mercredi 30 décembre 2020

Phyl-Undhu & Chasm - Nick Land

Phyl-Undhu & Chasm - Nick LandPhyl-Undhu & Chasm - Nick Land

Je lis beaucoup de littérature fantastique lovecraftienne, ou du moins de littérature fantastique qui tente péniblement d’être lovecraftienne. Une bonne partie est trop médiocre pour m’accrocher au-delà de la première page. Ces deux petits textes de Nick Land sont un très bon exemple du haut du bas du panier (oui), plus précisément de la sous-variété à forte prétention intellectuelle. Phyl-Undhu (2014) n’est pas activement mauvais, mais c’est narrativement inepte. Une mère qui fait de la thérapie pour ex-sectaires, sa fille qui a un pote imaginaire inquiétant, et le père qui, eh bien, est là aussi. La seconde partie de la nouvelle prend place dans un jeu vidéo, une sorte de réalité virtuelle où la gamine, qui a passé plus de temps ici que dans la réalité, guide ses parents. C’est un monde en ruine qui ressemble à un futur très lointain. Mais rien ne fait clic, rien n’est compréhensible, il n’y a pas de chute, pas de révélation, rien pour faire sens de tout ce charabia. L’auteur cite le paradoxe de Fermi, Lovecraft, Alistair Reynolds, Arthur C.Clarke, mais on ne construit pas une intrigue en enchaînant les références non développées. Ensuite, l’auteur se commente lui-même. Abstract Horror, c’est quelques banalités sur des films d’horreur qui ne sont pas rendues profondes par l’abscondité de la prose. Exterminator est un peu plus intéressant : on y trouve quelques réflexions non dénuées de pertinence sur le Grand Filtre comme problème existentiel ultime de l’humanité.

Chasm (2015) est immédiatement plus percutant narrativement. Le narrateur, avec un équipage de quatre autres personnes, est chargé par une mystérieuse compagnie de larguer un mystérieux cargo au plus profond de la fosse des Mariannes. Encore une fois, c’est intriguant, et encore une fois, malgré une écriture qui arrive à maintenir la curiosité, ça ne mène strictement nulle part. Les personnages ont une insomnie permanente, qui ne sera jamais expliquée, ils ont des visions, jamais expliquées, et ils finissent par s’entretuer sans qu’on y comprenne rien. Et l’auteur, sans doute pour faire intelligent, balance de façon bien lourde des termes comme « ontologie » ou « topologie » sans strictement rien en faire de pertinent. Je n’ai pas lu plus de quelques lignes des deux appendices qui font office d’auto-commentaire.

Ce n’est pas parce qu’on veut faire de l’horreur qu’on peut se permettre de ne rien expliquer à rien. Le flou total, non seulement ce n’est pas effrayant, mais c’est nul narrativement. Lovecraft, le modèle absolu de ce genre de littérature, est précis. Certes, la menace existentielle ultime reste au loin, souvent dans l’imagination des protagonistes, mais tout le reste est carré, logique, aiguisé. L’horreur, ou quelque que soit l’impression que recherche cette littérature, surgit de la précision, d’un nœud adroitement tissé qui se resserre inéluctablement, et pas d’une nébulosité qui cherche à cacher sa béance par un écran de fumée, aussi « ontologique » que soit cet écran de fumée.

jeudi 17 décembre 2020

Nature's Temples (Les forêts anciennes) - Joan Maloof

Nature's Temples (Les forêts anciennes) - Joan Maloof

Nature's Temples (2016) de Joan Maloof est un petit essai sur les forêts anciennes, ou forêts sauvages, ou forêts vierges, ou forêts primaires, bref, les forêts qui existent en paix depuis de nombreux siècles hors de l'influence humaine. On s'en doute, elles hébergent une faune et une flore bien plus riches que celle des forêts "gérées" par les humains. Et, bien sûr, elles sont en voie de disparition. Nature's Temples se concentre sur les forêts nord-américaines, et ce n'est pas qu'à cause de la nationalité de Joan Maloof : les forêts primaires sont plus communes aux Amériques car les humains n'ont eu que quelques siècles pour les attaquer. En Europe, à part très au Nord, il n'y a sans doute plus de véritable forêt primaire depuis l'an 1000.

Quelques caractéristiques qui différencient les forêts anciennes des forêts gérées : on y trouve plutôt de gros arbres assez espacés, des arbres très hauts et d'autres tordus par l'âge, des arbres aux couronnes denses et complexes encore une fois à cause de leur âge, des arbres morts qui pourrissent tranquillement au sol, des trous dans la canopée qui offrent des opportunités à des plantes au sol, un sol inégal à cause d'anciennes chutes d'arbres qui créent des trous... Toute cette variété est importante car elle offre de multiples niches écologiques qu'on ne trouve pas dans les forêts gérées. Par exemple, les arbres des forêts gérées n'ont pas le temps de développer des imperfection et des cavités, qui servent de refuges aux insectes, aux oiseaux et aux mammifères (des chauve-souris aux visons). Les amphibiens, eux, ont besoin d'humidité, et notamment des petites mares temporaires qui sont favorisées par les chutes naturelles d'arbres. Ils ont besoin d'un sol chaotique, plein de crevasses, de trous et de fissures, là où l'humidité peut s’accumuler. En plus du besoin d'eau pour pondre leurs œufs, certains amphibiens "respirent" par leur peau, or ce processus n'est possible que quand leur peau est humide. Par exemple, une étude à trouvé 500 salamandres par acre (0.4 hectares) dans une forêt primaire, 100 dans une forêt secondaire et 0 dans une forêt récemment coupée. Le bois mort, surtout sous forme de gros troncs, est particulièrement riche en niches diverses, car ces troncs restent en place de nombreuses années, c'est un micro-environnement sur la durée.

Dans les forêts anciennes, les plantes au sol, celles qui ne sont pas des arbres, ne sont qu'1% de la biomasse végétale, mais elles accueillent 90% de la diversité, et la diversité de tous les animaux est plus directement corrélée avec la diversité de ces plantes au sol que celle des arbres. Une fois qu'une forêt est rasée, ce ne sont pas que les arbres qui disparaissent : les plantes au sol elles aussi n'ont plus leur cadre de vie normal. De plus, quand un arbre est coupé pour une utilisation humaine, il ne rend pas ses nutriments au sol, comme il l'aurait fait s'il était tombé naturellement. Il ne suffit donc pas de replanter des arbres pour faire une forêt : toute cette variété est perdue, elle ne peut réapparaitre naturellement que sur un temps extrêmement long. Ainsi les forêts secondaires, dans la plupart des cas, n'ont pas la richesse des forêts primaires, qui se sont développées en paix depuis des millénaires.

Et toute cette variété a un vrai rôle écologique. Par exemple, les insectes qui se spécialisent dans la consommation d'un type d'arbre favorisent la pousse d'une grande variété d'arbres, car une seule espèce fortement dominante est plus susceptible d'entrainer une explosion du nombre de ses prédateurs. Toutes ces espèces, comme dans la classique et facile à visualiser relation proie/prédateur, forment un équilibre. De plus, les insectes peuvent aider un arbre même s'ils mangent ses feuilles, car leurs déjections accumulées forment un terreau naturel à nouveau absorbé par l'arbre apparemment attaqué.

Fun fact : plus un arbre est gros, plus il stocke de carbone, logique. Mais ce n'est pas tout : plus un arbre est gros, plus il absorbe de carbone année après année, car sa circonférence augmente, ainsi chaque "anneau" de matière ajouté chaque année est plus important que le précédent. Donc, les vieux arbres absorbent plus de carbone que les jeunes, et pas de bol, dans les forêts gérées, les arbres n'ont guère l'occasion de devenir vieux. Les forêts non gérées emmagasinent plus de carbone.

Il y a aussi beaucoup à dire sur les Fungi, notamment leur variété. Dans un échantillon de 0,25 grammes, 218 espèces de Fungi. Et dans un autre échantillon pris juste à côté, autant d'espèces, mais la plupart complètement différentes. Il semblerait que les arbres les plus âgés aient plus de relations avec le mycélium. Et, bien sûr, on trouve plus de variété dans les forêts anciennes. (Plus d'infos sur les champignons et lichens dans Entangled Life.)

Il y a 5000 ans, les forêts couvraient 46% des terres. Aujourd'hui, 31%, dont la moitié ont été rasées au moins une fois. Donc, sur 46% de forêts primaires originelles, il n'en reste que 15%, la majorité en Amazonie et dans le nord boréal. Ainsi, quand on parle d'extinction des espèces, on peut y voir avant tout la conséquence de l’extinction de leurs environnements. Les forêts les plus "saines" sont celles que les humains ne touchent pas.

lundi 14 décembre 2020

L'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) - Norman Ohler

 

L'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) -  Norman OhlerL'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) -  Norman Ohler

L'extase totale (2015) de Norman Ohler, ou Blitzed: Drugs in Nazi Germany dans sa traduction anglaise, offre une perspective unique sur l’Allemagne nazie : celle des drogues. En somme, deux angles d'approche : l'usage de substances pour booster les performances du soldat moyen, et l'usage privé d'Hitler, essentiellement à travers le prisme de sa relation avec son médecin personnel, le docteur Morell. Et tout ceci est captivant, hautement romanesque.

Contexte : l'Allemagne post Grande Guerre, où l'industrie, bannie du domaine de l'armement, se concentre notamment sur la chimie. Quelques compagnies s'y partagent 80% du marché global de la cocaïne. Les drogues s'imposent en incontournables de la vie nocturne allemande et le parti nazi se pose en opposition à cette "dégénération". 

Dès 1936, Hitler s'approprie le docteur Morell, notamment pour résoudre ses problèmes digestifs. Morell, petit à petit, deviendra la personne à voir Hitler le plus fréquemment. Les secrets du bon docteur : toutes sortes d'injections quotidiennes qui font des miracles sur la santé et l'énergie d'Hitler. Au début, vitamines, glucose et hormones (animales). Les injections deviennent une habitude avant les discours, elles aident Hitler à maintenir son charisme.

Pendant ce temps, dès 1938, et à l'aide d'une puissante machine marketing, une nouvelle substance s'impose sur le marché : la Pervitin, alias méthamphétamine. Le fabricant s'adresse directement aux médecins et leur envoie des échantillons en présentant la substance comme un remède général, substance qui, extrêmement efficace pour notamment supprimer la fatigue, s'impose dans l'armée, mais aussi dans le monde civil. Il existe même une gamme de chocolats à la méthamphétamine, destinée aux ménagères. La Pervitin joue un rôle crucial dans l'offensive allemande contre la Pologne : il est pratique de ne pas avoir besoin de dormir pour le Blitzkrieg. Quelques chiffres : jusqu'à 833000 tablettes pouvaient être fabriquées par jour et 35 millions ont été commandées par l'armée et la Luftwaffe. Bien sûr, si la drogue est extrêmement efficace sur le moment, elle ne manque pas d'effets secondaires dévastateurs qui se font sentir un peu plus tard : l'armée devient une sorte d'institution addict. Les conducteurs de Panzer pouvaient consommer entre 2 et 5 tablettes par jour. Début 1941, en Allemagne, un million de doses de Pervitin s'écoulent chaque mois. Puis, jusque-là, en tout, 100 millions de doses absorbées.

Morell, de son côté, profite de sa nouvelle influence pour se lancer sur le marché des vitamines. Quant à Hitler, petit à petit, sa santé physique empire et sa consommation de substances augmente. Non seulement les substances participent à le couper plus encore du réel, mais son rythme de vie devient celui d'un ermite qui ne quitte guère ses bunkers et évite le soleil. Morell devient indispensable. Dans les injections, toute une variété d'hormones et stéroïdes, des mélanges variables de jusqu'à 80 substances différentes, devenues indispensables, quitte par exemple à arrêter en chemin le train du führer pour que l'aiguille puisse trouver sa veine. Morell, toujours ambitieux, se lance dans le marché des hormones et s'approprie littéralement les "restes" de tous les abattoirs d'Ukraine : des centaines de kilos d'estomacs de porcs, de foies, d'ovaires, de testicules de taureau... Dont une partie non négligeable finira dans le sang d'Hitler. Ironiquement, Hitler et sa clique deviennent des cobayes pour les aventures médicales de Morell.

Été 1943 : Hitler se sent très mal, il a d'horribles problèmes digestifs, alors qu'il doit rencontrer Mussolini. Morell passe aux choses sérieuses et injecte à Hilter de l'Eukodal (oxycodone), un opioïde. C'est un succès : Hitler est euphorique, son charisme renait, il monologue interminablement, et Mussolini est convaincu de rester à ses côtés dans le conflit. Mais Hitler n'abandonnera plus l'Eukodal.

Enfin, après une tentative d'assassinat en juillet 1944 dans laquelle Hitler a ses tympans gravement amochés, il se voit prescrire de la cocaïne. La décadence continue : l'état d'Hitler empire constamment, Morell essaie de compenser par des injections, et le dictateur fuit le réel dans lequel il perd la la guerre... Vers la fin, il n'est plus qu'un addict en totale dégénérescence physique et mentale, les bras pleins de pustules à cause des injections à répétition, les membres tremblants, la bave aux lèvres, d'autant plus quand les substances se tarissent à cause des bombardements qui détruisent les usines : Hitler est addict et le sevrage, d'une façon ou d'une autre, sera fatal. En somme, jusqu'à 1940, les substances "fonctionnaient" et Hitler paraissait plus jeune qu'il ne l'était. Après 1940, son âge le rattrape, et après 1943, l’effondrement commence. Du côté de l'armée, des drogues miracles sont expérimentées, plus violentes que jamais, mélanges d'Eukodal, de cocaïne et de Pervitin... Elles sont testées dans un camp au nord de Berlin où des prisonniers, qui jusque-là se tuaient littéralement à marcher en rond pour tester les les chaussures du Reich, se tuent désormais pour tester ces drogues anti-sommeil. Des expérimentations sont également faites sur l’usage des drogues, notamment la mescaline, pour la manipulation mentale : les américains s'approprieront recherches et chercheurs dans ce domaine. Une expérience en particulier me fait clairement penser à une scène du Cardinal du Kremlin, sans doute le meilleur roman de Tom Clancy : les prisonniers, sous mescaline sans le savoir, se voient persuadés que l’interrogateur a accès à leur âme. Et ça fonctionne : ils révèlent tout.

Détail que j'ignorais : quand la nouvelle du suicide d'Hitler se répand, plus de 100000 allemands suivent son exemple. Quant à Morell, devenu à moitié fou, il passe deux ans à être vainement interrogé par les américains avant d'être relâché dans les rues de Munich et de mourir dans un hôpital.

vendredi 11 décembre 2020

Récolte des fruits du rosier des chien (églantier)

Dans cette petite vidéo, je récolte les fruits du rosier des chiens, alias églantier, tout en me baladant dans les bois de la fin de l'automne. C'est l'une des rares nourritures sauvages disponibles en hiver. Ensuite, je les utilise pour faire une décoction toute simple.

Cette fois, je parle un peu, en anglais. J'ai mis des sous-titres français à disposition (les activer en bas à droite).

mardi 8 décembre 2020

La Chose (Who goes there ?) - John W. Campbell

La Chose (Who goes there ?) - John W. CampbellLa Chose (Who goes there ?) - John W. Campbell

La Chose, ou Who goes there ? en version originale, de John W. Campbell, est une grosse nouvelle publiée originellement en 1938. Bien sûr, elle est surtout fameuse pour être à la base du chef-d’œuvre de John Carpenter, The Thing (1982), peut-être le meilleur film d'horreur qui soit.

Une critique qui semble revenir souvent contre ce petit texte (que j'ai lu en VO), c'est son écriture. Certes, John W. Campbell n'est clairement pas le meilleur prosateur qui soit : c'est presque habituel pour ces auteurs de vieille SF. L'action est souvent confuse, c'est certain, la narration est maladroite et les personnages ne brillent pas par leur profondeur. Ceci dit, le concept central et la trame qui s'en saisit sont si percutants que ces imperfections n'empêchent pas l'ensemble de captiver, d'autant plus que Campbell, contrairement à ce qui est hélas de rigueur aujourd'hui, ne tire pas à la ligne. D'autres auraient pu faire cette histoire un long roman professionnellement écrit mais sans âme (Terreur de Dan Simmons par exemple), alors que la brièveté ici présente ne laisse pas le temps de s'ennuyer et met en valeur les idées centrales.

Difficile de ne pas voir les liens avec un autre grand classique polaire : Les montagnes hallucinées de Lovecraft. Une expédition arctique, un alien congelé depuis longtemps qui revient à la vie, oui, la parenté est claire. Et il est peut-être normal que quelqu'un d'habitué à la prose de Lovecraft ne soit pas trop choqué par celle de Campbell !

La grande horreur du livre, ce n'est pas tant le monstre lui-même que sa capacité à adopter l'apparence et le comportement de n’importe quelle créature vivante. De plus, la chose convertit la chair : ainsi elle peut être en même temps un nombre potentiellement infini d'entités. En conséquence, Campbell fait l'excellent choix de ne pas se concentrer sur la chose elle-même. Alors bien sûr, on a droit à une certaine dose de descriptions plus ou moins grotesques et gores, mais le gros morceau, c'est la paranoïa des humains. C'est d'ailleurs mis en avant dès le début : quand la narration s'ouvre, toute l'équipe est rassemblée autour du corps gelé de la chose et un débat faire rage pour savoir qu'en faire. J'aime particulièrement cette tension intrinsèquement humaine, cette tension des concepts et des opinions, des peurs ataviques et des appels à la raison.

C'est là que l'histoire est à son plus fort : ces regards suspicieux, cette crainte d'autrui, et la terreur existentielle de se dire que, peut-être, on est la chose sans le savoir, car comment faire subjectivement la différence entre soi et une imitation de soi ? En effet, ceux qui sont possédés par la chose sont si crédibles, si humains : si la chose peut ainsi reproduire toutes les caractéristiques d'un être humain, n'est-elle pas cet être humain ? Et ainsi, quelle est la valeur de l'esprit humain s'il est si aisément copié et/ou manipulé comme un pantin ? Ce prisme horrifique ne sera peut-être jamais désuet.

La fin diffère grandement de l'adaptation de Carpenter, et si elle est un peu moins ambiguë, elle met l'accent avec pertinence sur l'esprit de la chose. On est témoin de son habilité à créer, à utiliser la technique, et ainsi elle apparait plus comme une entité propre, hautement intelligente, avec ses buts et ses émotions, que comme un simple organisme parasitique.

L'avis de TmbM.

samedi 5 décembre 2020

Entangled Life (Ou la vie des champignons) - Merlin Sheldrake

Entangled Life - Merlin Sheldrake

Entangled Life (2020) de Merlin Sheldraken est un bouquin sur les mycéliums, fungi, mycètes, champignons, etc. Sujet hautement passionnant, handicapé ici par une écriture bavarde et fourre-tout. L'auteur, fils d'intellectuel, qui enfant se faisait garder par l'ami de la famille Terence McKenna à Hawaï, est un peu pénible. Quoi qu'il en soit, il y a de quoi captiver et donner envie de s'intéresser aux champignons.

Les champignons tels qu'ont les connait sont le plus souvent les "fruits" du mycélium qui étend son réseau dans le terre. C'est le cas par exemple des truffes, "fruits" qui eux restent souterrains et dont l'odeur précieuse est une stratégie reproductive : les truffes attirent les animaux avec leur odeur ayant évoluée pour être irrésistible. Un animal déterre la truffe, la mange, et les spores se dispersent. Mais la majorité des mycètes dispersent leurs spores sans produire de "fruits". Certains mycéliums se nourrissent eux-mêmes d'animaux, les nématodes, de minuscules vers. Le mycélium est à la fois une entité et un réseau capable de prendre des "décisions". Il est capable de concentrer ses efforts sur une ressource (un bout de bois par exemple) en se développant dans la bonne direction. Le mycélium transmet des informations peut-être de façon électrique ou chimique et serait capable de maintenir une mémoire directionnelle

Il y a une analogie à faire avec la sélection naturelle : le mycélium se déplaçant souvent de façon concentrique à partir d'un même point, certains filaments (ou liens) trouvent un certains succès (ressources) et sont renforcés alors que d'autres échouent et s'effacent au profit des gagnants qui grandissent en "autoroutes".

Le lichen est une forme de vie captivante : il s'agit d'une relation symbiotique entre champignons et algues, mais aussi toutes sortes d'autres organismes de type bactéries. Les lichens "minent" les minéraux présents dans la roche, ainsi ils sont toujours les premiers venus dans un environnement stérile : il extraient ces premiers minéraux autrement inaccessibles et en mourant ils forment une terre primitive qui permet a des organismes plus complexes de coloniser leurs cadavres. Les lichens sont particulièrement résistants et quelques espèces peuvent, dans une certaine mesure, survivre dans l'espace.

L'auteur parle beaucoup des effets psychotropes de certaines substances venues des champignons, particulièrement la psilocybine, qui semble offrir des vertus presque trop belles pour être vraies.

Les champignons mycorhiziens sont ceux qui rôdent partout dans les sols et entretiennent des relations symbiotiques avec quasiment toutes les plantes. Les mycéliums peut subvenir à quasiment la totalité des besoins en nitrogène et en phosphore de certaines plantes. Ils transmettent aussi de l'eau. En échange, les plantes leur transmettent jusqu'à 30% du carbone qu'elles extraient de l’atmosphère. Ces relations, en fonction des espèces et des lieux, sont extrêmement variables. Si elles semblent le plus souvent bénéficier aux diverses espèces en relation, elles ne sont pas intrinsèquement bénéfiques et peuvent par exemple transmettre des substances nocives à certaines plantes. Quoi qu'il en soit, l'importance de cette relation est considérable : les plantes se développent différemment en fonction du fungi qui occupe ou non leurs sols. Les plantes aromatiques changent d'arôme, les fruits changent de goût, deviennent plus ou moins sucrés, etc. L'agriculture intensive a bien sûr une influence dévastatrice sur la richesse des sols et le rôle du mycélium dégradé est remplacé par les fertilisants chimiques. Par exemple, dans une étude : 27 espèces de mycélium "très connectées" dans une culture bio contre 0 dans une culture classique.

Les racines des plantes sont donc en relation constance avec le mycélium, au point qu'elles en sont envahies. Ces "hyphes fongiques" sont littéralement entremêlées aux cellules des racines. Ces hyphes sont cinquante fois plus fines que les plus fines des racines et peuvent être 100 fois plus longues. D'une certaine façon, elles sont les racines des racines. Il y a une logique général dans ces échanges souterrains qui fait penser à l'une de lois de la thermodynamique : l'énergie passe du concentré au diffus, c'est-à-dire que les nutriments vont globalement de là où il y en a abondance vers là où il en manque. Il s'agit de ne pas faire d’anthropocentrisme et de ne pas voir là un "altruisme". D'ailleurs, certaines plantes semblent s'être débarrassées de la photosynthèse pour ne plus tirer leur énergie que du réseau fongique, apparemment sans rien donner en échange. D'autres, comme les orchidées, semblent agir ainsi pendant une partie de leur avant de "rendre" plus tard.

Il ressort de l'examen de tout ces réseaux une vision de la vie comme processus et comme relation entre entités. Par exemple, nous autres humains avons en nous plus de microbes que de cellules. De ce point de vue, nous sommes comme les autres formes de vie des écosystèmes, des écologies, où il est difficile de savoir où se trouvent les frontières entre "soi" et les organismes avec lesquels nous avons des relations symbiotiques. La biologie, l'étude des organismes, devient l'écologie, l'étude des relations entre organismes.

Et, bien entendu, la vaste majorité des millions d'espèces de mycètes reste inconnues.

mercredi 2 décembre 2020

Lovecraft - Fungi de Yuggoth (traduction personnelle)

Ma traduction de Fungi from Yuggoth, long poème plus ou moins narratif de Lovecraft. J'ai fait cette traduction en janvier et février 2020. J'ai choisi, pour aller dans le sens de l'original, des rimes et une versification régulières (sauf pour quelques exceptions voulues). Ainsi, afin de respecter ces contraintes, il m'a été impossible d'être parfaitement fidèle à l'original, mais il me semble que la musique des vers et des rimes vaut mieux que l’exacte fidélité du moindre mot. Il reste peut-être quelques coquilles et sans doute des passages à retravailler.

LOVECRAFT - FUNGI DE YUGGOTH


    I. LE LIVRE

L’endroit était sombre, poussiéreux et perdu
Dans un dédale de ruelles près du port,
Il empestait le parfum de vaisseaux venus
Des mers avec de bizarres vapeurs à bord.
Les lucarnes obscurcies par le gel et la brume
Transformaient les tas de livres en un bois baroque
Qui pourrissait du sol au plafond ― des volumes
De folklores immémoriaux au prix de breloques.

J’entrai, charmé, et dans les toiles d’araignées
Je saisis et feuilletai un tome au hasard
Et tremblai devant les mots qui semblaient cacher
Un secret monstrueux mêlé à l’encre noire.
Puis, cherchant alentour un libraire éclairé
Je ne trouvai que l’écho d’un rire éthéré.



    II. POURSUITE

Je tenais le livre sous mon manteau, tentant
De le soustraire aux regards des marins sordides
Dans les méandres du port en me dépêchant,
Je surveillais mes arrières, les nerfs flaccides.
De fourbes fenêtres de brique sale et rouge
Guettaient ma course fébrile avec défaveur,
Je songeais à ce qui se terrait dans ces bouges
Et regrettais le ciel bleu du jour salvateur.

Nul ne m’avait vu prendre la chose ― et pourtant
Un rire résonnait dans ma tête étourdie,
Et je devinais quels sombres mots malveillants
Rôdaient dans le volume que j’avais ravi.
Les allées m’oppressaient ― les murs se rapprochaient ―
Et loin dans mon dos des pas secrets crépitaient.



    III. LA CLÉ

Je ne sais par quels détours et lacets perdus
Entre les bras de mer je parvins à rentrer,
Mais sur mon porche je tremblai, pâle et tendu,
Puis verrouillai la porte pour me calfeutrer.
J’avais le livre qui révélait le tunnel
À travers le néant et les voiles cosmiques
Qui isolent les mondes unidimensionnels
Et les éons perdus en des lieux prosaïques.

Enfin je possédais la clé de ces visions
De flèches sous l’aurore et de bois embrumés
Nichés loin de ce globe et de ses précisions,
Guettant comme des souvenirs d’infinité.
J’avais la clé et la fixait en marmonnant
Quand l’œil-de-bœuf du grenier grinça doucement.

 

    IV. RECONNAISSANCE

Je me souvins du jour où, enfant, j’avais vu
― Une seule fois ― ce val peuplé de vieux chênes
Envahi par un brouillard gris, blême et diffus
Qui semait la folie entre branches et lichens.
C’était le même herbage fétide et sauvage
Rampant vers un autel dont les gravures invoquent
Ce Sans Nom vers lequel s’élevaient mille hommages
De tours sales unies en d’immémoriaux colloques.

Je vis le corps étendu sur le roc suintant
Et sus que les convives n’étaient pas des hommes ;
Je n’appartenais pas à ce monde aberrant :
Yuggoth, au-delà des étoiles et maelströms ―
Soudain le corps poussa un hurlement d’effroi
Et trop tard je compris que ce corps, c’était moi !



    V. RETOUR AU FOYER

Le démon dit qu’il me ramènerait chez moi,
Dans les terres indistinctes à demi oubliées,
Parmi les échos flous de palais, de hauts toits,
De balcons marbrés balayés par l’alizé
Alors qu’en dessous un labyrinthe de dômes,
De flèches et de tours s’étalait près de la mer.
À nouveau il évoqua le charme et l’arôme
De ces hauteurs et de l’écume moutonnière.

Ainsi il promit et par le seuil du couchant
Il m’emporta au-delà des lacs enflammés
Et des trônes dorés de dieux insignifiants
Qui hurlent face à l’implacable immensité.
Puis un gouffre s’ouvrit glougloutant dans le noir :
« Tu vivais là, railla-t-il, quand tu savais voir ! »


 
    VI. LA LAMPE

Nous trouvâmes la lampe au cœur de ces falaises
Où des gravures obscures aux yeux de tous les prêtres
Et des hiéroglyphes transpirant le malaise
Témoignaient de tout ce que la terre a fait naître.
Il n’y avait plus rien ― à part ce bol cuivré
Contenant quelques gouttes d’une huile exotique,
Décoré par des courbes aux formes inusitées,
Symboles suggérant des péchés archaïques.

À nos yeux les peurs vieilles de quatre mille ans
Ne signifiaient rien ― nous avions notre butin.
Quand nous l’examinâmes à notre campement
Je portai une flamme vers l’huile et soudain
Elle s’enflamma ― Dieu ! Les formes que nous vîmes
En cet instant fou nous rongent toujours ― sublimes.



    VII. LA COLLINE DE ZAMAN

Elle dominait fièrement la vieille ville,
Telle une acropole au bout de la grande rue ;
Verte et boisée, fixant de son regard hostile
L’église et son clocher le long de l’avenue.
Des rumeurs bicentenaires bruissaient encore
Et expliquaient pourquoi les gens fuyaient ses pentes ―
Un animal anormalement mis à mort
Et de jeunes enfants disparus sur ses sentes.

Un jour le facteur ne trouva plus la bourgade,
Ni les maisons, ni les habitants, rien du tout ;
Les curieux vinrent d’Aylesbury par myriades :
Rien d’affreux, selon eux ― il devait être fou
Ce facteur qui prétendait avoir aperçu
Les yeux gloutons de la colline et sa mâchoire pansue.



    VIII. LE PORT

Non loin d’Arkham j’avais rejoint le long chemin
De Boynton Beach qui suit la falaise escarpée
Et j’espérais avant le soir atteindre enfin
La crête qui domine Innsmouth et sa vallée.
Une voile au loin s’éloignait sur l’océan,
Blanchie par les ans passés sous les vents anciens,
J’y vis un présage ineffable et malveillant,
Alors je ne fis aucun salut de la main.

Un bateau quitte Innsmouth ! Souvenir d’un passé
Révolu. Mais à présent la nuit dévorante
Approche et j’ai atteint le sommet recherché
D’où j’ai si souvent scruté la ville distante.
Les clochers et les toits sont là ― mais voyez ! L’ombre
Recouvre comme une tombe les chemins sombres.



    IX. LA COUR

C’était la ville que j’avais connue jadis ;
Vieille cité lépreuse grouillant de métis
Qui frappent des gongs et chantent de curieux dieux
Dans des cryptes sous les allées du port poisseux.
Les maisons m’observaient de leurs yeux de poisson
Et se penchaient comme saoules dans ma direction,
Alors que dans la boue je cherchais l’atrium,
Cette cour ténébreuse où je trouverai l’homme.

Les murs noirs m’enveloppèrent et je me maudis
Pour m’être aventuré au cœur de ce taudis
Quand soudain quinze fenêtres s’illuminèrent
Et je vis les hordes dansant dans la lumière :
Des morts flétris jouissant de leur démente fête ―
Et ces corps putréfiés n’avaient ni main ni tête !



    X. LES OISEAUX

Ils me menèrent là où de fins murs de brique
Gonflent vers l’extérieur sous la pression du mal
Et des faciès cabossés aux traits chimériques
Fond des clins d’œil à des entités abyssales.
Un million de brasiers flamboyaient dans les rues
Et des toits plats s’envolaient vers le ciel béant
Des oiseaux décharnés pendant que d’incongrus
Tambours cachés faisaient vibrer des rythmes lents.

Je savais que ces feux chauffaient des plats immondes,
Que ces oiseaux stellaires avaient été Dehors,
Qu’ils sillonnaient les souterrains de certains mondes,
Et ce qu’ils rapportaient de Thog contre leur corps.
Les autres riaient ― mais ils se turent soudain
En voyant la chose dans un des becs malsains.



    XI. LE PUITS

Seth Atwood le fermier avait quatre-vingts ans
Au moins quand il essaya de boucher le puits,
Seul Eb vint l’aider à creuser devant chez lui.
Nous observions cette folie en ricanant,
Mais alors le jeune Eb devint fou lui aussi :
Ils l’envoyèrent à la ferme des indigents.
Seth mura tout à fait l’ouverture du puits
Et avec un couteau versa son propre sang.

Après l’enterrement nous n’avions d’autre choix
Que d’aller réouvrir ce puits déconcertant,
Nous ne vîmes qu’une échelle de fer plongeant
Dans un trou noir qui gobait l’écho de nos voix.
Et nous le murâmes à nouveau ― car l’effroyable
Gouffre restait malgré nos efforts insondable.



    XII. LE HURLEUR

Ils me dirent d’éviter la voie qui traverse
La colline de Brigg en direction de Zoar,
Ils chuchotaient sur les conséquences perverses
De la pendaison de Goody Watkins : « Gare, gare… »
J’ignorai ces conseils et découvrit la forme
Du cottage au lierre près du chaos rocheux,
Je ne me souciai pas du chanvre ni des ormes
Car la maison semblait bien trop neuve à mes yeux.

M’arrêtant pour observer le jour finissant
J’entendis les échos de légers hurlements
Quand un rayon de soleil à travers les planches
Illumina le hurleur d’une clarté blanche.
Alors je l’aperçus ― et fuis en moins de rien
Cette chose à quatre pattes au visage humain.



    XIII. HESPERIA

Le soleil qui tombe en enflammant les clochers
Et les cheminées qui défient la gravité
Ouvre grandes les portes d’un lointain passé
Fait de désirs divins, de splendeurs oubliées.
Des merveilles impatientes brûlent dans ces flammes,
Chargées d’aventure et d’une pincée de peur ;
Une rangée de sphinx qui semblent avoir des âmes
Mène aux hauts murs qui palpitent au rythme des chœurs.

C’est le pays où la beauté s’épanouit ;
Où chaque mémoire égarée trouve sa source ;
Où le grand fleuve Temps inaugure sa course
Le long des courants étoilés et infinis.
Les rêves nous relient ― pourtant j’ai toujours su
Que jamais des pas humains n’ont souillé ces rues.



    XIV. VENTS STELLAIRES

C’est parfois dans l’obscurité crépusculaire,
Surtout l’automne, quand souffle le vent stellaire
Le long des rues vides et pentues où des chambrettes
Sont éclairées par des bougies chaudes et douillettes.
La fumée des cheminées et les feuilles mortes
Volent en tourbillons telles d’étranges cohortes
Qui suivent le cosmos et ses géométries
Pendant que Fomalhaut transperce brume et pluie.

C’est à cette heure que les poètes lunaires
Savent quel fungi germe sur Yuggoth et quelles
Senteurs et couleurs florales peuplent les terres
De Nithon ― vision sans pareil sous notre ciel.
Mais quand ces vents nous transmettent l’un de ces rêves
Ils en passent dix autres par le glaive !



    XV. ANTARKTOS

Au fond de mon rêve le grand oiseau parla
Des cônes noirs dans les solitudes polaires
Qui se traînent sur la banquise et son éclat,
Battus et rongés par le tumulte des ères.
En ces lieux aucune silhouette familière ;
Seuls des soleils boréaux flous et indécis
Luisent sur ces roches érodées et séculaires,
Épiées par les Anciens avec mélancolie.

Face à ces anomalies de la création
Des humains ne trouveraient que consternation ;
Mais l’oiseau évoquait des lieux bien plus immenses
Qui loin sous la glace guettent et couvent en silence.
Que Dieu aide le rêveur dont les visions folles
Montrent les yeux morts des fosses de ce shéol !



    XVI. LA FENÊTRE

La maison était vieille, ébranlée par des vents
Dont personne ne comprenait les mouvements,
Et dans une petite pièce vers l’arrière
Se trouvait une fenêtre aux scellées de pierre.
Ici, dans une enfance rêveuse et recluse,
J’allais fréquemment vers la nuit noire et diffuse,
Et j’écartais les toiles d’araignée sans peur,
Avec toujours plus d’émerveillement au cœur.

Plus tard j’y ai mené des maçons pour savoir
Ce que mes obscurs aïeux avaient bien pu voir,
Mais quand ils percèrent la pierre un torrent d’air
Surgit de ces vastes paysages stellaires.
Ils fuirent tous ― mais j’osai regarder et vis
Les mondes bruts révélés par mes rêveries.



    XVII. UN SOUVENIR

De grandes steppes et des étendues rocailleuses
Se déployaient presque infinies sous les étoiles,
Des feux de camps éclairaient un peu de crasseuses
Bêtes portant des grelots dans leur abject poil.
Loin au sud la plaine s’inclinait lentement
Vers un mur sombre et ondulé comme un python
Gigantesque et antédiluvien que le temps
Aurait pétrifié par le cumul des éons.

J’eus un frisson étrange dans l’air froid et rare :
Pourquoi me trouvai-je en cet endroit si abscons ?
Puis une forme cachée apparut dans le noir,
Se dressa, s’approcha, et appela mon nom.
Voyant sous le foulard ce visage détruit
Je cessai soudain d’espérer ― car je compris.



    XVIII. LES JARDINS DE YIN

Au-delà de ce mur antique dont les tours
Couvertes de mousse se dressaient jusqu’au ciel
Il y aurait des jardins fleuris et des cours,
Des oiseaux joyeux, des papillons, des abeilles.
Il y aurait des allées, des ponts au-dessus
De mares à lotus reflétant les toits des temples,
Des cerisiers aux feuilles et aux rameaux ténus
Dans un ciel rose plein de hérons au vol ample.

Tout serait là, car mes rêves n’avaient-ils pas
Ouvert la porte de ce dédale de pierre
Ou les ruisseaux oisifs coulent entre les fougères
Et les vignes vertes accrochées à du vieux bois ?
Mais en arrivant face à la muraille morte,
Je réalisai qu’il n’y avait plus de porte.



    XIX. LES CLOCHES

J’ai toujours entendu le tintement lointain
De ces cloches graves dans le vent de minuit ;
Sonneries d’un beffroi que j’ai cherché en vain
Et qui prenaient leur envol depuis l’infini.
J’ai fouillé les rêves dont je me souvenais,
Songé à toutes les cloches de mes visions,
Et à Innsmouth, où les mouettes blanches flânaient
Près d’un vieux clocher vu pendant une incursion.

Tourmenté, j’entendais ces notes résonner
Jusqu’à ce qu’en mars la pluie d’un soir triste et froid
Me pousse vers les méandres de mon passé
Où les cloches folles tintaient dans leurs beffrois.
Elles tintaient ― mais dans les vagues sous-marines
Qui balaient les vallées opaques des abîmes.



    XX. LES MAIGRES BÊTES DE LA NUIT

Je ne sais depuis quel antre elles hantent les airs
Mais la nuit je vois ces formes caoutchouteuses,
Sombres, minces, cornues, aux ailes membraneuses,
Dont la queue arbore la fourche de l’enfer.
Elles viennent par le vent du nord, légions noires,
Avec entre leurs griffes des proies monstrueuses,
Et m’emportent en des pérégrinations affreuses
Vers des mondes gris aux tréfonds des cauchemars.

Par-dessus les pics saillants de Thok elles volent,
Ne semblant pas entendre tous mes hurlements,
Par-dessus les puits qui mènent à ce lac puant
Où pataugent les shoggoths enflés et frivoles.
Oh ! Si seulement elles faisaient le moindre bruit
Et avaient un visage sur leur face polie !



    XXI. NYARLATHOTEP

Et enfin de l’Égypte profonde arriva
Celui qui, insondable, suscitait le culte :
Silencieux, mince et fier d’une façon occulte,
Son habit rouge feu comme celui d’un roi.
Des foules se pressaient tout autour, sous emprise,
Impuissantes ensuite à répéter ses sentences ;
La rumeur trouvait de part le monde une audience
Car les bêtes sauvages le suivaient, soumises.

Bientôt les mers s’ouvrirent pour donner naissance
À des îles oubliées aux flèches d’algues et d’or ;
La terre se déchira et de folles aurores
Embrasèrent le monde humain en putrescence.
Puis, fracassant le globe dans son jeu maussade,
Le Chaos idiot souffla sur les cendres froides.



    XXII. AZATHOTH

Le démon m’emmena dans le néant inepte
Au-delà des amas d’espace et des concepts
Jusqu’à outrepasser temps, matière et couleur
Pour atteindre le Chaos, informe et ailleurs.
Là le Seigneur du Tout grognait dans les méandres
Des choses qu’il avait rêvées sans les comprendre
Et à ses côtés des bêtes ailées voletaient
Dans les vortex fous où des lueurs irradiaient.

Elles dansaient furieusement sur les sanglots
Aiguës d’une flûte tenues par des sabots
D’où coulent les flux du hasard originel
Qui donnent à chaque cosmos ses lois éternelles.
« Je suis Son Messager », me dit le démon-prêtre
Qui par mépris frappa la tête de son maître.



    XXIII. MIRAGE

Je ne sais s’il a jamais vraiment existé,
Ce monde perdu voguant sur les flots du Temps,
Mais dans un brouillard pourpre je le vois souvent,
Brillant en arrière-plan d’un rêve voilé.
Curieux édifices et rivières clapotantes,
Dédales merveilleux et cryptes de lumière,
Cieux ardents traversés par des branches tremblantes,
Mélancoliques comme avant un soir d’hiver.

Landes abandonnées couvertes par les joncs
Où de grands oiseaux tournent et dans le vent un bourg
Dresse son clocher blanc sur une élévation ;
Carillons nocturnes que j’espère toujours.
Je ne sais quel est ce pays et je ne sais
Quand ou pourquoi j’y étais, ou serai.



    XXIV. LE CANAL

Quelque part en rêve il y a un lieu mauvais
Où de hauts bâtiments vides longent un canal
Profond, noir, étroit, et empestant le fumet
De courants gras qui suintent de choses stagnales.
Des allées aux hauts murs qui se rejoignent presque
Mènent à des avenues connues ou inconnues
Et la lune projette une lueur dantesque
Sur de longues rangées de fenêtres abattues.

Aucun écho de pas, le seul bruit est celui
De l’eau huileuse dégoulinant sous des ponts
De pierre et le long de ces caverneux conduits
Qui affluent vers un océan de confusion.
Personne ne sait où ces eaux ont emporté
Loin de l’argile premier leur monde rêvé.



    XXV. St -TOAD

« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » aboya-t-il
Alors que je plongeais dans les allées hagardes
Qui forment un labyrinthe sombre et volatil
Au sud du fleuve là où les siècles s’attardent.
Une forme furtive, courbée, en haillons
Qui en un instant tituba hors de ma vue ;
Puis je m’enfonçai dans la nuit et ses tréfonds,
Vers les toits qui se dressaient hostiles et pointus.

Aucun guide n’évoquait ce qui rôdait là
Et j’entendis un autre vieil homme crier :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » Effarouché,
Je vis un troisième vieillard qui croassa :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » J’en fus frappé,
Mais le clocher noir jaillit soudain devant moi.



    XXVI. LES FAMILIERS

John Whateley vivait à un mile du village,
Là où les collines se rassemblaient en nombre ;
Nous pensions qu’il n’était pas très futé ni sage
Car sa ferme déclinait vers un futur sombre.
Il passait son temps avec des livres bizarres
Qu’il avait trouvé quelque part dans son grenier ;
Puis son visage prit des traits blasphématoires
Et les gens se mirent tous à le rejeter.

Nous dîmes quand il se mit à hurler la nuit
Qu’on devrait l’enfermer pour sa sécurité ;
Alors trois hommes de la ferme d’Aylesbury
Allèrent le chercher ― et revinrent effrayés.
Ils l’avaient vu parlant à deux formes irréelles
Qui s’étaient enfuies d’un large battement d’ailes.


    XXVII. L’ANCIEN PHAROS

De Leng, là où des pitons s’élèvent acérés
Loin des yeux humains sous des étoiles glacées
Se dresse au crépuscule un rayon de lumière
Qui pousse les bergers à gémir en prière.
Ils disent (sans preuve) qu’elle vient, bleue et fière,
D’un pharos encastré dans une tour de pierre
Où le dernier Ancien subsiste solitaire
Et parle au Chaos via ses tambours délétères.

La chose porterait un masque de soie jaune
Dont les replis cacheraient un profil de faune ;
Visage étranger que nul n’ose dévoiler
Par crainte des traits qui se laissent deviner.
Beaucoup d’hommes passés cherchèrent ce reflet ;
Ce qu’ils trouvèrent, nul ne le saura jamais.


    XXVIII. ATTENTE

Je ne sais pourquoi à mes yeux certaines choses
Semblent cacher d’insondables enchantements,
Ou une brèche dans l’horizon mortifiant,
Débouchant sur des mondes divins et grandioses.
Il y a une attente vague et impatiente :
Un grand faste dont je me souviens à moitié,
Des aventures extraordinaires, éthérées,
Emplies de joie comme une rêverie flottante.

C’est au crépuscule sur d’étranges clochers,
Dans les bois, les vieux bourgs et les pentes brumeuses,
Les vents, la mer, les coteaux, les villes radieuses,
Les courtils, les chants lointains, la lune enflammée.
Grâce à ce mirage il est permis d’exister,
Mais nul n’obtient jamais ce qu’il laisse espérer.


    XXIX. NOSTALGIE

Une fois l’an, dans l’embrasement de l’automne,
Les oiseaux survolent l’océan désolé,
Avec hâte ils bavardent, chantent et fanfaronnent
En cherchant un pays qui hante leur passé.
De grands jardins en terrasses où poussent des fleurs,
Des rangées de mangues exquises et des sanctuaires
De feuilles et de branches sur des sentiers charmeurs ―
C’est ce que montrent leurs visions tentaculaires.

Ils fouillent la mer en quête du vieux rivage,
De la cité blanche couronnée par ses tours ;
Hélas, rien d’autre que des eaux vides et sauvages,
Alors une fois de plus ils font demi-tour.
Mais les donjons regrettent leur chanson perdue
Du fond de leurs abysses à la faune inconnue.


    XXX. TOILE DE FOND

Je ne peux m’attacher aux choses neuves et crues
Car j’ai vu le jour dans une vieille cité ;
De ma fenêtre je voyais des toits pentus
Penchés vers un port pittoresque et singulier.
Le soleil, dans des rues aux portes ciselées,
Frappait des lucarnes, des carreaux scintillants,
Et des clochers georgiens aux girouettes dorées ―
Ces spectacles forgèrent mes rêves d’enfant.

Ces trésors venus d’un temps de progrès prudent
Ne peuvent que s’aliéner les spectres si frêles
Qui remuent dans des fois livrées au changement
Entre les murs constants de la terre et du ciel.
Ils déchirent la toile du temps et ainsi
Je peux en reclus faire face à l’infini.


    XXXI. L’HABITANT

Déjà vieux quand Babylone sortit de terre,
Qui sait depuis quand il dormait sous ce talus,
Là où enfin nos pelles curieuses trouvèrent
Ses épais blocs de granit que nous mîmes à nu.
De larges chaussées bordées de maçonneries,
De blocs effrités et de statues évoquant
Des fabulations surgies d’un passé terni
Trop ancien pour les humains tout juste naissants.

Alors nous vîmes ces marches qui s’enfonçaient
Dans un étranglement de picrite gravée
Vers un noir sanctuaire où la nuit gouvernait
D’antiques symboles et des mystères premiers.
Nous avançâmes avant de fuir comme des fous
Quand le frou-frou de ses pas surgit d’en dessous.


    XXXII. ALIÉNATION

Sa chair concrète n’avait jamais voyagé,
Car l’aube le trouvait toujours au même endroit,
Mais chaque nuit son esprit aimait s’élancer
Vers des précipices et des mondes moins étroits.
Il avait survécu à la zone Ghooric
Et contemplé Yaddith sans devenir dément
La nuit où fut lancée l’hypnotique lyrique
De la flûte qui miaule depuis les néants.

Il se réveilla ce matin-là fort vieilli
Et depuis toutes les choses ont perdu leur lustre ;
Ce qui l’entoure flotte nébuleux et gris ―
Pâles fantômes d’une sphère plus illustre.
Ses parents et amis sont un peuple étranger
Auquel il tente vainement de s’attacher.


    XXXIII. LES SIFFLETS DU PORT

Par-dessus de vieux toits et des clochers croulants
Les sifflets du port chantonnent toute la nuit ;
Des voix venues d’ailleurs, des plages au sable blanc
Et des mers grandioses forment des chœurs hardis.
Tous inconnus l’un à l’autre et pourtant unis
Par une force obscurément déterminée
Qui dans les gouffres du zodiaque se tapit
Et orchestre ce grondement halluciné.

Par des rêves sombres il apporte des nuées
Plus sombres encore de formes et d’évocations ;
Des échos venus du néant et des soupçons
De choses trop subtiles pour être acceptées.
Et toujours dans cette musique ubiquitaire
On perçoit certaines notes inconnues sur Terre.


    XXXIV. RECONQUÊTE

La piste traversait une lande terrible
Où sur l’humus des rochers moussus se dressaient
Et des gouttelettes glauques m’éclaboussaient
Depuis les cascades de cavernes invisibles.
Il n’y avait pas de vent ni le moindre son
Dans les buissons biscornus et les arbres fous,
Ni rien à l’horizon ― mais je vis tout à coup
Devant moi une monstrueuse élévation.

Elle se profilait sur la moitié du ciel
Et ses escaliers de lave presque effondrés
Couverts de graminées grimpaient vers l’apogée
En des marches bien trop grandes pour un mortel.
J’hurlai ― et sus quelle étoile et âge primaire
M’avait ravi au règne humain si éphémère !


    XXXV. ÉTOILE DU SOIR

Je la vis depuis cet endroit calme et caché
Où le vieux bois dévore presque tout le champ.
Elle étincelait dans la gloire du couchant ―
D’abord pâle, puis d’un visage illuminé.
Le noir vint, et ce fanal rouge et solitaire
Me fit chavirer comme jamais autrefois ;
L’étoile du soir ― mais devenue mille fois
Plus saisissante dans cette paix forestière.

Elle traçait des images dans l’air tremblant ―
Des fragments de souvenirs qui hantaient mes yeux ―
Vastes tours et jardins ; étranges mers et cieux
D’une vie obscure à l’emplacement fuyant.
Désormais je sais que dans le ciel étoilé
Ce feu m’appelait depuis mon ancien foyer.


    XXXVI. CONTINUITÉ

Il y a dans certaines vieilleries les traces
D’une vague essence ― ni le poids ni la forme ;
Un éther ténu, indéterminé, hors-normes,
Et pourtant lié aux lois du temps et de l’espace.
Un faible signe voilé de continuités
Impossibles à entrevoir pour l’œil apparent ;
De dimensions abritant les années d’antan,
Hors de portée, sauf à l’aide des clés cachées.

Cela me touche le plus quand le soleil luit
Sur des fermes surannées à flanc de colline
Et redonne vie aux silhouettes immobiles
Venues de siècles plus réels que celui-ci.
Je me sens proche dans cette étrange lumière
De la masse étale dont les flancs sont les ères.