Alphonse Rabbe, atteint de syphilis, s'est suicidé en 1829 à 45 ans. Cet Album d'un pessimiste, publié à titre posthume, est en quelque sorte un testament philosophique. Un testament hélas hautement inégal. L'un des éditeurs le dit lui-même : « L'Album d'un pessimiste constitue, quoi qu'on en dise, un décourageant fatras, où les perles les plus rares voisinent avec les emprunts et les médiocres imitation de l'antiquité. »
Les quelques pages de brefs aphorismes sont très plaisantes et renferment en effet quelques perles. Pour les choses oubliables, on trouve notamment la plupart des poèmes en prose, complètement désuets, et aussi la plupart des courts essais, ou longs aphorismes, qui sont des méditations dépressives assez obscures et rébarbatives. Je relève cependant le texte Les adieux, qui, comme son titre l'indique, est un adieu de l'auteur à ses amis. Il parvient à y être touchant et limpide : la format court, ici une successions de brefs paragraphes, lui réussit bien plus que le format long. Le texte suivant, La mort, est lui aussi notable, et le pessimisme de l'auteur y trouve un ton agréablement tranchant : « Si tu souffres, c'est un bien de mourir. Si tu es heureux, ou si tu crois l'être, tu gagneras encore au trépas, puisque ton illusion n’eût pas été de longue durée. »
On dirait une version plus négative des stoïciens. D'ailleurs, c'est une bonne façon de décrire la pensée de Rabbe : il mentionne lui même les stoïciens, il les paraphrases régulièrement, et il pastiche leur pensée avec en plus une bonne dose de dédain actif pour l'existence. Ici par exemple, on est complètement dans la citation d'Épictète ou Marc Aurèle : « Ce n'est point la réalité des choses, c'est le fantôme de l'opinion qui trouble les hommes. » De même ici, sur la mort, en parlant à Dieu : « Je vous rend grâce de ce que vous m'avez créé ; j'ai usé de vos biens pendant que vous l'avez permis : vous voulez les retirer, je vous les rend, ils sont à vous. » Je pourrais citer des aphorismes entiers, pages 68 ou 76 notamment, qui semblent presque être une traduction personnelle des stoïciens.
Je conclus sur un petit texte de deux pages seulement, où Rabbe évoque la mélancolie provoquée par la contemplation sensible de la nature. Ce qu'il exprime là est encore plus valable pour nous contemporains, qui assistons en direct à l'anéantissement de la vie par surdose de civilisation. Même sans nier les avantages de la technique, et même sans idéaliser la vie primitive, comment ne pas la regretter malgré soi quand on songe aux méfaits de la civilisation et à son avenir vacillant ? Rabbe se pose des questions similaires en 1820 :
Il faut que de puissantes leçons soient écrites dans les pages d'une nature majestueuse et sévère, pour que ses harmonies fassent toujours entendre au fond de notre âme la voix du regret. Quand j'aperçois, au fond d'une vallée qui se resserre par degrés, un petit bois dominé par des rochers, et que je distingue à gauche, ou derrière, une petite maison, mon cœur bondit et s'écrie : voilà où je veux être, et point d'hommes !
Ce point d'hommes peut paraitre affreux, et Dieu sait pourtant si c'est l'accent d'une fâcheuse et haineuse misanthropie ! Non ; mais c'est que les hommes actuels sont en discordance absolue avec les choses de la nature. Je sens cela ainsi, au point que les environs de nos villes, si brillants et si cultivés, m'ont toujours serré le cœur. Je suis toujours tenté de crier aux cultivateurs : Semeurs de petites graines, ne labourez pas tant ; laissez un peu faire la nature qui garnit de bois épais les flancs des montagnes, et puis y place de féconds troupeaux. Rendez-moi les pasteurs d'autrefois ; rendez-moi ces hommes primitifs pour qui les montagnes étaient sacrées et paternelles !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire