samedi 23 juillet 2022

Souvenirs décimés II

Un poème écrit pour l'essentiel il y a quelques mois, avant mon déménagement à la campagne. Pour voir les précédents : Poèmes, Poèmes II, Brouillard, Poèmes III, Logorrhée et autres poèmes, En ville et Souvenirs décimés.

Coincé avec mes nerfs sur un dromadaire
J’ai huit ans et j’erre en plein désert
Sur le sable blond détale un scorpion
Et l’horizon n’est qu’une vaste omission

Sur le papier glacé j’ai la pleine santé
Mais je n’y vois qu’un enfant étranger
Un visage que je n’ai jamais habité
Des traits d’usage et dénués d’identité

Dans la rue ça empeste la mort
Ça se corrompt vite un corps
Après quinze jours de faisandage
Mon père aussi n’a plus de visage

J’essaie de me souvenir mais c’est dur
Ma mémoire se conjugue au futur
Je suis seul dans une grande demeure
Il y a des livres mais ni frère ni sœur

J’ai dix ans et je passe mes journées
À lire Tolkien allongé sur le canapé
Il y avait bien un vague jardin urbain
Mais mon moi ancien n’en pensait rien

J’aurais voulu un salon plein d’êtres agités
Parlant du bien du mal voire de la réalité
Parlant d’art de philosophie d’économie
De quoi faire naître et peupler mon esprit

J’aurais voulu qu’on me donne envie
De fréquenter le monde comme un ami
Il y a une part de moi qui s’en moque
Car on ne dépasse pas son époque

Je suis faible et la ville est tentation
Mais ma faiblesse est une création
Je suis faible car sur cette fondation
La force n’est pas une option

Je délire je déborde j’ai des hallucinations
Ça s’agite au bord de mon champ de vision
Mes perceptions grillent par consomption
Y’a des trucs qui frétillent dans mon imagination

J’me détraque j’ai les nerfs en vrac
Rien pour focus j’en ai ma claque d’Isaac
Y’a Colas qui décap un chausse-trape
Flacon-crâne pour Bailey maison qui décape

Un mec déclame des vers qui émanent
D’une autre âme il appelle ça slam
J’me sens vieux j’ai trop peu vécu
Au fond je suis envieux de leur tohu-bohu

C’est la cour des miracles des drags des mignons
Un grand spectacle de schlagues à chignons
Oripeaux cosy fesses à l’air et pieds nus
Les reins à l’agonie et le goût de l’absolu

Y’a des excités des égarés des vieux blasés
Des décolletés des jambes épilées
Y’a des ermites des troglodytes
C’est loin d’une faillite quand t’es un vrai cynique

La dissolution rime avec l’art faut croire
Même sans gloire la sensibilité est un départ
Un départ qui t’emmène nulle part
Qui tourne en rond jusqu’au prochain soir

Je titube et danse sur les trottoirs
Qui nous mènent de mouroir en mouroir
Je murmure aux murs « Le chaos mène
Le chaos mène, y’a rien qui tienne… »

Deux heures sur le sommier j’suis décalqué
On se fixe en silence avec le banquier
« Ce qui compte au fond c’est l’art et la philosophie »
Qu’il me dit dans l’antre des lupanars et de l’entropie

J’ai le doute dans la tête je m’éparpille
Tout vacille comme envahi par la potentille
J’ai la tête qui part en vrille sous la faucille
Tout vacille et y’a pas d’écoutille

Notre cause est un tourbillon sans glose
Notre mère Biologie est une overdose
De Physique dont la dernière clause
Je le sais est un tourbillon sans cause

Dans l’atelier on est les derniers paumés
À pleurer s’extasier et picoler
Je danse sur la bande-son du parapiégié
Qui résonne loin du rythme étranger

Mon père masse à la main
Plante un coin dans un rondin
Et frappe, frappe le bois nourricier
Né de sa terre fièrement héritée

Les chevêches s’envolent à la fraîche
Je sors en bottes avec ma bêche
Et creuse un potager naissant
Qui me nourrit dès le mois suivant

Dans un lac glacé des Pyrénées je suis paralysé
Par la morsure du gel qui m’empêche de nager
Le roc salvateur est trop glissant pour mes doigts
Et je crois mourir avant qu’on me tende le bras

Il y a un trou dans mon crâne et des bergers allemands
Qui cherchent à colorer le sentier avec mon sang
Je perds connaissance dans un rouleau et me réveille
Sur la rive comme R'lyeh après un éon de sommeil

Je marche dans les pas d’Épicure
— Le vrai, pas sa caricature —
Il y a un jardin, de l’air et de la terre
Mais toujours plus que le nécessaire

Comme l’atomiste je dirai à mes amis
« Fêtez ma mort et mon corps qui pourrit
Fêtez ma mort et votre précise essence ! »
Mais j’ai original une autre insistance

Je sens dans mes veines le sang persistant
De mes ancêtres inconsistants
Il y a une flamme abyssale et cavernicole
Qui exige de moi son obole

Venu de l’aube du temps et de la matière
Je sens un lien adultère
Qui m’attache à Vie et à Chair
Un lien qui ne saurait se complaire en jachère

Une chaîne me noue à la première molécule
Qui s’est agitée jusqu’à bâtir un véhicule
Puis la sensation la vision et la pensée
Pour me faire naître moi entre toutes éventualités

Née du chaos la frêle étincelle
Repose entre mes mains si belle
Elle est moi et je suis elle
Bien réelle mais toujours inactuelle

Je suis déjà mort et tout le reste est gratuit
Ils me sont offerts tous les fruits qui trônent ici
Je suis déjà mort et chaque jour je meurs encore
Il n’y a pas de remord dans l’humus qui nous dévore

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