à passer dans le monde des adultes. Il n'en ont pas très envie, et se révoltent à leur échelle, en volant l'argent de leurs parents, en leur subtilisant divers objets et en se liant d'amitié avec un acteur libertin. Les révoltés est un roman sur l'adolescence, sur laquelle plane l'ombre de la grande guerre, au loin. Sándor Márai a une plume habile, et c'est sans trop de peine qu'il parvient à emporter le lecteur sur les pas de ses jeunes personnages. Il ne se passe rien d'extraordinaire, c'est au fond la vie quotidienne de jeunes bacheliers qui jouent aux adultes pour se préparer à en devenir. Certaines scènes sortent du lot, notamment celles où ils imaginent des tours à jouer à leurs profs, en se transformant soudainement en élèves timides et respectueux. J'imagine que beaucoup d'enseignants modernes aimeraient qu'on leur fasse quotidiennement ce genre de blagues. Dommage que le dénouement soit décevant : paf, un suicide sorti de nulle part, et ça se termine abruptement.

255 pages, 1930, le livre de poche

dimanche 6 mai 2018

Tao Te King - Lao Tseu


Tao Te King - Lao Tseu

Petite découverte d'un fragment de philosophie chinoise. Il y a 2500 ans, Lao Tseu, fatigué de la vie à la cour impériale, aurait décidé de s'exiler, laissant derrière lui ce petit livre à la demande d'un garde de la grande muraille. On apprend dans le commentaire que « le caractère Tao est composé du radical marche, uni au radical tête ou principe, point de départ d'un système, pensée directrice d'un mouvement. Il signifie au sens propre : une chemin, une voie. » Et mieux vaut ne pas s’attendre trop vite à percer les secrets du Tao tant les aphorismes de Lao Tseu sont elliptiques, voire contradictoires. D'autant plus que le tout est très mystique. Le préfacier, d'ailleurs, ne compare pas le texte à d'autres ouvrages de philosophie mais à des textes religieux. C'est un point de vu personnel, mais assez révélateur. D'ailleurs, fait marquant, Lao Tseu évoque à un moment ce qui ressemble fort au monothéisme occidental : « Il est un être indéterminé dans sa perfection, qui était avant le ciel et la terre, impassible, immatériel ! Il subsiste, unique, immuable, omniprésent, impérissable. On peut le considérer comme étant la Mère de l'Univers. Ne connaissant pas son nom, je le désigne par le mot Tao. » (25) J'ai l'impression qu'on peut aisément se laisser aller à coller ses propres croyances préexistantes à ce genre de texte. Le préfacier renchérit : « [Le Tao est] un vivant témoignage de la Connaissance qui jaillit dans le cœur de l'homme, dès qu'il s'affranchit des illusions sensorielles ou mentales, et ramène tout à la Source permanente de son être et de tous les êtres. » Ce type de jargon mystique m'est assez désagréable. Et en effet il y a dans le Tao Te King une permanente apologie du renoncement et de l’inaction, souvent bien supérieure à ce qu'on trouve dans la philosophie occidentale. Par exemple :
La suprême Vertu est comme l'eau. L'eau et la vertu son bienfaisantes pour les dix milles êtres et ne luttent pas. Elles occupent les places que tous les hommes détestent. C'est pourquoi elles sont comparables au Tao. (8)
Le savoir n'est qu'ornement du Tao et commencement de l'erreur. C'est pourquoi le Sage s'attache au réel et rejette les apparences ; il s’intéresse au fruit plutôt qu'à la fleur. (38)
Sans franchir sa porte, on connaît l'univers ; sans regarder par sa fenêtre, on voit le Tao du Ciel.
Plus on sort et s'éloigne de soi, moins on acquiert la connaissance de soi.
C'est pourquoi le Saint-homme arrive sans se mouvoir, nomme sans regarder, et accomplit sans agir. (47)
En s'adonnant à l'étude, on augmente chaque jour ; en se consacrant au Tao, on se diminue chaque jour ; on ne cesse de diminuer, jusqu'à ce qu'on atteigne le Non-agir. Par le Non-agir, il n'est rien que l'on ne puisse faire, certes ! (48)
Il n'est rien au monde de plus inconsistant et de plus faible que l'eau ; cependant, elle corrode ce qui est dure et fort : rien ne peut lui résister ni la remplacer.
La faiblesse a raison de la force ; la souplesse, de la dureté. Tout le monde le sait, mais personne n'y conforme sa conduite. (78)
L'analogie de l'eau est plaisante, certes. Mais cet encouragement à la passivité absolue est en soi contradictoire : n'a-t-on pas besoin d'étudier et travailler pour parcourir le Tao ? Peut-être pas si l'on considère le Tao comme révélation, mais encore une fois, on a rarement de révélation sur ce qu'on ne connait pas. Ainsi si le non-savoir est l'objectif final du sage, comme diraient les occidentaux, il ne peut suffire pour le chemin. Je préfère ne pas voir la philosophie morale comme comme une négation des énergies vitales, mais comme la science qui cherche et enseigne comment gérer et utiliser ces énergies. Mais les termes utilisés ici sont, il me semble, trop vastes pour permettre une interprétation précise.

Le philosophe prodigue néanmoins des conseils pratiques pour guider le lecteur sur le chemin de la vertu et de la modération qui rappellent les philosophes antiques de l'occident :
Celui qui connait les hommes est averti ; celui qui se connait lui-même est réellement éclairé.
Celui qui vainc les hommes est fort, celui qui se vainc lui-même est réellement puissant.
Celui qui sait se suffire est riche.
Celui qui suit sa voie a de la volonté.
Celui qui reste à sa place dure longtemps.
Celui qui meut sans cesser d'être a acquis l'immortalité. (33)
Quand le monde a le Tao, on renvoie les chevaux aux champs. Quand le monde n'a plus le Tao, les chevaux de combat se multiplient dans les faubourgs.
Il n'est pas de plus grande erreur que de vouloir satisfaire ses désirs ; il n'est pas de plus grande misère que de ne pas savoir se suffire. Il n'est pas de pire calamité que le désir de posséder.
C'est pourquoi celui qui sait se contenter de peu est toujours satisfait. (46)
Le peuple envisage la mort avec légèreté, parce qu'il peine trop pour vivre ; voilà pourquoi il attache peu d'importance à la mort. Car seul celui qui n'est exclusivement accaparé par la lutte pour l'existence peut sagement apprécier la vie. (75)
Et un passage dont j'ai envie de faire une interprétation environnementaliste :
Celui qui est vertueux atteint son but sans se permettre de rien prendre par la force. Il réussit sans faire souffrir, sous détruire, sans s'enorgueillir, sans exploiter son succès, puis s'arrête. Il a vaincu sans violence.
Quand les êtres usent de la force, ils vieillissent, car cela est opposé au Tao, et ce qui est opposé au Tao périt prématurément. (30)
Ce qui me frappe, c'est la notion de limite. Au-delà d'un certain point, le sage « s'arrête. » Notion intemporelle.

En bref, dans le Tao Te King, beaucoup de mysticisme, mais aussi beaucoup d'idées familières écrites avec minimalisme et beauté. Pas besoin d'énormes pavés pour susciter plaisir et réflexion. Et je conclus en laissant la parole au commentateur qui, même s'il fait un peu trop d'ésotérisme, sait rédiger de belles phrases.
Le moi est, en tout homme, un vouloir tentaculaire. Il tend à s'accroitre sans cesse au détriment des autres êtres et à s'opposer en même temps à toute tentative susceptible de diminuer ce qu'il considère comme sa propriété. Il finit même par se convaincre qu'un perpétuel accroissement est, pour lui, une question de vie ou de mort. (p.142)
[Le Tao] exige un renversement de notre état actuel, un dépouillement de ce « moi » qui obstrue la source créatrice cachée au dedans de nous. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il n'y a pas de méthode fixe pour amorcer cette transformation, dont le besoin se fait sentir dès que l'homme, sursaturé de notions intellectuelles ou de sensations, éprouve la nostalgie de la Réalité éternelle. (p.162)

vendredi 4 mai 2018

L'événement anthropocène - Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz


L'événement anthropocène - Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz

L'anthropocène : une nouvelle époque géologique causée par l'influence colossale de l'homme sur son environnement. Les auteurs ne manquent pas de rappeler les faits quelque peu attristants qui sont à l'origine de ce changement géologique, mais leur approche me semble surtout historique. Ils prennent le temps de revenir en arrière, ils défendent la thèse que l'homme a toujours été conscient de ce qu'il faisait et que la destruction de l’environnement aurait été faite les yeux grands ouverts. Ils rappellent également l'importance des guerre dans les bouleversements environnementaux ainsi que celle des diverses variantes de l'idéologie consumériste.

Une petite clarification à propos de la vision du changement climatique que l'on retrouve régulièrement dans les médias : « Le mot « crise » entretient un optimisme trompeur : il donne à croire que nous serions simplement confrontés à un tournant périlleux de la modernité, à une épreuve brève dont l'issue serait imminente. Le terme de crise désigne un état transitoire, or l'anthropocène est un point de non-retour. Il désigne un dérèglement écologique global, une bifurcation géologique sans retour prévisible à la « normale » de l'holocène. » (p.39) Et, pour continuer à enfoncer le clou, un rappel des futures crises environnementales : « L'anthropocène s'annonce violent. Il pourrait s’avérer plus conflictuel, plus insidieusement barbare que ne le furent les guerres mondiales et les totalitarismes du XXe siècle. » (p.43)

Ici, une idée qui me plait. On pourrait penser que le chemin que l'homme parcourt vers la compréhension de monde qui l'habite le rendrait plus prudent, mais les auteurs ne sont pas de cet avis : « L'image de la Terre vue de l'espace véhicule une interprétation radicalement simplificatrice du monde. Elle procure un sentiment de vision d'ensemble, globale, dominatrice et extérieure, plutôt qu'un sentiment d'appartenance humble. Elle couronne ce que Philippe Descola a nommé le « Naturalisme », né en Occident, par lequel nous concevons les autres êtres de la Terre comme partageant la même « physicalité » que nous humains, mais comme étant d'une intériorité radicalement différente de la notre, nous positionnant ainsi en surplomb par rapport à la nature, dans l'extériorité stratégique de celui qui gère et pilote le système Terre auquel il appartient. » (p.79)

Un petit passage sur Cuba qui vient en appuyer un autre de Prospérité sans croissance de Tim Jackson. Cuba, après 1992, après la chute de l'URSS, se retrouve privé du pétrole soviétique et sous embargo américain : « Pour économiser l'énergie, les horaires de travail dans l'industrie furent réduits, la consommation domestique d’électricité rationnée, l'usage de la bicyclette et de covoiturage se sont généralisés, le système universitaire a été décentralisé, le solaire et le biogaz ont été développés (fournissant 10% de l'électricité). Dans le domaine agricole, le renchérissement des pesticides et des engrais chimiques, très énergivores, a conduit les Cubains à innover : contrôle écologique des nuisibles par des insectes prédateurs, fertilisants organiques (utilisation de vers de terre par exemple), périurbanisation de l'agriculture permettant de recycler les déchets organiques ; enfin, la nourriture a été sévèrement rationnée. Le corps des Cubains fut profondément modifié par la période spéciale : en 1993, au plus fort de la crise, la ration journalière descendit à 1900 kilocalories. Les cubains perdirent 5kg en moyenne, entraînant d'ailleurs une réduction de 30% des maladies cardiovasculaires. » (p.120) Comme quoi un ralentissement du monde, même dans des conditions critiques, est loin d'avoir uniquement des effets négatifs. Et maintenant, les Cubains ont une espérance de vie supérieure à celle des Américains.

Et pour conclure, quelques mots venus d'un journal de publicitaires des années 1920 qui viennent nous rappeler une réalité tellement intégrée à notre mode de vie quotidien que l'on en vient à l'oublier : La publicité doit « rendre les masse insatisfaites de leurs modes de vie, mécontentes de la laideur des choses qui les entoure. Des consommateurs satisfaits ne sont pas profitables. » (p.183)

272 pages, 2013, seuil