Si Wasp (Guêpe) d'Eric Frank Russell était une très sympathique variation sur des thèmes militaires, La grande explosion (1962) est nettement plus riche. La grande explosion qui donne son nom au roman, c'est l'invention soudaine d'un genre d'antigravité et sa conséquence : l'exode de millions de personnes à travers l'espace, le coût des voyages spatiaux ayant été brutalement réduit. Toutes sortes de groupes et de minorités vont fonder leur petite utopie sur de nouvelles planètes. Quelques centenaires plus tard, la Terre, qui est restée une société hiérarchique et militariste, décide d'aller réclamer son autorité auprès de toutes ces jeunes sociétés éparpillées.
Il y a certes ici une touche d'aventure classique, mais on est avant tout dans de la satire sociale teintée de politique-fiction plus sérieuse. Et ça fonctionne extrêmement bien : c'est légèrement daté, mais ça reste drôle et stimulant, d'autant plus que pour l'essentiel, les idées évoquées sont intemporelles. En tout, nos explorateurs explorerons trois mondes, qui les occuperont progressivement plus longtemps. Dans tous les cas, le point commun, c'est que les locaux n'ont pas la moindre envie de se soumettre à la vieille Terre et à ses coutumes.
Le premier monde est le plus simple : une ancienne planète carcérale. Que sont devenus les descendants des meurtriers ? Très territoriaux, ils vivent en petits villages fortifiés de plus ou moins un millier de personnes et leur principale priorité est de ne pas travailler. Ainsi, il ne pratiquent pas l'agriculture, car les stocks de grains peuvent être volés par des bandes rivales : pourquoi travailler à produire ce qui pourrait profiter à autrui ? C'est un hyper individualisme primaire, mais ils sont persuadés d'être plus intelligents que les terriens : après tout, à moins de se faire capturer au cours d'une bataille et de devenir esclave d'une bande adverse, ils n'ont à courber l'échine devant aucun état, aucune corporation, aucun système économique...
Le second monde gagne en complexité : colonisé par des nudistes-hygiénistes-bodybuildeurs, il est, avec un tel point de départ, l'occasion de pas mal de scènes comiques. Les nudistes n'ont que faire des terriens, qu'ils considèrent comme des pestiférés qui s’auto-détruisent avec l'alcool et le tabac, sans compter cette obscénité que sont les habits. On ne rentre pas en profondeur dans leur organisation sociale, mais, s'ils ont clairement une organisation hiérarchique, leur mode de vie est bien plus pastoral que productiviste. Ce qu'ils veulent développer, c'est leur corps et leur santé, plutôt qu'un quelconque "progrès" au sens contemporain.
Le troisième monde, le plus important, occupe la moitié du roman. C'est une société anarchique, bien que ce mot ne soit jamais employé. Ils utilisent comme arme ultime la désobéissance civile, qu'ils font remonter à Gandhi, oubliant au passage Thoreau, sans qui Gandhi n'aurait peut-être pas été Gandhi. Face aux insistances des terriens, ils se contentent de tout refuser. Leur système économique (dont l'efficacité est certainement lidéalisée) est basé sur un système d'obligations, qui peuvent s'échanger. L'auteur est assez habile pour esquiver le mythe du "troc" : ces obligations sont un mélange entre la socialité naturelle de l'humain, pour qui l’intérêt personnel est en bonne partie le même que l'intérêt du groupe, et un libéralisme économique classique, où chacun et un agent indépendant qui par ses capacités (ce qu'il a de valeur à mettre sur le marché) "gagne" sa vie. Honorer ses obligations, tout comme travailler pour nous, n'est pas tant une question de devoir qu'une nécessité économique. Ceci dit, les possibilités d'accumulation sont extrêmement limitées, d'une façon qui m'a fait penser à la classique dichotomie marxiste : le droit de propriété privée des biens de consommation existe bien, mais par contre, pas vraiment le droit de propriété privée des moyens de production. Par exemple, un fermier qui quitte sa ferme pour aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte ne conserve pas sa ferme : n'importe qui, sous réserve de l'exploiter, peut se l'approprier. Dommage qu'on ait pas de détails sur le fonctionnement des industries plus complexes. Quoi qu'il en soit, les membres du personnel du vaisseau terrien sont plus que convaincu par ce mode d'existence dénué de hiérarchie : ils désertent en masse pour s’installer sur cette charmante planète, forçant les haut-gradés à s'enfuir la queue entre les jambes avant que tout l'équipage ne déserte.
La grande explosion d'Eric Frank Russell est donc un roman étonnamment drôle, pertinent et intemporel. Je m'étonne qu'il ne soit pas plus souvent évoqué dans les classiques de la SF orientée politique-fiction, mais c'est sans doute à cause de son aura typée "vieille SF militaire poussiéreuse". A mon sens, le mélange est agréable.
Tu le vends bien (bien mieux que "Guêpe" en tout cas), je le note.
RépondreSupprimerJ'espère que mes techniques de vente produiront un client satisfait !
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