La conspiration des milliardaires, de Gustave Le Rouge et Gustave Guiton, est un long roman paru en feuilleton entre 1899 et 1900, et il n'est question ici que de la première partie sur quatre ou cinq, je ne suis pas certain. J'ai un faible pour ce genre de littérature, de type proto-SF farfelue et inventive, comme on en trouve au début du vingtième siècle en Europe : Jacques Spitz, Karel Čapek, Varlet & Joncquel, J.H. Rosny... Ici, on est en plein dans cette veine et toutes les qualités qui vont avec, mais hélas on doit se farcir en prime le tirage à la ligne d'un auteur feuilletoniste.
Notons pour commencer le style : c'est plus que charmant, un peu désuet, plein d'imparfait du subjonctif. Décidément, la plume de la littérature populaire était bien différente il y a 120 ans ! En somme il y a à la fois le rythme rapide du feuilleton et un niveau de vocabulaire qui serait aujourd'hui considéré comme élevé voire recherché, et je suis certes gentil, mais le fait est que c'est un vrai plaisir à lire, même si on doit parfois faire face aux résumés du début de chapitre inhérents au format feuilleton.
La trame débute d'une façon franchement frappante. Un milliardaire américain met un point un plan machiavélique : utiliser la toute puissance de la science pour monter une armée qui intimiderait l'Europe et donnerait à l'Amérique la force de conquérir économiquement le monde. Pas mal vu de la part des auteurs, quand on sait ce qui a suivi dans le siècle.
Depuis quelque temps, il se livrait à de grandes démarches et répandait for à profusion dans le but de créer, en Amérique, un mouvement d'idées favorable à la guerre ; et voici à quel mobile obéissait le milliardaire : William Bollyn rêvait de faire des États de l'Union la première puissance du monde. Démesurément ambitieux, ayant nettement conscience de la force que lui donnaient ses milliards, il n'espérait rien moins que de devenir un jour une sorte d'empereur du capital, que l'univers entier saluerait avec respect [...] Comment ! disait-il, notre Parlement accepte docilement que nos produits soient frappés de taxes exorbitantes à leur arrivée sur le sol européen. Il n'a pas l'audace d'imposer les traités de commerce qu'il nous faudrait pour que nous puissions donner une libre extension à notre production.
Étonnant de lucidité ! La narration commence du point de vue des comploteurs, et tout ce premier roman est en somme le réveil moral de l'un d'entre eux : suite à un long séjour en France, il va apprendre à renier l'esprit américain, pratique et commercial, au profit de l'esprit français, plus détendu et philosophique. Une jolie française n'y est d'ailleurs pas pour rien. Il y a dans cette trame tout un lot d'invention technologico-délirantes, mais aussi quelques considérations appréciables sur le progrès, la technique et l'avenir de l'humanité . Classique, mais précurseur, car précédant la révélation qu'ont été les deux guerres mondiales : à quoi bon le progrès si on s'en sert pour construire de toujours plus gros canons, à quoi bon la course en avant s'il n'y a rien d'autre dans l'existence que la carotte du profit ? Et certains des reproches toujours aussi modernes faits aux puissants sont évoqués avec humour :
Fred Wikilson, qui avait autrefois étudié pour être clergyman, et qui était long, maigre et cérémonieux comme un ministre presbytérien, se leva à son tour, et dans un petit speech rempli d'images bibliques, montra, dans un avenir radieux, tous les peuples réduits à la condition d'ouvriers, dans des usines qui couvriraient toute la surface du monde, et où les citoyens américains seraient tous directeurs, ingénieurs, inspecteurs.
Pour agrémenter tout ça, on a quelques péripéties amoureuses, qui ne sont pas déplaisantes car profondément liées au progrès moral du personnage principal. En revanche, les divers épisodes plus aventureux ou humoristiques sont, eux, le gros point noir. L'épopée en sous-marin passe encore, c'est lié aux recherches militaires des vils américains, mais les interminables gags avec Tom Punch, le personnage ostensiblement comique, qui par ailleurs ne sert à rien, sont très pénibles. Les auteurs interrompent la trame pour des chapitres entiers de bouffonneries qui n'ont guère de lien avec le reste, et ce n'est même facile de sauter ces passages car on ne sait pas quand la vraie narration va reprendre.
Il y a un vrai plaisir de lecture à trouver dans cette vision d'une époque ou le progrès technique semblait encore si riche en promesses : la science va-t-elle n'être que l'outil des puissants pour asservir leur dominance ou va-t-elle démolir les barrières entre les peuples et faire advenir un âge d'or ? Sans compter, encore en fond dans ce premier tome, l'autre piste que représente le spiritisme, tout un nouveau domaine ouvert à la science. La forme narrative est souvent regrettable, mais je pourrais me laisser tenter à lire un peu la suite, ça reste stimulant et pétillant, et rapide à parcourir.