mercredi 26 décembre 2018

Lovecraft - 1920 & 1921 - The cats of Ulthar, Celephaïs, From beyond, The picture in the house, The nameless city...


The Nameless City par AngelaSprecher
The Nameless City par AngelaSprecher

Suite ma lecture chronologique des œuvres de Lovecraft commencée par ici.

  • The Terrible Old Man (date d’écriture : 28 jan 1920/date de publication : juillet 1921)
Une petite nouvelle très prévisible. Des voleurs s'en prennent à un vieil homme étrange, qui est plus qu'un simple vieil homme. Le récit fonctionne, mais sans plus.

  • The Cats of Ulthar (15 juin 1920/nov 1920)
Comme la nouvelle précédente, c'est très prévisible. Mais, cette fois, la prévisibilité est compensée par l'exécution. Les chats d'Ultar, motivés par des divinités invoquées par un enfant vaguement égyptien, se décident à répondre à la violence par la violence. Et en fond, toujours l'idée que l'humain ne fait qu’effleurer la réalité avec ses maigres sens. 

  • The Tree (début 1920/oct 1921)
En Grèce antique, l'histoire d'une amitié entre deux sculpteurs. L'un des deux meurt, et un énorme olivier pousse sur sa tombe. Lovecraft maitrise bien l'époque choisie, mais la trame, bien qu’élégante, n'offre rien de marquant.  

  • Celephaïs (nov 1920/mai 1922)
Retour dans les contrées du rêve avec cette nouvelle qui entretient des liens étroits avec The White Ship. Un homme vit plus dans ses rêves que dans la réalité, et à mesure qu'il explore le monde onirique, il s'éloigne du réel. Plus encore que les descriptions des cités imaginaires, ce qui marque, c'est la dérive de ce personnage (qu'on est très tenté de voir comme un alter-ego de Lovecraft lui-même), qui d'abord tente de mettre ses rêves par écrit, mais rien n'y fait, il ne parvient pas à conserver des liens avec le réel. Alors il se laisse aller dans l'onirisme, se ruine en hachich pour rêver plus longtemps, finit à la rue, où dans son esprit le rêve remplace définitivement la réalité, puis meurt, mais continue son existence onirique. Notons qu'on trouve dans Celephaïs les premières mentions de Leng, dans le monde du rêve, et d'Insmouth, dans le réel. Une nouvelle particulièrement réussie, grâce à la trajectoire fascinante de son protagoniste. 

  • Poetry and the Gods (« collaboration » avec Anna Helen Crofts, été 1920/sept 1920)
Une nouvelle très proche de la branche onirique de Lovecraft, sauf que la poésie remplace les rêves. La narratrice, à la sensibilité esthétique particulièrement aiguisée, se retrouve en contact (ou imagine ce contact) avec les dieux qui donnent aux poètes l’étincelle qui leur permet de révéler la beauté aux hommes. Mais l'ensemble est assez pénible à lire, à cause des grands discours des dieux écrits dans une langue un peu archaïque. 

  • From Beyond (16 nov 1920/1934)
Une machine permettant de voir la complexe réalité qui se cache au quotidien dans les moindres plis du réel. Non seulement l'humain, avec ses maigres sens normaux, ne peut voir qu'une infime partie du réel, alors qu'en fait il n'existe pas le moindre centimètre cube qui soit libre d'une vaste quantité de choses, mais cette réalité cachée est hostile, violente, horrible. Et le savoir corrompt la santé mentale humaine, car il est est impossible de fuir : ce qui a été révélé ne se cache pas sous les océans, ou dans de lointains souterrains, mais là, maintenant, à chaque instant, en chaque endroit, dans notre propre corps. Il n'y a aucun moyen d'y échapper. Une vision saisissante pour une nouvelle qui l'est tout autant. Je note la ressemblance frappante avec certaines nouvelles du français Rosny Ainé, où là aussi différentes strates de réalité se superposent et sont habituellement invisibles. 

  • The Temple (juin-nov 1920/1925)
La forme a une apparence étonnamment moderne, et ce huit-clos dans un sous-marin fait penser à bien des films plus ou moins récents. Le capitaine, un Allemand, fait preuve d'un chauvinisme assez amusant alors que tous ses compagnons sombrent lentement dans la folie et que son navire s'enfonce dans les eaux jusqu'à une cité engloutie. Mais l'ensemble est peut-être un peu trop long pour le peu de choses qu'il s'y passe, et le flou total sur l'origine des évènements surnaturels est cette fois assez frustrant.

  • Nyarlathotep (nov 1920/nov 1920)
De quelque part en Égypte surgit Nyarlathotep. Il parcourt le monde pour montrer ses merveilles et ses horreurs aux hommes. Mais quand le narrateur et d'autres gens l'accusent d'être un charlatant, il les accable d'une vision d'un futur crépusculaire de leur monde, et d'aperçus d'un univers vaste et indifférent.

  • The Picture in the House (12 dec 1920/été 1921)
Après un premier paragraphe qui théorise une certaine vision de l'horreur (l'horreur du semi-familier des campagnes à la fois proches et isolées plutôt que celles d’endroits lointains), Lovecraft déploie une nouvelle d'horreur classique mais admirablement bien menée. Un narrateur isolé, une maison solitaire et étrange, un vieux tome évoquant d'antiques horreurs, un inconnu d'apparence incongrue et aux intentions floues, et une trame qui se développe à un rythme parfait, parvenant à être parfaitement satisfaisante en laissant beaucoup de place à la suggestion. C'est aussi la première mention d'Arkham et de Miskatonic. 

  • Facts Concerning the Late Arthur Jermyn and His Family (automne 1920/1921)
Un mélange d'histoires de famille et de légendes africaines, qui se mêlent rapidement pour former une conclusion prévisible. Un récit qui a le mérite d'explorer l'Afrique, mais, sans être vraiment mauvais, il n'offre rien de particulièrement marquant, peut-être notamment à cause de sa forme un peu alambiquée qui fait passer le lecteur trop rapidement de génération en génération pour qu'il ait le temps d'accrocher aux personnages. 

  • The Crawling Chaos (« collaboration » avec Winifred V. Jackson, dec 1920/1921)
Très clairement une nouvelle inspirée par un rêve. Je retiens la vision d'un homme seul sur un morceau de terre qui se fait grignoter à vue d’œil par un océan formant un vaste tourbillon chaotique : c'est, je trouve, une bonne métaphore de l'esprit Lovecraftien, des terribles choses qui constituent la plus grande partie de la réalité et progressivement sapent le fragile esprit de celui qui s'aventure à les observer. 


  • The Nameless City (jan 1921/nov 1921)
Une classique histoire d'exploration d'une antique cité oubliée en plein désert. La montée progressive de la tension fonctionne fort bien : le narrateur découvre des corps momifiés inhumains, et des fresques qui retracent l'histoire d'un peuple d'hommes-serpents. Mais le narrateur, contrairement au lecteur, se voile la face : il pense que ce sont des hommes qui se représentent allégoriquement sous forme reptilienne pour des raisons religieuses. Le naïf ! Dommage que la fin ne parvienne pas à capitaliser sur ce crescendo et se révèle assez plate.    

  • The Quest of Iranon (28 feb 1921/1935)
Dans les contrées du rêve, Iranon passe sa vie à errer à la recherche d'une ville qui aime l'art et soit sensible à ses chants. Hélas, ses espoirs sont toujours déçus. La nouvelle se finit quand on a la confirmation que la quête d'Iranon est vaine, et que la ville de ses rêves ne se trouve que dans l'isolation de son esprit. Un histoire touchante alourdie par les longues descriptions et les nombreux noms de lieux fantaisistes, défauts que l'on retrouve régulièrement dans les histoires oniriques de Lovecraft. 

  • The Moon-Bog (10 mars 1921/1926)
Une cité antique enterrée dans une tourbière joue de mauvais tours au châtelain qui a pour projet d'assécher la dite tourbière. Une nouvelle assez médiocre, on dirait trop une simple histoire de fantômes qui apparaissent la nuit, comme ça, sans grand chose pour ajouter un peu de densité. 

  • Ex Oblivione (1920-1921?/1923) 
Une courte mais très réussie excursion dans les contrées du rêve. Comme dans Celephaïs, le narrateur n'arrive pas à s'agripper à la réalité et sombre petit à petit dans le monde onirique. Pour y rester plus longtemps, il prend une drogue qui le tue. Mais dans les contrées du rêve, il trouve le soulagement, non pas dans une quelconque cité splendide, ni dans le voyage et l'espoir d'atteindre un objectif fantasmé, mais un néant blanc qui lui offre la libération et l'oubli. Pas la nouvelle la plus optimiste de Lovecraft. 


  • The Other Gods (14 aout 1921/1933)
Toujours dans les contrées du rêve, un sage décide d'aller voir les dieux au sommet de Kadath, la montagne où ils se réfugient loin des hommes qui se font de plus en plus curieux. Évidemment, il s'y casse les dents. Cette nouvelle m'a vraiment laissé froid. Voilà, c'est tout.


  • The Outsider (été 1921/1926)
Encore un texte assez ennuyeux. Un jeune homme est bloqué seul dans étrange château où il a passé toute sa vie. Il lit des livres et rêvasse. Il finit par s'enfuir, mais seulement pour réaliser qu'il n'est qu'un mort, une goule, qui terrorise les vivants. D'un point de vue narratif, ça ne fonctionne pas trop : Lovecraft a l'air de vouloir conclure sur la révélation que le narrateur est une sorte de mort-vivant répugnant, alors que c'est quand même déjà assez limpide depuis un moment. Par contre, si on la prend en tant que métaphore de l'isolation sociale et de inadaptation au monde des vivants, tout de suite, la nouvelle fonctionne mieux. On est fort tenté d'y voir des accents autobiographiques. 


  • The Music of Erich Zann (dec 1921/mars 1922) 
Une autre nouvelle qui tombe un peu à plat. Le narrateur, qui vit dans une rue très étrange, est captivé par la musique d'Erich Zann, qui joue du violon de façon unique. Mais il semble que le musicien ait bien des choses à cacher, et que sa musique, qu'il joue toute la nuit, ne soit pas destinée qu'à lui. Malheureusement, c'est terriblement flou, et il n'y a aucune conclusion satisfaisante. 


  • Sweet Ermengarde (1919-1921?/1943)
Une petite gemme qui m'a totalement pris par surprise. Ce n'est pas du fantastique, mais de l'humour : une parodie de récit romantique. Et c'est une réussite totale. Déjà, le rythme est effréné, ce qui, pour du Lovecraft, étonne. Mais surtout, c'est extrêmement drôle. De l’héroïne qui prétend avoir 16 ans alors qu'elle en a 30 au méchant qui prépare ses plans machiavéliques en ricanant devant une effigie de Satan, le tout offrant une joyeuse déconstruction des poncifs du genre, c'est un vrai plaisir. Une excursion surprenante de la part de Lovecraft, mais aussi la preuve d'une habilité éclectique.

samedi 22 décembre 2018

Tout peut changer, Capitalisme & changement climatique - Naomi Klein

Tout peut changer, Capitalisme & changement climatique - Naomi Klein


Un livre énorme, débordant d'exemples précis et détaillés. En conséquence, bien que persévérant, je m'y suis un peu noyé, et me suis contenté de survoler les 100 dernières pages. Ceci dit, il y a de quoi faire avec le reste.

Pour dire les choses simplement, l'idée centrale du livre est que « Notre modèle économique est en guerre contre la vie sur Terre ». En gros, aucune solution à la crise environnementale n'est possible sans changer la société dans son ensemble, c'est à dire mettre fin au néo-libéralisme et à l’extractivisme (l'exploitation massive et aveugle des ressources naturelles et en particulier des combustibles fossiles). Naomi Klein et ses collaborateurs ont mis 5 ans à façonner ce livre, et, sans surprise, il est convainquant.
Pour éviter l’effondrement, le climat commande une diminution de l'utilisation des ressources par l'humanité ; pour éviter l'effondrement, le système économique commande une croissance sans entrave. Il n'est possible de changer qu'un seul de ces ensembles de règles, et ce n'est pas celui des lois de la nature. (p.33)
Le livre est un développement massif de ce thème. Notons que les valeurs sont aisément malléables, et si elles ont été poussées dans un sens, elle peuvent l'être dans l'autre :
Un sondage effectué en 1966 auprès d'étudiants américains nouvellement admis à l'université a révélé que seulement environ 44% d'entre eux considéraient comme « important » ou « essentiel » de gagner beaucoup d'argent dans la vie. En 2013, cette proportion avait grimpé à 82%. (p.80)
Naomi Klein évoque longuement les accords de libre-échange qui veulent rendre chaque partie du monde voisine de toutes les autres et entravent les initiatives environnementales locales. Les agences environnementales qui peuvent être incohérentes jusqu'au point de forer elles-mêmes des puits de pétrole en zone protégée, ou qui encouragent d'illusoires solutions au problème qui soient compatibles avec le laisser-faire des marchés Les multinationales des énergies fossiles qui ne peuvent rien faire d'autre que continuer leur carnage sous peine de s’effondrer et d'emporter avec elles toutes les richesses qui leur sont associées, et qui cherchent les énergies fossiles de façon toujours plus dangereuse et polluante (fracturation hydraulique, sables bitumeux...), et pour cela s'attaquent à des zones naturelles toujours plus vastes, parfois grandes comme des pays entiers (« Pour que leur valeur reste stable ou s'accroisse, les sociétés pétrolières et gazières doivent toujours être en mesure de démontrer à leurs actionnaires qu'elles disposent de réserves de combustible prêtes à exploiter une fois épuisées celles en cours d'extraction » [p.174]). Les milliardaires qui se parent d'un vernis vert et se posent en défenseur du climat alors que les sources mêmes de leurs revenus sont en totale opposition à ces idées. Le fantasme d'une solution technique au problème venue de géo-ingénierie qui permet de continuer comme si de rien était en se disant que la science, alliée au libre marché, trouvera une solution miracle (cette pseudo-solution est, sans surprise, surtout défendue par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change).

Rappelons les trois tristes piliers du néo-libéralisme. (p.94) « Ces piliers soutiennent le mur idéologique qui, depuis de dizaines d'années, empêche le déploiement de solutions sérieuses pour endiguer le déséquilibre climatique » :
  • Privatisation du secteur public.
  • Déréglementation des marchés. 
  • Allègement du fardeau fiscal des entreprises financé par la réduction des dépenses publiques.
Par exemple, ce n'est certainement pas la main invisible qui va empêcher que les millions de tonnes de combustible fossile actuellement encore enterrées ne soit extraites, consumées et transformées en gaz à effet de serre. Mais la main invisible offre un mythe salvateur, le mythe du génie humain qui trouvera une façon de régler ses problèmes. Tout va s'équilibrer. Mais pas maintenant. Plus tard.

2014, 530 pages, actes sud/lux

vendredi 21 décembre 2018

Lovecraft - Nouvelles de 1917, 1918, 1919 - The Tomb, Dagon, Beyond the Wall of Sleep, Polaris...


Dagon, illustration de Mario Zuccarello
Dagon, illustration de Mario Zuccarello.

M'intéressant depuis assez longtemps au jeu de rôle L'Appel de Cthulhu, et essayant d'organiser dans un futur proche quelques parties où je prendrais le rôle du MJ, j'ai été envahi d'une soudaine envie de renouer avec Lovecraft, dont j'ai lu voire relu à peu près toute l’œuvre depuis mon adolescence. Mais cette fois, je vais faire les choses bien : lire ses écrits en VO et par ordre chronologique d'écriture. J'utilise comme source cette liste. Je pars du principe que la chronologie indiquée, parfois étonnamment précise, est globalement exacte.

  • The Tomb (écrit en juin 1917, publié en mars 1922)
Une nouvelle d'un fantastique assez classique. Un jeune homme solitaire et amateur de livres est obsédé par une mystérieuse tombe, au point d'aller y passer toutes ses nuits. Petit à petit la frontière entre le réel et le fantasmée se fait plus floue : le garçon est-il troublé par sa vie oisive et ses lectures inappropriées ? Ou est-il vraiment possédé par l'esprit d'un de ses ancêtres ? On a envie d'y chercher la touche Lovecraft, qu'on peut trouver peut-être du côté de la mince frontière entre le sommeil et l'éveil, mais c'est la seconde nouvelle qui vraiment pose les bases.

  • Dagon (écrit en juillet 1917, publié en novembre 1919)
Le voici, le prototype parfait de l'histoire lovecraftienne. Un homme seul, isolé sur une barque en plein océan, se retrouve sur de vastes terres soudainement émergées, venues des profondeurs. Sur ces terres, il n'y a rien, si ce n'est des poissons morts. Il marche pendant des jours, jusqu'à trouver une construction ornée de fresques qui semble prouver qu'au font de l'océan vit une race ancienne, étrange, inconnue. Et là, l'homme voit surgir des flots une créature immense, incompréhensible. Il fuit, se fait recueillir par un bateau, mais devient fou. A moins qu'au contraire il ne perçoive trop clairement les horreurs qui menacent d'engloutir l'humanité. C'est court, diablement efficace, et tout y est. L'humain est confronté à sa petitesse, il tente un coup d’œil craintif dans les vastes replis du réel, et ce qu'il y voit le brise à jamais.

  • A Reminiscence of Dr. Samuel Johnson (écrit mi-1917, publié septembre 1917)
Là, par contre, je reste de marbre. Un homme vieux de plus de 200 ans (mais ce n'est pas le sujet) déblatère sur de grands personnages qu'il a connu il y a longtemps. Vite, nouvelle suivante. 

  • Polaris (écrit mi-2017, publié décembre 1920)
Lovecraft introduit la partie onirique de son œuvre. Un homme se fait emporter pendant ses nuits dans un autre monde. D'abord spectateur, il en vient à mener là-bas une vie parallèle, qui supplante la première. Il considère à la fin sa vie terrestre comme un rêve, dans lequel des créatures ombrageuses lui disent que le monde dans lequel il veut retourner n'existe pas. Un très beau texte, court et touchant. On sent la complainte de l'homme tourné vers l'imagination et l'abstraction qui ne trouve pas sa place. 

  • Beyond the Wall of Sleep (écrit début 1919, publié octobre 1919)
Un développement du concept de Polaris. Un homme simple d'esprit est amené dans un asile car des rêves particulièrement intenses le rendent violent. Un aliéniste, qui croit que les rêves cachent une certaine réalité, s'intéresse à son cas. Il finira par lier contact avec une entité dont la nature n'est pas claire et qui lui donne un aperçu d'une autre forme de vie, spatiale, intemporelle. Cette nouvelle m'avait marqué. Encore une fois, c'est un aperçu insaisissable de la vaste partie du réel qui reste hors de portée de l'humain. C'est à la fois mélancolique, car cette distance infranchissable est effroyablement limitante, et optimiste, car l'univers se révèle n'être ni pleinement indifférent ni tout simplement vide. 

  • Memory (1919/1923)
Un texte minuscule qui évoque la brièveté de l'humanité face à l'immensité du temps. 

  •  Old Bugs (été 1919/1959)
Une nouvelle qui n'est pas du fantastique. Apparemment écrite pour un ami qui voulant tenter l'alcool avant la prohibition, elle met en scène un homme terriblement alcoolique qui tente d'empêcher les jeunes de commencer à boire. Le ton est juste comme il faut, et les deux personnages principaux, celui du vieil ivrogne à qui il reste une touche de grandeur et celui du jeune naïf qui cherche l’expérience à la Rimbaud, forment une mécanique bien huilée. 

  • The Transition of Juan Romero (16 sept 1919/1944)
Une nouvelle lovecraftienne classique mais peu mémorable. Un mystère enfouit sous la roche, dans une mine d'or, et un mélange du rêve et du réel, mais mis en scène sans élément particulièrement marquant. Lovecraft fera beaucoup mieux avec le même point de départ par la suite. 

  • The White Ship (oct 1919/nov 1919)
On revient au Lovecraft onirique, et avec brio. The White Ship est un excellent voyage dans les contrées du rêve, où le temps semble ne pas exister, où se cachent les éléments de leurs esprits que les humains rejettent, où le bonheur est possible. Mais, même ici, il est difficile de se contenter de ce qu'on possède, et à vouloir pousser trop loin, le réveil est inévitable. Et, en comparaison, la réalité est une tempête où le navire qui nous guide si aisément dans nos rêves ne peut que sombrer. 

  • The Doom that Came to Sarnath (3 dec 1919/juin 1920)
Dans un univers indéterminé, la civilisation humaine fait la rencontre de l'altérité. Une race étrange existe a proximité, et l'extermination est la seule solution. Mais l'humanité est fugace, et ces êtres auront leur revanche. Un texte au bon fond, mais mal exécuté : l'essentiel est une description peu passionnante de la ville de Sarnath. 

  •  The Statement of Randolph Carter (dec 1919/mai 1920)
Première apparition du personnage récurrent qu'est Randolph Carter, et parfait exemple d'une philosophie de la fiction d'horreur : moins on en montre, plus c'est efficace. En effet, tout est laissé à l'imagination du lecteur. Même si la formule ne peut pas être répétée à l'infini (et, chez Lovecraft, elle ne le sera pas), elle fonctionne très bien ici. Retour de l'idée que l'esprit humain n'est pas fait pour contempler certaines vérités, et première mention des ouvrages oubliés qui recèlent un savoir cauchemardesque et deviendront un cliché du genre. 


  • The Street (dec 1919/fin 1920)
L'histoire d'une rue d'une ville américaine. Comme dans The Doom that Came to Sarnath, le côté très descriptif est rapidement lassant. Mais surtout, c'est incroyablement patriotique et xénophobe. De méchants étrangers terroristes veulent nuire à la belle Amérique, mais l'esprit de la rue, qui apparemment aime beaucoup son glorieux pays, les en empêche. Assez consternant. 


  • The Green Meadow (« collaboration » avec Winifred V. Jackson, 1918-19/1927)
Une variante sur le thème du manuscrit trouvé qui sait accrocher le lecteur : un manuscrit écrit en grec, rédigé sur un journal fait d'une matière indéfinissable, est retrouvé... dans une météorite ! La suite est un peu plus classique. Le narrateur raconte son arrivée dans un monde inconnu, et conclut sur son ascension à une forme de vie pas tant supérieure que différente. Le texte aurait été inspiré par un rêve de l'amie de Lovecraft, et je veux bien le croire : c'est d'un flou typiquement onirique, une réplique subtilement altérée du monde de l'éveil.

mercredi 12 décembre 2018

Cataclysmes, une histoire environnementale de l'humanité - Laurent Testot


Cataclysmes, une histoire environnementale de l'humanité - Laurent Testot

Un essai d'histoire globale, dans la même veine que De l'inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond ou Sapiens de Yuval Noah Harari, auteurs qui sont d'ailleurs cités. On retrouve pas mal d'informations déjà croisées dans ces ouvrages. La densité du machin est impressionnante, au risque que parfois ça fasse une simple liste de faits, ou reste un peu superficiel quand on aborde l'époque contemporaine. Néanmoins, un livre riche, ambitieux et, je le redis, vraiment dense. Je tente ci-dessous d'en extraire quelques points.

Tout d'abord, la façon la plus limpide de voir l’évolution humaine en quelques lignes : la diviser en grandes étapes. Laurent Testot en distingue ici sept. (p.19)
  • Révolution biologique (-3 millions d'années). Homo apparait, bipédie, alimentation omnivore...
  • Révolution cognitive, ou symbolique (entre -500000 et -40000). Feu, art et langage. Sapiens élimine les autres Homo
  • Révolution agricole (-10000). 
  • Révolution morale (-500). Empires et religions qui se veulent universels.
  • Révolution énergétique, ou industrielle (1800). Sapiens brule des carburants fossiles, bienvenue dans l’Anthropocène. 
  • Révolution numérique (2000).
  • Révolution évolutive ?
Un indice pour deviner quand nos ancêtres se sont mis à descendre des arbres ? L’apparition d'un gène qui permet de digérer l'éthanol, l'alcool (il y aurait 10 millions d'années). En effet, une fois perdu son lien étroit avec les arbres, il ne peut plus se contenter que des fruits trop murs, tombés au sol, donc en cours de fermentation. (p.30)

Un élément des cycles climatiques naturels de la planète auquel on ne pense guère : la tectonique des plaques. Par exemple, quand les plaques des deux Amériques commencent à se percuter il y a environ 3,5 millions d'années, elles bloquent de vastes courants marins qui ne peuvent plus disperser la chaleur, ce qui contribue à de petits âges glaciaires. (p.33) Mais aussi, à l'occasion de ce choc tectonique, les faunes des deux Amériques entrent en contact : c'est le Grand Échange interaméricain, qui serait le plus grand bouleversement biologique sur Terre depuis la fin des dinosaures, les placentaires du nord remplaçant les marsupiaux du sud. (p.34)

L'idée que les espèces pouvaient disparaitre est relativement récente (18ème). Jusque là, le monde était fixe, stable, créé par Dieu. (p.50)

Autre idée surprenante : l'Amazonie, qui il y a 12000 ans était plus une savane, aurait été fertilisée par les excréments de la mégafaune locale. Mais comme l'humanité a plus tard exterminé toute mégafaune, elle aurait ainsi éliminé les principaux fournisseurs de fertilisants naturels. (p.69)

Pause vocabulaire. Qu'est-ce qu'un cliquet malthusien ? « Règle imposant une limite à la croissances de populations, voulant que chaque innovation technologique ou nouvelle agricole améliorant la productivité entraînent une croissance démographique telle que les bouches supplémentaires dévorent le surplus. Le système retombe alors dans ses équilibres initiaux. » (p.453) Cette règle aurait été à peu près valable jusqu'au 20eme, où l'humanité a surmonté ce problème pour s'en trouver d'autres.

La taille des êtres humains est très variable, et une « simple crise économique » peut la modifier. Trois facteurs qui influent sur la taille :
  • Le travail des enfants. « Si un enfant travaille pendant ses eux périodes de croissance, courant de sa naissance à ses 6 ans, puis de ses 9 ans à ses 13 ans, son squelette se tasse et il se plus petit. »
  • L'alimentation, bien sûr. Le corps s'adapte à ce qu'il a. « Cette adaptation se transmettra, par épigénétique, aux générations suivantes. »
  • D'éventuelles parasitoses, qui sont plus présentes en cas de sédentarité, car l'humain vit alors proche de ses propres déchets. 
Conséquence directe, au 19eme, dans l'armée française « les officiers (nobles, riches) mesurent en moyenne 12cm de plus que les roturiers. » (p.99-100)

Avant l’effondrement presque simultané de l'empire romain et de la Chine des Han à partir du troisième siècle, un autre effondrement du même genre a eu lieu à la fin de l'âge du bronze, vers -1100. Il touche l'empire Hittite (Turquie), l'Assyrie, les Kassites (Babylone), Mycènes... L'Empire égyptien s'en sort à peu près. (p.112) La cause principale ? Un léger refroidissement climatique, probablement

La Genèse comme métaphore du passage de l'état de chasseur-cueilleurs à la sédentarité : « Eve et Adam, le plus bel homme ayant jamais existé puisque fait de la main de Dieu lui-même, croquent le fruit de connaissance, se rêvent un instant les égaux de Dieu et sont expulsés du paradis. Fini le farniente dont jouissaient les chasseurs-cueilleurs, oubliée la distribution gratuite de nourriture par glanage dans le jardin que Dieu leur avait confié. Leurs descendants devront gagner leur pitance à la sueur de leur front. » (p.116)

Si l'on sait que la majeure partie de la population autochtone de l'Amérique du Nord a été décimée sans même que les blancs ne s'en rende compte par des maladies, la même chose est arrivée à l'Amérique du Sud : « le bassin de l'Amazonie hébergeait une population de 5 à 10 millions d'habitants, équivalente à celle de la péninsule ibérique à cette époque. » (p.195) On compte environ 60 millions en tout sur les deux Amériques (chiffre très incertain). Mais « au cours du 16eme siècle, les population amérindienne s’effondrent à moins de 10% de leurs effectifs initiaux. Avec elles disparaitrait plus du huitième de la population mondiale.  C'est le seul moment, depuis la révolution agricole amorcée il y a 10000 ans, où la lente mais inexorable montée de la densité de gaz carboniques dans l’atmosphère, reconstituée à partir des carottages de glace effectués aux pôles, accuse une chute marquée. Des dizaines de millions d’Amérindiens agonisent, cessent de bruler des végétaux. » (p.197) Et, aussi, ce sont les occidentaux qui ont apporté les vers de terre aux Amériques : avant, ils avaient dû être exterminés par une glaciation. Ils contribuent à la décompositions des feuilles mortes, qui sans eux forment une tapis sur le sol, et ainsi une nouvelle végétation de broussailles se développe. (p.220)

Mais pourquoi les Amérindiens n'avaient-ils guère de maladies dans leur coin ?
  • La première réponse, déjà évoquée chez Jared Diamond, c'est le fait que la domestication animale était aux Amériques très peu présente, notamment à cause de l'extermination rapide d'une mégafaune peu habituée à se méfier de frêles bipèdes. Or, beaucoup de germes viennent de la promiscuité avec d'autres espèces.
  • La seconde, c'est le « sas de stérilisation sibérien ». Pour arriver aux Amériques, il a fallu passer par la Sibérie, où la plupart les germes n'ont pas survécu au froid. (p.204)
Le petit âge glaciaire, qui atteint son pic entre 1640 et 1715, « vit la succession quasi continue des pires hivers qu'ait connus la Terre depuis dix millénaires. » (p.259) La cause ? Sans doute de grandes explosions volcaniques, ou peut-être une baisse de l'activité solaire. Les conditions climatiques ont un énorme impact sur les conditions sociopolitiques, ainsi, en Chine notamment, la vaste majorité des conflits et rébellions seraient dus à des hivers froids. (p.271) Et par rapport à nous, dans le présent : « Un tiers de l'humanité a peut-être péri au 17eme siècle, pour un petit degré centigrade de moins. Les scénarios du présent réchauffement planétaire annoncent un minimum de 2,5 et plus probablement de 4 voire 5 ou 6 degrés supplémentaires d'ici la fin du 21eme siècle par rapport aux températures moyennes mesurées à la fin du 19eme siècle. » (p.273)

Autre évènement du même genre, l'explosion du volcan Tambora en 1815 en Indonésie. L’éruption a des effets très puissants car elle a lieu près de l'équateur, ce qui maximise « la dispersion planétaire des débris atmosphériques. » (p.326) Pendant plusieurs années, la masse de matière éjectée aurait eu une influence majeure sur la climat mondial : refroidissement de 1 à 7 degrés, pluies, colorations étranges du ciel... Détail amusant, c'est à ce moment que  à Percy et Mary Shelley sont près de lac Léman et que Mary prépare son roman Frankenstein, dont l'ambiance gothique et orageuse aurait pu être inspirée du climat de cette époque.

Encore une événement au potentiel destructeur considérable : les tempêtes magnétiques causées par les orages solaires. Il y en a une en 1859, la tempête de Carrington. L'activité du soleil illumine la nuit, mais surtout, le réseau télégraphique est bousillé. La probabilité d'un tel accident ? « Une ou deux occurrences par millénaire. » (p.330) Mais je devine que ce genre de mesures n'est pas très fiable. Si quelque chose de similaire se reproduisait, les conséquences seraient majeures, notamment sur les centrales nucléaires.

Laurent Testot critique la position de Jared Diamond (sans doute exposée dans Effondrement, que je n'ai pas encore lu) selon laquelle la civilisation de l'île de Pâques s'est plus ou moins suicidée par écocide (p.334). Il évoque plutôt l'arrivée des Européens, les germes apportés et la mise en esclavage de la population pascuane. Selon lui, plutôt un génocide venu de l'extérieur qu'un écocide intérieur. Point de vue a garder en tête pour quand je lirai Effondrement.

Seconde pause vocabulaire. Exaptation : « Ce processus est l'inverse de l'adaptation. S'adapter, c'est apprendre à gérer un nouvel environnement pour mieux l'exploiter, ou en tout cas y survivre. S'exapter, c'est subir un environnement qui vous modifie indépendamment des stratégies que vous allez déployer pour le soumettre. » (p.377) L'auteur utilise ce mot pour les produits du progrès technologique qui se sont rendus indispensables.

Les perturbateurs endocriniens : « Ils ont pour particularité d'interférer avec les hormones. Une exposition à une infime quantité de ces produits peut exercer des effets dévastateurs, selon le moment où elle a lieu. Par exemple lorsque les cellules sont en phase de division, particulièrement lors de l’embryogenèse, ils exerceront des effets décisifs en matière de fertilité, de différenciation sexuelle, de fonctionnement du système immunitaire... Car les hormones régulent le vivant comme un pilote dirige un véhicule. » (p.405) Exemple : la communauté Amérindienne des Aamjiwnaang près des Grands Lacs au Canada, qui subit une pollution particulièrement intensive. « De 1994 à 1998, il leur est né 82 garçons pour 100 filles » et « la situation a encore empiré entre 1999 et 2003 avec 53 garçons pour 100 filles. » (p.406) Autre conséquence plus générale : la baisse rapide de l'âge de la puberté. « Aux USA, l'âge moyen des premières règles est ainsi passé de 17 ans au milieu du 19eme siècle à 14 ans au milieu du 20eme. Il flirte aujourd'hui avec les 12 ans. » Et chez les hommes : « Les analyses montrent, depuis un demi-siècle et partout sur la planète, une décroissance du nombre de spermatozoïdes de 1,5 à 2% par an. » (p.407)

Le taux de concentration du CO2 dans l’atmosphère était, depuis dix millénaires environ, à 260 ppm (parties par millions).  1958 : 300 ppm. 2013 : 400 ppm. « Pour retrouver de telles concentration dans le passé, il faut remonter trois à cinq millions d'années en arrière, lorsque les australopithèques arpentaient la savane africaine. Les températures moyennes du globe étaient alors de 3 à 4 degrés plus élevées, les pôles plus chauds de 10 degrés, le niveau des mers plus haut, peut-être de 20 à 30 mètres. » (p.418)

En conclusion :
Il faut admettre que le capitalisme est un mythe parmi d'autres, avec ses thèmes récurrents qui constituent autant d'éléments d'un rêve artificiel : la croissance économique guérit les sociétés de leurs maux et garantit le plein-emploi ; le libre échange optimise les intérêts privés et permet à chacun de mieux vivre ; les États étant présumés moins compétents que le secteur privé, il faut sabrer les services publics et en confier les structures aux firmes... (p.423)
Ah, et j'y pense après coup, mais j'aime beaucoup le résumé que l'auteur fait de l’épicurisme en se basant essentiellement, je crois, sur De la nature de Lucrèce. (p.139) Condensé, mémorable et séduisant :
  • L'univers n'a pas de créateurs, il est infini, de même que le temps. 
  • La vie est gouvernée par le hasard. 
  • Le propre des êtres vivants est d'être doté de libre arbitre, et leur nature fait qu'ils sont issus d'une évolution aléatoire. 
  • L'humanité est transitoire, elle disparaitra un jour.
  • Les premiers hommes ne connaissaient ni le feu, ni l'agriculture. Comme les animaux, ils utilisaient des cris inarticulés et des gestes pour communiquer, avant d'inventer le langage.
  • L'âme meurt avec le corps, il n'y a pas de vie après la mort. 
  • Toutes les religions sont des illusions, destinées à asservir les hommes. 
  • La vie ne vaut d'être vécue que si elle est consacrée à la poursuite de bonheur. 
  • Le monde est fait d'atomes, particules élémentaires invisibles, élémentaires et insécables.
  • Le vide sous-tend l'univers entier. 
  • La matière est éternelle, mais ses formes sont transitoires, ses composants connaissent un cycle désagrégation-reconstitution.

430 pages, 2017, payot