Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop
mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon
pc rendra l’âme sans prévenir. Hop.
William Blake - The Great Red Dragon and the Woman Clothed in Sun |
Entre 1632 et 1637, la petite ville de Loudun est le théâtre d'une
épidémie de possessions. Les victimes sont les pensionnaires du
couvent local, les ursulines. Ce n'est qu'un cas de possessions parmi
bien d'autres, mais celui-ci s'inscrit particulièrement dans
l'histoire littéraire puisque deux auteurs majeurs en ont fait le
matériau de leurs romans historiques : Alfred de Vigny, en 1826,
avec Cinq-Mars, et Aldous Huxley, en 1952, avec Les Diables
de Loudun. Dans les deux cas, la possession n'a pas grand chose
de réel, c'est une fraude servant des intérêts particuliers. Une
fraude qui, pour certaines possédées (comme pour certains
exorcistes), peut être parfaitement sincère, manifestations
violentes du subconscient à travers le prisme du christianisme.
Entre ces deux livres paraissent Les Misérables. Chez Hugo,
pas de cas de possession, du moins pas explicitement. Par contre, on
y trouve un couvent, qui joue un rôle majeur dans l'intrigue. Hugo
consacre de longues pages à dresser un portrait critique mais
contrasté de ce mode de vie. Pour lui, les couvents « offrent
une question complexe. Question de civilisation, qui les condamne ;
question de liberté, qui les protège.1 »
Ces lieux suscitent des « indignations » comme du
« respect2 ».
Le couvent du Petit-Picpus, qui selon Hugo ne manque pas de défauts,
est-il un lieu propice à des débordements tels que la possession ?
Nous ne nous intéresseront pas à la possession en tant que fraude,
mais en tant que folie. Tout d'abord, le convent apparaît clairement
en tant que lieu de mort. En conséquence, la folie est un
échappatoire naturel à cette mort.
•••
Au cours de son roman, Hugo dresse différents portraits de
religieuses. En voici une qui semble ne pas devoir poser de
problèmes :
La sœur Perpétue était la première villageoise venue,
grossièrement sœur de charité, entrée chez Dieu comme on entre en
place. Elle était religieuse comme on est cuisinière. Ce type n'est
point très rare. Les ordres monastiques acceptent volontiers cette
lourde poterie paysanne, aisément façonnée en capucin ou en
ursuline.3
On pourrait penser que si toutes les religieuses étaient comme la
sœur Perpétue, la folie n'existerait pas, faute d'imagination.
Pourtant, la sœur Perpétue est peut-être préservée par autre
chose que ses horizons limités : elle n'est pas coupée du
monde. Son état lui impose certes de nombreuses restrictions, mais
elle a un rôle clair dans lequel elle peut s'absorber :
s'occuper de l'infirmerie. De plus, elle peut rencontrer des gens,
avoir des conversations. Des choses si simples lui permettent de
satisfaire ses besoins d’interaction humaine, et elle n'a pas une
vie très différente d'une servante. Par contre, la vie d'une
pensionnaire d'un couvent n'offre pas ces possibilités et au
contraire s'y oppose farouchement. Quand Hugo commence à décrire le
Petit-Picpus, on se retrouve très rapidement face à une
« muraille » et une « grille en fer à
barreaux4 ».
Le lecteur à l'impression de pénétrer dans une prison. Pire
encore, en cas de tentative de contact avec les occupants de ce lieu,
« il semblait que ce fût une évocation qui vous parlait à
travers la cloison de la tombe.5 »
Ce n'est pas tant une prison qu'une tombe, et les religieuses ne sont
pas tant des prisonnières que des mortes. L'exposé du système de
règles qui organise leur vie ne fait que renforcer cette impression.
Système créé, cela va de soi, par un homme :
Les bernardines-bénédictines de cette obédience font maigre toute
l'année, jeûnent le carême et beaucoup d'autres jours qui leur
sont spéciaux, se relèvent dans leur premier sommeil depuis une
heure du matin jusqu'à trois pour lire le bréviaire et chanter
matines, couchent dans des draps de serge en toute saison et sur la
paille, n'usent point de bains, n'allument jamais de feu...6
Et suivent des pages et des pages de règles diverses et variées,
d'une rare rigueur. Mentionnons tout de même l'habitude de faire
littéralement lécher le sol aux petites filles faisant leurs études
au couvent si elles ont le malheur de se rendre « coupables
de gazouillement.7 »
Cause de ces tourments, la douloureuse séparation entre l'esprit et
le corps. Il faut élever l'âme, et ignorer son enveloppe de chair.
Ainsi même le rire devient une « faute énorme8 »,
et « le cloître catholique proprement dit est tout rempli
du rayonnement noir de la mort.9 »
Essayons de comprendre quelle est pour Hugo la juste place de la
femme :
La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un
des plus charmants instincts de l'enfance féminine. Soigner, vêtir,
parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder,
bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est
quelqu'un, tout l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant et en
jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes,
tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites
brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient
grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant
continue la dernière poupée. Une petite fille sans poupée est à
peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu'une
femme sans enfant.10
Voici donc « tout l'avenir de la femme » :
l'enfant. Le rôle de mère. Voilà qui semble en parfaite opposition
avec le monde du couvent, qui justement repousse toute cette
dimension corporelle de l’être, enterre le sexe et les relations
humaines sous une masse écrasante de rites. Les choses les plus
naturelles et instinctives sont niées. On retrouve chez Huxley un
passage presque semblable, bien qu'un peu plus modéré sur le rôle
de la femme, à propos d'une des ursulines : « Les
extases de l'humiliation et de la sensualité hallucinatoire étaient
infligées à un esprit qui se sentait encore être celui d'une femme
moyenne sensuelle, qui avait eu la malchance de tomber dans un
couvent, alors qu'elle aurait du se marier et élever une famille.11 »
Dans le couvent des Misérables, « le jour où une
novice fait profession », « on chante l'office des
morts » et les religieuses s'exclament « notre
sœur est morte » mais « vivante en
Jésus-Christ.12 »
On a donc une parfaite opposition entre la vie de ces femmes telle
qu'elle devrait être, et la vie de ces femmes telles qu'elle est.
Hugo, pour défendre les couvents, met en valeur l’argument de la
liberté : si certaines personnes veulent s'enfermer, ne plus
sortir et vivre d'une manière qui leur est propre, pourquoi les en
empêcher ? Il suffirait de jeter un regard indifférent et de
passer à autre chose. Mais malheureusement, il est fort probable
qu'une majorité de ces femmes ne soient pas là par choix. Chez
Huxley, on apprend à propos du couvent des ursulines que « la
plupart de ses dit-sept religieuses étaient de jeunes dames nobles,
qui avaient embrassé la vie monastique, non point en raison de
quelque désir irrésistible de suivre les conseils évangéliques et
d'atteindre la perfection chrétienne, mais parce qu'il n'y avait
pas, chez elles, assez d'argent pour leur fournir une dot à la
mesure de leur naissance.13 »
Huxley donne ensuite l'exemple plus précis d'une jeune femme en
particulier : « La vie dans le château paternel lui
devint tellement odieuse qu'un cloître même lui parut préférable
au foyer.14 »
On peut considérer que celle-ci a délibérément choisi le couvent,
mais appeler cela une vocation serait aller un peu loin. Il est
facile de supposer que, même si deux siècles plus tard la
popularité des couvent est en chute libre, les choses ne sont guère
différentes pour les femmes qui y vivent. Ces femmes, pour la
plupart, ne sont pas là suite à une décision mûrement réfléchie.
Elles subissent, car « pour ceux qui n'en avaient pas la
vocation, la vie dans un couvent du XVIIe siècle était simplement
une succession d'ennuis et de frustrations.15 »
Le prêtre de Loudun, Urbain Grandier, qui sera accusé d’être à
l'origine des possessions, est confronté au même problème. Pour
être prêtre, il doit embrasser le célibat. Mais sa nature le
pousse vers un autre mode de vie. Aussi bien chez Vigny que chez
Huxley, le coté aventureux du prêtre est de notoriété publique.
Consoler les veuves éplorée et enseigner le latin aux jeunes filles
sont des occupations qu'il apprécie grandement. Mais les religieuses
ne bénéficient pas de tant de liberté et, enfermées, elles ne
peuvent vivre officieusement comme elles le voudraient. La règle est
appliquée de force. L'opinion d'Hugo sur la question est claire, il
qualifie notamment les « petits rires étouffés »
que les pensionnaires hors la loi parviennent à échanger de
« charmants16 ».
Ses critiques sont souvent très vives :
Ces femmes pensent-elles ? Non. Veulent-elles ? Non.
Aiment-elles ? Non . Vivent-elles ? Non. Leurs nerfs
sont devenus des os ; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile
est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à on ne
sait quelle tragique respiration de la mort. L’abbesse, une larve,
les sanctifie et les terrifie.17
On retrouve ici, comme à bien d'autres endroits, l'idée très
claire que le couvent est un lieu de mort. Mais un autre concept
vient s'y greffer : cette mort les empêche d'accomplir leur
mission première : aimer Dieu. Dieu semble ne pas pouvoir être
servi par des cadavres résignés, des automates qui répètent jour
après jour des rituels vide de sens. Des créatures non pas d'amour,
mais d'habitude. Et à essayer de vivre comme des mortes, des
religieuses meurent. Probablement à cause des dures conditions de
vie, mais peut-être surtout d'ennui, de répression des pulsions de
vie. « L'une avait vingt-cinq ans, l'autre vingt-trois.18 »
Celles qui vivent malgré tout expérimentent de nouvelles tensions :
Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le
couvent tourne la pensée du coté de l'inconnu. Le cœur, replié
sur lui-même, se creuse, ne pouvant s'épancher, et s'approfondit,
ne pouvant s'épanouir. De là des visions, des suppositions, des
conjectures, des romans ébauchés, des aventures souhaitées, des
constructions fantastiques, des édifices tout entiers bâtis dans
l'obscurité intérieure de l'esprit, sombres et secrètes demeures
où les passions trouvent tout de suite à se loger dès que la
grille franchie leur permet d'entrer.19
Le fait de repousser les pulsions de vie a pour effet secondaire
d'exacerber les fantasmes. Ainsi le couvent est contre productif :
ce qui dans une vie « normale » irait se soi devient un
objet de lutte, une tentation. Ce qu'une religieuse ne peut vivre
dans la réalité, elle le vit dans les recoins de son esprit.
Jusqu'à un éventuel débordement. Un débordement appelé
possession.
•••
Michel Foucault, en parlant du rapport à la sexualité au XVIIe
siècle, évoque l'établissement de « régions sinon de
silence absolu, du moins de tact et de discrétion : entre
parents et enfants par exemple, ou éducateurs et élèves, maîtres
et domestiques.20 »
Les couvent semblent pourtant être de telles régions de « silence
absolu ». Si dans certaines couches de la société,
probablement la majorité, la promiscuité forcée entraîne une
éducation sexuelle dès le plus jeune age, dans d'autres, en haut de
l'échelle sociale, les femmes sont volontairement maintenues dans
l'ignorance. C'est une habitude qui va de l'antiquité romaine
jusqu'à la fin de l'ère victorienne au début du vingtième
siècle : des femmes doivent rester vierges et cloîtrées
jusqu'au mariage, et une autre partie des femmes sert à compenser ce
déséquilibre. Les hommes occupent une zone grise plus confortable
entre ces deux états. Les couvents sont le pinacle de cette
situation de mutisme et d'ignorance, et dans un tel contexte, « la
folie fascine parce qu'elle est savoir21 ».
La folie est une excuse pour exprimer et expérimenter tous les
interdits. Dans son Histoire de la folie, Foucault parle du
« grand renfermement22 »
comme une réaction à la folie. Mais dans l’environnement qu'est
le couvent, le grand renfermement semble plutôt être la cause
de la folie. Voici chez Vigny une description de l'état de
possession : « Nous avons vu avec douleur la
jeune et respectable supérieure des Ursulines déchirer son sein de
ses propres mains et se rouler dans la poussière ; les autres
sœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe par
des gestes passionnés ou des rires immodérés.23 »
La religieuse possédée montre son corps, provoque sa nudité
publique. C'est une réaction inversement extrême à l'intenable
pudeur dont elle doit faire preuve au quotidien. Il en va de même
pour les gestes et les rires des autres, ce n'est que la libération
de tensions accumulées au fil des ans. La folie, la possession, est
pour ces femmes l’excuse nécessaire pour soulager ces tensions.
Les choses sont aggravées par le fait que « la purification
du cœur doit être obtenue par une dévotion intense, par la
communion fréquente et par une conscience du moi toujours en éveil,
visant à la détection et à la mortification de toutes les
impulsions vers la sensualité, l’orgueil, et l'amour du moi.24 »
Toutes ces tentations du corps et de l'esprit ne doivent pas
simplement être refoulées, elles doivent être affrontées. On
imagine aisément la vie d'une religieuse, toutes ces heures passées
à genoux, seule avec ce genre de pensées, seule avec la certitude
de sa culpabilité, tentant de racheter le péché originel par une
vigilance de tous les instants. Étant donné que « la
nature a horreur du vide, même dans l'esprit25 »,
il faut bien remplir cette existence passive par quelque pensée.
C'est là le but des innombrables rituels de la vie monastique :
ligaturer l'esprit, limiter ses divagations sur des territoires
potentiellement dangereux. Mais « d'une façon obscure, nous
savons qui nous sommes véritablement. D'où notre chagrin, d’être
obligés de sembler être ce que nous ne sommes pas, et d'où le
désir passionné de franchir les limites de cet ego emprisonnant.26 »
Ainsi les rituels ne suffisent pas à combler le vide, et la folie
devient la seule possibilité d'assouvir ce « désir
passionné ». C'est ce qui se produit quand l’abbesse de
Loudun tombe amoureuse de Grandier sans jamais l'avoir rencontré :
« Grandier était simplement un nom – mais un nom de
puissance, un nom qui suscitait des imaginations inavouables, des
esprits, familiers et impurs, un démon de curiosité, un incube de
concupiscence. » Dans un environnement si pauvre en
stimulations et en nouveautés, un simple nom associé à une
réputation sulfureuse suffit à canaliser un torrent du frustrations
sur un seul objet. De plus, ces frustrations prennent la forme de
créatures de la mythologie chrétienne, car s'il est inconcevable de
simplement songer à l’existence de concepts comme le désir sexuel
ou le besoin d'ouverture au monde, démons et esprits sont des cartes
blanches sous lesquelles il est possible de cacher n'importe quoi.
Stratégie de diversion intemporelle, où un mal vague et sans visage
sert à camoufler des maux bien précis. Chez Hugo, on trouve un
passage où, de façon semblable, les pensionnaires des religieuses
focalisent leur attention sur un objet de désir suffisamment inconnu
pour laisser le champ libre aux fantasmes :
Aucune des jeunes recluses ne pouvait l'apercevoir, à cause du
rideau de serge, mais il avait une voix douce et un peu grêle
qu'elles étaient parvenues à reconnaître et à distinguer. Il
avait été mousquetaire ; et puis on le disait fort coquet,
fort bien coiffé avec de beaux cheveux châtains, arrangés en
rouleau autour de la tête, et qu'il avait une large ceinture noire
magnifique, et que sa soutane noire était coupée le plus élégamment
du monde. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize ans.27
Elles ne le connaissent pas, elles ne l'ont jamais vu, et pourtant sa
simple existence suffit. Le même procédé se répète ensuite avec
le son d'une flûte, qui vient régulièrement enchanter des oreilles
peu habituées à autre chose que les chants religieux :
Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les mères
vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les
punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires
étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. […]
Elles auraient tout donné, tout compromis, tout tenté, pour voir,
ne fut-ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le « jeune
homme » qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui,
sans s'en douter, jouait en même temps de toutes ces âmes.28
Suivent les diverses tentatives des pensionnaires pour se régaler de
la vue de leur prince charmant qui, hélas, n'en est un que dans leur
imagination. Le son d'une flûte ayant suscité encore plus d'émois
que la voix d'un homme, on peut tirer la conclusion que plus l'objet
du désir est vague, plus son effet est puissant. Moins il est
défini, plus le champ des fantasmes possibles est large. La voix
d'un homme donne des informations sur son age, sa fonction, sa
personnalité, alors que la musique peut laisser à chacune le loisir
d'imaginer son amant imaginaire à partir de zéro. Et cette fois ce
ne sont pas seulement les pensionnaires qui sont émoustillées, mais
aussi les mères vocales, sensées être des modèles. Qu'est-ce que
la possession, sinon prendre le contrôle d'une âme, se jouer
d'elle, comme le fait le musicien ? On trouve chez Hugo un autre
passage évoquant la possession, cette fois avec une dimension
clairement sexuelle. Le couvent est défini comme étant un « sérail
d’âmes réservées à Dieu » et, en parlant du Christ,
« la nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et
devenait l'extase de la cellule.29 »
Dans le cas de Loudun, il se passe exactement la même chose, sauf
que l'extase n'est pas causé par le Christ, mais par des démons. On
remarque que même le symbole ultime du christianisme, le Christ sur
sa croix, est détourné par les circonstances pour devenir un objet
de fantasme, un incube.
Urbain Grandier est l'incarnation de l'échec des règles
religieuses. C'est un bon prêtre, il est éloquent, ses sermons
attirent foule à l'église. Mais sa vie privée est loin de
correspondre à l'idéal chrétien. Libertin convaincu, il finira
cependant par rencontrer l'amour, et ira jusqu'à se marier en
cachette, de nuit. Pour apaiser les craintes et les remords de sa
compagne secrète, il rédige un petit ouvrage contre le célibat des
prêtres, ouvrage qui servira de preuve contre lui lors de son
procès. Son argumentation est la suivante :
Ne sois pas triste parce que tu m'aimes ; ne sois pas affligée
parce que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils ? Et les
âmes des bienheureux, que leur est-il promis ? Sommes nous
moins purs que les anges ? Nos âmes sont-elles moins détachées
de la terre qu'après la mort ? O Madeleine, qu'y a-t-il en nous
dont le regard du seigneur s'indigne ? […] Être angélique,
j'étais seul à partager les secrets du Seigneur, ou plutôt
l'unique secret de la pureté de ton âme ; je t'unissais à ton
créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein.30
Ici, Grandier tente de faire disparaître l'inévitable culpabilité
qui accompagne chez une croyante convaincue le désir physique et
l'amour intense. Il veut rapprocher l'amour terrestre de l'amour
divin. Si l'amour est sincère, pur, n'est-il pas le meilleur moyen
de communier avec Dieu ? Si le but de la vie religieuse est de
se détacher de tout ce qui est terrestre, l'amour, sentiment
immatériel faisant négliger toute autre chose que lui-même,
n'est-il pas la clé ? Ainsi il affirme non seulement que cet
amour interdit lui a permis de mieux s'unir à Dieu, mais que Dieu
Lui-même ne peut trouver la moindre raison de s'indigner face à un
tel comportement. La religion personnelle diffère donc grandement de
la religion institutionnalisée. On retrouve le même genre d'idée
chez Huxley : « Ce n'est nullement le dessin de Dieu
d’être aimé par nous contre la création, mais plutôt
d’être glorifié à travers la création et à partir
d'elle.31 »
De ce point de vue, il ne faudrait donc pas couper l’être humain
du monde, l'enfermer dans un bâtiment froid et dans des rites
austères pour lui faire éprouver l'amour de Dieu, mais au contraire
lui faire embrasser l'existence, la création. C'est aussi le point
de vue de Hugo quand il évoque sa vision de la place de la femme
dans la société. Quelle que soit notre opinion moderne sur cet
idéal de la femme existant essentiellement dans le rôle de mère,
on ne peut nier que c'est une position bien plus susceptible que la
vie claustrale de provoquer l'amour de Dieu par l'amour de la
création, l'amour du mari, de l'enfant, d' « une fleur qui
pousse parmi les grains32 ».
Juste avant de se lancer dans une longue diatribe contre l'athéisme,
cette philosophie de « taupe », Hugo écrit le
paragraphe suivant :
Écraser les fanatismes et vénérer l'infini, telle est la loi. Ne
nous bornons pas à nous prosterner sous l'arbre de la Création, et
à contempler ses immenses branchages plein d'astres. Nous avons un
devoir : travailler à l'âme humaine, défendre le mystère
contre le miracle, adorer l’incompréhensible et rejeter l'absurde,
n'admettre, en fait d'inexplicable, que le nécessaire, assainir la
croyance, ôter les superstitions de dessus la religion ;
écheniller Dieu.33
Là encore Hugo semble aller dans le sens d'une religion en meilleure
harmonie avec la création. Les couvents sont un des « fanatismes »,
et sont totalement facultatifs pour « adorer
l’incompréhensible ». Hugo, n'engage non pas à se
« prosterner » et à « contempler »,
mais à participer, agir, « travailler ». Comme
souvent, il répète plusieurs fois la même idée avec des
formulations différentes : « assainir la croyance,
ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller
Dieu ». Bref, se débarrasser des couvents, et même se
débarrasser de la plupart des institutions religieuses. Non
seulement elles sont inutiles, mais aussi nuisibles. Ainsi Hugo est
« pour la religion contre les religions34 ».
•••
La cause des possessions semble être que l'homme a trop tendance à
oublier « quelle part de folie est la sienne. Refuser cette
déraison qui est le signe même de sa condition, c'est se priver
d'user jamais raisonnablement de sa raison.35 »
Vouloir courir après « la raison démesurée de Dieu36 »
revient à nier la réalité de la vie humaine, et ainsi à
s'éloigner encore plus d'une idéale religion véritable. Les
couvents en sont dans ces trois œuvres des exemples frappants, lieux
de mort coupant le lien essentiel entre l’être et la création. La
chasse aux démons et aux péchés créé les démons et les péchés,
et le meilleur moyen de les faire disparaître semble être de les
oublier, et non pas de vouloir les combattre. Urbain Grandier fut
accusé d’être un sorcier participant au sabbat, et Huxley saisit
cette occasion pour décrire ce genre de cérémonie avec un regard
bienveillant. Il y avait « un pique-nique (car on célébrait
les sabbats en plein air, près d'arbres ou de pierres sacrées) »,
des « danses », et « une orgie sexuelle
au petit bonheur ». Au final, « l’atmosphère
qui régnait dans ces sabbats était celle de la bonne camaraderie et
de la joie animale insouciante.37 »
La communion avec la création n'est à ces occasions pas totalement
libérée de rituels arbitraires, mais quelle que soit l'opinion de
chacun sur la question, il semble probable que ces pratiques devaient
entraîner moins de problèmes mentaux que la claustration d'un
esprit oppressé entre quatre murs glacés.
1HUGO,
Les Misérables, Gallimard, tome 1 p652 2Ibid,
p653 3Ibid,
p292 4Ibid,
p617 5Ibid,
p619 6Ibid,
p622 7Ibid,
p634 8Ibid,
p627 9Ibid,
p655 10Ibid,
p528 11HUXLEY
Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p139 12HUGO,
Les Misérables, Gallimard, tome 1 p628 13HUXLEY
Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p115 14Ibid,
p117 15Ibid,
p114 16HUGO,
Les Misérables, Gallimard, tome 1 p647 17Ibid,
p655 18Ibid,
p651 19Ibid,
tome 2 p204 20
FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité 1, Gallimard,
1976, p26 21
FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique,
Gallimard, 1972, p37 22Ibid,
p67 23VIGNY,
Cinq-Mars, Gallimard, 1980, p88 24HUXLEY
Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p94 25Ibid,
p27 26Ibid,
p89 27HUGO,
Les Misérables, Gallimard, tome 1 p638 28Ibid 29Ibid,
p655 30VIGNY,
Cinq-Mars, Gallimard, 1980, p91 31HUXLEY
Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p102 32Ibid,
p103 33HUGO,
Les Misérables, Gallimard, tome 1 p633 34Ibid,
p668 35FOUCAULT
Michel, Histoire
de la folie à l'âge classique,
Gallimard, 1972, p53 36Ibid,
p49 37HUXLEY
Aldous, Les Diables de Loudun, Plon, 1952, p163
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