L'extase totale (2015) de Norman Ohler, ou Blitzed: Drugs in Nazi Germany dans sa traduction anglaise, offre une perspective unique sur l’Allemagne nazie : celle des drogues. En somme, deux angles d'approche : l'usage de substances pour booster les performances du soldat moyen, et l'usage privé d'Hitler, essentiellement à travers le prisme de sa relation avec son médecin personnel, le docteur Morell. Et tout ceci est captivant, hautement romanesque.
Contexte : l'Allemagne post Grande Guerre, où l'industrie, bannie du domaine de l'armement, se concentre notamment sur la chimie. Quelques compagnies s'y partagent 80% du marché global de la cocaïne. Les drogues s'imposent en incontournables de la vie nocturne allemande et le parti nazi se pose en opposition à cette "dégénération".
Dès 1936, Hitler s'approprie le docteur Morell, notamment pour résoudre ses problèmes digestifs. Morell, petit à petit, deviendra la personne à voir Hitler le plus fréquemment. Les secrets du bon docteur : toutes sortes d'injections quotidiennes qui font des miracles sur la santé et l'énergie d'Hitler. Au début, vitamines, glucose et hormones (animales). Les injections deviennent une habitude avant les discours, elles aident Hitler à maintenir son charisme.
Pendant ce temps, dès 1938, et à l'aide d'une puissante machine marketing, une nouvelle substance s'impose sur le marché : la Pervitin, alias méthamphétamine. Le fabricant s'adresse directement aux médecins et leur envoie des échantillons en présentant la substance comme un remède général, substance qui, extrêmement efficace pour notamment supprimer la fatigue, s'impose dans l'armée, mais aussi dans le monde civil. Il existe même une gamme de chocolats à la méthamphétamine, destinée aux ménagères. La Pervitin joue un rôle crucial dans l'offensive allemande contre la Pologne : il est pratique de ne pas avoir besoin de dormir pour le Blitzkrieg. Quelques chiffres : jusqu'à 833000 tablettes pouvaient être fabriquées par jour et 35 millions ont été commandées par l'armée et la Luftwaffe. Bien sûr, si la drogue est extrêmement efficace sur le moment, elle ne manque pas d'effets secondaires dévastateurs qui se font sentir un peu plus tard : l'armée devient une sorte d'institution addict. Les conducteurs de Panzer pouvaient consommer entre 2 et 5 tablettes par jour. Début 1941, en Allemagne, un million de doses de Pervitin s'écoulent chaque mois. Puis, jusque-là, en tout, 100 millions de doses absorbées.
Morell, de son côté, profite de sa nouvelle influence pour se lancer sur le marché des vitamines. Quant à Hitler, petit à petit, sa santé physique empire et sa consommation de substances augmente. Non seulement les substances participent à le couper plus encore du réel, mais son rythme de vie devient celui d'un ermite qui ne quitte guère ses bunkers et évite le soleil. Morell devient indispensable. Dans les injections, toute une variété d'hormones et stéroïdes, des mélanges variables de jusqu'à 80 substances différentes, devenues indispensables, quitte par exemple à arrêter en chemin le train du führer pour que l'aiguille puisse trouver sa veine. Morell, toujours ambitieux, se lance dans le marché des hormones et s'approprie littéralement les "restes" de tous les abattoirs d'Ukraine : des centaines de kilos d'estomacs de porcs, de foies, d'ovaires, de testicules de taureau... Dont une partie non négligeable finira dans le sang d'Hitler. Ironiquement, Hitler et sa clique deviennent des cobayes pour les aventures médicales de Morell.
Été 1943 : Hitler se sent très mal, il a d'horribles problèmes digestifs, alors qu'il doit rencontrer Mussolini. Morell passe aux choses sérieuses et injecte à Hilter de l'Eukodal (oxycodone), un opioïde. C'est un succès : Hitler est euphorique, son charisme renait, il monologue interminablement, et Mussolini est convaincu de rester à ses côtés dans le conflit. Mais Hitler n'abandonnera plus l'Eukodal.
Enfin, après une tentative d'assassinat en juillet 1944 dans laquelle
Hitler a ses tympans gravement amochés, il se voit prescrire de la
cocaïne. La décadence continue : l'état d'Hitler empire constamment, Morell essaie de compenser par des injections, et le dictateur fuit le réel dans lequel il perd la la guerre... Vers la fin, il n'est plus qu'un addict en totale dégénérescence physique et mentale, les bras pleins de pustules à cause des injections à répétition, les membres tremblants, la bave aux lèvres, d'autant plus quand les substances se tarissent à cause des bombardements qui détruisent les usines : Hitler est addict et le sevrage, d'une façon ou d'une autre, sera fatal. En somme, jusqu'à 1940, les substances "fonctionnaient" et Hitler paraissait plus jeune qu'il ne l'était. Après 1940, son âge le rattrape, et après 1943, l’effondrement commence. Du côté de l'armée, des drogues miracles sont expérimentées, plus violentes que jamais, mélanges d'Eukodal, de cocaïne et de Pervitin... Elles sont testées dans un camp au nord de Berlin où des prisonniers, qui jusque-là se tuaient littéralement à marcher en rond pour tester les les chaussures du Reich, se tuent désormais pour tester ces drogues anti-sommeil. Des expérimentations sont également faites sur l’usage des drogues, notamment la mescaline, pour la manipulation mentale : les américains s'approprieront recherches et chercheurs dans ce domaine. Une expérience en particulier me fait clairement penser à une scène du Cardinal du Kremlin, sans doute le meilleur roman de Tom Clancy : les prisonniers, sous mescaline sans le savoir, se voient persuadés que l’interrogateur a accès à leur âme. Et ça fonctionne : ils révèlent tout.
Détail que j'ignorais : quand la nouvelle du suicide d'Hitler se répand, plus de 100000 allemands suivent son exemple. Quant à Morell, devenu à moitié fou, il passe deux ans à être vainement interrogé par les américains avant d'être relâché dans les rues de Munich et de mourir dans un hôpital.
Intéressant. J’avais lu un bouquin d’Éric Emmanuel Schmitt ”La part de l’autre ”où il montrait plusieurs choix de vies en parallèle qu’aurait pu faire Hitler .S’il n’avait pas connu ce Dr Morell,est ce que la face du monde aurait changé par exemple.
RépondreSupprimerIl y a sans doute plein d'autres essais avec des perspectives uniques sur la seconde guerre mondiale, et toutes ces perspectives se mélangent dans une réalité toujours aussi difficile à déchiffrer !
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