jeudi 17 janvier 2019

Lovecraft - 1931, 1932, 1933 - Les Montagnes Hallucinées, Le Cauchemar d'Insmouth, La Maison de la Sorcière...

Nicolas Roerich

Suite de ma lecture chronologique de l’œuvre de Lovecraft.

  • Les Montagnes Hallucinées (At the Mountains of Madness, écrit en feb-mars 1931/publié en 1936)
Encore en immense classique, dont je me souvenais assez bien pour l'avoir déjà lu plusieurs fois. Notons tout de suite le négatif : comme assez régulièrement chez Lovecraft, c'est assez verbeux. Mais ici, cet aspect m'a particulièrement gêné, notamment dans les longues descriptions de la ville des montagnes, ou quand quand par exemple Lovecraft met 25 lignes pour dire que son narrateur a entendu le cri d'un manchot. Mais à part ça, c'est toujours aussi brillant. Comme d'habitude, le narrateur a une véritable distance avec la menace : il ne voit jamais un Ancien vivant. Ce qui ne l'empêche pas d'être bien terrifié, mais plus par l'horreur cosmique de ses découvertes. La progression des évènements est habile, de la découverte des corps des Anciens à l'exploration du camp de base ravagé, puis de l'extérieur de la ville antique, son intérieur et ses fresques murales, et enfin d'autres profondeurs... Une bonne partie du récit est consacrée à la description de l'histoire des Anciens, et on y retrouve des points communs avec la civilisation du récit Le Tertre, notamment par rapport à leur immortalité, leur lente décadence et leur manipulation créative de la chair vivante pour façonner des races de serviteurs. D'ailleurs, il semble que ce soient ces Anciens qui soient à l’origine de la vie humaine, mais c'est assez amusant de constater que c'est simplement évoqué en passant, sans doute parce que le narrateur est trop dérangé par cette idée. Je crois que c'est la première fois que la mythologie de Lovecraft est autant développée, on a droit à toute une contre-histoire de la Terre, avec conflits entre les Anciens, les Mi-Go et l’engeance de Cthulhu. Cette partie est fascinante, on atteint une densité mythique quasi oppressante. Et comme dans Celui qui Murmurait dans les Ténèbres, pas de manichéisme : la race extraterrestre des Anciens, tout comme celle des Mi-Go, se révèle n'être pas particulièrement mauvaise, simplement terriblement étrangère. Et le narrateur comme le lecteur peuvent se surprendre à ressentir de l'empathie pour ces anciens, si étranges mais finalement si proches par leur intelligence. Alors que le narrateur fait ce cheminement mental, une nouvelle menace se substitue à celle des Anciens : les terribles shoggoths. Là, pas vraiment d'empathie possible, ces choses sont l'incarnation même de l'altérité, de l'horreur vivante purement chaotique et destructive. Et après tout ce parcours ténébreux plane toujours une ombre encore plus menaçante : celle d'une lointaine chaine de montagnes, imposante, immense, crainte par les anciens eux-mêmes, où semblent se terrer des choses qui feraient passer les Anciens pour de proches cousins de l'humanité.

  • Le Cauchemar d'Insmouth (The Shadow over Innsmouth, nov-dec 1931/1936) 
Une entrée en matière qui est devenue un classique lovecraftien : un jeune homme solitaire qui s'engouffre seul dans un bus miteux au chauffeur suspect à destination d'une bourgade à la réputation particulièrement inquiétante... Et la première moitié du récit, dans cette veine, fonctionne à merveille : notre narrateur s'enfonce petit à petit dans les noirs secrets d'Insmouth, que ce soit en parcourant ses rues plus ou moins désertées ou en s'intéressant à l'histoire locale auprès d'un ivrogne, dont le récit, haché est diablement bien mené, le tout culminant au cours d'une nuit guère reposante dans l'auberge locale. Dommage que le niveau baisse par la suite, avec une course poursuite qui ne mène pas à grand chose et un twist qu'on voudrait aimer, mais qui pose un peu problème. En effet, le narrateur se rend compte que, par ses ancêtres, il est comme ceux d'Insmouth un hybride humain/Profond. Il va même jusqu'à accepter son sort et anticipe avec impatience sa nouvelle vie d'homme-poisson. C'est très bien, mais ça tranche dramatiquement avec la majeure partie du récit : on a l'impression que ces dernières pages, dont on ne trouve pas de signe précurseur, ont été écrites au moins dix ans après le reste. Bref, c'est un peu bizarre. Reste que Le Cauchemar d'Insmouth a laissé sa marque notamment parce que c'est, je trouve, le plus adaptable des textes de Lovecraft, surtout peut-être sous forme ludique (jeu vidéo ou jeu de rôle papier). Un protagoniste solitaire plongé dans un environnement à la fois familier et hostile tout en étant assez ouvert, le tout avec une opposition dense mais pas du tout insurmontable : les Profonds sont plus proches du classique monstre humanoïde que de l'entité cosmique. C'est une bonne recette pour de l'horreur teintée d'action, ou de l'action teintée d'horreur. On trouve aussi, plus que jamais, la thématique de la décadence de la race et de la corruption de la chair : non seulement c'est la clé du twist final, mais l'un des aspects les plus horrifiques de la nouvelle est certainement la suggestion des relations sexuelles entre humains et Profonds.

  • La Maison de la Sorcière (The Dreams in the Witch House, feb 1932/1933)
Un jeune étudiant en mathématique prend volontairement une chambre dans la maison du titre. A la manière de L'Affaire Charles Dexter Ward, une réinterprétation des classiques histoires de sorcière. On a vaguement l'impression d'être dans un fantastique convenu, où petit à petit le réel est envahi par la surnaturel. Sauf que rien n'est vraiment surnaturel : la magie, c'est juste des mathématiques de pointe ! La Maison de la Sorcière m'a semblé être un texte particulièrement bien écrit. Il y a peu de lourdeurs, et la construction délicate n'est pas encombrée par d'interminables descriptions des visions du protagoniste. Au contraire, les endroits visités ne sont presque que des allusions, et libre au lecteur de s'en faire opinion. Par exemple, le protagoniste est accompagné pendant des voyages dimensionnels par une forme bulbeuse et une autre géométrique, mais il n'est jamais indiqué qu'il s'agit de Keziah Mason et de Brown Jenkin. Il en va de même pour l'Homme Noir : si c'est un avatar de Nyarlathotep, ce n'est pas précisé. J'aime ce ton apparemment imprécis. Il y a dans ces aperçus des immensités, qui sont peut-être accessibles à l'humain prêt à tous les sacrifices, une pertinente variation sur l'immensité de l'espace et du temps. Une nouvelle peut-être un peu décousue, mais qui distille une ambiance dense et lourde, où se mêlent les vieilles légendes et les infinies potentialités offerts par la science.

  • L'horreur dans le Musée (The Horror in the Museum, « collaboration » avec Hazel Heald, oct 1932/juillet 1933)
J'ai l'impression que quand il sait qu'une histoire ne portera pas son nom, Lovecraft se lâche un peu. Ici, les statues d'un musée de cire sont un peu trop réaliste, et le protagoniste décide d'y passer seul une nuit. Notons déjà que la description de cette nuit est excellente, de l'imagination qui peuple les ténèbres jusqu'aux taches lumineuses qui apparaissent aléatoirement sur les yeux. Ensuite, attention, le méchant se déguise en monstre pour faire peur au protagoniste ! C'est un peu grotesque, mais assez amusant. Suit une tentative de sombre rituel avec une classique créature indicible. Bref, L'horreur dans le Musée n'est pas un texte particulièrement sérieux ou profond, mais il reste efficace et offre un changement de ton pas désagréable, tant que c'est occasionnel.

  • La Mort Ailée (Winged Death, « collaboration » avec Hazel Heald, été 1932/mars 1934)
Avec un titre pareil, je m'attendais à une grosse bestiole pas commode, mais non, il s'agit de mouches. C'est en fait un récit de double vengeance : d'abord, le narrateur principal veut tuer un collègue avec une mouche infectée, puis la victime, réincarnée dans la mouche, vient se venger de son meurtrier. Ça a l'air ridicule, mais non : c'est très adroit, très drôle, plein d'humour noir. Les scènes où la mouche, vicieuse et insaisissable, torture psychologiquement le narrateur, sont assez délicieuses.

  • Surgi du Fond des Siècles (Out of the Aeons, « collaboration » avec Hazel Heald, été 1933/1935)
Une histoire de momie, mais pas aussi classique que ce qu'on pourrait croire. La momie en question vient du continent englouti de Mu, et une partie du récit est consacrée à son histoire, qui implique de vils prêtres et une indicible monstruosité. Enfin, pas si indicible, je ne résiste pas à l'envie de citer un peu Lovecraft : « la répugnante horreur, impie, non humaine, extra-galactique, et la malfaisance haïssable et indescriptible de ce rejeton interdit du noir chaos et de la nuit éternelle ». Coloré. Il y a des mythes oubliés, d'étranges adorateurs de choses antiques et un final bien répugnant. Pas mal.

  • Le Monstre sur le Seuil (The Thing on the Doorstep, aout 1933/ 1937)
Une nouvelle charnière, qui tient du Cauchemar d'Insmouth, pour la présence inquiétante des hybrides Profonds/humains, de L'Affaire Charle Dexter Ward, pour l'action d'un vil sorcier bien décidé à ne pas mourir en piquant le corps d'autrui, et qui, en mentionnant l'exploration d'espaces très lointains grâce à l'échange de corps, préfigure Dans l'Abîme du Temps. Un dilettante se fait lentement piquer son corps par sa femme, qui est en fait un sorcier ayant prit possession du corps de sa fille. Encore une fois, comme dans le Cauchemar d'Insmouth, la sexualité conjugale suggérée est inquiétante. L'intrigue suit un crescendo relativement prévisible mais habilement mené, et le final, dont je ne me souvenais pas, est joyeusement morbide.

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