The Secret History (1992), ou Le maître des illusions en français, de Donna Tartt. (Précisons au passage que ce titre français n'a guère de sens.) C'est un gros morceau, un pavé, et il y avait longtemps que je n'avais pas dévoré un gros roman avec autant d’enthousiasme. Richard, le narrateur, arrive dans un nouveau campus après déjà plusieurs tentatives universitaires avortées. Là, il va tomber sous le charme de la petite équipe de classicistes (grec et latin) menée par le riche et charismatique Julian, prof qui s'est arrangé pour faire ce qu'il veut de sa classe volontairement minuscule et isolée. Richard va se lier avec ces étudiants privilégiés et désabusés qui passent plus de temps dans la Grèce antique que dans la modernité.
Henri, le surdoué à l'intelligence froidement précise et détachée, qui mène la bande. Francis, l’élégant et sympathique homosexuel. Charles, le beau gosse alcoolique, et sa sœur jumelle, Camilla, la belle glaciale qui fait tourner la tête à tous ces messieurs (sauf un bien sûr). Et Bunny, l’extraverti bon vivant, menteur et chapardeur, qui, on l'apprend dès le tout débout, se fera assassiner par les autres. En comparaison, notre narrateur peut sembler bien pâle : il est souvent silencieux, en admiration devant les autres, il ment pour se faire accepter, mais, petit à petit, il s'étoffe. Et, surtout, il mène bien sa mission : être le point de vue du lecteur.
Tous ces personnages, sans exception, sont extrêmement faillibles. Tout le roman n'est qu'une succession de mensonges, de beuveries, de snobisme, de manipulations, de meurtres, de haine, de dollars dépensés futilement par milliers, de pilules avalées à la chaîne, de cigarettes fumées par paquets entiers, de coucheries sans lendemain, et j'en passe. Pourtant, et en partie grâce à leurs innombrables défauts, ces personnages qui ne sont que des ruines à deux pattes prennent étonnamment chair, il sont débordant de réalité, surtout quand, comme moi, on n'est pas insensible à leur penchant pour l'abstraction et leur insatiable insatisfaction. Le rythme est lent, très lent, Donna Tartt prend son temps, quitte à accumuler les scènes qui peuvent sembler futiles, mais finalement tout compte pour faire vivre ces jeunes gens qui tombent délicatement en morceaux au fil du récit.
Si les personnages et leurs états d'âme prennent le devant de la scène, ils se déploient dans un contexte de thriller, de murder mystery. On sait dès le début que le groupe va se tourner contre Bunny : reste à savoir pourquoi. Avant le meurtre de Bunny, il y en a un autre : un "accident" sanglant au cours d'une tentative de bacchanale. Et, surprise, le meurtre de Bunny a lieu juste au milieu du roman. Pendant la seconde moitié, les assassins sombrent progressivement dans les tréfonds du tourment face aux tensions qui s'accumulent. Ils doivent, comme pour préparer le meurtre, continuer à mentir, manipuler, comploter, enchaîner les nuits blanches ; et pour tenir, pourquoi pas une petite bouteille, quelques pilules... Ainsi le suspense classique soutient à merveille et s'entremêle harmonieusement avec ce qui est vraiment le cœur du récit : le développement des personnages.
Au fond, on est dans un roman d'apprentissage, et toutes les illusions de Richard vont tomber, tous ces gens qu'ils admirait tant vont se révéler n'être que poussière et fumée, et lui-même va se transformer en meurtrier. Le goût pour le passé lui non plus n'offrira rien de valeur, sinon peut-être la chance de gagner à peu près sa vie en grattant du papier.
J'ai beaucoup, beaucoup aimé The Secret History. Ce n'est pas l'histoire la plus originale qui soit, par exemple c'est presque la même chose que dans La Corde d'Hitchcock, mais l'exécution est dense et irréprochable. Un long roman au focus remarquable, haletant malgré son rythme lent, et habité par des personnages à la fois attachants, terriblement faillibles, et tragiques.
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