jeudi 24 juin 2021

Cinq jours sur le plateau de Millevaches

Nos campements (cliquer pour agrandir)

7 juin 2021

Avec Antoine, mon fidèle compagnon d’aventure, je suis dans le train en direction du plateau de Millevaches, qui se déploie en Corrèze et frôle la Creuse. Notre perspective n’est pas juste la balade, la randonnée. Il y a de ça, certes, mais il s’agit de développer notre réflexion sur nos projets respectifs de, disons, néo-ruralité. Avant même de commencer à mettre un pied devant l’autre, je suis épuisé, fracassé, victime d’une sorte de grippe qui depuis quelques jours me rend impuissant et me force à faire la sieste. Mais au diable, je n’ai aucune envie de remettre cette virée à plus tard — nous devions déjà la faire quand le second confinement a frappé.

Pendant la première des 6 heures de train, je lis Ship of Fools de Kaczynski, une courte fable satirique plutôt marrante sur ses thématiques habituelles : une bande de gauchistes se concentre sur des « petites » luttes (inégalités diverses) pendant que leur navire fonce vers la mort (suicide sociétal par overdose de technique). J’ai dans mon sac L’île au trésor de Stevenson, dont je ne lirai pas la moindre ligne pendant notre escapade.

Arrivée à Meymac. À peine sortis du train, on tombe sur des moutons qui broutent et des chèvres entravées dans un bout de terrain pentu. On se dirige vers le centre, incroyablement calme. Je retire un peu de liquide et Antoine va dans une boutique de produits de terroir pour acheter du Saint-Nectaire : il fait peur à la vendeuse, sans doute peu habituée à avoir des clients. On continue, avec toujours des moutons qui broutent presque jusque dans le centre. On grimpe hors de la petite ville et on se retrouve immédiatement dans une campagne enchanteresse, extrêmement vallonnée, pleine de genêts tout jaunes ; les bords de route débordent d’achillée. On voit un chevreuil et on mange au soleil, assis sur le chemin, les fesses sur nos matelas en mousse, avant de planter nos tentes sur un tapis d’herbe grasse dans une monoculture de pin.

Tout juste sorti de la tente...

8 juin

Je me réveille à 5h et déjà les oiseaux sont incroyablement bruyants. Second réveil à 8h. Je me lève pour aller examiner à la lumière du soleil une espèce de gaillet qui hier soir échappait à mon inquisition. Soudain, sur la piste, une biche. Je me fige, elle se fige, nous nous observons, et elle reprend son chemin en sautillant par-dessus le fossé avant de s’enfoncer dans les bois artificiels.

En démontant ma tente, mal de tête lancinant à chaque fois que je me redresse. Antoine me dit qu’il a « déliré » toute la nuit. Je ne suis clairement pas en forme, je dois faire des pauses régulièrement. Petit à petit, il apparaît clairement que la région est essentiellement composée de monocultures de pin. Je me traîne, je ramasse un bâton, et je joue au vieux pèlerin mi-fou de Dieu, mi-facétieux. Je demande l’aumône à Antoine et je peste contre la jeunesse. Dans une autre vie, à une autre époque, croyant ou non, j’aurais peut-être saisi l’appel du pèlerinage pour fuir ce que j’aurais eu à fuir. Aujourd’hui encore, seul l’enchaînement semi-volontaire qu’on appelle relation de couple me retient de tout fuir. Seule cette potentielle projection vers l’avenir, qui me permet d’envisager une vie néo-rurale en compagnie (idéalement pas que cette compagnie-là), m’empêche d’abandonner avec soulagement le peu que j’ai pour partir avec mon sac à dos vers une destination arbitraire, et embrasser la route, fuir par le mouvement tout ce qu’il y a fuir — et inévitablement regretter la fuite, je m’en doute bien : ce n'est pas une solution. Faute de cette fuite-là, qui me titille encore tous les jours, je veux planter des arbustes méconnus, à baies ou noix comestibles ; je veux planter des châtaigniers, penser en années, en décennies ; je veux mon ruisseau ; bref, j’idéalise encore un peu la ruralité.

On mange près d’un vieux moulin récemment retapé, assis sur la vieille meule. À-demi conscient, je joue à fantasmer sur les bergères peu farouches que nous ne pourrons manquer de rencontrer. Antoine, lui, face aux bergères entreprenantes, aura de grands discours mais osera peu de mouvements ; il sera mon faire-valoir. Pendant nos voyages précédents, je rêvassais sur les naïades, peut-être sous l’influence des tableaux de Waterhouse (quoique les tableaux sont sans doute venus par la suite), mais cette fois, entre deux bergères aux mœurs légères, je m’égare vers les dryades. Le chêne plutôt que l’étang, maintenant que je connais le charme de son fruit, et l’herbe grasse des sous-bois plutôt que la mousse humide des bords d’étang.

Sur nos habits, les tiques rôdent, et la paranoïa s’installe. Déjà cette année, peu de temps auparavant, j’ai dû arracher quelques-unes de ces gourmandes. Quelle idée d’aller crapahuter dans les fourrés ! Je ferais mieux de rester chez moi ; que mes escapades soient les terrasses de la place Camille-Julian, que mes aventures soient les rues nocturnes, que mes suceurs de sang soient des humains.

On rejoint Saint-Merd, où on s’affale en « terrasse » (trois minuscules tables sur la route) de l’unique auberge, avec une bière, une 1664 en bouteille, ignoble — il m’en faudrait quelques bouteilles de plus pour commencer à l’apprécier par l’ivresse. J’essaie de lutter contre la sieste qui me chuchote à l’oreille… mais non, non, énergie, vivacité ! On décide d’aller vers l’est pour ensuite revenir via Peyrelevade vers Tarnac. Comme on ne prévoit pas de trouver à manger le lendemain, Antoine demande à la tenancière si elle a quelques trucs à vendre : oui, un peu, et elle nous donne en bonus des madeleines et un bout de pain. Je vais aux toilettes, je soulève la lunette et je me rends compte qu’il y a un urinoir juste à côté. Je prends cette réalisation comme une insulte : quoi, je suis un homme alors je vais forcément en mettre partout ? Est-ce que je ne saurais pas viser ? Je me résigne donc à l’urinoir, et je soulage ma vessie, forcé de contempler, sous mon nez, un portrait de Fernandel en compagnie d’une vache, affront supplémentaire.

On marche jusqu’à Millechaches, qui donne son nom au plateau. Je suis au bout du rouleau. Pendant que je manque de m’endormir, Antoine va faire un tour dans le centre du village voir une maison à vendre qu’il avait repéré. Il ne la trouve pas. On continue un peu et on trouve un coin où camper. Je m’endors instantanément, pour me faire réveiller par des avions de chasse à 23h30 : je passe en une seconde du sommeil au vacarme assourdissant de la modernité littéralement supersonique. 

Un bout de pain pour un vieux pèlerin ?

9 juin

Ce matin, je trouve une tique sur ma hanche gauche, une toute petite. C’est enfin l’occasion d’utiliser le tire-tique : on galère un peu, et c’est Antoine qui finit par parvenir à l’extraire. Je prends l’initiative de proposer à Antoine d’annuler notre pseudo-boucle et de filer directement à Tarnac via des petits chemins. On repasse donc par Millevaches, et on en profite pour renouveler nos réserves d’eau à la fontaine de l’église. On entend soudain des coups de klaxon pétaradants et une camionnette débarque sur la place : la « boulangerie » ambulante. On s’approche, le « boulanger » ouvre sa porte, il nous regarde, on le regarde — j’ai l’impression de revivre la scène avec la biche. On finit par lui signifier que s’il a des choses à manger, on pourrait les lui échanger contre de la monnaie, et, pendant que quelques femmes du village s’attroupent pour jouir des services du boulanger et papoter, il nous ouvre la porte arrière de son véhicule, qui révèle une micro-épicerie. Antoine, qui ne sait résister à l’appel de son estomac exigeant, pénètre joyeusement dans cet intérieur exigu pendant que je l’attends à l’extérieur. En plus de quelques basiques, il a envie d’une barquette de fraises : je cède à son caprice, comme un parent dépassé par un enfant incorrigible.

Les chemins de la matinée sont agréables, mais on reste en terrain rationalisé ; ce qui n’est pas pâturage clôturé est monoculture de pin. On mange au cœur d’une de ces monocultures qui, celle-là, a le bon goût de ne pas être plantée en lignes. L’herbe des sous-bois est grasse et, malgré les souches tranchées par les machines, on se laisse bercer par l’irrégularité et on a l’impression, un instant, d’être dans une véritable forêt. Les couleurs sont vives et les collines sont douces. Quelques pas plus tard, les lignes droites sont de retour. On ne croise vraiment personne. On finit sur la départementale ultra-rurale, c’est la descente vers Tarnac, étonnamment « grand » selon les standards du plateau.

Descente vers Tarnac.


On file au magasin général, qui n’ouvre qu’à 16h30. On se pose dans la fraiche église, où le sol est encore composé de blocs de roche massifs. De retour sur la terrasse du bar fermé aujourd’hui, devant la boutique, des vieux s’installent, émergés du bus d’une compagnie de voyage organisé. Quand la boutique ouvre, ils s’y élancent, et se plaignent qu’il n’y a pas de verre pour leurs bières. On prend de quoi subsister dans cette épicerie de village à la sélection remarquable, avec son rayon bio, et je fais à la vendeuse une blague douteuse sur le fait que je ne vais pas lui demander de verre pour nos bières. Les vieux parlent fort, ils luttent ardemment pour la parole, chacun tentant d’imposer ses anecdotes aux autres. Je décapsule ma Chimay avec mon briquet, mais je m’inquiète de le voir tomber presque en morceaux, alors j’achève la capsule de la Chimay d’Antoine à coups de clé. Pas malins, on aurait dû prendre des cannettes.

Une fois les vieux partis, la vie s’étale sur la terrasse où l’on s’incruste, la terrasse du bar fermé… mais ouvert pour les amis. Les gens de Tarnac, les jeunes qui ont repris le magasin général avant d’ouvrir le bar-restaurant et même une petite bibliothèque, c’est une communauté anarchiste rendue célèbre par l’affaire de Tarnac : la lecture de l’article Wikipédia vaut le coup. Cette fuite active, cette alternative vécue, nous touche. Sans vouloir s’imposer à ces gens probablement farouches, et non sans raison (le magasin aurait notamment été sur écoute téléphonique), on profite de cette oasis de vie dans le désert rural. Le cœur de la communauté semble se trouver dans une ferme isolée non loin.

Il y a les gens qui gèrent l’endroit, quelqu’un du centre médico-social du village d’à-côté qui raconte un moment violent vécu ce matin, un Allemand du village probablement alcoolique qui écrit des poèmes dans sa langue natale et refuse de les traduire parce que « l’émotion » ; la conversation dévie sur Baudelaire, puis il s’agit de « tentatives d’écoles », de gens qui doivent passer à la ferme… Il y a des enfants qui gazouillent, ils se servent dans la boutique, l’un d’entre eux me demande ce que je fais à griffonner dans mon carnet ; ça parle au minimum français et allemand. Antoine part acheter une troisième bière, mais je n’arrive pas à la décapsuler, la honte. Toute cette vie dans ce coin précis, au-delà du projet purement politique dont nous ne connaissons pas les détails, et pour mon regard biaisé, c’est un succès ; c’est la vie insufflée au village ; c’est faire société ; c’est des enfants qui grandissent avec des modèles adultes variés ; c’est le travail pratique marié au sens de la communauté, marié à la théorie nourrissante ; c’est la flamme qui trouve de quoi s’alimenter sans devenir feu de brousse hors de contrôle. Certes, sous notre vision naïve se cache sans doute l’envers moins plaisant de la vie communautaire, sans compter les cadres idéologiques qui lient ou délient, mais pour eux, ça vaut le coup, j’en suis persuadé.

On va se poser au camping du village où nous sommes les seules tentes, il n’y a que des camping-cars. La douche est chaude, réconfortante, et nos portables affamés se nourrissent au-dessus des lavabos alors qu’enfin j’ouvre cette fichue troisième bière.

L'industrie, omniprésente.


10 juin

Repartis vers le lac de Vasivière, que veut voir Antoine. Si ce lac, artificiel, me laisse parfaitement indifférent, la journée sera plus pauvre que la moyenne en plantations de pin, ce qui est bon à prendre. En chemin, au milieu de nulle part, un homme âgé sort d'un camping-car garé en bord en route et nous propose un café. Nous acceptons et, à notre invitation, il nous raconte ses voyages aventureux en Amérique du Sud. Le café fini, il nous regarde partir avec ce que je perçois comme une certaine mélancolie ; la mélancolie des voyages de jeunesse, sac au dos, voyages qui se trouvent dans son passé, alors que son présent n'offre que le déplacement hyper-véhiculé, et son avenir rien d'autre que l'inévitable déliquescence, voyage sans retour. Déjeuner dans un coin idyllique, avec ruisseau, vaches, verdure. Je continue de trouver en bord de route de la camomille inodore, que je me désole de ne pouvoir tester. Bizarrement, sans doute sous l’influence délétère d’Antoine, qui refuse de goûter la plupart des plantes approximativement identifiés que je mâchouille avec intérêt et que je lui propose, je ne songe même pas à en prendre avec moi.


Le politique nous poursuit, cette fois sur les murs : « Plateau réveille-toi », « Résister désobéir repeupler ». Ainsi il y a bien un mouvement spécifique au plateau, les insatisfaits forgent leurs propres oasis là où la propriété n’est pas complètement inaccessible. Antoine, lui, peut se voir vivre sur le plateau, pour peu qu’il n’y soit pas seul. Moi, je ne cherche pas autant de ruralité, j’aimerais pouvoir vivre, si possible, sans voiture personnelle, et ici ce n’est clairement pas possible. De plus, les monocultures de pin, où nous campons encore ce soir, sont vraiment trop nombreuses. Je ne fantasme pas sur une nature intouchée, je sais qu’en Europe de l’Ouest toutes les pierres ont été retournées, je sais qu’il faut bien du bois pour construire des trucs et des machins… mais tout de même, tout de même, toute cette gestion, toutes ces lignes droites, tout cet ordre ! Même les genêts sont artificiels : ils sont plantés en lignes entre les jeunes pins pour, en tant que légumineuse, leur fournir de l’azote. Quitte à cohabiter, inévitablement, avec une gestion rationnelle du territoire, je préfère encore pourvoir aller faire mes courses à vélo — mais je sais que c’est un fantasme.


Ma petite tente, le soir.

11 juin

Quel plaisir, au cours de ces quelques jours commencés sous un épuisement écrasant, d’avoir senti mes forces me revenir progressivement. Ce matin, nous marchons vers Eymoutiers sur des pistes pentues que j’avale en souriant et en rêvassant. J’en veux plus, donnez-moi des côtes ardues ! Mais toujours, inévitablement, l’ennui, le doute, la perpétuelle insatisfaction, le ver rongeur qui m’a, quelques jours auparavant, poussé à tracer vers Tarnac pour avoir un but clair. Que fais-je à errer sur ces chemins au lieu de songer à mon avenir économique ? Que fais-je à rêver de la vie campagnarde si je ne suis pas foutu de gagner ma vie ? L’argent, l’argent ; ça ne suffit pas de ne pas crever de faim, il faut en gagner, parait-il… Si je ne choisis pas la fuite — inévitablement temporaire — avec mon sac à dos, alors certainement je dois la gagner, ma vie, c'est inévitable, et ne pas juste traiter le travail comme une vague stimulation qu’on quitte quand on en a extrait l’essence qui devient poison par ingestion répétée… La bénédiction et l’horreur de l'ancrage à long terme ; paradoxalement pouvoir se projeter dans l’avenir tout en étant bloqué, paralysé ; et peut-être savoir jouir de cette paralysie qui met un point final à la tyrannie du choix. J'ai le malheur privilégié d'avoir pris goût à une liberté intenable, économiquement comme, peut-être, moralement.

Deux cafés sur une petite terrasse enchanteresse à Eymoutier. Antoine est charmé, c’est décidé, il vivra là ! Il y a même une librairie qui semble honnête. Puis nous sommes à Limoges, où nous mangeons avec un ami qui nous fait visiter la ville. Il s’apprête à rentrer par un chemin détourné dans la fonction publique, avec un bureau personnel et des plantes vertes. Je peine à prononcer la moindre parole ; seulement pendant un répit en terrasse, où mon esprit immobilisé physiquement effleure un certain focus, je parviens à être un peu plus sociable. Le travail, le travail, grand dévoreur, grand intégrateur, grand spécialisateur ; je suis très tenté de poursuivre l’esquive, mais si je ne veux pas une trop grande marginalité, qui déjà fait plus que me grignoter, il va falloir esquiver l’esquive…

Sur la terrasse à Eymoutiers, sous les arbres, entre les deux cafés, puis dans le train vers Limoges, je ponds ce qui suit.


Anarchistes

Désolation dans l’abondance
Où monocultures de pin
Et vaches à grasse panse
Se partagent le grand rien

Le nez dans les bas-côtés
La chlorophylle m’émeut
Par ses pousses prêtes-à-manger
Qui ne sont plus qu’un jeu

« Résister, désobéir, repeupler ! »
Hurlent à travers bois
Les murs politisés
« Plateau réveille-toi ! »

Terre linéaire et rationnellement gérée
Découpée en carrés utiles —
Le chaos nécessaire est sur le bas-côté
Où prospèrent les herbes inutiles… 

 

2 commentaires:

  1. Eh bien, cher ami, vous êtes en verve ! C'est très agréable de vous lire ! (Votre ton truculent m'a fait penser au récit de voyage en Bretagne du jeune Gustave Flaubert "Par les champs et par les grèves.")
    Hâte de lire votre compte rendu de lecture de "L'île au trésor", c'est un texte qui m'a beaucoup marqué ado.

    Grâce à vos récits de randonnées et de séjours dans des fermes, je me suis inscrit cet été à un chantier participatif pour construire une maison autonome.
    Merci à vous d'être aussi inspirant.

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    1. Inspirant ? Eh bien pourquoi pas, je prends !

      Bonne escapade dans le chantier participatif :)

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