dimanche 13 janvier 2019

Lovecraft - 1928, 1929, 1930 - L’Abomination de Dunwich, Le Tertre, Celui qui Murmurait dans les Ténèbres...


Kandinsky - Several Circles - 1926

Suite de ma lecture chronologique de l’œuvre de Lovecraft.

  • L’Abomination de Dunwich (The Dunwich Horror, écrit en aout 1928/publié en 1929)
Une interprétation lovecraftienne du thème classique du fils du diable. A Dunwich, une petite bourgade isolée, la consanguinité règne, et les collines semblent conserver un lien étrange avec des choses anciennes. Et c'est là que la fille albinos d'un vieux sorcier accouche d'un enfant au père inconnu, un enfant qui se développera particulièrement vite. Cette petite famille est obligée de faire régulièrement des travaux d’agrandissement, comme s'ils avaient chez eux, en plus de leur enfant suspect, quelque chose de gros et de vorace. Comme dans  L'affaire Charles Dexter Ward le lecteur suit pendant une bonne partie du récit les évènements d'un point de vue assez éloigné, et les seules informations qui lui sont transmises sont celles des rumeurs campagnardes. Ainsi c'est dans l'esprit que la menace prend forme, du moins pour un temps. Puis le courageux universitaire Armitage et ses potes intellectuels prennent les choses en main et tentent littéralement de faire échouer une invasion de la Terre par les entités des autres sphères. C'est là que cette nouvelle, à mon goût, pèche un peu : par cette idée qu'il y a un plan d'invasion de la Terre. Je ne sais pas, c'est un peu... trivial, pour les entités lovecraftiennes. Par exemple, dans L'Appel de Cthulhu, j'ai l'impression que le Grand Ancien du titre n'a pas d'intention particulière envers les humains. Certains lui vouent un culte, mais c'est parce que sa simple existence fait pénétrer son aura dans l'esprit des hommes. Il se réveillerait bien pour régner et massacrer un peu, certes, mais on sent qu'il n'est pas à quelques dizaines de millions d'années près. C'est cette indifférence qui marque. On peut cependant voir L’Abomination de Dunwich d'un point de vue essentiellement humain : ce ne sont pas les entités cosmiques qui cherchent quoi que ce soit de particulier en rapport avec l'humanité, mais ce sont quelques humains plus ou moins sorciers qui, comme des religieux fervents, se cherche du sens et des objectifs là où ils peuvent. Bref, voilà qui gâche un peu le plaisir à mon goût, mais même si L’Abomination de Dunwich n'est pas à la hauteur des meilleurs textes de Lovecraft, il se place en bonne position, notamment grâce à quelques scènes d'anthologique, que ce soit la tentative de vol du Necronomicon ou, bien sûr, le rituel final réalisé par une fine équipe de rats de bibliothèque, ce ne manque pas de charme : la force, c'est la connaissance.

  • The Curse of Yig (printemps 1928/1929)
Un travail de ghost writing publié sous le nom de quelqu'un d'autre. C'est pas mal du tout, et assez différent du reste de la production de Lovecraft. Pendant la « conquête » de l'ouest, un couple de colons va s'installer dans un coin isolé. Mais l'un d'entre eux a une peur folle des serpents, peur qui résonne puissamment avec des légendes locales, qui évoquent le puissant Dieu-serpent Yig. C'est rare chez Lovecraft, mais il est ici possible que tout le surnaturel ne se passe que dans la tête des protagonistes. Enfin, même s'il commence dans leur tête, ce dont on peut douter, il finit par littéralement s'incarner.

  •  Le Tertre (The Mound, dec 1929 - jan 1930/1940)
Un autre travail de ghost writing, toujours pour la même personne, mais cette fois de la taille d'un petit roman et d'une qualité fort satisfaisante. Lovecraft s'est vu proposer une histoire banale de fantôme indien qu'il a transformé en... lovecrafterie ? Pendant la première partie du récit, un explorateur (le même que dans The Curse of Yig, sans doute) vient dans la petite ville de Binger pour en apprendre plus sur ce mystérieux tertre où errent des fantômes qui semblent définitivement réels. De plus, ce tertre a la désagréable manie de faire disparaitre ceux qui vont y creuser. Ces disparus reviennent parfois, mais mutilés et déments. A la manière de L'Affaire Charles Dexter Ward, toutes les informations transmises au lecteur sont de seconde main. Bien entendu, notre courageux explorateur, très matérialiste, n'y voit là que de simples rumeurs superstitieuses. Ensuite, il va creuser un peu et trouve le manuscrit d'un espagnol vieux de plusieurs siècles : c'est la seconde partie, le récit de l'exploration des profondeurs et la description de la société qui y vit. On croit lire une utopie/dystopie presque classique, tant la structure de l'étranger qui va se frotter aux habitudes, institutions et croyances d'un autre peuple est familière. Mais ces étranges humains des profondeurs, immortels et décadents, vénèrent des divinités très anciennes. Ils prennent plaisir dans la torture et revendiquent un lien très étroit avec Cthulhu. J'aime l'absence de manichéisme qu'on trouve ici : ils ont certes quelques habitudes horribles, mais ils ne sont pas particulièrement mauvais dans l'ensemble. Et même eux craignent d'autres choses qui se cachent encore plus profondément. Évidemment, notre fier explorateur, une fois le récit de l'espagnol terminé, ne voit là qu'une supercherie, et la réalité ne tardera pas à lui démontrer le contraire. En somme, c'est assez amusant de constater à quel point Lovecraft produit quelque chose de personnel dans un tel travail de commande. C'est, je crois, la première fois qu'il s'aventure à décrire avec autant de détails une autre société d'êtres intelligents, et cela lui donnera des idées pour la suite.

  • La Chevelure de Méduse (Medusa's Coil, 1930/1939)
Encore du ghost writing. Sans être mauvaise, cette nouvelle-là est très passable. Elle appartient à un fantastique plus classique : un huis-clos où l'un des protagoniste cache une part de monstruosité. Globalement, malgré un final où les choses s'accélèrent, on a surtout l’impression que l'ensemble est trois fois trop long par rapport à ce qu'il s'y passe, et la menace évoquée manque de percutant. Notons tout de même la place importante de l'art : c'est la création artistique, ici la peinture, qui permet de mettre à jour les horreurs invisibles cachées dans les replis du réel.

  • Celui qui Murmurait dans les Ténèbres (The Whisperer in Darkness, fev-sep 1930, 1931)
Retour à du grand Lovecraft. Cette fois, plus encore que La couleur tombée du ciel ou Le tertre, c'est véritablement de la science-fiction (à tendance horrifique, bien sûr). Les entités qui sont au centre du récit, les Mi-Go, ou Fungi de Yuggoth, sont clairement des extraterrestres. Comme on en a l'habitude, l'essentiel des informations rapportées le sont de seconde main : le narrateur entretient une correspondance avec celui qui est vraiment au cœur des évènements. La plupart des écrivains choisiraient comme protagoniste celui qui au est contact direct de la menace, celui qui se fait assiéger par les aliens, pas un type qui habite à une journée de train de là et qui ne voit pas une seule fois une créature de ses yeux. Mais ce choix permet le doute, l'incertitude, le fantasme, et l'esprit est déchaîné. La paranoïa est le maitre mot : ces créatures semblent avoir un vaste réseau de surveillance et bien des alliés et indicateurs parmi les humains. Et, détail important, elles ne sont pas forcément mauvaises ou méchantes. Certes, elles doivent bien enlever quelques humains de temps en temps, mais c'est tout. Elles permettent même à certains de voyager dans l'univers, et semblent posséder une vraie curiosité scientifique. Si le protagoniste est terrifié, ce n'est pas vraiment parce qu'il est directement menacé par ces créatures (la menace est ambiguë), mais parce que son esprit est submergé par l'inconnu et l'altérité, il est paniqué par les vastes abîmes de la connaissance. Il est possible que, dans toute la nouvelle, les Mi-Go n'aient à aucun moment l'intention de lui faire du mal : j'aime cette incertitude, car il n' s'agit pas tant d'une humanité menacée par de vils envahisseurs que d'une humanité menacée par ses propres limitations. Notons aussi que la science-fiction de Lovecraft est assez unique par ses liens au mythique et à l'étrange. Par exemple, les Mi-Go, à l'image des Grands Anciens et autres entités, semblent parcourir l'espace sans vaisseaux, mais avec leurs ailes. Il y a là une distinction fondamentale entre des telles créatures et les humains, une distinction qui tient à la fois du fantastique et d'une SF radicale.

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