mercredi 31 juillet 2019

La Marée


Kandinsky - Small Worlds IV

Than n'en pouvait plus. Il y avait des heures qu'il traversait ainsi la nuit, allongé sur le toit du camion autonome, subissant le vent, se stabilisant avec les électroaimants de ses gants d’escalade. Il s’efforçait de bouger son corps autant qu'il le pouvait, il remuait ses épaules, étirait son cou, mais c'était inutile.

Il avait eu peur, souvent, quand les phares d'un véhicule contenant des passagers l'éclairaient brièvement. Mais ce qui avait été le plus terrifiant, c'était la traversée de la nouvelle frontière avec l’Espagne. Le camion était passé dans le scanner, et Than, à plat ventre, s'était figé, espérant que la combinaison militaire fournie par les passeurs fonctionnerait. Il avait entendu les voix des douaniers, le bourdonnement des drones, et le camion avait repris son chemin.

Il était entré en France.

Soudain, il se rendit compte qu'il était sur un pont. En contrebas, ce qui ressemblait à un immense torrent de boue. Son rythme cardiaque augmenta brusquement. C'était l'endroit décrit par les passeurs, il fallait qu'il se signale, vite. Il dégagea une de ses mains et appuya sur le bouton du petit boîtier noir qui pendait autour de son cou. Le camion continuait de rouler, et il arrivait presque au bout du pont. Than retint son souffle. Si rien ne se passait maintenant, il était foutu.

Il eut soudain l'impression que le camion ralentissait. Oui, c'était bien ça. Les autres véhicules aussi allaient moins vite. Il inspira profondément, soulagé. Il se déporta vers le bord du toit en attendant le moment convenu, se laissa pendre pour diminuer la hauteur, et, juste avant l'embranchement qui partait vers la droite, à côté d'un bosquet d'arbres, il se jeta sur le bitume. Il amortit tant bien que mal son atterrissage, mais il s’érafla les avant-bras. Si le camion n'avait pas été ralenti, il n'aurait sûrement pas survécu à un tel saut. Il se releva rapidement, réajusta son sac, boitilla maladroitement le long de la rambarde et l'enjamba dès que possible. Il se retrouva sur de l'herbe fraîche, sous des arbres, dans l'obscurité. Il cligna plusieurs fois des yeux pour essayer d'y voir quelque chose, mais sa vue n'eut pas le temps de s'habituer aux ténèbres : quelqu'un braqua une lampe torche vers son visage, et une voix agressive se fit entendre.

— Ton nom.

— Than.

L'homme pointa la torche dans une autre direction.

— Retire la combinaison et les gants, vite.

Than se frotta les yeux. Après un instant, il put voir ce qui l'entourait. L'homme qui lui parlait était debout, il le regardait avec un mélange d'indifférence et d'impatience. Plus loin, il y avait une vieille camionnette au coffre ouvert. A l'intérieur, le brouilleur qui permettait de ralentir les véhicules autonomes était tourné en direction de la route. Enfin, assis sur une chaise en plastique, un autre passeur fumait une cigarette. Il avait sur les genoux un large marteau, qui semblait plus fait pour réparer les hommes que les machines.

Il obéit, et sortit de son sac ses propres vêtements.

L'homme examina la combinaison militaire. Apparemment satisfait, il reprit la parole.

— OK, c'est bon. Écoute-moi bien, je vais pas répéter. Le fleuve, c'est la Garonne. On est sur la rive gauche. Ce pont-là, c'est le pont Mitterrand. Pour atteindre Bordeaux, t'as juste à longer la Garonne. Tu vas passer pas loin de la gare, et une fois que tu es au vieux pont en pierre, tu peux considérer que tu es en plein centre. Compris ?

— Oui, oui.

— Ben alors, qu'est-ce que t'attends ? T'as l'intention de passer la nuit ici ?

— C'est-à-dire que vos collègues, à Barcelone, ils m'ont dit que vous me rendriez la caution, pour la combinaison.

— Je suis pas au courant. Dégage.

N'ayant guère d'autres options, Than se mit en marche. Il n'avait jamais vraiment espéré revoir son argent, mais il fallait bien tenter. Il quitta l'abri des arbres et se retrouva entre la digue et la route. Toutes les villes proches de l'océan et traversées par un fleuve avaient des digues, désormais, pour éviter les inondations pendant les fortes marées. Il marchait, obstinément, ignorant de son mieux les phares qui passaient à côté de lui et l’éblouissaient périodiquement. Des bâtiments émergèrent à gauche de la route. Mais c'étaient des entrepôts commerciaux ou de petites industries, et il y aurait sûrement des vigiles. Il valait mieux continuer. Et il était encore poussé par une véritable curiosité. Malgré tous les échecs, toutes les déceptions, il espérait à chaque fois que la nouvelle étape de son odyssée serait la bonne. Après Barcelone, après les camps de Naples, après les horreurs d'Athènes, toujours il conservait de l'espoir. Mais l’espoir était une ressource intimement liée à une autre, qui se faisait de plus en plus rare : l'argent. Than était à sec.

Chassant ces tristes pensées, il accéléra son allure.

Il dépassa un pont ferroviaire, qui passait au-dessus de la digue, puis un deuxième pont juste après. A présent, les immeubles étaient faits de pierre, et possédaient une majesté typiquement européenne, que Than avait appris à apprécier. Il atteignit finalement le vieux pont dont le passeur lui avait parlé. Il était temps de s'aventurer dans la ville même.

Les avenues les plus larges étaient vides, à part quelques passants bourrés qui finissaient leur soirée. Mais, comme il s'y attendait, les rues transversales étaient presque toutes barrées par des grilles. Il progressa plus avant, jusqu'à une longue rue piétonne pleine de boutiques fermées pour la nuit. A chaque fois qu'il voulait s'enfoncer dans les ombres, il voyait une grille, un interphone, un panneau qui indiquait un nom moelleux comme Passage des Lilas, Commerces du Parlement ou encore Promenade Sainte-Catherine. Et parfois, le regard menaçant d'un vigile. Comme partout dans les grandes villes d'Europe, les rues étaient privatisées. Il fut tenté de s'installer tout simplement dans cette artère piétonne, où dormaient déjà de nombreux sans-abris. Mais Than avait appris par l'expérience que, en tant que réfugié, il avait intérêt à redoubler de prudence. Il déboucha sur une vaste place, et s'accorda un instant pour contempler un bâtiment majestueux aux hautes colonnes, surplombé par douze statues. Une enseigne indiquait : Centre commercial du Grand Théâtre. Il alla s’asseoir un instant sur les marches qui menaient à l'édifice, pour se reposer. Mais à peine avait-il posé ses fesses qu'un vigile sortit de l'ombre d'une colonnade.

— Propriété privée, dit-il d'une voix fatiguée.

Than se releva et réajusta son sac.

— Si tu cherches un coin où dormir, reprit le vigile, prends à droite par ici, continue le long des quais, et tu pourras t'installer sous les platanes.

Il montra la direction avec sa matraque.

Than murmura un vague remerciement, et alla dans la direction indiquée.

Il aperçut rapidement le rectangle qui abritait quelques arbres, au bord de la digue. Mais, s'il y avait de l'herbe, elle n'était plus visible : tout l'espace était recouvert de tentes, des dizaines et des dizaines de tentes. Il soupira. Il était habitué à de tels spectacles, mais l'habitude ne le rendait pas insensible. Quelques personnes étaient encore éveillées, autour d'un feu. Than put apercevoir des visages las dans la lumière tremblotante des flammes. D'où venaient tous ceux-là ? Peu importait. Ils étaient tous comme lui. Des réfugiés climatiques.

Il se trouva un petit coin de libre, installa son matelas, puis il se glissa dans son sac de couchage, gardant contre sa peau son portefeuille désespérément vide et son portable déchargé. Le sommeil ne se fit pas attendre.

Au réveil, son premier réflexe fut de vérifier la présence de son sac, puis de son portable et de son portefeuille. Tout était toujours là. Il se redressa et rangea ses affaires. La matinée était déjà bien avancée et l'agitation régnait dans le campement de fortune. Un peu plus loin, il vit un détail qu'il n'avait pas remarqué dans l'obscurité nocturne : deux camionnettes de police. Classique. Than alla à la pêche aux informations. La plupart des réfugiés de l'endroit venaient d'Afrique, et il trouva des gens qui pouvaient parler anglais ou français. Il apprit que ce campement était plus ou moins toléré par la ville, tant qu'il n'y avait pas de débordements. Parfois, la police venait faire quelques rafles, pour maintenir la pression. De l'autre côté du fleuve, il y avait un véritable camp de réfugiés, le camp de la Bastide. Mais les gens ici en avaient peur, ils craignaient, s'ils y allaient, de perdre leur liberté, ou pire, de se faire expulser. Than avait l'habitude des camps. Mais ici, en France, il parlait la langue. Il espérait pouvoir devenir traducteur. Il savait que les craintes des migrants n'étaient pas sans fondement. En allant dans ces camps, on pouvait aussi bien en ressortir après quelques mois avec des papiers qu'y croupir des années pour ensuite se faire expulser. Et difficile de savoir à l'avance ce qui arriverait : les voies de l'administration sont impénétrables.

Il décida d'aller tenter sa chance au camp de réfugiés. Il devrait pouvoir s'en sortir quelques semaines en faisant de la traduction, le temps d'accumuler un peu d'argent. Il suivit à nouveau la Garonne, et passa par le vieux pont de pierre. Il s'arrêta un instant pour contempler le fleuve. C'était un torrent boueux qui, encadré par les digues de chaque côté, ressemblait à une gigantesque canalisation d'égout à ciel ouvert. Il reprit son chemin, tourna à gauche à la fin du pont et passa devant une étrange statue de lion. Là, entre la digue et les bâtiments des banques, des gens faisaient leur footing. Un peu plus loin, sur des pelouses, à nouveau des tentes. A présent le camp était indiqué par des panneaux officiels. Than aperçut soudain, sur un banc, une femme qui lui sembla familière. Il regarda son visage, et il reconnut les traits de son pays. Il alla la voir et lui parla prudemment en français. Comme elle baragouina qu'elle ne parlait pas la langue, il passa au birman. Le visage de la femme s'illumina. Elle aussi était heureuse de croiser un frère loin du foyer. Than s'assit et ils parlèrent du pays et de leurs parcours. Puis, quand la conversation se calma, il réalisa que le banc faisait face à la digue. Autrefois, il devait y avoir une vue sur le fleuve et l'autre rive, mais désormais, la vue n'offrait rien d'autre qu'un mur de béton. Un bon symbole de leur situation.

— Ne va pas au camp, dit la femme. Dans le sud, c'est plus facile de s'en sortir, ils sont débordés, alors souvent ils ne vous empêchent même pas de partir. Mais ici, ils ne veulent pas que l'on aille plus au nord. Alors ils sont plus durs... Mon mari y est, au camp. Lui, ils ne le laisseront pas sortir, mais moi, ils me laisseront rentrer. Il y a des jours que je ne pense qu'à ça : que dois-je faire ? Mais je sais à présent. Je vais aller rejoindre mon mari. Même si c'est pour qu'on se fasse expulser, je dois être avec lui. Toi, n'y va pas, n'y va pas. Je connais un endroit. Un squat. Ça s’appelle le Submersible. Je te donne l'adresse, mais si tu dois demander des indications, mentionne juste le nom de la rue, pas le nom de l'endroit. On ne sait jamais. Ils prennent soin des gens comme nous, là-bas.

Than se laissa tenter. Il n'avait pas envie de se retrouver bloqué au camp, et il n'avait jamais été dans un squat. Peut-être que ces gens pourraient l'aider. Ils se levèrent tous les deux, et il serra dans ses bras sa compatriote. Puis ils se séparèrent, lui, rebroussant chemin, et elle, se dirigeant vers le camp.

Il trouva facilement le bâtiment dont elle lui avait parlé. Situé dans une rue résidentielle comme tant d'autres, c'était un immeuble de pierre classique. Rien ne le différenciait, à part un graff de sous-marin fait au pochoir, à côté de l'entrée. Than s'approcha et frappa à la porte.

Pendant une vingtaine de secondes, rien ne se passa. Puis une femme à l'air fatigué vint lui ouvrir. La première chose qu'il remarqua, ce fut ses cernes. Elle le regardait en silence.

— Bonjour, dit Than. Je cherche le Submersible.

Elle l'observa avec plus d'attention.

— Tu viens d'où ?

— De Birmanie.

— Ton français est parfait.

— Ma mère a passé quelques années en France, il y a longtemps. Elle enseignait le français, en Birmanie. C'est pour ça que je suis venu ici. Parce que je parle la langue. Je peux aider, s'il y a besoin de traductions. Ou pour n'importe quoi, d'ailleurs.

La femme lui sourit.

— Allez, entre. Moi, c'est Anne.

Elle lui fit visiter les parties communes du bâtiment. Il y avait une vaste salle à manger, pleine de grandes tables, une cuisine où quelques personnes étaient affairées, et un salon qui semblait aussi faire office de salle de réunion. Dans la salle de bains, deux hommes réparaient les canalisations en parlant un langage que Than n'identifia pas. Anne lui montra un matelas libre, dans un dortoir. Elle ne lui demanda pas quelle était sa situation, ni s'il comptait rester longtemps.

— Installe-toi, dit-elle. Essaie d'aider comme tu peux, il y a toujours besoin de gens motivés ici. On ne manque jamais de travail à faire.

Elle s'éclipsa et Than fut livré à lui-même. Il s'allongea un instant et ferma les yeux. Il s'endormit involontairement. Quand il se réveilla, le repas était servi dans la salle commune. Quelqu'un lui donna une assiette pleine sans rien lui demander en échange. Il laissa son regard errer sur tous les visages autour de lui. Le monde entier semblait représenté. Les langages s’entremêlaient dans une cacophonie réconfortante.

Les jours s'écoulaient et Than prenait part à la vie du Submersible. Il faisait occasionnellement de la traduction, il aidait à la cuisine, il faisait sa part de ménage. Il respectait les gens qui essayaient de maintenir l'endroit à flot. Du matin au soir, il fallait lutter âprement pour éviter l’effondrement d'une structure aussi précaire. Parmi les réfugiés qui habitaient le Submersible, certains, comme Than, s'impliquaient, mais d'autres restaient désespérément passifs, ou même devenaient activement nuisibles. Et comme l'endroit était auto-géré, il n'y avait pas de structure pour veiller à l'application des règles. Il admirait cette micro-société, cette petite utopie chancelante qui essayait de se construire dans une diversité sans cesse renouvelée. Il voyait Anne qui courait du matin au soir, résolvant des problèmes insolubles, tenant le coup à la seule force de sa volonté. Les autres volontaires étaient comme elle épuisés, surmenés. Than se sentait coupable de profiter de leur bonté, et il décida de ne pas rester plus longtemps.

Alors qu'il était sur le point de partir, ayant fait ses adieux, une dispute éclata entre Anne et Marc, un autre bénévole. Than ne comprenait pas quel était le sujet du désaccord, mais les mots qui volaient étaient violents. Il sortit, pour ne plus voir ce triste spectacle. Mais alors qu'il était encore devant le Submersible, Marc passa la porte, son visage reflétant sa colère. Remarquant Than, il s'adressa à lui.

— Toi aussi, tu te barres de ce trou à rats ? Bonne idée. Allez, viens avec moi, tu vas assister à quelque chose de grandiose, pour changer.

Than, curieux, lui emboîta le pas.

— Tu sais pourquoi on a appelé cet endroit le Submersible ? continuait Marc en marchant. Pour symboliser notre désir de résister à l'effondrement ambiant. Un coin de paix, solide, stable. Des conneries, tout ça. Je n'y crois plus. Dis-moi, tu as lu Histoire de l'abolition de l'Histoire, de Lewis ?

— Non. En ce moment, je relis Lao Tseu.

— Tu devrais, tu devrais. La seule solution, Than, c'est la destruction. Le retour en arrière. Le primitivisme. Le tribalisme. C'est ainsi que l'homme est censé vivre. On a essayé la civilisation, et on a vu ce que ça donnait. J'en peux plus, Than. J'en peux plus. Je supporte plus ce que je vois au quotidien. Alors, avec quelques amis, on a décidé d'agir. De la même façon qu'en créant le Submersible on mettait nos actions en accord avec nos convictions, cette fois, on ne va pas créer, on va détruire.

— Détruire quoi ?

— Tu verras.

Ils se rapprochaient de la Garonne. Than suivit Marc jusqu'au pont de pierre. Mais ils ne traversèrent pas le pont. Marc s'arrêta au niveau de la digue, et il désigna le fleuve du bras.

— Regarde. Aujourd'hui, c'est une grande marée.

L'eau, toujours aussi boueuse, était particulièrement haute et tumultueuse. Sans les digues, la ville aurait eu les pieds dans l'eau. Mais le plus étonnant, ce qui frappa Than, c'était que le courant du fleuve s'était inversé. La puissance irrésistible de la marée faisait couler l'eau de l'aval vers l'amont. La vision était presque apocalyptique, un retournement de la plus banale des lois : la gravité.

— Normalement, reprit Marc, on ne fait ça que de nuit, mais maintenant, peu importe.

Il enjamba la rambarde du pont et atterrit à quatre pattes sur le haut de la digue, juste en dessous. Than, qui sentait quelque chose d'horrible se préparer, l’imita. Ils marchèrent rapidement, attirant les regards de la foule qui flânait sur les quais.

Than, tendu, essayait de comprendre.

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

Marc continuait d'avancer sans répondre.

Il s'arrêta au niveau d'une trappe, la souleva, et s'engouffra dans les profondeurs de la digue. Than, à son tour, descendit l'échelle. Il y avait à peine assez d'espace pour une seule personne, entre tous les conduits, tuyaux et canalisations. Il faisait chaud et humide. Il cligna des yeux, s'habitua à l’obscurité, et accéléra le pas pour suivre Marc.

Ils arrivèrent rapidement dans un espace un peu plus large. Là, il y avait un homme qui, à la lumière d'une lampe, travaillait à quelque chose que Than n'était pas certain de vouloir comprendre.

L'inconnu se tourna vers eux.

— C'est qui, lui ?

— T'inquiète, Ernesto, répondit Marc. C'est un type du Submersible.

— Il est fiable ?

— Peu importe. C'est le moment. Je crois qu'Anne est sur le point de nous dénoncer. Elle est trop tendre, aveuglée par la compassion. Elle refuse d'accepter qu'il n'y a plus rien à sauver. C'est maintenant ou jamais.

— Alors, dit Ernesto en inspirant profondément, c'est parti.

Marc se tourna vers Than.

— Tu devrais partir.

Than ne pouvait plus se voiler la face : ils allaient faire sauter la digue.

— Ne faites pas ça. S'il vous plaît, ne faites pas ça.

— On fait ce qu'on croit nécessaire. On veut simplement, à notre petite échelle, contribuer à l'inévitable annihilation de la civilisation. Pour le bien de l'humanité. Pars.

Than fit demi-tour et, aussi vite que possible, il remonta au sommet de la digue. Le miroir d'eau était tout proche, des centaines de personnes s'y trouvaient, et bien d'autres marchaient sur les quais, profitant du soleil.

Than se mit à hurler et à gesticuler. Il faisait de grands signes, il criait à la foule que la digue allait céder, qu'il fallait qu'ils s'enfuient, qu'ils aillent se réfugier en hauteur. Il attirait bien l'attention de quelques passants, qui le regardaient d'un air interloqué, avant de l'ignorer. Il savait lui-même à quel point le contexte urbain rend insensible aux comportements bizarres. Il n'était qu'un pauvre fou parmi tant d'autres.

Marc et Ernesto ressortirent par la trappe, à côté de lui.

— Ça ne sert à rien, dit Marc qui observait les efforts de Than. Tu ne changeras pas l'inertie de toute une existence.

Et soudain la digue explosa, projetant Than au sol. Il releva les yeux. A trente mètres d'eux, juste devant le miroir d'eau, un torrent opaque et boueux submergeait tout l'espace, emportant avec lui des centaines de corps. L'eau envahissait la place de la bourse et s'engouffrait dans toutes les rues. Than s'attendait à entendre des cris, mais il n'y avait rien d'autre qu'un grondement assourdissant. Le flux ne semblait pas devoir se calmer, pénétrant toujours plus loin les entrailles de la ville.

A sa droite, Marc et Ernesto contemplaient leur œuvre d'un air grave.

Than soupira.

Il lui faudrait aller plus au nord.

Toujours plus au nord, pour fuir la marée montante.

mardi 30 juillet 2019

The Wide, Carnivorous Sky and Other Monstrous Geographies - John Langan

The Wide, Carnivorous Sky and Other Monstrous Geographies - John Langan

Ayant été enthousiasmé par The Fisherman (2016), je m’intéresse à la fiction de John Langan en format court. Il a vraiment tendance à prendre des concepts usés jusqu'à la corde et tente d'y insuffler une vie nouvelle avec une forme originale. Pendant la première moitié du recueil il y parvient parfaitement, le niveau reste haut de façon permanente, avant, hélas, de chuter dans la seconde moitié sans parvenir à se relever. The Wide, Carnivorous Sky and Other Monstrous Geographies (2013) vaut le coup d’œil, mais je vais économiser ma curiosité pour la prochaine incursion de John Langan dans le format long avec, je crois, une trilogie.

Le premier texte, Kids, n'est qu'un amuse-bouche. Aucune histoire n'y est vraiment développée, c'est surtout l'occasion pour Langan de démontrer rapidement qu'il sait écrire. Ensuite, How the Days Runs Down parvient à s'emparer de façon constructive d'un thème on ne peut plus banal : les zombis. Dans la forme, c'est un peu comme une pièce de théâtre, avec un narrateur qui se tient sur scène. (D'ailleurs, il y a eu une adaptation sous ce format.) C'est le récit-cadre. Ce narrateur invite d'autres personnages pour des scènes plus ou moins longues, des fragments de vie dans le nouveau monde zombifié. Déjà, le thème zombi, à propos duquel je suis plus que sceptique, est exploré avec suffisamment de verve pour le faire passer sans déplaisir. La forme inhabituelle parvient quant à elle à être plus qu'une simple mascarade : petit à petit le récit évolue vers quelque chose de plus original.

On passe avec Technicolor à une exploration d'un autre classique : le conte macabre façon Poe. La forme, encore une fois, étonne : toute la nouvelle est le monologue d'un prof de lettres, ou d'anglais, face à une classe plus ou moins somnolente. Il commence par leur parler de Poe de façon réaliste, et Langan fait quelques clins d’œil à ses lecteurs qui, probablement, connaissent bien Poe. Mais rapidement on repart dans la fiction, à travers les inspirations supposées de Poe et ses tentatives pour retrouver sa jeune femme morte trop tôt. Et enfin, on revient dans le récit-cadre, où le narrateur révèle avoir quelques ambitions machiavélique. En plus de l'hommage à Poe, on sent que Langan, qui est lui-même enseignant, s'amuse à parodier sa profession. Dommage que les quelques phrases en français contiennent plusieurs fautes.

La nouvelle éponyme : The Wide, Carnivorous Sky. Encore une fois, un thème à priori classique, celui du vampire, remanié avec habilité. Celui-là est un vampire... de l'espace. Un groupe de soldats américains le rencontrent en Irak, et les survivants, après avoir pansé leurs blessures, se mettent en tête de régler définitivement son compte à la créature, en utilisant une sorte de lien télépathique qui les unissent à elle. Ici, la narration non linéaire est peut-être un peu too much, et je ne suis pas certain d'avoir bien saisit la fin, mais le thème du traumatisme post-guerre apporte une densité bienvenue. A part cette touche de modernité, on est clairement à la façon de Lovecraft dans la SF qui joue au fantastique (ou inversement), où une explication rationnelle semble à portée de main tout en restant insaisissable.

Pour le récit suivant, City of the Dog, on délaisse Poe pour toujours plus de Lovecraft. Une narration plus linéaire, un narrateur inadapté, un molosse agressif, des souterrains sous la ville, une forme de vie parallèle qui a ses racines loin dans le passé... Mais, contrairement à Lovecraft, Langan prend le temps de développer son jeune narrateur et ses déboires amoureux. Il y a aussi, comme dans The Fisherman d'ailleurs, une relation morbide à la féminité, hautement symbolique. D'ailleurs, j'ai moi-même écrit une petite nouvelle qui révèle ce genre de tensions sous-jacentes...

Rupture de la moitié du recueil : dans The Shallows, pastiche lovecraftien (encore). Pastiche original, néanmoins. Que se passe-t-il une fois que Cthulhu et compagnie redeviennent les espèces dominantes sur Terre ? Un beau chaos. Mais ici, le narrateur s'efforce de rester en contact avec le banal, avec sa vie passée. Alors que tout s'effondre autour de lui, que des grands (et petits) Anciens rôdent dans tous les coins, il raconte à son crabe de compagnie une longue anecdote de vie familiale qui date de l'époque où tout était normal. J’apprécie le concept de cette nouvelle, mais l'exécution ne convainc qu'à moitié, tant les deux narrations ne se répondent pas, d'autant plus que j'ai absolument pas compris le dernier paragraphe.

Avec The Revel, encore du classique rénové par une forme originale. Cette fois, il est question de loup-garou avec une tendance méta-narrative. La formule de Langan commence à apparaitre au grand jour et à lasser. June, 1987. Hitchhiking. Mr. Norris. vient secouer un peu les choses : c'est beaucoup plus court, et l'idée est bonne : un type capture des auto-stoppeurs pour, avec sa voiture, dessiner un symbole avec du sang sur une échelle extrêmement vaste. On en voudrait plus. La dernière nouvelle, Mother of Stone, est la moins bonne. Une histoire assez classique de possession et de « hantise », avec clin d'œil appuyé à Lovecraft. A cause de la forme choisie, celle d'une enquête longtemps après les faits, c'est beaucoup trop long pour le contenu, et il n'y pas de final satisfaisant.

jeudi 25 juillet 2019

Battling the Gods : Atheism in the Ancient World - Tim Whitmarsh

Battling the Gods : Atheism in the Ancient World - Tim Whitmarsh

L'idée globale de Battling the Gods : Atheism in the Ancient World (2015) de Tim Whitmarsh est de démontrer que l'athéisme n'est certainement pas une création moderne, mais au contraire une position qui existe sous des formes diverses depuis les débuts de l'antiquité grecque. L'auteur divise son bouquin de façon chronologique, commençant par la Grèce archaïque, puis l’Athènes classique, la période Hellénistique, et enfin Rome. Le début de ces parties offre un court aperçu historique, et le reste du texte est essentiellement une exploration des diverses positions plus ou moins athées. On passe beaucoup de temps avec les classiques : les pré-socratiques, les quatre principales écoles de philosophie (Cynisme, Stoïcisme, Épicurisme, Scepticisme), les sophistes, les auteurs de théâtre, Cicéron... Il cite beaucoup Lucrèce notamment. C'est un peu un best of avec l'optique de retirer de tout ça ce qui touche à l'athéisme. Mais il y a aussi les portraits de personnages plus obscurs, et un peu comme chez Diogène Laërce, on se sent une agréable complicité avec ces penseurs originaux et leurs idées tantôt farfelues, tantôt d'une percutante modernité.

Déjà, l’étymologie d'athée : a, le manque, theos, la divinité, dieu. Et du coup, le mot a un sens négatif. Étymologiquement, l'athée est défini par sa non-appartenance à un groupe (supposé être la norme ?).

Pourquoi s'intéresser à l'hitoire ancienne de l'athéisme ? « If religious belief is treated as deep and ancient and disbelief as recent, then atheism can readily be dismissed as faddish and inconsequential. »

La partie sur la Grèce archaïque est certainement la plus intéressante. J'aime cette description de la religion grecque (si l'on peut parler d'une religion) :
The Greeks devoted an extraordinary amount of energy to keeping the gods happy. But there were close limits to the power of human clerics. The job of priests was to sacrifice, not to pronounce on ethical or spiritual issues. The idea of a Greek priest or priestess using his or her influence to sway public debates on (for example) the definition of marriage or the treatment of the poor was unthinkable. Priesthood was a role within the community, not a spiritual calling. There was no formal religious training, there were no convents or seminaries. Some positions were hereditary, others were short-term and awarded by the state. The holding of other offices was not excluded. A priesthood was simply one of a number of civic jobs that a successful (which usually meant privileged) citizen could expect to hold.
En plus de ce caractère banal du religieux, il n'y avait pas d'absolu. A propos de l'Illiade, sans doute le texte de l'époque le plus proche des livres sacrés des monothéismes :
There was nothing heretical about undermining the Homeric text, since it was not sacred scripture. To call Homer a liar might be seen as foolish, unpersuasive, silly, or sophistic, but it was not a religious crime.
In fact, the nonscriptural nature of Greek epic had a significant effect on the development of logical thought. As a sophisticated, literate culture emerged, Greek thinkers became skeptical toward the more fantastical constructions of the epic poets and, stimulated by the desire to find new ways of talking about the world, built around the idea of naturalistic plausibility. This could not have happened had they been constrained by a belief in the god-given truth of scripture.
Le théomachie, c'est le combat entre l'homme et les dieux. Or, s'élever contre les dieux n'était pas hérétique :
The widespread nature of these myths suggests that Greeks thought that it was in the nature of humans to envy divine prerogative. Rebelling against the gods seems to be expected of us. What the stories tell us about, as well as the gods’ jealous guarding of their privileges, is humans’ deeply ingrained desire to shrug off the shackles of mortality, to approach godliness.
Let us be clear on this point. In ancient Greece, the idea of humans encroaching on the gods’ territory was not inherently blasphemous. It was expected that certain charismatic individuals came closer than most of us to divinity.
Au contraire, s'élever contre les dieux était un peu comme s'élever tout court  :
Jealousy of divine privilege was not “sinful”: early Greece had only a weak idea of what was “sinful” because there were no god-sent commandments to break. (The Greek translators of the Bible had to adapt a rare word, alitērios, to express this fundamentally alien idea.) Rather, stories of theomachy explored the perfectly natural tendency of humans to yearn to better themselves, to procure for themselves a happier life, a life that they associated with divinity. If theomachy was “wrong,” that was not because it contravened any heaven-sent rule book but because it was (at least in myth) a horrible misjudgment of the odds.
Et en conclusion à tout ça, la dominance du christianisme qui, par l'imposition d'un absolu, enterre pendant longtemps l'idée d'athéisme :
The arrival of Catholic Christianity—Christianity conjoined with imperial power—meant the end of ancient atheism in the West. Once it had been established that the paradigm of true versus false religion was the only one that mattered, there was nowhere to place atheism on the mental map. Cosmological and philosophical debate remained intense, of course, but it was unthinkable outside of the framework of Christian monotheism. Individuals surely experienced doubt and disbelief, just as they always have in all cultures, but they were invisible to dominant society and so have left no trace in the historical record. It is this blind spot that has sustained the illusion that disbelief outside of the post-Enlightenment West is unthinkable. The apparent rise of atheism in the last two centuries, however, is not a historical anomaly; viewed from the longer perspective of ancient history, what is anomalous is the global dominance of monotheistic religions and the resultant inability to acknowledge the existence of disbelievers.

lundi 22 juillet 2019

The last revelation of Gla'aki - Ramsey Campbell

The last revelation of Gla'aki - Ramsey Campbell

Ramsey Campbell, admirateur de Lovecraft dès son plus jeune age, a eu l'opportunité de publier dès ses 18 ans un recueil de pastiches lovecraftiens, The Inhabitant of the Lake and Less Welcome Tenants (1964). Dans la nouvelle qui donne son nom au recueil, il donne vie à l'entité Gla'aki. Bien des décennies plus tard, il revisite Gla'aki avec le court roman qu'est The Last Revelation of Gla'aki (2013). Déjà, on est très clairement de le la lovecrafterie classique. Un archiviste arrive dans une petite ville où il est sensé récupérer les neufs exemplaires d'un livre ésotérique réputé introuvable, la Révélation en question. Son enthousiasme livresque lui fait oublier les innombrables signes que, sans surprise pour le lecteur, quelque chose ne tourne pas rond dans cette bourgade. L'inspiration vient essentiellement du Cauchemar d'Insmouth, mais avec une inhabituelle touche de modernité : comme c'est surprenant que de lire un pastiche lovecraftien on ne peut plus traditionnel, et de soudain voir le protagoniste dégainer son téléphone portable !

Passons sur l'écriture, franchement bizarre. La structure est étonnante : notre archiviste, pour récupérer les neuf tomes qu'il est venu chercher, va devoir sillonner la ville à la recherche des neuf personnes qui les possèdent. Les habitants, au physique quelque peu bulbeux, ont vraiment l'air de vouloir qu'il reste un certain temps parmi eux... Ramsey Campbell parvient fort bien à créer une atmosphère de mystère, en multipliant les touches d'étrangeté, et les morceaux de la Révélation qui sont partagés avec le lecteur sont emplis d'un occultisme impénétrable habillement rendu. Dommage que l'ensemble ne mène pas à une conclusion satisfaisante : la fin est grotesque, pas dans le bon sens du terme, et ne vient guère illuminer ce qui a précédé.

vendredi 19 juillet 2019

The Fisherman - John Langan

The Fisherman - John Langan

Les bons romans fantastiques à tendance horrifique contemporains ne me semblent pas légion. Par exemple, malgré son succès, j'ai trouvé Annihilation (2014) de Jeff Vandermeer incroyablement médiocre, tout comme Revival (2014) de King. La Maison des Feuilles (2000) de Daniel Z. Danielwski m'a laissé froid et récemment American Elsewhere (2013) de Robert Jackson Bennett m'a assommé d'ennui. Cependant, je crois avoir trouvé dans The Fisherman (2016) de John Langan un représentant plus qu'honnête de ce genre maltraité.

Déjà, la forme. Comme l'auteur le dit dans les remerciements à la fin, son roman a eu du mal à trouver un éditeur parce que « The genre publishers said it was too literary, the literary publishers, too genre. » Quand j'ai lu cette phrase, j'ai tout de suite acquiescé intérieurement. The Fisherman a en effet la carrure pour s'imposer dans les deux catégories : il y a une vraie retenue dans la forme, une écriture soignée et une construction non linéaire qui peut être un peu exigeante. Bon, c'est aussi l'un des défauts du livre : c'est trop long. Le début notamment, où le narrateur raconte sa vie misérable après la mort de sa femme, puis la vie misérable d'un de ses potes après la mort de sa femme et de ses enfants, aurait gagné à être largement amputé. Les personnages n'ont guère d’existence à part les traumas en question : ce sont des veufs qui noient leur chagrin dans la pêche, c'est tout ce qui les définit. Les nombreuses mentions assez racoleuses de l'horreur à venir sont également superflues : que l'auteur balance son histoire, au lieu de nous promettre qu'elle sera terrifiante !

Malgré tout, c'est bien écrit, la curiosité est éveillée et nos deux pêcheurs vont plonger leur ligne dans un endroit louche. En chemin, le tenancier d'un diner leur raconte une histoire de folklore local pour les dissuader d'aller dans la crique vers laquelle ils se dirigent : cette histoire, c'est du fantastique horrifique pur jus qui occupe plus de la moitié du roman. D'une certaine façon, on est dans du classique : c'est quasiment la même structure que L'Affaire Charles Dexter Ward, l'un des chefs-d’œuvre de Lovecraft. Le lieu : le chantier de construction d'un large barrage. Un type bizarre, qui se révèle sans surprise être une sorte de sorcier, vient rendre visite au magnat local. Il est impliqué dans quelques affaires douteuses. Puis, longtemps après, sur le chantier, une morte revient à la vie. Après quelques problèmes, l'origine du mal est localisée et une expédition punitive organisée. Évidemment, quelques vieux ouvrages ésotériques sont impliqués. Contrairement au petit roman de Lovecraft, on suit de près cette expédition, qui va dépasser les frontières de la réalité familière. Vraiment, John Langan parvient à donner de l'ampleur à sa trame, notamment en l’étalant longuement dans le temps : ce n'est pas un évènement unique, mais quelque chose qui se terre en permanence au bord du monde. Le récit est rapporté par divers personnages dont les points de vue incomplets s’entremêlent pour former un tout cohérent. Puis on revient dans le présent, où le narrateur et son pote vont malgré tout pêcher dans la crique. On s'en doute, ils auront quelques problèmes.

Un autre défaut du roman : le fantastique n'est pas assez, disons, expliqué, ainsi il passe parfois la frontière délicate de la cohérence. C'est-à-dire qu'on a l'impression que l'auteur se borne à écrire ce qui lui semble cool sans avoir à ce soucier de donner à ses scènes un sens plus profond. C'est vraiment dommage, la scène finale est particulièrement coupable sur ce point. Chez Lovecraft, par exemple, l'impossibilité de comprendre est le thème même de l’œuvre : certaines choses dépassent les capacités humaines et leur étrangeté rend dingues les divers narrateurs. Mais pas dans The Fisherman : l'un des personnages principaux est, lui aussi, un genre de sorcier. Il maitrise une sorte de magie, il possède le savoir des mystères qui rodent dans l'ombre... mais il ne partage jamais ce savoir ! Il se contente d'allusions. Si ce personnage, qui est un humain comme un autre et presque le héros, si l'on peut dire, comprend ce qu'il se passe, je veux le comprendre aussi. Pas d'excuses !

Dommage, parce que la mythologie esquissée dans The Fisherman a vraiment son charme, on voudrait y trouver plus de sens. Néanmoins, reconnaissons à l'ensemble une forte unité thématique : il s'agit d'une exploration du rapport à la mort, aux êtres chers perdus. En somme, mieux vaut faire son deuil plutôt que de vouloir retrouver ses morts : ça pourrait mal finir... Pas particulièrement original, mais très bien traité. The Fisherman, malgré les retenues évoquées plus haut, est un roman fantastique et horrifique qui parvient à être très lovecraftien sans jamais s'abaisser à faire du simple pastiche : il se tient fièrement sur ses deux jambes et sa fierté est justifiée.

mardi 16 juillet 2019

Les Signaux du Soleil - Jacques Spitz

Les Signaux du Soleil - Jacques Spitz

Il est frappant de constater les ressemblances entre Les Signaux du Soleil (1943) et un autre roman de Jacques Spitz, l'excellent La Guerre des Mouches (1938). Dans les deux romans, un jeune scientifique un peu niais découvre une menace implacable qui plane sur l'humanité. Il tente de prévenir les autorités, mais se fait vivement ridiculiser par ceux qui se complaisent dans l’ordre actuel des choses et qui craignent plus que tout les idées originales. Finalement, la menace est reconnue, et notre jeune scientifique se retrouve à la tête des efforts de l'humanité pour s'en sortir pendant que les évènement cataclysmiques prennent de l'ampleur. Et en parallèle, le jeune homme est impliqué dans des péripéties amoureuses hautement romanesques, pour ne pas dire grotesques. On a même droit à quelques scènes identiques, notamment quand la bonne société parisienne se saisit du désastre avec insouciance pour développer la mode vestimentaire du jour.

Dans Les Signaux du Soleil, la menace en question, ce sont les ambitions des habitants de Mars et Vénus, qui se mettent en tête de pomper l'oxygène et l'azote de notre chère planète. Il faut dire qu'ils avaient envoyé quelques signaux à la façon d'ombres chinoises sur le soleil pour vérifier qu'il n'y avait personne sur ce caillou : bien entendu, les humains n'avaient pas la technologie pour répondre, les aliens en ont donc déduit qu'il n'y avait pas d'intelligence sur Terre. Le début du roman pose un vrai problème de science-fiction qui éveille la curiosité à la façon d'une enquête scientifique. Mais plus ça va, plus tout part totalement en vrille. Pas nécessairement dans le mauvais sens du terme, il se passe plein de choses, c'est drôle, c'est habile, mais c'est quand même un peu n'importe quoi. Reconnaissons tout de même à Spitz de dire en une page ce que d'autres étaleraient en dix. Et la satire sociale à tendance désespérée, souvent hilarante, est toujours là :
     — Les Martiens n’ont pas eu plus de temps que nous pour se cultiver, objecta un professeur de collège. Toutes les planètes du système solaire ont le même âge, sont entrées en même temps dans la carrière de la vie et de l’intelligence… À quoi serait dû le retard de notre propre évolution ?
     Philippe, qui n’avait guère eu le temps de songer, lança à tout hasard :
     — À l’alcool, au tabac, aux femmes, aux conférences contradictoires, au socialisme, au capitalisme, au temps que nous avons perdu à faire la guerre, à tout ce qui fait que la vie est à moitié pourrie sur la terre !…
     Il y en avait pour tout le monde. La rébellion fusa de partout.
     — Pas les femmes ! cria une vieille rombière.
     — Pas l’alcool ! Le gin vaut mieux que toutes les sciences !
     Mais un long clergyman se leva, et, tourné vers l’assistance, hurla en désignant le conférencier :
     — Cet homme a raison ! Vous êtes tous d’abominables pécheurs !
     Ce fut le signal de la bagarre. Les chaises commencèrent à voler. Un petit banc mal dirigé fracassa le portrait de Washington, et les trophées de drapeaux étoilés dégringolèrent sur le bureau de la conférence.
 Signalons aussi le discours soviétique, un classique de Spitz, qui est bien croustillant :
Il faut procéder à une vaste épuration du système solaire, châtier les chefs qui y perpétuent de monde à monde de coupables méthodes capitalistes d’exploitation et, en substituant à la IIIème Internationale une Ière Interplanétaire, assurer de Mercure à Pluton la subsistance et la vie de tous les peuples dans une harmonie sociale digne de celle des sphères…
Du coup, malgré le côté réchauffé des Signaux du Soleil, et une deuxième moitié qui s'égare un peu, je ne vais pas nier le plaisir que j'y ai pris. Le ton de Spitz est unique, et il mérite de s'inscrire durablement dans les classiques de la SF française.

lundi 15 juillet 2019

How to be a Stoic - Massimo Pigliucci

How to be a Stoic - Massimo Pigliucci

J'étais curieux depuis quelques temps de me pencher un peu sur le revival moderne du stoïcisme. Pas mal des bouquins concernés m'avaient l'air assez médiocres, et j'ai jeté mon dévolu sur How to be a Stoic (2017) par Massimo Pigliucci, malgré le titre racoleur, et le sous-titre qui l'est encore plus. Je ne crois pas avoir mal choisi : c'est bien écrit et plutôt honnête intellectuellement. La tendance de l'auteur à signaler son allégeance à la gauche américaine en tapant sur le « privilège du mâle blanc » sans guère de lien avec son propos fait un peu soupirer, mais bon. La première moitié du livre, qui examine le stoïcisme de façon globale, est plaisante. Qui a lu et relu les textes originaux n'apprendra pas grand chose, mais certaines observations sont les bienvenues (j'en prends quelques-unes en note ci-dessous). On est quand même beaucoup dans la paraphrase des textes et la narrations d'anecdotes tirées de Diogène Laërce. La seconde moitié, qui se veut plus pratique, sombre complètement dans le commentaire superflu à tendance self-help. L'auteur prend un morceau d’Épictète, l'explique longuement malgré sa limpidité, et assaisonne d’anecdotes. On s'ennuie. Et pire, la beauté intemporelle qui charme dans les textes stoïques est trahie au profit d'une « application moderne ». L'application en question n'a pas besoin d’intermédiaire, ou en tout cas, pas de celui-là. Que grâce au stoïcisme l'auteur ait fait le ménage dans ses « amis » facebook, merci bien, mais on s'en fout. Franchement, mieux vaut lire directement Épictète, Marc Aurèle et Sénèque, en jetant éventuellement un œil sur les préfaces pour des éclaircissements.

Un point qui me chiffonne :
I believe that adopting and adapting a philosophy of life to guide you is more important than whichever specific philosophy you end up choosing.
On a un peu l'impression d'une recherche du dogme pour le dogme, sa sécurité, son caractère rassurant. Et dire que peu importe la philosophie qu'on choisit tant qu'on en a une m'irrite : non, tout ne se vaut pas. Et pourquoi, plutôt que de se convertir au stoïcisme, ne pas tout simplement découvrir le plus de philosophies possibles et picorer dans chacune (dans certaines plus que d'autres, certes) jusqu'à se construire son propre édifice, plutôt que d'emménager dans un édifice déjà construit et y apporter quelques modifications de détail ? Il me semble vraiment domage de passez à côté de la beauté de l'épicurisme par allégiance au stoisime, par exemple.

Un résumé limpide du rapport du stoïcisme à la religion : « To a Stoic, it ultimately does not matter if we think the Logos [les lois de l'univers] is God or Nature. » Et aussi :
Many of the Stoics did not believe in anything like the modern monotheistic conception of God. Their preferred word for it was Logos, which can be interpreted as the Word of God (as the Christians who inherited a lot of Stoic philosophy did), or as a kind of Providence embedded in the very fabric of the universe, or even more simply as the rather straightforward observation that the cosmos can be understood rationally, regardless of how it came to be.
There are two related points to be noted about this conception of God: first, the divinity doesn’t engage in miracles; this God does not suspend the laws of nature in order to intervene here and there to right local wrongs. Second, and relatedly, there is very little practical difference between this God and a simple acknowledgment (made by the Stoics) that the universe works through a web of cause and effect; this very modern concept is entirely compatible with the scientific view of the world as we understand it.

Diverses positions sur les racines de la moralité :
  • Skepticism : there is no way to know which ethical judgments are right or not.
  • Rationalism : it is possible to arrive at knowledge by just thinking about stuff, as opposed to observing or experimenting.
  • Empiricism : we ultimately arrive at knowledge on the basis of empirical facts - that is, observations and experiments. Science is the ultimate empiricist discipline.
  • Intuitionism : ethical knowledge does not require any kind of inference, whether by way of reason or observation. Instead, it is sort of built into us in the form of strong intuitions about what is right and wrong.
Pour les stoïques, l'humain commence son existence comme intuitionniste, puis en grandissant l'intuitionnisme est enrichi puis idéalement supplanté par le développement de l'empirisme et du rationalisme.

samedi 13 juillet 2019

Walden Two - B.F. Skinner

Walden Two - B.F. Skinner

Une utopie qui doit son nom au Walden de Thoreau, écrite par un psychologue béhaviouriste, B. F. Skinner, et publiée en 1948. Déjà, littérairement, c'est clairement médiocre. A la la manière d'Island d'Huxley, ou de beaucoup d'autres utopies d'ailleurs, la narration n'est qu'une excuse pour la visite guidée de la communauté présentée. C'est très pénible à lire, et je me suis arrêté après les deux premiers tiers. L'auteur étant à priori un psychologue reconnu, on pourrait s'attendre à un certain sérieux. En vain. Peut-être y a-t-il en fond plus qu'une simple idéologie, mais ça ne transparait pas dans le livre : pas de mentions d'expériences concrètes ou d'études de sociétés réelles. En fait, j'ai l'impression de retrouver le même rationalisme naïf que je pouvais avoir en étant plus jeune. Exemple : la famille, vraiment, ce n'est pas du tout optimal. Hop, il faut optimiser tout ça et élever les gamins en communauté. Certes, pourquoi pas, mais c'est oublier les sentiments humains : si les gens ont des gosses, la plupart du temps, ce n'est pas pour renoncer à avoir une influence personnelle sur eux. Skinner, d'ailleurs, pense que les sentiments et les émotions ne sont que le produit de l'éducation et du milieu : dans cette perspective très constructiviste, une éducation rationnelle produit des êtres rationnels. Au contraire, je suis convaincu si le milieu exerce évidemment une influence considérable, jamais l’éducation ne peut garantir une unité de pensée et d’opinion, c'est à dire une cohésion sociale, sans que la société, n'importe laquelle, exerce un certain niveau de coercition. Or, Skinner prétend à la fois que son utopie n'exerce pas la moindre coercition, tout en décrivant au final un certain totalitarisme : des règles fortes doivent êtres suivies par tous sans changement démocratique possible, mais apparemment pas de souci, ces règles étant rationnellement les meilleures...

Il me semble assez vain de critiquer Walden Two tant le livre apparait comme une accumulation de jugements à l'emporte pièce. Exemple : pourquoi ne pas laisser les jeunes avoir des enfants dès seize ans ? Comme ça, pas de répression des pulsions naturelles, les femmes ont quatre bébés à vingt-trois ans, et c'est super. Mais comment assurer l'égalité des opportunités qu'il revendique entre les hommes et les femmes si les femmes passent une bonne partie de leur jeunesse handicapées par des grossesses successives ?

Il y aurait un point sur lequel élever des contradictions toutes les trois pages, alors concluons plutôt sur un peu de positif. Déjà, Skinner me semble avoir bien saisi les bases classiques de la bonne vie : lien social réel, vie communautaire incluant un espace personnel, rejet du matérialisme, liberté du choix du travail, travail pénible réduit au minimum, équilibre variable entre intellectualisme et labeur physique, contact avec la nature, valorisation de la création artistique, grande attention portée à la santé du corps, pas d'entassement de la population... Il faut bien avouer que la vie à Walden 2, du moins dans sa présentation romanesque, peut sembler tentante. 

J'aime bien le système proposé pour remplacer l'argent. Tout est gratuit dans la communauté, mais en échange chaque membre doit fournir chaque jour environ quatre crédits-travail, dont la valeur est variable en fonction de la pénibilité du travail. Ainsi, trente minutes d'entretien des égouts et deux heures d'entretien des plants de fleurs peuvent chacun valoir un même crédit-travail. La faisabilité d'un tel système est discutable, mais ça donne à penser.

Ensuite, contrairement à bien des pseudo-utopies, la société de Skinner n'est pas figée. Il n'y pas la prétention d'avoir atteint un état de perfection, et l’expérimentation sociale fait partie de l'essence même de Walden 2 :
The main thing is, we encourage our people to view every habit and custom with an eye to possible improvement. A constantly experimental attitude toward everything—that’s all we need. (Chapitre 4)
It’s a job for research, but not the kind you can do in a university, or in a laboratory anywhere. I mean you’ve got to experiment, and experiment with your own life! Not just sit back—not just sit back in an ivory tower somewhere—as if your own life weren’t all mixed up in it. (Chapitre 1)
Vraiment, j'aime ce point. Non seulement j'ai tendance à voir toute société comme une expérience de l'homme sur l'homme, mais l'idée de quête permanente d'un potentiel progrès est indispensable, ne serait-ce que parce que la croyance en la stabilité totale ne peut que se heurter violemment au chaos de la réalité. Le problème, bien sûr, c'est que le progrès de l'un est la régression d'un autre... Bref. Un peu comme Erehwon de Samuel Butler, que Skinner cite abondamment, Walden Two est à la fois une plaie à lire et une stimulation intellectuelle bienvenue.

jeudi 11 juillet 2019

Level 7 - Mordecai Roshwald

Level 7 - Mordecai Roshwald

De la même façon qu’aujourd’hui la menace environnementale inspire de nombreuses œuvres de fiction, au cours de la guerre froide, c'était la menace nucléaire qui remplissait ce rôle d’étincelle apocalyptique. Les romans de SF nés dans l'ombre de cette menace sont légion, mais Level 7 de Mordecai Roshwald, publié en 1959, occupe très certainement le haut du panier.

Unité de lieu, ou presque : la quasi-totalité du roman se déroule au Niveau 7, le bunker le plus profond qui soit. Et que cache-t-on dans son recoin le plus sécurisé ? L'équipe responsable de l'arsenal nucléaire offensif, bien sûr ! L'équipe défensive, moins importante, n'est pas planquée aussi profondément. Ainsi le narrateur du journal qui forme le roman est un presseur de bouton : c'est à lui et ses collègues que reviendra la tâche de déclencher l’Armageddon d'un mouvement du doigt. Avec 499 autres personnes, il occupe le Niveau 7. L'auteur a le bon goût de ne jamais mentionner le moindre nom de nation : que le narrateur soit américain ou soviétique ou autre, peu importe. De toutes façons, sa nation est interchangeable avec celle de l'ennemi. Ce qui compte, c'est la situation en place.

Level 7 est en partie une sorte de dystopie, ou une étude de la manipulation des esprits en temps de guerre. La vie dans ce bunker m'a beaucoup fait penser aux jeux Fallout, qui multiplient les exemples d'expérimentation sociale dans ces environnement confinés. La particularité du Niveau 7, c'est que les gens choisis pour y vivre ont été sélectionnés pour leur absence d’attachement à la surface et une certaine asociabilité. Tout leur quotidien est étroitement organisé, mais en même temps, ils n'ont pas de hiérarchie entre eux. Certains vont même jusqu'à argumenter qu'il s'agit de la société parfaite, occasion pour Mordecai Roshwald de déployer un humour habillement manié.

Petit à petit on en apprend plus sur le Niveau 7 et sur les autres niveaux. Le narrateur passe par des période de dépression, d'indifférence absolue et de sensibilité renouvelée. Quand, finalement, il presse le bouton, il ne ressent rien, il ne fait que son boulot. Ensuite, il apprendra à douter, mais trop tard. Et, de toutes façons, que peut un individu contre les rouages de la machine sociale ? L'un des collègues du narrateur refuse d'appuyer : il est simplement remplacé.

Le moment le plus drôle (et il en y en a beaucoup) est sans doute quand, à la fin, il ne reste d'êtres vivants sur terre que ceux du niveau 7 et l'équivalent du côté ennemi. Les deux bunkers, pour tuer le temps, s'échangent par radio des blagues qui tournent en dérision les dogmes qui ont mené à ce suicide de l'humanité
"Cave-men of the world, unite!"
"Freedom and democracy for all cave-men!"
"True people's democracy for all cave-men!"
"Let's make the world safe for the cave-men!"
"Equality for cave-men!"
"Freedom of speech for cave-men!"
"A classless society of cave-men!"
"A real democracy of cave-men!"
Vraiment, bien que profondément ancré dans une période de l'histoire qui, avec un peu de chance, est dernière nous (on peut en douter), Level 7 est un petit chef d’œuvre. Glaçant et grinçant. Un peu comme chez les français Spitz ou Messac, on rigole pour compenser l'horreur, qui est le prix de la lucidité.

mercredi 10 juillet 2019

A wrinkle in the skin - John Christopher

A wrinkle in the skin - John Christopher

A la manière des excellents Terre brulée (The death of grass, 1956) du même auteur et The day of the Triffids de John Wyndham, A wrinkle in the skin (1965) est un roman apocalyptique assez radical. Cette fois, la terre est ravagée par des tremblements de terre d'une puissance jamais vue. On se s'attarde pas sur le fond scientifique, ce qui compte, ce sont les conséquences sur le monde et les sociétés humaines. Commençons par le côté le plus primaire de ce genre de récits catastrophes : la jouissance/terreur provoquée par des destructions massives. Tout en restant assez sobre, A wrinkle in the skin ne déçoit pas sur ce plan-là. Prenant place sur l'île de Guernesey et au sud du Royaume-Uni, le roman offre quelques scènes mémorables, du tremblement de terre en soi dont la violence est fort bien rendue jusqu'à une retraite de la mer qui assèche du jour au lendemain la Manche en passant par des tankers échoués et une croute terrestre déchirée.

La narration, elle aussi, est très sobre. Matthew est sur Guernesey, où après le choc quelques survivants tentent de s'organiser, entre violence et coopération. Mais Matthew a son petit fantasme : de l'autre côté de la Manche, peut-être sa fille a-t-elle survécu ? Alors, en compagnie d'un enfant, Billy, qui s'incruste avec lui, il se lance dans cette quête dont on devine à l'avance l'échec. Cette dynamique entre un homme adulte et un jeune garçon évoque fortement La route. En chemin, en plus de faire face au nouveau monde physique, il doivent affronter le nouveau monde social. John Christopher dépeint habillement des survivants aux profils divers, de la démence totale à l’imperturbabilité apparente, en passant par tout le spectre du trauma.

L'une des scènes les plus marquantes est la suivante : Matthew s'est temporairement joint à un groupe de survivants. Peu après avoir sauvé les femmes d'une bande de pillards, il papote avec celle qu'il trouve attirante et dit quelque chose comme ça: « Eh bien, heureusement que je suis arrivé, parce que, heu, hem, ils auraient peut-être pu vous violer... » Et la femme répond : « Mais qu'est-ce qui te fait croire que ce n'est pas arrivé ? Parce qu'on en a pas parlé ? » Et elle enchaine en racontant toutes les fois où elles se sont faites violer depuis le début du chaos, les effets psychologiques, comment elles ont pris des mesures contraceptives, le tout sur un ton terriblement détaché. Pendant ce temps, Matthew, dont la naïveté est déchirée, ne sait pas où se mettre. Une scène franchement puissante.

On entend souvent parler de la coopération et de la bienveillance qui émergent au cours des catastrophes naturelles entre les victimes. Mais, dans ces cas-là, la civilisation familière n'est pas remise en cause, il faut juste se remettre sur pattes avant de se relancer dans la course. Mais dans le cas d'une catastrophe aussi radicale, il n'y pas d'exemples dans l'histoire humaine récente : ainsi toutes les possibilités sociales et psychologiques restent ouvertes, laissant aux écrivains le loisir de développer leurs hypothèses.

Finalement, comme Max dans Mad Max Fury Road, Matthew renonce à son fantasme pour se concentrer sur ce qu'il sait avec certitude être bien réel : Billy, qui l'accompagne, et la micro-société de Guernesey. Il cesse de courir après des chimères, et accepte la morne réalité. La fin est relativement optimiste : avec un peu de chance, ce groupe de personnes acceptables, isolé sur les îles qui n'en sont plus vraiment, parviendront à recréer quelque chose. Je ne suis pas certain que A wrinkle in the skin atteigne le niveau des deux romans cités plus haut, mais il reste un très bon récit apocalyptique.

220 pages, 1965

dimanche 7 juillet 2019

Ma vie : souvenirs, rêves et pensées - C.G. Jung


Ma vie : souvenirs, rêves et pensées - C.G. Jung

De Jung, j'avais plutôt apprécié Essai d'exploration de l'inconscient. Mais par contre, son autobiographie me laisse franchement consterné. Il fait fi de toutes les retenues nécessaires à l'élaboration d'une discipline se voulant plus ou moins scientifique comme la psychologie, et il se lâche. On a souvent l'impression de lire les élucubrations du gourou d'une secte, qui partage ses visions surnaturelles et ses croyances franchement douteuses.

Mais commençons par en retirer du positif. Il y a quelques belles idées, parfois classiques, mais bien formulées. Par exemple, j'ai été frappé par la proximité entre ces lignes...
Quand on pense au devenir et au disparaître infinis de la vie et des civilisations, on en retire une impression de vanité des vanités; mais personnellement je n’ai jamais perdu le sentiment de la pérennité de la vie sous l’éternel changement. (p.22)
... et celles-ci de Marc Aurèle :
Voici que la terre va nous recouvrir tous; puis elle-même changera; et les choses changeront indéfiniment. Si l'on songe aux vagues successives de changements et de transformations et à leur vitesse, l'on méprisera tout ce qui est mortel. (livre 9, 28)
Ou encore, voici qui est bien dit :
J’ai souvent vu que les hommes deviennent névrosés quand ils se contentent de réponses insuffisantes ou fausses aux questions de la vie. Ils cherchent situation, mariage, réputation, réussite extérieure et argent; mais ils restent névrosés et malheureux, même quand ils ont atteint ce qu’ils cherchaient. Ces hommes le plus souvent souffrent d’une trop grande étroitesse d’esprit. Leur vie n’a point de contenu suffisant, point de sens. Quand ils peuvent se développer en une personnalité plus vaste, la névrose, d’ordinaire, cesse. C’est pourquoi l’idée de développement, d’évolution a eu chez moi, dès le début, la plus haute importance. (p.166)
Les passages sur Freud sont éclairants : Jung décrit clairement Freud comme quelqu'un de lui-même extrêmement névrosé, projetant ses névroses sur le monde, et terriblement autoritaire et dogmatique.
Il était clair pour moi que Freud, qui faisait sans cesse et avec insistance état de son irréligiosité, s’était construit un dogme, ou plutôt, au Dieu jaloux qu’il avait perdu, s’était substituée une autre image qui s’imposait à lui : celle de la sexualité. Elle n’était pas moins pressante, exigeante, impérieuse, menaçante, et moralement ambivalente ! A celui qui est psychiquement le plus fort, donc le plus redoutable, reviennent les attributs de « divin » et de « démoniaque »; de même, la « libido sexuelle » avait revêtu et jouait, chez lui, le rôle d’un deus absconditus, d’un dieu caché. (p.178)
J'ai aussi été frappé par l'un rêves de Jung qui ressemble étonnamment à ce que Lovecraft a sans doute dû rêver. C'est en phase avec l'idée de Jung « qu'il existe des composantes archaïques de l'âme qui ne peuvent avoir pénétré dans l'âme individuelle à partir d'aucune tradition » (p.43), mais sont des formes plus profondes, innées, pourrait-on dire.
J’arrivai à une lourde porte, je l’ouvris. Derrière je découvris un escalier de pierre conduisant à la cave. Je le descendis et arrivai dans une pièce très ancienne, magnifiquement voûtée. En examinant les murs je découvris qu’entre les pierres ordinaires du mur étaient des couches de briques, le mortier en contenant des débris. Je reconnus à cela que les murs dataient de l’époque romaine. Mon intérêt avait grandi au maximum. J’examinai aussi le sol recouvert de dalles. Dans l’une d’elles je découvris un anneau. Je le tirai : la dalle se souleva, là encore se trouvait un escalier fait d’étroites marches de pierre, qui conduisait dans la profondeur. Je le descendis et parvins dans une grotte rocheuse, basse. Dans l’épaisse poussière qui recouvrait le sol étaient des ossements,des débris de vases, sortes de vestiges d’une civilisation primitive. Je découvris deux crânes humains, probablement très vieux, à moitié désagrégés. (p.186)
Jung explique aussi comment une patiente hypocondriaque et extrêmement susceptible à la suggestion est responsable de sa soudaine renommée de « magicien ». Comme il le dit lui-même, un tiers de ses patients se tirent du traitement avec succès, un tiers avec une amélioration, et un tiers sans changement. Vraiment, je ne peux m’ôter un fort scepticisme sur la valeur se sa psychanalyse. J'ai du mal à y voir plus qu'un homme intelligent et habile à manier les esprits qui tâtonne au cas par cas, avec certes en fond quelques principes crédibles.

Et petit à petit le mysticisme de Jung prend complètement le dessus. Il multiplie les récits de visions diverses et d'évènements surnaturels. Si Jung n'était pas Jung, les visions qu'il raconte (page 208 par exemple) le qualifieraient directement pour des troubles mentaux sévères. Ou encore :
J’essayai alors de me rendormir, mais une voix me dit : « Il te faut comprendre le rêve, et tout de suite ! » Une impulsion intérieure me harcela jusqu’à un terrible paroxysme où la voix dit : « Si tu ne comprends pas le rêve, tu dois te tirer une balle dans la tête ! » Or, dans ma table de nuit, il y avait un revolver chargé et je fus pris de peur. (p.210)
Quoi, il entend des voix aussi ? Des voix qui lui parlent de suicide ?
Une nuit, je m’éveillai et je vis, au pied de mon lit, baigné d’une claire lumière, le Christ en croix. Il m’apparut non pas tout à fait grandeur nature, mais très distinctement, et je vis que son corps était d’or verdâtre. C’était un spectacle magnifique ; néanmoins je m’effrayai. Des visions, en tant que telles, ne me sont pourtant en rien inhabituelles, car je vois souvent des images hypnagogiques plastiques. (p.245)
Et il a des visions de Jésus au pied de son lit ?!
Je mentionne cet épisode pour montrer par quelles voies subtiles un archétype influence notre façon d’agir. Nous étions trois hommes et c’était pur hasard. J’avais convié en outre un troisième ami de nous accompagner. Mais des circonstances malencontreuses l’avaient empêché d’accepter. Cela a suffi pour consteller l’inconscient ou le destin : sous la forme de l’archétype de la triade, qui appelle le quatrième, comme cela s’est toujours montré dans l’histoire de cet archétype. (p.299)
Et quand une quatrième personne vient rejoindre lui et ses potes en voyage, il y voit le pouvoir magique des archétypes ?!
[L'homme vieillissant] devrait pouvoir disposer d’un mythe de la mort, car la « raison » ne lui offre rien que la fosse obscure, dans laquelle il est sur le point d’entrer ; le mythe pourrait mettre sous ses yeux d’autres images, des images secourables et enrichissantes de la vie au pays des morts. Qu’il y croie ou qu’il leur accorde seulement quelque crédit, il a en cela autant raison ou tort que celui qui n’y croit pas. Mais tandis que celui qui nie s’avance vers le néant, celui qui obéit à l’archétype suit les traces de la vie jusqu’à la mort. (p.348)
Quoi ? Celui qui croit en des mythes a autant raison que celui qui n'y croit pas ? Alors autant s'offrir un baume réconfortant par l'aveuglement volontaire ?

Arg. Et je pourrais multiplier les exemples. Franchement, je suis à bout, je n'en peux plus. Concluons sur une remarque liée à la précédente, mais qui, pour changer, me semble être un îlot de pertinence :
Beaucoup d’êtres humains, à l’instant de leur mort, sont non seulement restés en deçà de leur propres possibilités, mais surtout aussi loin en arrière de ce que d’autres hommes avaient, déjà de leur vivant, rendu conscient ; d’où leur revendication d’acquérir dans la mort cette part de conscience qu’ils n’ont pas acquis durant leur vie. (p.351)
Je pourrais être tenté de lire d'autres bouquins de Jung. Et il a le mérite de me redonner envie d'explorer avec attention mon paysage onirique, comme à l'époque où je m’entrainais à me souvenirs de mes rêves et les notais au réveil.

450 pages, 1961, folio