Les millions
d'habitants de la mégapole sont tous aveugles. Ils ne savent pas ce
qu'est la vue, et pensent que l'espace lointain, c'est à dire l'espace qui est hors de leurs faibles perceptions, n'existe pas. Au
cours de leur vie ils ne sortent guère de leur appartement, de leur
travail et de leur rue. Et voilà qu'un beau jour, Gabr se retrouve
voyant. C'est la panique : qu'est-ce donc que cette étrange
hallucination ? Il se tourne vers les autorités qui ne manquent
pas de tenter de le soigner. Mais il tombe sur une bande de rebelles,
des ex-voyants qui se sont fait voler leur don par la « médecine »
et qui, plein d'amertume, veulent plonger la mégapole dans le chaos.
Espace lointain
fonctionne plutôt bien. L'écriture est terriblement fluide,
tellement que j'ai lu le livre en une journée. Mais par contre, il y
a clairement un côté un peu simpliste. Ainsi la structure
dystopique est extrêmement classique : le héros commence en
étant parfaitement intégré à la société oppressive dont il fait
partie, mais le voilà qui dévie. Il trouve des rebelles, puis se
frotte aux véritables leaders de la cité qui tentent de le
convertir à leur cause. Et pour conclure, il n'y a pas grand chose
face à l'inertie des choses. Chaque étape est symbolisée par une
femme : une pour la masse de la population, horriblement cruche,
une pour la classe dominante, légèrement moins cruche, et une
dernière pour les rebelles et l'éventuelle escapade finale :
Gabr et sa troisième copine se barrent dans la nature. Cette fin
optimiste est bizarre, je ne peux pas m’empêcher de penser qu'il
vont crever de faim une semaine plus tard.
Notons aussi l'étrange
conception que l'auteur se fait de la vie en aveugle. Il a l'air de
penser par exemple que le fait d'être aveugle libère de tout souci
de propreté, ainsi avoir des morceaux de nourriture séchée dans
les cheveux est parfaitement normal. Il pense aussi que les aveugles
ne peuvent pas concevoir de désir sexuel abstrait : « le
corps de notre partenaire ne nous attire que lorsque nous pouvons le
toucher. » (p.188) Certes, le désir visuel n'existe pas, mais
le désir tactile ne peut-il pas exister dans l'esprit, en dehors du
contact effectif ? N'est-il pas possible pour l'esprit de concevoir une sorte de modèle 3D d'autrui ? J'ai l'impression qu'il pense que les
aveugles ne sont pas capables de connaître la beauté : « Pour
les aveugles, tout cela n’existe pas : il n'y a pas de notion
d'acier brut, pas de crasse, comme il n'y a pas de laideur des objets
ou des corps déformés. » (p.260) Quoi ? Les aveugles ne
pourraient pas connaître la beauté ou la laideur d'un objet par le
toucher, ou la beauté d'un corps ? J'en doute. Chaque sens est
une source de beauté.
Autre problème :
créer une société massive et immuable qui reste stable sur le très
long terme. L'auteur mentionne, si je me souviens bien, des milliers
de générations. Si l'on dit qu'une génération, c'est vingt ans,
que qu'il n'y a que deux milliers de générations, on arrive déjà
au chiffre de 20000 ans. C'est absolument énorme. A titre de
comparaison, l'agriculture date d'il y a 10000 ans environ. Que la
mégapole survive pendant aussi longtemps, en étant à peine
entretenue par des aveugles qui n'ont aucune idée de leur
environnement réel, voilà qui est déjà improbable. Mais que la
caste de dirigeants, qui sont tous des voyants, soit restée
stagnante pendant aussi longtemps, c'est juste impossible. Pendant
tout ce temps, ils ont vécu dans un bled de « quelques
dizaines de rues ». Quoi ? Et la croissance
démographique ? En profitant des ressources technologiques
qu'offre la mégapole, ils auraient eu le temps de repeupler la Terre
plusieurs fois. Et personne n'a envie d'avoir plus de deux enfants ?
Pourquoi personne n'a envie de voir ce qu'il y a de l'autre côté
des montagnes ? Ils ne sont même pas au courant du camp rebelle
qui existe depuis des décennies à une courte distance de marche.
Après tout ce temps, et malgré l'absence de tout problème
matériel, ils sont si peu nombreux qu'ils sont en manque de
ministres pour diriger la mégapole. Alors qu'ils ont, pour un
village de « quelques dizaines de rues », plusieurs
journaux et plusieurs chaînes de télé.
Bon, ça fait beaucoup
de points qui passent difficilement. Il n'empêche que l'ensemble
forme un récit entraînant qui explore la capacité qu'ont les
sociétés humaines à vivre dans le mensonge. Accepter un fait comme
une réalité et construire l'univers autour de ce fait, jusqu'à ce
que la question de sa réalité ne se pose même plus : il
devient impossible de changer simplement à cause de l'inertie
accumulée. Et, comme dans toute dystopie, la changement individuel
est victime d'une répression autoritaire mortelle. Ici, même la
classe dirigeante est piégée : au fond, elle ne contrôle pas
la société qu'elle gère vaguement, au contraire, c'est cette
société qui la contrôle. Mais ce détail me semble discutable :
je doute que puisse exister une classe dirigeante aussi incapable de
saisir les privilèges qui s'offrent à elle.
313 pages, 2013, agullo
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