J'ai déjà publié quelques poèmes sur ce petit blog : Poèmes I, Poèmes II. Mais celui-là, plus il grandissait, plus il me semblait mériter son propre post indépendant. C'est un (relativement) long poème narratif à forte influence lovecraftienne. En fait, c'est presque une réécriture de Dans l'abîme du temps.
Je réalise que ce petit texte peut sembler assez obscur, alors sans doute faudrait-il l’introduire avec une pirouette autour du thème du manuscrit trouvé par exemple, pirouette qui éclaircirait la trame basique : Le protagoniste est un amateur de connaissances cachées. Un individu d'une race alien, les Yithiens, échange de corps avec lui à travers l'espace et le temps. Ces êtres font régulièrement ce type d'échange pour accumuler du savoir. Le protagoniste se retrouve donc sur une planète étrangère dans le corps d'un alien. Il est bien traité et rencontre d'autres formes de vie piégées comme lui. Il découvre que les Yithiens ne sont pas des dieux et craignent d'autres créatures. Il est attiré par la bibliothèque où les Yithiens stockent tout leur savoir, et, dévoré par la curiosité, il espère (vainement) y trouver la Vérité.
Augsburger Wunderzeichenbuch |
BROUILLARD
Un homme sans âge enfermé dans son étude
Feuillette fébrilement des livres élimés
Et son regard épuisé par l’incertitude
Vole des pages à la lucarne calfeutrée.
Comme dans un vieux poème il a cru entendre
Le son des voyageurs en quête de savoir,
Voyageurs sans corps qui n’hésitent pas à prendre
Ceux qui jouissent des clés pour percer le brouillard.
L’homme ricane dans sa barbe grise et sale.
Des clés ? Bonne blague ! Lui n’a que des verrous,
Des verrous qui barricadent son monde pâle
Et ses désirs qui le font passer pour un fou.
Au plafond un angle semble soudain vibrer,
Palpiter comme en symétrie d’un grognement,
Et le son des cloches parvient à s’infiltrer,
Tintement annonciateur du bouleversement.
Battements d’ailes, grincement des profondeurs,
Tumulte des tombes, stridulations glaciales,
Mastications morbides, clameurs de l’ailleurs,
Cacophonie du sommeil, retraites spatiales.
Les yeux ouverts, l’homme voit plus loin que ses murs,
Les yeux fermés, ses paupières sont des fenêtres,
Nulle part où vivre, pas de frontières à l’être,
Nulle part où fuir, la mort n’est qu’une blessure.
Là, écrits il y a trois siècles à l’encre noire,
Des fragments de la grande règle insaisissable,
Des fragments aussi ensorceleurs qu’illusoires,
Qu’importe à l’homme, sa soif est intarissable.
Un frottement contre la porte. Illusion ?
Non, cette fois c’est le toc toc toc d’une main,
Le toc toc toc d’une meurtrière intrusion
Qu’il entrevoyait avec un espoir malsain.
Dehors, une dévastation carnavalesque,
Réalité odieuse au désaxé sensé,
Réalité rocambolesque et picaresque,
Faudrait-il donc lui ouvrir la porte d’entrée ?
Éclats de rire qui résonnent entre les murs
De béton malfaisant, éclats de rires amers,
Car l’invité impromptu est bien plus obscur
Que le masque commun du réel trop sommaire.
Un mouvement impulsif, une odeur de cendres,
Les gonds grincent et révèlent un visage banal,
Visage auquel il ne faut pas se laisser prendre,
Car derrière la chair, l’inconnu abyssal.
Un pas en avant, l’invité franchit le seuil :
« Pas d’inquiétude, je ne suis pas prédateur ;
Un nomade arrive, je suis là pour l’accueil ;
Quant à vous, la transition se fera sans heurts. »
Un déclic — les rouages du chaos font sens,
Le fatras des mots anciens s’assemble en un tout
Sinon exact, du moins plus sûr que la prescience
Qui jusque-là opposait sa force au tabou.
Un vertige — et la réalité s’envole,
Le plafond se fond en tableau de Kandinsky,
Sous ses pieds devenus ailes croule le sol
Et avec lui tout un monde qui a failli.
Alors, comme le glorieux Satan de Milton,
Quelque chose qui est lui plonge dans le noir
Et illimité océan, sans fins, sans bornes,
Non-lieu qui souffla à Dante le purgatoire.
Des esprits plus faibles s’y sont aventurés
Et y ont laissé leur raison, face au néant,
Face aux voix inconnaissables qui à l’orée
Des bosons psalmodient un refrain insistant.
La folie est épargnée à notre héros,
Car des forces qui nous dépassent le protègent ;
Oui, je ne mens pas : quelque part dans le chaos,
Parfois, naît la conscience, furtif sortilège…
Ainsi après quelques milliards de galaxies
Et plus encore de fugaces années terriennes,
L’homme apatride renaît dans un corps en vie,
Un corps encore chaud, un corps si exogène…
Tâtonnements, rugissements, consolations
Chuchotées par des aberrations…
Rééducation, acceptation…
Puis normalisation de la consternation.
Le xénomorphique se fait analogique,
Et ce qui mille vies avant n’était que mythe,
À travers ces gigerismes biomécaniques,
Devient le renversant empirisme de Yith.
Là, il doit vivre, entre les spires tordues,
En compagnie d’êtres qui ont volé leurs corps
À une race depuis longtemps disparue —
Vagabonds, ils en voleront bien d’autres encore.
L’homme sait à nouveau parler, communiquer,
Il sait lire les visages qui n’en sont pas,
Il sait agiter les appendices étrangers
De cette viande qui désormais est son soi.
Il découvre qu’il n’est pas le seul invité,
Et, exalté, il multiplie les entretiens
Avec toute une faune riche d’entités
Qui ne partagent que la vie pour trait commun.
S’imaginant tout d’abord hôte des seigneurs
Du cosmos, il entrevoit que dans les boyaux,
Ici aussi, règne une ineffable terreur,
Là où rampent les polypes, rois des tombeaux.
Ainsi même ceux qui paraissent être des dieux
Pour les yeux niais de la conscience balbutiante
N’ont pas réussi à se défaire du feu
Primaire et de ses intempéries menaçantes.
La toute-puissance devient banalité
Et boucle la boucle démiurgique à laquelle
Ne répond que l’implacable finalité
Refoulée par ceux perdus dans l’hyperréel.
Ces subtilités importent peu à notre homme,
Qui, il y tient, est toujours un homme, vraiment !
C’est ce qu’il se prêche, se répète : « En somme,
Je suis toujours un homme, vraiment ! »
Car même lui, qui, terrien, frôlait les confins,
Se cherche ici une Histoire, une appartenance,
Et il s’accroche à la curiosité sans fin
Qui ferait de lui un humain, fière ascendance.
Bien sûr, curiosité, désir, avidité,
Sont les traits de Vie, qui si aisément s’usurpe —
Mais laissons-lui cette prétention limitée,
Après tout, lui-même n’est pas tout à fait dupe…
Dans cette altérité familière un endroit
Par-dessus tout l’attire comme un papillon
Captivé par la lueur des lampes lamproies
Qui aspirent le sang — élusifs aiguillons…
Là où jusqu’à perte de vue est amassé
Tout un volatil univers de connaissances
Statufiées par un million de langues oubliées —
Notre affamé croit y distinguer une chance !
C’est la bibliothèque, joie, fantasmathèque,
Mer de glu — il est pris dans ses filets, piégé !
Que nos derniers mots soient les siens, face à sa Mecque :
« Par pitié, donne-moi la totalité ! »
janvier 2021
Si vous me le permettez, ce conte mériterait quelques coupes pour gagner en intensité. Certains quatrains me paraissent superflus et font du tort à ceux qui sont essentiels. Il y aurait aussi des vers à remanier, beaucoup sont boiteux (11 ou 13 syllabes) mais c'est peut-être volontaire de votre part. De même pour les rimes qui ne sont pas toujours heureuses.
RépondreSupprimerEn revanche, l'idée de votre poème narratif en vers classiques s'appuyant sur un univers moderne est très intéressante. Cela crée un contraste audacieux.
À ce propos, lisez-vous beaucoup de poésie ?
Merci pour le retour ! En effet ce petit poème peut facilement être considéré comme un peu débordant, voire confus, mais, dans ce cas du moins, mon objectif n'est pas vraiment la limpidité narrative : après tout, je me contente en bonne partie de paraphraser Dans l'abîme du temps de Lovecraft, alors je cherche avant tout à m'amuser avec les mots et une narration inhabituelle, quitte à être cryptique, ou grandiloquent.
SupprimerQuant à l'imprécision des vers, je suis prêt à le croire : il y a bien longtemps que je ne me suis pas penché sur les "vraies" règles, et, en plus des simples erreurs, les règles que je me suis faites pour moi-même ne sont sans doute pas les "vraies". Ceci dit, quitte à écrire un peu de poésie, ce ne serait pas une mauvaise idée de me pencher un peu sur les règles formelles, en effet.
Et non, je lis assez peu de poésie je suppose. J'ai mis très longtemps à apprécier la poésie, et ma culture dans le domaine est sans doute limitée, ou du moins peu approfondie, même si j'ai quelques favoris. Je trouve que la poésie est au moins aussi amusante à écrire qu'à lire, si ce n'est plus. D'où mes limitations formelles je suppose.
Merci encore pour le commentaire !
Il existe de très bons ouvrages sur la question de la versification, domaine méconnu mais passionnant ! Si je devais vous conseiller un seul livre, ce serait le "Dictionnaire de poétique" de Michèle Aquien paru au Livre de Poche. Il est peu onéreux et a le mérite, comme son nom l'indique, d'être un livre à entrées. Donc on n'est pas obligé de tout lire in extenso, on grappille par notions. C'est très pratique. Vous ferez des pas de géant avec, et vous apprendrez plein de choses passionnantes sur l'art de faire des vers.
RépondreSupprimerSi je peux aussi vous conseiller un seul recueil de poèmes narratifs, c'est "La Légende des siècles" de Victor Hugo. Un projet pharaonique : raconter toute l'Histoire des Hommes de l'Antiquité jusqu'au XIXème ! En voilà une aventure poétique hors normes !
Bonne continuation et au plaisir de vous lire.
Eh bien pourquoi pas, je pourrais me laisser tenter par ce petit dictionnaire, merci pour le conseil !
SupprimerQuand à La légende des siècles, je m'y étais déjà frotté, sans grande conviction, il y a pas mal d'années, peut-être 6 ou 7 ans. Je viens d'ailleurs à l'instant de le déterrer, tout poussiéreux, d'une de mes piles de livres où il a apparemment survécu à mes diverses purges, et je pourrais bien essayer de m'y replonger.
Content que mes conseils vous inspirent !
SupprimerJe change complètement de sujet : j'ai lu ici où là que vous aimiez beaucoup Isaac Asimov. J'ai donc débuté la lecture de la trilogie Fondation, que je trouve excellente, et me suis demandé si les autres volumes de cette saga valaient le coup. Vaut-il mieux lire le cycle des robots ensuite ? Merci !
Oh, vraiment ? Ce doit être dans un vieil article, il y a longtemps que je n'ai pas mentionné Asimov. En effet, j'ai beaucoup aimé Fondation, lu quand j'avais peut-être, je ne sais pas, 14,15,16 ans ? Je me souviens avoir lu les 5 tomes et apprécié de plus en plus au fil des volumes, et je me souviens encore de certains thèmes. À l'époque, la SF était encore assez neuve pour moi, et je dois sans doute à Asimov de m'y être intéressé, à cause de nouvelles lues quand j'étais enfant, dans de vieilles éditions poche qui traînaient chez moi. Mais en relisant Asimov plus tard, après mes 20 ans, ça m'a semblé n'avoir pas particulièrement bien vieilli, même si certaines de ses nouvelles sont riches en idées. De ce que j'ai lu de lui, la série Fondation est certainement le meilleur, les 5 tomes, et sans doute aussi quelques nouvelles inventives, mais je n'ai jamais lu le cycle des robots, ni les deux préquelles à Fondation, qui sont probablement dispensables.
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