jeudi 31 mai 2018

Espace lointain - Jaroslav Melnik


Espace lointain - Jaroslav Melnik

Les millions d'habitants de la mégapole sont tous aveugles. Ils ne savent pas ce qu'est la vue, et pensent que l'espace lointain, c'est à dire l'espace qui est hors de leurs faibles perceptions, n'existe pas. Au cours de leur vie ils ne sortent guère de leur appartement, de leur travail et de leur rue. Et voilà qu'un beau jour, Gabr se retrouve voyant. C'est la panique : qu'est-ce donc que cette étrange hallucination ? Il se tourne vers les autorités qui ne manquent pas de tenter de le soigner. Mais il tombe sur une bande de rebelles, des ex-voyants qui se sont fait voler leur don par la « médecine » et qui, plein d'amertume, veulent plonger la mégapole dans le chaos.

Espace lointain fonctionne plutôt bien. L'écriture est terriblement fluide, tellement que j'ai lu le livre en une journée. Mais par contre, il y a clairement un côté un peu simpliste. Ainsi la structure dystopique est extrêmement classique : le héros commence en étant parfaitement intégré à la société oppressive dont il fait partie, mais le voilà qui dévie. Il trouve des rebelles, puis se frotte aux véritables leaders de la cité qui tentent de le convertir à leur cause. Et pour conclure, il n'y a pas grand chose face à l'inertie des choses. Chaque étape est symbolisée par une femme : une pour la masse de la population, horriblement cruche, une pour la classe dominante, légèrement moins cruche, et une dernière pour les rebelles et l'éventuelle escapade finale : Gabr et sa troisième copine se barrent dans la nature. Cette fin optimiste est bizarre, je ne peux pas m’empêcher de penser qu'il vont crever de faim une semaine plus tard.

Notons aussi l'étrange conception que l'auteur se fait de la vie en aveugle. Il a l'air de penser par exemple que le fait d'être aveugle libère de tout souci de propreté, ainsi avoir des morceaux de nourriture séchée dans les cheveux est parfaitement normal. Il pense aussi que les aveugles ne peuvent pas concevoir de désir sexuel abstrait : « le corps de notre partenaire ne nous attire que lorsque nous pouvons le toucher. » (p.188) Certes, le désir visuel n'existe pas, mais le désir tactile ne peut-il pas exister dans l'esprit, en dehors du contact effectif ? N'est-il pas possible pour l'esprit de concevoir une sorte de modèle 3D d'autrui ? J'ai l'impression qu'il pense que les aveugles ne sont pas capables de connaître la beauté : « Pour les aveugles, tout cela n’existe pas : il n'y a pas de notion d'acier brut, pas de crasse, comme il n'y a pas de laideur des objets ou des corps déformés. » (p.260) Quoi ? Les aveugles ne pourraient pas connaître la beauté ou la laideur d'un objet par le toucher, ou la beauté d'un corps ? J'en doute. Chaque sens est une source de beauté.

Autre problème : créer une société massive et immuable qui reste stable sur le très long terme. L'auteur mentionne, si je me souviens bien, des milliers de générations. Si l'on dit qu'une génération, c'est vingt ans, que qu'il n'y a que deux milliers de générations, on arrive déjà au chiffre de 20000 ans. C'est absolument énorme. A titre de comparaison, l'agriculture date d'il y a 10000 ans environ. Que la mégapole survive pendant aussi longtemps, en étant à peine entretenue par des aveugles qui n'ont aucune idée de leur environnement réel, voilà qui est déjà improbable. Mais que la caste de dirigeants, qui sont tous des voyants, soit restée stagnante pendant aussi longtemps, c'est juste impossible. Pendant tout ce temps, ils ont vécu dans un bled de « quelques dizaines de rues ». Quoi ? Et la croissance démographique ? En profitant des ressources technologiques qu'offre la mégapole, ils auraient eu le temps de repeupler la Terre plusieurs fois. Et personne n'a envie d'avoir plus de deux enfants ? Pourquoi personne n'a envie de voir ce qu'il y a de l'autre côté des montagnes ? Ils ne sont même pas au courant du camp rebelle qui existe depuis des décennies à une courte distance de marche. Après tout ce temps, et malgré l'absence de tout problème matériel, ils sont si peu nombreux qu'ils sont en manque de ministres pour diriger la mégapole. Alors qu'ils ont, pour un village de « quelques dizaines de rues », plusieurs journaux et plusieurs chaînes de télé.

Bon, ça fait beaucoup de points qui passent difficilement. Il n'empêche que l'ensemble forme un récit entraînant qui explore la capacité qu'ont les sociétés humaines à vivre dans le mensonge. Accepter un fait comme une réalité et construire l'univers autour de ce fait, jusqu'à ce que la question de sa réalité ne se pose même plus : il devient impossible de changer simplement à cause de l'inertie accumulée. Et, comme dans toute dystopie, la changement individuel est victime d'une répression autoritaire mortelle. Ici, même la classe dirigeante est piégée : au fond, elle ne contrôle pas la société qu'elle gère vaguement, au contraire, c'est cette société qui la contrôle. Mais ce détail me semble discutable : je doute que puisse exister une classe dirigeante aussi incapable de saisir les privilèges qui s'offrent à elle.

313 pages, 2013, agullo

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