Ma traduction de Fungi from Yuggoth, long poème plus ou moins narratif de Lovecraft. J'ai fait cette traduction en janvier et février 2020. J'ai choisi, pour aller dans le sens de l'original, des rimes et une versification régulières (sauf pour quelques exceptions voulues). Ainsi, afin de respecter ces contraintes, il m'a été impossible d'être parfaitement fidèle à l'original, mais il me semble que la musique des vers et des rimes vaut mieux que l’exacte fidélité du moindre mot. Il reste peut-être quelques coquilles et sans doute des passages à retravailler.
LOVECRAFT - FUNGI DE YUGGOTH
I. LE LIVRE
L’endroit était sombre, poussiéreux et perdu
Dans un dédale de ruelles près du port,
Il empestait le parfum de vaisseaux venus
Des mers avec de bizarres vapeurs à bord.
Les lucarnes obscurcies par le gel et la brume
Transformaient les tas de livres en un bois baroque
Qui pourrissait du sol au plafond ― des volumes
De folklores immémoriaux au prix de breloques.
J’entrai, charmé, et dans les toiles d’araignées
Je saisis et feuilletai un tome au hasard
Et tremblai devant les mots qui semblaient cacher
Un secret monstrueux mêlé à l’encre noire.
Puis, cherchant alentour un libraire éclairé
Je ne trouvai que l’écho d’un rire éthéré.
II. POURSUITE
Je tenais le livre sous mon manteau, tentant
De le soustraire aux regards des marins sordides
Dans les méandres du port en me dépêchant,
Je surveillais mes arrières, les nerfs flaccides.
De fourbes fenêtres de brique sale et rouge
Guettaient ma course fébrile avec défaveur,
Je songeais à ce qui se terrait dans ces bouges
Et regrettais le ciel bleu du jour salvateur.
Nul ne m’avait vu prendre la chose ― et pourtant
Un rire résonnait dans ma tête étourdie,
Et je devinais quels sombres mots malveillants
Rôdaient dans le volume que j’avais ravi.
Les allées m’oppressaient ― les murs se rapprochaient ―
Et loin dans mon dos des pas secrets crépitaient.
III. LA CLÉ
Je ne sais par quels détours et lacets perdus
Entre les bras de mer je parvins à rentrer,
Mais sur mon porche je tremblai, pâle et tendu,
Puis verrouillai la porte pour me calfeutrer.
J’avais le livre qui révélait le tunnel
À travers le néant et les voiles cosmiques
Qui isolent les mondes unidimensionnels
Et les éons perdus en des lieux prosaïques.
Enfin je possédais la clé de ces visions
De flèches sous l’aurore et de bois embrumés
Nichés loin de ce globe et de ses précisions,
Guettant comme des souvenirs d’infinité.
J’avais la clé et la fixait en marmonnant
Quand l’œil-de-bœuf du grenier grinça doucement.
IV. RECONNAISSANCE
Je me souvins du jour où, enfant, j’avais vu
― Une seule fois ― ce val peuplé de vieux chênes
Envahi par un brouillard gris, blême et diffus
Qui semait la folie entre branches et lichens.
C’était le même herbage fétide et sauvage
Rampant vers un autel dont les gravures invoquent
Ce Sans Nom vers lequel s’élevaient mille hommages
De tours sales unies en d’immémoriaux colloques.
Je vis le corps étendu sur le roc suintant
Et sus que les convives n’étaient pas des hommes ;
Je n’appartenais pas à ce monde aberrant :
Yuggoth, au-delà des étoiles et maelströms ―
Soudain le corps poussa un hurlement d’effroi
Et trop tard je compris que ce corps, c’était moi !
V. RETOUR AU FOYER
Le démon dit qu’il me ramènerait chez moi,
Dans les terres indistinctes à demi oubliées,
Parmi les échos flous de palais, de hauts toits,
De balcons marbrés balayés par l’alizé
Alors qu’en dessous un labyrinthe de dômes,
De flèches et de tours s’étalait près de la mer.
À nouveau il évoqua le charme et l’arôme
De ces hauteurs et de l’écume moutonnière.
Ainsi il promit et par le seuil du couchant
Il m’emporta au-delà des lacs enflammés
Et des trônes dorés de dieux insignifiants
Qui hurlent face à l’implacable immensité.
Puis un gouffre s’ouvrit glougloutant dans le noir :
« Tu vivais là, railla-t-il, quand tu savais voir ! »
VI. LA LAMPE
Nous trouvâmes la lampe au cœur de ces falaises
Où des gravures obscures aux yeux de tous les prêtres
Et des hiéroglyphes transpirant le malaise
Témoignaient de tout ce que la terre a fait naître.
Il n’y avait plus rien ― à part ce bol cuivré
Contenant quelques gouttes d’une huile exotique,
Décoré par des courbes aux formes inusitées,
Symboles suggérant des péchés archaïques.
À nos yeux les peurs vieilles de quatre mille ans
Ne signifiaient rien ― nous avions notre butin.
Quand nous l’examinâmes à notre campement
Je portai une flamme vers l’huile et soudain
Elle s’enflamma ― Dieu ! Les formes que nous vîmes
En cet instant fou nous rongent toujours ― sublimes.
VII. LA COLLINE DE ZAMAN
Elle dominait fièrement la vieille ville,
Telle une acropole au bout de la grande rue ;
Verte et boisée, fixant de son regard hostile
L’église et son clocher le long de l’avenue.
Des rumeurs bicentenaires bruissaient encore
Et expliquaient pourquoi les gens fuyaient ses pentes ―
Un animal anormalement mis à mort
Et de jeunes enfants disparus sur ses sentes.
Un jour le facteur ne trouva plus la bourgade,
Ni les maisons, ni les habitants, rien du tout ;
Les curieux vinrent d’Aylesbury par myriades :
Rien d’affreux, selon eux ― il devait être fou
Ce facteur qui prétendait avoir aperçu
Les yeux gloutons de la colline et sa mâchoire pansue.
VIII. LE PORT
Non loin d’Arkham j’avais rejoint le long chemin
De Boynton Beach qui suit la falaise escarpée
Et j’espérais avant le soir atteindre enfin
La crête qui domine Innsmouth et sa vallée.
Une voile au loin s’éloignait sur l’océan,
Blanchie par les ans passés sous les vents anciens,
J’y vis un présage ineffable et malveillant,
Alors je ne fis aucun salut de la main.
Un bateau quitte Innsmouth ! Souvenir d’un passé
Révolu. Mais à présent la nuit dévorante
Approche et j’ai atteint le sommet recherché
D’où j’ai si souvent scruté la ville distante.
Les clochers et les toits sont là ― mais voyez ! L’ombre
Recouvre comme une tombe les chemins sombres.
IX. LA COUR
C’était la ville que j’avais connue jadis ;
Vieille cité lépreuse grouillant de métis
Qui frappent des gongs et chantent de curieux dieux
Dans des cryptes sous les allées du port poisseux.
Les maisons m’observaient de leurs yeux de poisson
Et se penchaient comme saoules dans ma direction,
Alors que dans la boue je cherchais l’atrium,
Cette cour ténébreuse où je trouverai l’homme.
Les murs noirs m’enveloppèrent et je me maudis
Pour m’être aventuré au cœur de ce taudis
Quand soudain quinze fenêtres s’illuminèrent
Et je vis les hordes dansant dans la lumière :
Des morts flétris jouissant de leur démente fête ―
Et ces corps putréfiés n’avaient ni main ni tête !
X. LES OISEAUX
Ils me menèrent là où de fins murs de brique
Gonflent vers l’extérieur sous la pression du mal
Et des faciès cabossés aux traits chimériques
Fond des clins d’œil à des entités abyssales.
Un million de brasiers flamboyaient dans les rues
Et des toits plats s’envolaient vers le ciel béant
Des oiseaux décharnés pendant que d’incongrus
Tambours cachés faisaient vibrer des rythmes lents.
Je savais que ces feux chauffaient des plats immondes,
Que ces oiseaux stellaires avaient été Dehors,
Qu’ils sillonnaient les souterrains de certains mondes,
Et ce qu’ils rapportaient de Thog contre leur corps.
Les autres riaient ― mais ils se turent soudain
En voyant la chose dans un des becs malsains.
XI. LE PUITS
Seth Atwood le fermier avait quatre-vingts ans
Au moins quand il essaya de boucher le puits,
Seul Eb vint l’aider à creuser devant chez lui.
Nous observions cette folie en ricanant,
Mais alors le jeune Eb devint fou lui aussi :
Ils l’envoyèrent à la ferme des indigents.
Seth mura tout à fait l’ouverture du puits
Et avec un couteau versa son propre sang.
Après l’enterrement nous n’avions d’autre choix
Que d’aller réouvrir ce puits déconcertant,
Nous ne vîmes qu’une échelle de fer plongeant
Dans un trou noir qui gobait l’écho de nos voix.
Et nous le murâmes à nouveau ― car l’effroyable
Gouffre restait malgré nos efforts insondable.
XII. LE HURLEUR
Ils me dirent d’éviter la voie qui traverse
La colline de Brigg en direction de Zoar,
Ils chuchotaient sur les conséquences perverses
De la pendaison de Goody Watkins : « Gare, gare… »
J’ignorai ces conseils et découvrit la forme
Du cottage au lierre près du chaos rocheux,
Je ne me souciai pas du chanvre ni des ormes
Car la maison semblait bien trop neuve à mes yeux.
M’arrêtant pour observer le jour finissant
J’entendis les échos de légers hurlements
Quand un rayon de soleil à travers les planches
Illumina le hurleur d’une clarté blanche.
Alors je l’aperçus ― et fuis en moins de rien
Cette chose à quatre pattes au visage humain.
XIII. HESPERIA
Le soleil qui tombe en enflammant les clochers
Et les cheminées qui défient la gravité
Ouvre grandes les portes d’un lointain passé
Fait de désirs divins, de splendeurs oubliées.
Des merveilles impatientes brûlent dans ces flammes,
Chargées d’aventure et d’une pincée de peur ;
Une rangée de sphinx qui semblent avoir des âmes
Mène aux hauts murs qui palpitent au rythme des chœurs.
C’est le pays où la beauté s’épanouit ;
Où chaque mémoire égarée trouve sa source ;
Où le grand fleuve Temps inaugure sa course
Le long des courants étoilés et infinis.
Les rêves nous relient ― pourtant j’ai toujours su
Que jamais des pas humains n’ont souillé ces rues.
XIV. VENTS STELLAIRES
C’est parfois dans l’obscurité crépusculaire,
Surtout l’automne, quand souffle le vent stellaire
Le long des rues vides et pentues où des chambrettes
Sont éclairées par des bougies chaudes et douillettes.
La fumée des cheminées et les feuilles mortes
Volent en tourbillons telles d’étranges cohortes
Qui suivent le cosmos et ses géométries
Pendant que Fomalhaut transperce brume et pluie.
C’est à cette heure que les poètes lunaires
Savent quel fungi germe sur Yuggoth et quelles
Senteurs et couleurs florales peuplent les terres
De Nithon ― vision sans pareil sous notre ciel.
Mais quand ces vents nous transmettent l’un de ces rêves
Ils en passent dix autres par le glaive !
XV. ANTARKTOS
Au fond de mon rêve le grand oiseau parla
Des cônes noirs dans les solitudes polaires
Qui se traînent sur la banquise et son éclat,
Battus et rongés par le tumulte des ères.
En ces lieux aucune silhouette familière ;
Seuls des soleils boréaux flous et indécis
Luisent sur ces roches érodées et séculaires,
Épiées par les Anciens avec mélancolie.
Face à ces anomalies de la création
Des humains ne trouveraient que consternation ;
Mais l’oiseau évoquait des lieux bien plus immenses
Qui loin sous la glace guettent et couvent en silence.
Que Dieu aide le rêveur dont les visions folles
Montrent les yeux morts des fosses de ce shéol !
XVI. LA FENÊTRE
La maison était vieille, ébranlée par des vents
Dont personne ne comprenait les mouvements,
Et dans une petite pièce vers l’arrière
Se trouvait une fenêtre aux scellées de pierre.
Ici, dans une enfance rêveuse et recluse,
J’allais fréquemment vers la nuit noire et diffuse,
Et j’écartais les toiles d’araignée sans peur,
Avec toujours plus d’émerveillement au cœur.
Plus tard j’y ai mené des maçons pour savoir
Ce que mes obscurs aïeux avaient bien pu voir,
Mais quand ils percèrent la pierre un torrent d’air
Surgit de ces vastes paysages stellaires.
Ils fuirent tous ― mais j’osai regarder et vis
Les mondes bruts révélés par mes rêveries.
XVII. UN SOUVENIR
De grandes steppes et des étendues rocailleuses
Se déployaient presque infinies sous les étoiles,
Des feux de camps éclairaient un peu de crasseuses
Bêtes portant des grelots dans leur abject poil.
Loin au sud la plaine s’inclinait lentement
Vers un mur sombre et ondulé comme un python
Gigantesque et antédiluvien que le temps
Aurait pétrifié par le cumul des éons.
J’eus un frisson étrange dans l’air froid et rare :
Pourquoi me trouvai-je en cet endroit si abscons ?
Puis une forme cachée apparut dans le noir,
Se dressa, s’approcha, et appela mon nom.
Voyant sous le foulard ce visage détruit
Je cessai soudain d’espérer ― car je compris.
XVIII. LES JARDINS DE YIN
Au-delà de ce mur antique dont les tours
Couvertes de mousse se dressaient jusqu’au ciel
Il y aurait des jardins fleuris et des cours,
Des oiseaux joyeux, des papillons, des abeilles.
Il y aurait des allées, des ponts au-dessus
De mares à lotus reflétant les toits des temples,
Des cerisiers aux feuilles et aux rameaux ténus
Dans un ciel rose plein de hérons au vol ample.
Tout serait là, car mes rêves n’avaient-ils pas
Ouvert la porte de ce dédale de pierre
Ou les ruisseaux oisifs coulent entre les fougères
Et les vignes vertes accrochées à du vieux bois ?
Mais en arrivant face à la muraille morte,
Je réalisai qu’il n’y avait plus de porte.
XIX. LES CLOCHES
J’ai toujours entendu le tintement lointain
De ces cloches graves dans le vent de minuit ;
Sonneries d’un beffroi que j’ai cherché en vain
Et qui prenaient leur envol depuis l’infini.
J’ai fouillé les rêves dont je me souvenais,
Songé à toutes les cloches de mes visions,
Et à Innsmouth, où les mouettes blanches flânaient
Près d’un vieux clocher vu pendant une incursion.
Tourmenté, j’entendais ces notes résonner
Jusqu’à ce qu’en mars la pluie d’un soir triste et froid
Me pousse vers les méandres de mon passé
Où les cloches folles tintaient dans leurs beffrois.
Elles tintaient ― mais dans les vagues sous-marines
Qui balaient les vallées opaques des abîmes.
XX. LES MAIGRES BÊTES DE LA NUIT
Je ne sais depuis quel antre elles hantent les airs
Mais la nuit je vois ces formes caoutchouteuses,
Sombres, minces, cornues, aux ailes membraneuses,
Dont la queue arbore la fourche de l’enfer.
Elles viennent par le vent du nord, légions noires,
Avec entre leurs griffes des proies monstrueuses,
Et m’emportent en des pérégrinations affreuses
Vers des mondes gris aux tréfonds des cauchemars.
Par-dessus les pics saillants de Thok elles volent,
Ne semblant pas entendre tous mes hurlements,
Par-dessus les puits qui mènent à ce lac puant
Où pataugent les shoggoths enflés et frivoles.
Oh ! Si seulement elles faisaient le moindre bruit
Et avaient un visage sur leur face polie !
XXI. NYARLATHOTEP
Et enfin de l’Égypte profonde arriva
Celui qui, insondable, suscitait le culte :
Silencieux, mince et fier d’une façon occulte,
Son habit rouge feu comme celui d’un roi.
Des foules se pressaient tout autour, sous emprise,
Impuissantes ensuite à répéter ses sentences ;
La rumeur trouvait de part le monde une audience
Car les bêtes sauvages le suivaient, soumises.
Bientôt les mers s’ouvrirent pour donner naissance
À des îles oubliées aux flèches d’algues et d’or ;
La terre se déchira et de folles aurores
Embrasèrent le monde humain en putrescence.
Puis, fracassant le globe dans son jeu maussade,
Le Chaos idiot souffla sur les cendres froides.
XXII. AZATHOTH
Le démon m’emmena dans le néant inepte
Au-delà des amas d’espace et des concepts
Jusqu’à outrepasser temps, matière et couleur
Pour atteindre le Chaos, informe et ailleurs.
Là le Seigneur du Tout grognait dans les méandres
Des choses qu’il avait rêvées sans les comprendre
Et à ses côtés des bêtes ailées voletaient
Dans les vortex fous où des lueurs irradiaient.
Elles dansaient furieusement sur les sanglots
Aiguës d’une flûte tenues par des sabots
D’où coulent les flux du hasard originel
Qui donnent à chaque cosmos ses lois éternelles.
« Je suis Son Messager », me dit le démon-prêtre
Qui par mépris frappa la tête de son maître.
XXIII. MIRAGE
Je ne sais s’il a jamais vraiment existé,
Ce monde perdu voguant sur les flots du Temps,
Mais dans un brouillard pourpre je le vois souvent,
Brillant en arrière-plan d’un rêve voilé.
Curieux édifices et rivières clapotantes,
Dédales merveilleux et cryptes de lumière,
Cieux ardents traversés par des branches tremblantes,
Mélancoliques comme avant un soir d’hiver.
Landes abandonnées couvertes par les joncs
Où de grands oiseaux tournent et dans le vent un bourg
Dresse son clocher blanc sur une élévation ;
Carillons nocturnes que j’espère toujours.
Je ne sais quel est ce pays et je ne sais
Quand ou pourquoi j’y étais, ou serai.
XXIV. LE CANAL
Quelque part en rêve il y a un lieu mauvais
Où de hauts bâtiments vides longent un canal
Profond, noir, étroit, et empestant le fumet
De courants gras qui suintent de choses stagnales.
Des allées aux hauts murs qui se rejoignent presque
Mènent à des avenues connues ou inconnues
Et la lune projette une lueur dantesque
Sur de longues rangées de fenêtres abattues.
Aucun écho de pas, le seul bruit est celui
De l’eau huileuse dégoulinant sous des ponts
De pierre et le long de ces caverneux conduits
Qui affluent vers un océan de confusion.
Personne ne sait où ces eaux ont emporté
Loin de l’argile premier leur monde rêvé.
XXV. St -TOAD
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » aboya-t-il
Alors que je plongeais dans les allées hagardes
Qui forment un labyrinthe sombre et volatil
Au sud du fleuve là où les siècles s’attardent.
Une forme furtive, courbée, en haillons
Qui en un instant tituba hors de ma vue ;
Puis je m’enfonçai dans la nuit et ses tréfonds,
Vers les toits qui se dressaient hostiles et pointus.
Aucun guide n’évoquait ce qui rôdait là
Et j’entendis un autre vieil homme crier :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » Effarouché,
Je vis un troisième vieillard qui croassa :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » J’en fus frappé,
Mais le clocher noir jaillit soudain devant moi.
XXVI. LES FAMILIERS
John Whateley vivait à un mile du village,
Là où les collines se rassemblaient en nombre ;
Nous pensions qu’il n’était pas très futé ni sage
Car sa ferme déclinait vers un futur sombre.
Il passait son temps avec des livres bizarres
Qu’il avait trouvé quelque part dans son grenier ;
Puis son visage prit des traits blasphématoires
Et les gens se mirent tous à le rejeter.
Nous dîmes quand il se mit à hurler la nuit
Qu’on devrait l’enfermer pour sa sécurité ;
Alors trois hommes de la ferme d’Aylesbury
Allèrent le chercher ― et revinrent effrayés.
Ils l’avaient vu parlant à deux formes irréelles
Qui s’étaient enfuies d’un large battement d’ailes.
XXVII. L’ANCIEN PHAROS
De Leng, là où des pitons s’élèvent acérés
Loin des yeux humains sous des étoiles glacées
Se dresse au crépuscule un rayon de lumière
Qui pousse les bergers à gémir en prière.
Ils disent (sans preuve) qu’elle vient, bleue et fière,
D’un pharos encastré dans une tour de pierre
Où le dernier Ancien subsiste solitaire
Et parle au Chaos via ses tambours délétères.
La chose porterait un masque de soie jaune
Dont les replis cacheraient un profil de faune ;
Visage étranger que nul n’ose dévoiler
Par crainte des traits qui se laissent deviner.
Beaucoup d’hommes passés cherchèrent ce reflet ;
Ce qu’ils trouvèrent, nul ne le saura jamais.
XXVIII. ATTENTE
Je ne sais pourquoi à mes yeux certaines choses
Semblent cacher d’insondables enchantements,
Ou une brèche dans l’horizon mortifiant,
Débouchant sur des mondes divins et grandioses.
Il y a une attente vague et impatiente :
Un grand faste dont je me souviens à moitié,
Des aventures extraordinaires, éthérées,
Emplies de joie comme une rêverie flottante.
C’est au crépuscule sur d’étranges clochers,
Dans les bois, les vieux bourgs et les pentes brumeuses,
Les vents, la mer, les coteaux, les villes radieuses,
Les courtils, les chants lointains, la lune enflammée.
Grâce à ce mirage il est permis d’exister,
Mais nul n’obtient jamais ce qu’il laisse espérer.
XXIX. NOSTALGIE
Une fois l’an, dans l’embrasement de l’automne,
Les oiseaux survolent l’océan désolé,
Avec hâte ils bavardent, chantent et fanfaronnent
En cherchant un pays qui hante leur passé.
De grands jardins en terrasses où poussent des fleurs,
Des rangées de mangues exquises et des sanctuaires
De feuilles et de branches sur des sentiers charmeurs ―
C’est ce que montrent leurs visions tentaculaires.
Ils fouillent la mer en quête du vieux rivage,
De la cité blanche couronnée par ses tours ;
Hélas, rien d’autre que des eaux vides et sauvages,
Alors une fois de plus ils font demi-tour.
Mais les donjons regrettent leur chanson perdue
Du fond de leurs abysses à la faune inconnue.
XXX. TOILE DE FOND
Je ne peux m’attacher aux choses neuves et crues
Car j’ai vu le jour dans une vieille cité ;
De ma fenêtre je voyais des toits pentus
Penchés vers un port pittoresque et singulier.
Le soleil, dans des rues aux portes ciselées,
Frappait des lucarnes, des carreaux scintillants,
Et des clochers georgiens aux girouettes dorées ―
Ces spectacles forgèrent mes rêves d’enfant.
Ces trésors venus d’un temps de progrès prudent
Ne peuvent que s’aliéner les spectres si frêles
Qui remuent dans des fois livrées au changement
Entre les murs constants de la terre et du ciel.
Ils déchirent la toile du temps et ainsi
Je peux en reclus faire face à l’infini.
XXXI. L’HABITANT
Déjà vieux quand Babylone sortit de terre,
Qui sait depuis quand il dormait sous ce talus,
Là où enfin nos pelles curieuses trouvèrent
Ses épais blocs de granit que nous mîmes à nu.
De larges chaussées bordées de maçonneries,
De blocs effrités et de statues évoquant
Des fabulations surgies d’un passé terni
Trop ancien pour les humains tout juste naissants.
Alors nous vîmes ces marches qui s’enfonçaient
Dans un étranglement de picrite gravée
Vers un noir sanctuaire où la nuit gouvernait
D’antiques symboles et des mystères premiers.
Nous avançâmes avant de fuir comme des fous
Quand le frou-frou de ses pas surgit d’en dessous.
XXXII. ALIÉNATION
Sa chair concrète n’avait jamais voyagé,
Car l’aube le trouvait toujours au même endroit,
Mais chaque nuit son esprit aimait s’élancer
Vers des précipices et des mondes moins étroits.
Il avait survécu à la zone Ghooric
Et contemplé Yaddith sans devenir dément
La nuit où fut lancée l’hypnotique lyrique
De la flûte qui miaule depuis les néants.
Il se réveilla ce matin-là fort vieilli
Et depuis toutes les choses ont perdu leur lustre ;
Ce qui l’entoure flotte nébuleux et gris ―
Pâles fantômes d’une sphère plus illustre.
Ses parents et amis sont un peuple étranger
Auquel il tente vainement de s’attacher.
XXXIII. LES SIFFLETS DU PORT
Par-dessus de vieux toits et des clochers croulants
Les sifflets du port chantonnent toute la nuit ;
Des voix venues d’ailleurs, des plages au sable blanc
Et des mers grandioses forment des chœurs hardis.
Tous inconnus l’un à l’autre et pourtant unis
Par une force obscurément déterminée
Qui dans les gouffres du zodiaque se tapit
Et orchestre ce grondement halluciné.
Par des rêves sombres il apporte des nuées
Plus sombres encore de formes et d’évocations ;
Des échos venus du néant et des soupçons
De choses trop subtiles pour être acceptées.
Et toujours dans cette musique ubiquitaire
On perçoit certaines notes inconnues sur Terre.
XXXIV. RECONQUÊTE
La piste traversait une lande terrible
Où sur l’humus des rochers moussus se dressaient
Et des gouttelettes glauques m’éclaboussaient
Depuis les cascades de cavernes invisibles.
Il n’y avait pas de vent ni le moindre son
Dans les buissons biscornus et les arbres fous,
Ni rien à l’horizon ― mais je vis tout à coup
Devant moi une monstrueuse élévation.
Elle se profilait sur la moitié du ciel
Et ses escaliers de lave presque effondrés
Couverts de graminées grimpaient vers l’apogée
En des marches bien trop grandes pour un mortel.
J’hurlai ― et sus quelle étoile et âge primaire
M’avait ravi au règne humain si éphémère !
XXXV. ÉTOILE DU SOIR
Je la vis depuis cet endroit calme et caché
Où le vieux bois dévore presque tout le champ.
Elle étincelait dans la gloire du couchant ―
D’abord pâle, puis d’un visage illuminé.
Le noir vint, et ce fanal rouge et solitaire
Me fit chavirer comme jamais autrefois ;
L’étoile du soir ― mais devenue mille fois
Plus saisissante dans cette paix forestière.
Elle traçait des images dans l’air tremblant ―
Des fragments de souvenirs qui hantaient mes yeux ―
Vastes tours et jardins ; étranges mers et cieux
D’une vie obscure à l’emplacement fuyant.
Désormais je sais que dans le ciel étoilé
Ce feu m’appelait depuis mon ancien foyer.
XXXVI. CONTINUITÉ
Il y a dans certaines vieilleries les traces
D’une vague essence ― ni le poids ni la forme ;
Un éther ténu, indéterminé, hors-normes,
Et pourtant lié aux lois du temps et de l’espace.
Un faible signe voilé de continuités
Impossibles à entrevoir pour l’œil apparent ;
De dimensions abritant les années d’antan,
Hors de portée, sauf à l’aide des clés cachées.
Cela me touche le plus quand le soleil luit
Sur des fermes surannées à flanc de colline
Et redonne vie aux silhouettes immobiles
Venues de siècles plus réels que celui-ci.
Je me sens proche dans cette étrange lumière
De la masse étale dont les flancs sont les ères.
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