Là-bas (1891) de Huysmans est bien plus un roman que ne l'était À rebours : c'est-à-dire qu'on a droit à moins de dissertations sur l'art et à plus de narration. Plusieurs fils s'entremêlent. Durtal, le protagoniste, alter-égo de l'auteur, est un écrivain, retiré du monde des salons, qui planche sur le récit de l'existence du terrible Gilles de Rais, récit qui fait finalement partie intégrante du roman de Huysmans. Quand Durtal n'est pas occupé à démêler les atrocités de Gilles de Rais, il dîne et papote avec ses amis : des Hermies, le médecin marginal et mystique, Carhaix, le sonneur de cloche égaré dans le présent, ou encore Gévingey, l'astrologue qui lamente le déclin de son art. Ces bonnes gens parlent de religion, de satanisme, et d'à quel point la modernité est toute nulle. Troisième fil, la liaison très amusante de Durtal avec une femme mariée qui déborde de caractère, liaison qui le mènera vers une messe noire, où les gens qui s'ennuient viennent se vautrer dans tout ce qui est refoulé par la bonne société, et où les invocations du prêtre déchu n'ont pas été sans me rappeler les excellentes Litanies de Satan de Baudelaire.
Et tout cela fonctionne diablement bien. Certes, c'est Huysmans, l'écriture est brillante mais difficile d'accès, et il faut s'accrocher à travers certains passages théologiques, mais l'ensemble se lit avec joie et dégage un charme profond. Il y a quelque chose qui m'a intimement touché dans l'existence de ces insatisfaits mi-privilégiés, mi-marginaux, qui se rendent visite dans leurs mansardes pour parler de choses excentriques, oubliées, bizarres. Durtal a fuit la modernité, il glisse sur le monde, tout le révolte, l'ennuie, et pourtant il n'arrive pas à résister à une femme libertine, satanique, qui vit un mariage libre. L'histoire de Gilles de Rais est hautement romanesque, captivante dans son horreur absolue, et contraste avec le quotidien très sobre de Durtal, dont les fascinations ont fait écho à ma curiosité de matérialiste cynique qui me mène un peu partout, là où des gens croient en des trucs.
L'exploration du surnaturel, du mysticisme, du satanisme, est de même tout à fait titillante, mais il est impossible de faire abstraction du fait qu'il n'y a avec ces questions qu'une distance très modérée. Huysmans ne tardera pas à se convertir au christianisme, et on sent dans son roman son hésitation vers la religion, on sent que tout ce mysticisme qu'il évoque, comme ses personnages, il y croit en partie. Toute cette bouillie superstitieuse, c'est le complot intemporel, l’irrationalité classique, où une vile clique de satanistes rôde dans l'ombre et enchaîne les méfaits pendant que quelques saints luttent vigoureusement par des procédés cachés...
On n'est pas loin de QAnon, de Bill Gates le reptilien qui mange des enfants et de Trump le salvateur qui prépare en secret la victoire divine ! Toutes ces élucubrations, dont ce n'est là qu'un exemple, ont directement fait écho à ma propre expérience, quand un charlatant a essayé de me convaincre qu'il était magnétiseur, quand différentes personnes ont pu me raconter avec conviction que les illuminati pratiquent l'esclavagisme, que les vers de terre sont en lien direct avec les extraterrestres, que les extraterrestres (les mêmes ?) veulent nous manger mais aussi nous tuer avec les vaccins, et je passe les choses plus classiques. Certes, c'est aller peut-être un peu loin, mais j'ai trouvé attristant, à la lecture de Là-bas, de percevoir une assez forte apologie de ce genre de délire. Ça devient assez explicite vers la fin :
— Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, reprit des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Le nier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs !
Il est donc tout à l'honneur de Là-bas que tout cela n'ait que peu entaché mon appréciation de ce roman pétillant et décadent, drôle et horrible. A conjuguer avec Les diables de Loudun d'Huxley, pour une approche plus rationnelle et analytique du satanisme.
Vous me donnez envie de réessayer la lecture des romans de Huysmans. La dernière fois, "Là-bas" m'était tombé des mains. Il est vrai que je venais de lire "Le Désespéré" de Léon Bloy, qui est un roman d'une très grande force et qui tourne aussi autour de la damnation, du péché, de la littérature, de l'autobiographie et de la religion. Je crois d'ailleurs que ces deux auteurs se connaissaient, mais ne s'appréciaient qu'à moitié...
RépondreSupprimerEh bien Là-bas m'était aussi tombé des mains il y a des années, mais cette fois je n'ai pas eu à me forcer. Je note Le Désespéré de Léon Bloy, ça pourrait me plaire.
Supprimer