lundi 14 septembre 2015

L'Homme élastique - Jacques Spitz


L'Homme élastique - Jacques Spitz

Publié en 1938, L'Homme élastique prévoit la seconde guerre mondiale. Mais grâce au génie scientifique du docteur Flohr, celle-ci se déroulera de façon assez particulière. Et ce ne sera que le début ... La première partie du roman est un journal tenu par Flohr. Isolé avec quelques assistants dans un coin tranquille de la campagne française, il se livre avec assiduité à des expériences à l'éthique douteuse. Il a découvert le moyen de réduire ou augmenter l'espace entre les atomes (en gros), et il peut ainsi modifier à volonté la taille de tout objet inanimé. Puis viennent les expériences sur des êtres vivants : des plantes, des lapins ... et des humains. Autant dire qu'on est totalement emporté par la démarche scientifique de Flohr. Il émet des théories, fait des expériences qui échouent, tire leçon de ses erreurs, recommence avec plus de succès, puis continue à voir plus loin. Et petit à petit, on commence à se poser des questions sur Flohr. Que veut-il vraiment ? Pour obtenir plus de moyens, il profite de la guerre qui vient de se déclarer pour proposer son invention à l'armée qui, on s'en doute, sera ravie des applications militaires de l'invention. Voilà la guerre gagnée, et Flohr est une star mondiale ...

Seconde partie du roman : les mémoires de la fille de Flohr, Ethel. Changement de ton : moins d'esprit scientifique et plus d'impressions et de questionnements. L'invention, nommée flohrisation, se trouve une infinité de nouveaux usages. Conserver les aliments et guérir les maladies en isolant nourritures et gens dans une taille incompatible avec les bactéries, rendre les femmes insensibles aux rides en les agrandissant, frauder aux examens avec l'aide d'un tout petit homme, adapter la taille des ouvriers à leurs travaux ... Les applications sont infinies. Et Flohr encourage cela. Par simple curiosité scientifique, le docteur transforme l'humanité en expérience géante. Humanité qui se jette dedans sans hésiter. Flohr est l’artisan d'un formidable chaos qui modifie en profondeur la société humaine, et tout le monde en prend pour son grade. L'ironie dévastatrice de Jacques Spitz fait des merveilles, il suffit de lire les déclaration à propos de la flohrisation du pape, du gouvernement russe ou de celui de l’Allemagne pour s'en rendre compte. Ce sont des merveilles de parodie, et le roman est d'une densité remarquable : à chaque page son humour noir et ses moqueries. Et comme dans la Guerre des mouches, l'humanité restée "normale" se retrouve à la fin parquée dans une réserve, proche de l'extinction. Jacques Spitz nous rappelle que notre société est fragile, que tout peut s'écouler rapidement, et de nouvelles vérités se substituer à celles qui régissent nos vies. Un roman remarquable, débordant d'idées géniales, d'une effrayante modernité.

Mon courrier contenait une lettre anonyme m'avertissant que ma femme me trompait. Je n'ai pu m’empêcher de penser que si j'avais été marié, une telle lettre aurait pu troubler ma sérénité. Par bonheur, le seul souvenir que j'ai conservé de l'âge des folies est ma fille Ethel qui, dans l'université américaine où je l'ai envoyée, n'est pas gênante. Je lui ai écrit un mot pour lui annoncer que je ne tenais pas à la voir pendant les vacances et qu'elle prit ses dispositions pour les passer en Amérique. Elle va encore dire que je ne l'aime pas, tant pis. Il est vrai que l'amour paternel ne m'étouffe pas. Je me souviens encore du scandale que j'ai fait le jour où mon célèbre collègue Lefleau m'a montré avec orgueil son fils en me disant : « Voilà ce que j'ai fait de mieux », je lui ai répondu : « Le premier imbécile venu aurait pu en faire autant. » On m'a traité de monstre. Ma réponse était pourtant d'une indiscutable vérité.

1938, Bragelonne, dans le recueil "Joyeuses Apocalypses"

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