Des images qui datent de l'été dernier. Je n'avais pas l'intention de les utiliser, mais avec le deuxième confinement, je n'ai pas eu l'occasion d'aller vraiment prendre l'air, alors voilà, un peu de verdure et de fleurs colorées dans le jardin de ma mère.
samedi 28 novembre 2020
jeudi 26 novembre 2020
Le triomphe des graines - Thor Hanson
The Triumph of Seeds (en français Le triomphe des graines, 2015) de Thor Hanson s'intéresse aux mystères des graines, qui, on peut le dire, sont à la base de l'alimentation humaine. C'est un livre accessible, qui pèche un peu par cette accessibilité d'ailleurs : peut-être un peu trop d'anecdotes personnelles et un contenu balancé en vrac. N’empêche, il y a là-dedans de quoi passionner, comme l'atteste le pavé ci-dessous.
Une graine contient trois éléments basiques :
- L’embryon de la plante
- Le tégument (la peau ou couche protectrice)
- Un tissu nutritif
Le volume d'une graine sèche peut être décuplé par l’absorption d'eau, ce qui permet une forte croissance en volume sans véritablement créer de nouveaux tissus : les tissus secs se contentent d'absorber l'eau et de gonfler. Ainsi, la graine, au début du moins, n'a pas par exemple à créer des racines par division cellulaire : elle fait simplement gonfler les tissus qu'elle possède déjà, ce qui ne consomme pas d'énergie. Le tissu nutritif est très dépendant des conditions dans lesquelles la plante grandit : par exemple, les graines d'avocats sont très riches car les jeunes pousses doivent faire face au milieu hautement concurrentiel et privé de soleil qu'est une jungle. Même chose pour les graines de cacao : leur richesse vient d'un impératif environnemental. A l'inverse, les plantes de prairie par exemple ont accès plus facilement à la photosynthèse et peuvent avoir des graines moins riches.
Un exemple sur l'omniprésence dans la vie humaine des produits à base de graine : la gomme du guar (un haricot) est essentielle au procédé qu'est l'extraction d'hydrocarbures par fracturation hydraulique... Le guar est devenu tellement précieux qu'il pouvait atteindre jusqu’à un tiers des coûts d'extraction par fracturation hydraulique.
Les graines sont apparues au Carbonifère (-360/286 millions d'années). Avant, les spores étaient la méthode de reproduction dominante. La dominations des spores au carbonifère est peut-être due à un biais de préservation : les plantes à spore vivant dans des marais, elles ont laissé une quantité disproportionnée de fossiles. Alors que les spores avaient besoin d'eau pour que spores mâles et femelles se rencontrent, les premières plantes à graine ont commencé à conserver sur elles les spores femelles. Quand le spore mâle arrivait sur les parties femelles de la plante, celle-ci se retrouvait avec un « œuf » fertilisé et pouvait continuer à le faire croître. Ainsi ces plantes n'avaient plus besoin d'un milieu liquide pour faire le lien entre gamètes mâles et femelles, un coup de vent pouvait faire l'affaire, leur donnant un énorme avantage en milieu sec. De plus, la plante ayant eu le temps de faire croître l’œuf (la graine), celui-ci a l'opportunité de gagner une certaine indépendance nutritive (les tissus nutritifs) et une protection (la peau de la graine). D'où la domination progressive des graines sur les spores.
Les graines développent donc la capacité de tenir le coup face au temps : le record d'ancienneté pour une graine ayant germée est actuellement détenu par une graine de dattier vieille de 2000 ans. La dessiccation est le facteur capital de cette durabilité, mais aussi toutes sortes de mécanismes hautement complexes et mal connus, comme la capacité non seulement de détecter l'eau, mais de détecter la quantité précise et optimale d'eau dont la plante a besoin pour sa croissance. Les cellules des graines ont donc cette capacité très rare de pouvoir regagner leur structure à l'aide d'eau après avoir été longtemps sèches. D'ailleurs, il existe un animal, une petite crevette, dont les œufs partagent cette capacité.
L’œuf se retrouvant donc dans une graine parfois lourde, le vent n'est pas forcément le moyen de propagation optimal : les animaux viennent alors jouer un rôle capital. De nombreuses graines ont coévolué avec les rongeurs notamment. La peau/carapace des graines a évolué pour obtenir un « temps de transport » idéal : les animaux qui mangent les graines ne doivent pas pouvoir les ouvrir trop facilement, sans quoi ils les mangeraient sur place et ne les déplaceraient pas, mais la graine ne doit pas trop leur résister, sinon ce ne serait pas rentable pour eux de s'y intéresser. Ainsi, idéalement, un rongeur chope une graine sous/sur la plante qui la produit et va ensuite se planquer un peu plus loin pour la manger : s'il perd une graine en chemin ou s'il se fait prendre par un prédateur, hop, la graine a été déplacée dans un endroit potentiellement nouveau et fertile. Coévolution, donc : graines et animaux se rende service mutuellement et sont en même temps dans une perpétuelle course à l'armement (efficacité des dents et résistance des graines). On retrouve la même coévolution pour les fruits : les fruits, comme les pétales colorées qui attirent les pollinisateurs, sont des pièges mutuellement bénéfiques : l'animal est nourri et en échange il transporte les graines ailleurs. Quand le fruit n'est pas mûr, c'est que les graines ne sont pas prêtes : la plante repousse donc les gourmands avec un fruit acide ou amer.
Les épices existent car les plantes produisent diverses substances chimiques pour protéger leurs graines des prédateurs indésirables. Par exemple, le piquant du piment pourrait servir à repousser un champignon : les piments se font plus piquants dans les régions humides, c'est-à-dire là où ils sont plus vulnérables au champignon. C'est aussi pour cette raison que les épices sont de bons préservatifs pour les plats humains. C'est exactement leur rôle dans la nature : lutter contre bactéries, microbes, champignons, prédateurs... La caféine, par exemple, est toxique pour les escargots et limaces, ou pour certains champignons, entre autres indésirables. La caféine est un insecticide naturel. Mais la caféine, comme d'autres substances protectrice, est coûteuse à produire pour une plante, couteuse en nitrogène notamment. Ainsi la plante recycle sa caféine : elle est fabriquée dans les tissus les plus vulnérables, les jeunes feuilles, pour repousser les prédateurs, puis est transférée vers les graines quand celles-ci grandissent, car ce sont les graines qui deviennent la priorité de la plante. Et, paradoxalement, la caféine empêche la graine de germer : ainsi, pour germer, le jeune grain de café commence par déployer racines et feuilles par absorption d'eau et gonflement, puis, une fois ces pousses loin de la graine et de la caféine inhibitrice, elle peut commencer la division cellulaire. Mais la caféine de la graine n'a pas fini d'être utile : elle sert d'herbicide à proximité immédiate de la pousse ! La caféine dans le pollen, à bonne dose, peut aussi servir à rendre les pollinisateurs addicts.
Autre anecdote sur le café et ses influences sur la civilisation : jusqu'au 17ème siècle, à l'époque où le café s'implantait, la bière et autres boissons fermentées étaient incroyablement répandues, avec une consommation moyenne de 300 ou 400 litres par an par personne (contre aujourd'hui 74 litres pour un anglais et 107 pour un allemand). Le café produisant des contextes sociaux très différents des contextes alcoolisés, qui sait ce qu'on lui doit ? Commencer sa journée à la bière ou au café ne peut manquer de produire des journées différentes.
Une autre substance capitale pour les humains doit son existence aux graines : le coton. Ces filaments extrêmement fins ont évolué pour propager les graines : ils donnent une accroche au vent et permettent aux graines de voler vers de nouveaux horizons, et ils permettent aux graines de flotter sur l'eau, leur offrant là un autre moyen de voyager.
lundi 23 novembre 2020
Le monde liquide (roman)
Le monde liquide est un roman écrit en 2018. C'est mon deuxième. Le premier n'est pas assez bon pour être partagé, mais celui-là, j'en suis satisfait. Je n'ai pas de fortes prétentions, mais je sais que c'est solide narrativement, fluide et cohérent. C'est un roman de taille moyenne (93000 mots).
Le premier chapitre est lisible ci-dessous, et le tout est à disposition sous forme de fichiers pdf et epub. C'est la première fois que je crée un epub : il manque quelques fonctionnalités, comme la nouvelle page automatique pour chaque chapitre, mais c'est suffisamment propre pour une lecture agréable.
Synopsis très rapide :
Sur une planète-océan sans nom, une petite société primitive vit sur une carapace de tortue géante. Le jour de ses premières règles, Lotis réalise qu'elle va être obligée de se marier contre sa volonté. Mais les éléments vont la propulser dans le vaste monde, où elle découvrira qu'il existe d'autres sociétés humaines, des sociétés moins paisibles et plus complexes, qui chacune tentent d'expliquer ce monde inhospitalier à l'aide de mythes et croyances.Lien vers le roman en fichier pdf.
Lien vers le roman en fichier epub.
Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, Sorrow I, 1907 |
1
Le soleil se levait sur l’océan infini et Lotis avait peur.
Elle venait à peine de se réveiller et déjà elle savait que sa vie allait changer.
Il y avait une substance collante entre ses jambes.
Sur le monde liquide, dès que le soleil apparaissait au-dessus de l’horizon au petit matin, il illuminait absolument tout. Il n’y avait aucune colline ni aucun arbre pour lui faire obstacle. Seuls les nuages et les vagues, pendant les plus fortes tempêtes, pouvaient obstruer sa lumière. Aujourd’hui, l’océan était calme et le ciel dégagé. Les rayons lumineux se reflétaient sur les flots, puis à nouveau sur les hautes couches de l’atmosphère, et infusaient le monde de leur éclat.
La petite hutte où dormaient Lotis, son frère et leur mère était faite d’un assemblage de longues arêtes de poissons, souvent plus hautes qu’un enfant, recouvertes de peaux d’animaux marins et de nombreuses écailles translucides qui laissaient passer une partie de la lumière du soleil. Au passage, elles lui donnaient un aspect flouté et la coloraient d’une teinte verdâtre ou jaunâtre. C’était la coutume de personnaliser les espaces de vie en formant des mosaïques, ainsi Lotis avait l’habitude de se réveiller sous d’agréables motifs multicolores. Mais ce matin, elle n’était pas d’humeur à les apprécier.
Malgré les nuances de couleur qui se mélangeaient, elle pouvait voir que ses vêtements et sa couche étaient tachés de rouge. Elle savait parfaitement ce que cela signifiait. Son premier réflexe fut de dissimuler l’événement.
Mais elle ne fut pas assez rapide.
Amande, sa mère, n’avait pas l’habitude de se réveiller particulièrement tôt. Au contraire, elle s’activait souvent jusqu’à tard dans la nuit et aimait paresser dans la douceur colorée des matins. Mais en vivant entassés les uns sur les autres dans un espace très limité, les habitudes de chacun devenaient si familières qu’elles finissaient par faire partie du paysage. Tous savaient quelles étaient les manières et manies de tel ou telle autre. On ne faisait pas plus attention au réveil de celui qui se levait toujours avec le soleil qu’on accordait d’importance à une vague parmi des milliers. Lotis avait cette habitude de commencer ses matinées avant tout le monde. Elle aimait ces quelques instants de solitude, les seuls qu’elle pouvait arracher aux longues journées. Même quand elle était fatiguée, elle se les accordait, car elle avait l’impression que dix battements de cœur sans autre humain à l’horizon lui offraient plus de repos qu’une nuit de sommeil profond.
Amande ne s’en étonnait plus depuis longtemps et ne sortait pas de son sommeil pour si peu.
Pourtant, ce matin-là, Lotis avait peur. Elle était stressée, tendue. Elle essayait de rester discrète, de ne pas faire de mouvements brusques, mais elle ne pouvait pas se contrôler parfaitement. Et Amande, dans sa somnolence, sentit ces nuances dans les gestes de sa fille. Ses instincts les plus primaires l’informaient que quelque chose d’inhabituel se produisait. L’inconnu s’était introduit dans son petit foyer. Amande ouvrit les yeux et se tourna vers sa fille.
Lotis, paniquée, était en train d’essayer de nettoyer avec des gestes maladroits le sang de ses premières règles.
Amande comprit immédiatement. Contrairement à sa fille, elle ne fut envahie ni par la peur, ni par la panique, mais par la joie. Sa fille était une femme. Sa fille allait pouvoir se marier. Il fallait en informer la communauté.
Elle se redressa et, un grand sourire sur les lèvres, serra la future mère de ses petits-enfants dans ses bras.
Lotis, toujours choquée, ne lui rendit pas son étreinte.
— Je suis tellement heureuse, ma fille ! Tellement heureuse !
Ayant exprimée son bonheur, elle posa ses mains sur les épaules de Lotis et la fixa dans les yeux avec un sérieux inhabituel.
— Je dis « ma fille », et je le dirai encore. Mais maintenant, je serai la seule à avoir le droit de le dire, parce que tu es une femme. Ce soir, il y aura une fête. Et dans quelques jours, tu te marieras.
En entendant ces mots, Lotis, toujours hébétée, ne répondit pas. Elle qui était d’habitude si vive d’esprit regardait sa mère sans mot dire, abasourdie, la bouche ouverte. Amande lui accorda un dernier sourire maternel et écarta les rideaux de cuir pour sortir. Lotis fut éblouie par la lumière et quelques instants plus tard entendit sa mère qui criait pour réveiller tout le monde. Elle aurait pu rester ainsi de longues minutes si son frère ne l’avait pas tirée de son ahurissement. Il marmonna quelques paroles indistinctes et demanda :
— Il se passe quoi ?
Brillant tenait de sa mère : il aimait dormir le matin. Il fallait bien un événement rare comme celui-ci pour le réveiller.
— Rien, dit Lotis. Il ne se passe rien. Rendors-toi.
Mais son frère remarqua les taches de sang.
— Oh, je comprends. Tu es prête pour le mariage c’est ça ? C’est pour ça que maman est si contente ? Tu es contente, toi aussi ?
— Tais-toi, imbécile. Tais-toi.
— Pourquoi ? Tu n’es pas contente ? Pourtant c’est bien de se marier. Tu auras ta propre maison. Et un mari. Tu crois que ce sera Espa ? Il paraît qu’il attendait avec impatience.
— Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi.
— Moi j’ai envie de me marier. Mais pour les garçons c’est plus tard. C’est injuste. Pourquoi c’est les filles qui sont prêtes les premières ? Et toi, tu avais du retard. Je peux te le dire maintenant : maman s’inquiétait que tu n’aies pas encore le sang.
— Brillant…
— Je suppose qu’il va y avoir une fête. J’ai hâte. La Vieille va raconter les histoires qu’elle garde pour les grandes occasions.
Lotis, exaspérée, écarta à son tour les rideaux pour échapper à son frère.
Elle plissa les yeux puis, une fois habituée à la lumière, jeta sur son monde un regard plus neuf que d’habitude. Elle se savait au bord d’un grand changement dans sa vie, et tout ce qui l’entourait revêtait soudain un caractère de nouveauté.
De tous les côtés l’océan s’étirait.
Il n’y avait rien d’autre que l’eau, les vagues et l’écume. Quand on restait à observer un certain temps on pouvait distinguer la vie. Les poissons-volants laissaient sur la rétine l’impression d’un éclat argenté, les méduses formaient des taches sombres qu’on pouvait confondre avec des algues, les oiseaux se laissaient porter par les vents, plongeaient dans l’eau et en ressortaient bredouille, ou avec une proie dans le bec. Plus loin, d’autres oiseaux flottaient tranquillement sur les ondulations en gardant un œil ouvert. Et parfois, en étant patient et attentif, on pouvait apercevoir les géants. Lotis ne pouvait compter que sur les doigts d’une seule main de telles occasions.
Quand on détachait son regard de l’horizon pour contempler la minuscule portion du monde qui permettait aux humains de survivre, on voyait ce sur quoi Lotis et tous les autres posaient leurs pieds : la carapace.
Lotis n’avait jamais vu les frères et sœurs de la créature à laquelle la carapace avait appartenu. Elle avait déjà vu des tortues, et elle en avait mangé certaines. Quand les pêcheurs ramenaient les animaux sur la carapace et s’apprêtaient à les mettre à mort, il lui arrivait de fixer leurs visages et d’y lire les mêmes choses que sur un visage humain. Une fois, elle avait même cru y distinguer des larmes. Puis, avec les autres, elle mangeait leur chair et bénissait l’océan qui leur fournissait leur subsistance. Les exosquelettes de ces tortues étaient beaucoup plus petits que la carapace sur laquelle elle vivait, mais la ressemblance était frappante. Dans ses rêves, Lotis rencontrait parfois la tortue géante. Elle venait récupérer sa cuirasse. Comme elle était nue, elle était un peu ridicule, mais grâce à sa taille elle restait une menace. Et, dans ces rêves, le plus souvent, les hommes la criblaient de leurs lances et sortaient vainqueurs de la bataille. Mais, parfois, la tortue géante était imbattable et parvenait à reprendre possession de son bien. Alors Lotis se noyait dans un tourbillon et se réveillait en sueur.
Sur la carapace s’élevaient la vingtaine de huttes construites avec les arêtes et écailles que fournissait l’océan. La surface était légèrement bombée au centre et se divisait en de nombreuses petites sections qui formaient autant de modestes collines individuelles. Pour éviter de glisser dans la mer, une haie avait été construite sur les bords de la carapace et des marches taillées aux endroits stratégiques. Lotis avait déjà assisté à ce travail : la carapace était terriblement solide. Pour la sculpter, il fallait s’armer des dents des plus puissants prédateurs et s’acharner des journées entières pour souvent ne lui infliger que quelques minces entailles. Mais désormais, des cordées étaient fixées aux endroits stratégiques. Ce système avait certainement sauvé bien des vies, quand l’océan s’agitait.
Lotis se demanda pourquoi elle pensait à tout cela, puis elle réalisa que c’était pour refouler ses problèmes les plus immédiats. Sa mère parlait avec de grands gestes à un groupe qui lui jetait des regards inquisiteurs.
N’ayant nulle part où fuir, elle se dirigea vers le bassin des gourdes.
Sur les frontières entre la carapace et l’océan, là où il n’y avait pas de barrière, se trouvaient les bassins. Les gourdes étaient tellement importantes que quatre bassins leur étaient dédiés. Lotis prit une aiguille d’oursin creuse dans le récipient qui en contenait des dizaines, se pencha sur le bassin et saisit une gourde. Cette algue qui avait l’apparence d’une grosse boule gonflée était leur source d’eau potable. L’algue filtrait le sel qui rendait l’eau de l’océan mortelle à long terme. Il s’accumulait à la surface de la plante en plaques grises qui se détachaient quand elles devenaient trop lourdes. Lotis planta l’aiguille au sommet de la boule et aspira l’eau tiède. Ce rituel matinal était habituellement réconfortant, mais, aujourd’hui, elle sentait de nombreux regards dans son dos.
Elle reposa dans le bassin la gourde devenue plus légère et partit vers l’arrière de la carapace.
À vrai dire, il n’y avait pas vraiment d’avant ou d’arrière. Lotis n’était pas certaine de savoir de quel côté se trouvait autrefois la tête de la tortue géante, alors, comme tout le monde, elle utilisait un autre système pour parler des directions. L’avant, c’était le sens dans lequel le vent et les courants poussaient la carapace. Et l’arrière, c’était le côté qui laissait derrière lui un sillage. Ainsi le petit monde que constituait la carapace tournait sur lui-même et on se réveillait le matin sans savoir si on serait à la proue ou à la poupe, à bâbord ou à tribord.
À cause de cette incertitude, des toilettes étaient disséminées un peu partout sur la rive. C’étaient de simples petits espaces isolés par des cloisons à peu près étanches aux regards. Il fallait utiliser celles qui se trouvaient, au moment où l’on en avait besoin, du côté de la poupe. Mieux valait que les excréments se perdent dans le sillage de la carapace. Mais, par temps particulièrement calme, quand il n’y avait ni courant ni vent pour donner du mouvement à la carapace, il arrivait régulièrement de mauvaises surprises.
Lotis se réfugia derrière la mince barrière et fit ses ablutions. Elle nettoya le sang qui souillait encore ses cuisses et soupira à l’idée de devoir subir ces pertes toute sa vie. On disait que la Vieille ne perdait plus de sang, mais elle était vraiment, vraiment vieille. Son visage ravagé par les rides en témoignait. Son corps devait être trop fatigué. Lotis ne connaissait aucune autre femme qui ait vécu assez longtemps pour que son corps décide que, finalement, mieux valait garder le sang à l’intérieur.
De l’autre côté de la barrière elle entendait les bruits de l’agitation matinale, mais cette fois ils étaient agrémentés d’un murmure joyeux. À présent, tout le monde devait savoir qu’un mariage était proche. Lotis aurait voulu passer toute la journée aussi seule que possible, derrière le volet des toilettes, mélange tressé de longues arêtes et d’algues sèches. Mais c’était impossible, déjà d’autres attendaient leur tour.
Une fois sortie, elle ne pouvait se déplacer sans causer des sourires entendus et des accolades intempestives. Hespéros, en chemin vers la poupe, vint l’aborder. La jeune fille rayonnait.
— Lotis, Lotis, je suis tellement contente pour toi ! (Elle serra hâtivement Lotis contre sa poitrine avant de reprendre son chemin.) On se parle plus tard.
Lotis décida de se consacrer immédiatement à sa routine quotidienne, sans même prendre le temps de manger, pour échapper à ces marques d’affection qu’elle ne désirait pas. Elle prit dans un bassin de culture autant d’algues qu’elle pouvait en tenir dans ses bras. La plante était collante et poisseuse, mais elle aimait son contact et son odeur. Sur l’océan, il n’y avait qu’un nombre très limité de choses à toucher et à sentir, alors chacune était précieuse. Les sens apprenaient à se régaler de ce qu’il y avait de plus commun. Et l’algue, elle, ne la félicitait pas pour un mariage qu’elle n’avait pas choisi. Lotis déposa son chargement sur la partie de la carapace qui faisait office de séchoir. Il fallait ensuite prendre le temps de l’étaler de façon uniforme pour qu’elle puisse bien sécher. Si le temps était clément, il suffirait de quelques jours pour qu’elle soit utilisable. Une fois cette tâche terminée, Lotis prit des algues sèches dans une main, des outils dans l’autre, et alla s’installer dans un coin aussi tranquille que possible pour tresser draps et vêtements. Elle essayait de toutes ses forces de se concentrer sur son travail, mais rien n’y faisait, son esprit refusait de la laisser en paix. Les pensées les plus diverses continuaient de l’assaillir. Et si elle ne voulait pas se marier ? Pourquoi personne ne lui demandait son avis ? Et pourquoi ne voudrait-elle pas se marier : n’était-ce pas ce que tout le monde faisait ? Pourquoi perdait-elle du sang ? Quel était le rapport entre ce sang et la nécessité de se marier ? Vraiment, pourquoi ne pouvait-on pas la laisser tranquille ? Et pourquoi cette carapace, aussi géante soit-elle, était-elle si petite ? Comment ses parents, et les parents de ses parents, et tous ceux avant, avaient-ils pu vivre sur cet étroit navire ?
Non, non, elle ne devait pas penser à cela. Quand elle était plus jeune, elle posait ces questions aux adultes. Pour toute réponse, ils la regardaient de haut, fronçaient les sourcils avec reproche ou lui passaient la main dans les cheveux en rigolant, et lui expliquaient que le monde était ce qu’il était, qu’il avait toujours été ainsi et qu’il serait toujours ainsi.
Alors Lotis, avec le temps, avait cessé de poser des questions. Elles ne sortaient plus par le seuil de sa bouche, mais elles restaient là, à encombrer son crâne, à créer de la confusion et du doute.
Elle releva les yeux de son travail et son regard croisa celui d’Espa. Debout un peu plus haut sur la carapace, il la contemplait avec avidité. Lotis, peu habituée à susciter ce genre d’attention, tourna rapidement la tête et plongea à nouveau vers son travail. Mais elle était encore plus qu’avant incapable de se concentrer. Ne devrait-elle pas être heureuse ? Espa était beau, fort et jeune. Il était bon pêcheur, attentionné envers ses proches et respecté de tous. Alors pourquoi Lotis ressentait-elle ce désir incontrôlé de sauter dans l’océan et de nager jusqu’à se retrouver seule et libre ?
C’était un désir illusoire, bien sûr.
Il n’y avait nulle part où aller. Aucune autre carapace où se réfugier.
Dans un mouvement vif, Hespéros vint s’asseoir à côté d’elle, avec son propre chargement d’algues séchées.
— Tu as vu, dit-elle, il ne te quitte pas des yeux. Tu as de chance, tu sais. Notos n’était pas aussi motivé à l’idée de se marier avec moi. Maintenant, ça va plutôt bien, mais qu’est-ce que j’aurais aimé qu’il me regarde comme Espa te regarde ! Tu vas avoir un mariage heureux. Tout le monde est content pour vous.
Elle entrecroisait avec attention les minces rubans d’algues, mais Lotis ne répondait pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas contente ?
— Non, répondit doucement Lotis. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais… Je n’ai pas envie de me marier. Je n’ai pas envie. Je ne veux pas. J’aimerais être contente de ce qui m’arrive, mais c’est plus fort que moi, je ne veux pas, je ne veux pas.
— Je comprends, tu sais. C’est normal d’être troublée devant un événement aussi important. Moi, je n’ai jamais ressenti ça. J’avais tellement hâte de me marier. Avoir un homme, une maison, des enfants. Être une femme, être traitée en égal par les autres. Je ne comprenais pas qu’il était possible de se sentir comme tu te sens maintenant. Alors j’étais triste quand je voyais que Notos ne partageait pas mon enthousiasme. Il détournait les yeux, il ne voulait pas me parler. Mais, plus tard, il m’a expliqué : il avait peur. Il avait peur des responsabilités, peur de ne plus être un enfant, peur de moi, peur de lui-même. C’est normal d’avoir peur tu sais. Mais ça va s’arranger, comme pour Notos. Et tu auras un mari qui te désire, c’est déjà une chance.
— Non, dit Lotis, ce n’est pas ça. Ce n’est pas de la peur. Je n’ai pas peur. C’est juste que je ne veux pas. Pourquoi est-ce que personne ne me demande ce que j’en pense ? Pourquoi est-ce que je suis obligée ?
— Tu raisonnes en enfant, soupira Hespéros. Est-ce que les pêcheurs ont envie de pêcher ? Est-ce que toi et moi avons envie de tresser ? Est-ce que les poissons ont envie de nager ? Est-ce que l’océan a envie d’être autre chose que ce qu’il est ? Ce ne sont pas de bonnes questions. Les pêcheurs pêchent parce qu’ils doivent manger. Nous tressons parce que nous devons nous habiller et fabriquer des filets et des draps. Les poissons nagent parce qu’ils vivent dans l’eau. L’océan est ce qu’il est et il ne peut pas être autre chose. C’est la même chose pour nous. Nous devons nous marier car c’est ainsi que les humains vivent.
— Mais non, répondit Lotis en haussant le ton. Ce n’est pas forcément ainsi que nous devons vivre. Pourquoi ne pas laisser le choix aux gens de se marier ou non ? Et de se marier avec qui ils veulent, s’ils veulent se marier ? Hein, pourquoi pas ?
— Lotis, tu dois cesser de penser en enfant. Tu ne changeras pas ton existence en te plaignant. Tu as devant toi une vie heureuse. Si tu la rends malheureuse, ce sera de ta faute.
Lotis ne répondit pas, et les deux jeunes femmes tressèrent en silence. Les doigts de Lotis multipliaient les erreurs, et le pagne qu’elle fabriquait était gâché par des nœuds et des trous. Elle aurait déjà dû arrêter pour reprendre à zéro, mais elle ne voulait pas avoir à se lever pour aller chercher des fibres neuves et croiser des regards, échanger des paroles, subir la bienveillance générale. Alors elle restait là, à gaspiller de la bonne algue à côté de son amie qui lui semblait soudain si étrangère.
Était-ce vrai qu’elle ne raisonnait que comme une enfant ? Si c’était cela devenir adulte, accepter de faire ce qui nous répugnait, alors elle ne voulait pas devenir adulte.
Tout en essayant maladroitement de continuer son ouvrage, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Pleurer la faisait se sentir encore plus enfant. Elle essaya de ne rien laisser paraître, mais son état n’échappa pas à Hespéros.
— Écoute, dit-elle avec compassion, est-ce que tu as mal au ventre ? C’est normal d’avoir mal, parfois, quand on perd le sang. Mais ça dépend des femmes. Tu te sens mal ?
— Non, ça va très bien. Ce n’est pas pour ça.
— Tiens, encore une fois tu as de la chance sans t’en rendre compte. Moi, ça me fait mal, à chaque fois. Et il n’y a rien à faire. Parfois j’ai la nausée, et je suis juste bonne à rester allongée.
— Oui, murmura Lotis, je suppose que je suis chanceuse.
— Et est-ce que tu as une éponge ?
— Quoi ?
— Une éponge, pour ton sang ? Tu n’en as pas ?
— Non. Je devrais ?
— Mais oui. C’est bien plus pratique. Tu ne veux pas te retrouver ensanglantée à chaque fois, non ? Viens, suis-moi.
— Maintenant ?
— Oui, maintenant. Avant que tu saignes à nouveau.
Les deux femmes laissèrent en plan leur travail et se dirigèrent vers la demeure d’Hespéros et de Notos. Lotis regardait ses pieds pour n’avoir à croiser aucun regard. La hutte du couple était comme toutes les autres : un assemblage de longues arêtes, d’écailles et de tissu d’algue duquel émanait un charme coloré. Derrière le rideau, Notos occupait la pièce unique. Assis en tailleur sur les draps, il faisait des essais avec un instrument de musique de sa création. Il utilisait des nerfs de poisson qu’il tendait au-dessus d’un gros coquillage. Mais les nerfs étaient fragiles, et la plupart cédaient rapidement. Alors il passait une bonne partie de son temps libre à fouiller dans les carcasses et à tester les nerfs qu’il récoltait. Lotis eut le temps d’entendre quelques pincements de corde mélodieux avant qu’Hespéros intervienne.
— Allez, Notos, va faire ton bricolage dehors, il faut qu’on règle des affaires de femmes. Tu y verras mieux de toute façon.
Notos, flegmatique, regarda les deux femmes en souriant avec une bienveillance amusée et sortit sans un mot.
— Il n’est pas très bavard, dit Hespéros quand il fut parti, mais au moins, il n’est pas difficile à vivre.
— Et il joue bien de la musique.
— Oui, c’est vrai.
— Tu crois qu’Espa aime la musique ? Il sait en jouer ?
— Je ne sais pas, Lotis, je ne sais pas. Je suppose que s’il aimait ça, on le saurait, non ?
— J’aimerais bien qu’il joue de la musique, comme Notos.
— Eh bien tu le lui diras. Tu vois, tu commences déjà à te faire à l’idée de ton mariage. Tu verras, tout va très bien se passer. Mais revenons à des problèmes plus pratiques. Attends une seconde.
Hespéros se retourna et farfouilla dans l’assemblage hétéroclite d’objets qui occupaient les côtés de la maison. Pendant ce temps Lotis regarda autour d’elle. Il n’y avait pas grand-chose qui différenciait cette maison de la sienne. Quelques instruments aux formes invraisemblables, dans un coin, révélaient le goût de Notos pour la musique. La plupart étaient des expérimentations ratées qu’il conservait malgré tout. De l’autre côté on voyait une quantité particulièrement importante de vêtements rouges. Cette fois, c’étaient les goûts d’Hespéros qui se révélaient. Elle se débrouillait toujours pour récupérer les plus belles écailles des poissons-renards et le cuir des calistos. Lotis, elle, aimait les couleurs plus sobres.
Hespéros tendit à Lotis une petite éponge. L’étrange animal avait été soigneusement lavé pour que ne subsiste que son ossature molle qui absorbait les liquides comme s’il était assoiffé.
— Si je comprends bien tu veux que je la mette entre mes jambes ?
— Oui, tu verras, ça fonctionne parfaitement bien. Mais n’oublie pas de la laver dès que tu en as l’occasion. Au moins tous les matins et tous les soirs, mais plus souvent si tu peux. C’est mieux d’en avoir plusieurs, mais il faut bien commencer quelque part. C’est quand même étrange que ta mère ne t’en ait pas donné.
— Ce matin, quand elle s’est réveillée et qu’elle a vu que je perdais le sang… Elle était tellement heureuse, elle m’a serré dans ses bras et elle est partie le dire à tout le monde. Elle ne m’a pas aidé.
Lotis sentit les larmes revenir.
— Je voudrais juste que ce soit une journée comme toutes les autres, sans qu’on s’occupe de moi, sans que j’aie besoin d’une éponge.
Et soudain, dans l’intimité de la maison, elle laissa son sanglot éclater. À genoux face à elle, Hespéros la serra dans ses bras. Lotis vidait toute l’eau de son corps sur les épaules de son amie et lui rendait son étreinte avec une énergie qu’elle ne se connaissait pas. C’était comme si un coup de tonnerre avait fait éclater un large nuage noir qui pouvait enfin libérer toute sa tension dans une pluie de larmes.
— Tout va bien se passer, lui murmurait Hespéros à l’oreille en l’enlaçant, tout va bien se passer, je te le promets, tout va bien se passer.
***
Pour la suite, le roman complet est à disposition ici :
vendredi 20 novembre 2020
Judas Iscariote (et autres récits) - Léonid Andreïev
Je m'aventure à lire Judas Iscariote (et autres récits), un autre volume des œuvres de Léonid Andreïev, après Dans le brouillard (et autres récits) C'est aussi dans ce recueil-là que ce trouve le chef d’œuvre Lazare, déjà lu à part. Encore une fois, c'est de la littérature très russe et souvent difficile d'accès, mais quand ça fonctionne, ça fonctionne très, très bien.
Les Chrétiens (1905). Scène de procès. Les témoins sont des prostituées et l'une d'entre elle, à cause de sa profession, refuse de prêter le serment religieux. S’ensuivent chaos et confusion dans le tribunal face à un comportement aussi inhabituel. La têtue les met tous face à face avec l'hypocrisie religieuse. A la fois hilarant et tragique.
Judas Iscariote (1907). Une paraphrase biblique des derniers jours du Christ, avec un focus sur Judas. Judas est dépeint presque comme un fou, un bouffon, une sorte de Diogène qui lui aussi « cherche un homme ». Il semble mettre tous les autres personnages, apôtres compris, face à leurs propres hypocrisies. Ceci dit, malgré l'écriture toujours léchée, je ne suis pas certain d'avoir bien saisi le propos.
Les Ténèbres. Un jeune anarchiste, sur le point de commettre un attentat, traqué par les forces de l'ordre, se réfugie dans un bordel pour avoir un endroit où dormir. S’ensuit un huis clos entre le jeune homme, qui n'a jamais connu de femme, et une prostituée instable. Encore une fois, on oscille entre bouffonnerie et tragique. Les personnages ne semblent pas avoir d'identité stable, ils s'agitent de cette façon frénétique typiquement russe, et seul l'anarchiste, malgré les troubles qui l'assaillent, parvient à garder une stature noble. Finalement, comme c'est arrivé à Jésus dans la nouvelle précédente, les autres, les corrompus, les normaux, le sacrifient à cause de cette même noblesse qui le rend si étranger.
Extrait d'un récit qui ne sera jamais achevé (1907). Un texte court sur une révolution communiste : dans le foyer familial, les échos de la révolution transforment instantanément mari et femme. Ils en oublient presque leurs enfants et, exhalés, ils ne souhaitent que rejoindre les camarades. Percutant. Ivan Ivanovitch (1908) semble presque être un suite directe. Un jeune commissaire fier et obtus se fait capturer par des révolutionnaires et se retrouve obligé de travailler à l'élaboration d'une barricade. Son comportement est erratique, et, finalement, quand il se fait secourir par d'autres représentants de l'ordre établi, il passe sa colère et la frustration de l'humiliation sur un jeune révolutionnaire innocent.
La malédiction de la bête. Un texte difficile. Sorte de long monologue encore une fois erratique, confus, qui prend la forme d'une apologie/diatribe sur la ville. Le narrateur a une amoureuse, mais on se demande si sa relation d'amour/haine n'est pas avant tout avec la ville. Diablement bien écrit, comme d'habitude, mais hermétique.
Histoire des sept pendus. Un titre transparent. Cinq terroristes sont arrêtés avant de commettre un attentat. Comme il semble que ce soit de rigueur, ces trois jeunes hommes et deux jeunes femmes sont limpides et lumineux. Le sixième est un paysan inculte, qui a volé et assassiné son maitre, en plus d'une tentative de viol. Le septième est un bandit de grand chemin, fier et intense. Tous les membres de cette troupe doivent faire face à la mort, et tous s'y prennent différemment. On les suit en prison, dans l'attente, jusqu'au moment fatidique, enrobé d'un épaisse couche de normalité. Une belle étude de caractère dans le rapport à la mort.
Mes carnets (1908). Le long monologue d'un vieil homme qui a passé sa vie en prison. Si au début on peut le prendre au sérieux, on comprend rapidement que soit il ment allègrement, soit il n'a plus toute sa raison. Il prétend être un génie couplé d'un prophète, il prétend avoir des centaines d’admirateurs qui lui rendent visite, il prétend avoir inventé les judas des portes de la prison... L'écriture est à l'image du propos, assez prétentieuse, faussement modeste, inondée de dizaines de notes de bas de page. Finalement, malgré ces défauts, cet homme devient rapidement charismatique, on comprend que ses élucubrations sont une façon de lutter contre l'enfermement et la solitude, son carnet est un carnet de rêves et de fantasmes. On retrouve l’empreinte de Gogol et Dostoïevski dans cette demi-folie de l'enfermement où le fou est un Diogène qui crache une certaine vérité au visage des sains d'esprit. Finalement, tragiquement, il s'invente une vie totalement imaginaire, une vie dans laquelle la gloire l'attend derrière les murs. Mais même dans le fantasme il retourne dans la prison : malgré sa richesse rêvée, malgré sa gloire rêvée, il choisit de se récréer une prison... Excellent. Certainement mon texte préféré du recueil à part Lazare.
Mon portrait, joint à ce livre, rappellera à mon bienveillant lecteur cette mystérieuse particularité des peintres qui les incite très souvent à transposer leurs propres sentiments et même leurs propres traits physiques sur l’objet de leur création. C’est ainsi que, ayant rendu de façon étonnamment ressemblante la partie inférieure de mon visage, sur laquelle se conjuguent avec tant d’harmonie la bienveillance et une expression d’autorité et de dignité tranquille, K. a incontestablement mis dans mes yeux ses propres tourments et même son propre effroi. Leur regard fixe et figé, la folie qui scintille dans leurs profondeurs, la douloureuse éloquence d’une âme insondable plongée dans une solitude infinie – tout cela n’a rien à voir avec moi.
Le dernier texte, Le fils de l'homme, qui évoque aussi la folie relative d'un homme d'église, n'a pas su m’accrocher de la même manière. Cette fois, la confusion du protagoniste n'a causé que de la confusion chez le lecteur que je suis.
mercredi 18 novembre 2020
The Whisperer in Dissonance - Ian Welke
The Whisperer in Dissonance (2014) de Ian Welke est un roman court qui ne commence pas trop mal. Annie, comme beaucoup d'autres gens, subit une épidémie d’insomnie. Au fur et à mesure que le sommeil s'envole, le réel part en vrille autour d'elle. C'est l'occasion de quelques passages pertinents sur l’aliénation par le travail et l'isolation sociale. Elle se fait exploiter par des patrons impitoyables et doit subit des collègues plus que lourds, sans rien pouvoir y faire, la faute au besoin basique d'avoir un revenu. Son semblant de vie sociale ne survit que grâce aux réseaux sociaux, c'est dont un évènement majeur quand une sorte de virus semble prendre contrôle du web du jour au lendemain. C'est d'autant plus problématique quand le virus s'empare des rêves, puis du réel.
Si The Whisperer in Dissonance (dont le titre est un pastiche de The Whisperer in Darkness de Lovecraft) m'a suffisamment intrigué pour que j'aille jusqu'au bout, j'ai vu venir de loin son problème principal. L'auteur commet un péché hélas très fréquent dans la littérature fantastique. Dans sa description d'un réel qui subit les assauts de forces inconnues, il écrit ce qui fait bien sur le moment, au mépris de toute cohésion interne. Alors certes, on passe de bizarrerie en bizarrerie, la curiosité est attisée, on se demande où l'auteur veut en venir... Mais, bien sûr, la triste vérité, c'est que tout ça ne mène strictement nulle part. Juste une suite de points d'interrogations sans réponses. Si l'auteur ne transmet pas les réponses aux questions qu'il pose, le lecteur est en droit de penser qu'il ne les connait pas et que le bouquin est une arnaque. Cette paresse narrative est impardonnable. Ce n'est pas la conclusion, très dystopie pour ados, une bande de rebelles contre de méchants oppresseurs, qui vient arranger ça.
dimanche 15 novembre 2020
The Express Diaries - Nick Marsh
The Express Diaries (2012) de Nick Marsh est techniquement un roman, mais c'est plus compliqué que ça. Il s'agit en fait de l'adaptation d'un long scénario du jeu de rôle L'Appel de Cthulhu (basé sur l’œuvre de Lovecraft), Terreur sur l'Orient Express, paru originellement en 1991. Et, pour être encore plus précis, l'adaptation est basée sur une partie en particulier, qui été disponible sur le web sous forme de podcast. Avec une genèse aussi particulière, on se doute que The Express Diaries est un texte inhabituel.
Clairement, Terreur sur l'Orient Express, qui prend place en 1925, n'est peut-être pas le scénario qui se prête le plus à une adaptation en roman, la faute à une structure extrêmement rigide et artificielle. En somme, notre groupe de héros se retrouve chargé de récupérer les parties d'une statue (qui bien sûr est plus qu'une simple statue). Le truc, c'est que les morceaux de cette statue ont le bon goût d'être disséminés linéairement dans des villes qui sont desservies par la partie Européenne de l'Orient Express... Ainsi on passe par Paris, Lausanne, Milan, Venise, Sofia, Istanbul, etc., exactement comme on passerait de niveau en niveau dans un jeu vidéo : cette structure ne fait pas honneur au jeu de rôle, et encore moins à un roman. C'est le défaut principal, mais pas le seul : le scénario, conçu pour être joué sur un temps très long, est un peu trop « gonflé », voire incohérent, pour son propre bien.
Ceci dit, The Express Diaries a beau être assez long, je l'ai lu avec plaisir. Dès les premières lignes, on comprend que le ton ne se prend pas trop au sérieux. On fait rapidement connaissance avec une ribambelle de personnages hétéroclites et hauts en couleur. Ils sont mis en valeur par le style narratif, qui nous présente la trame sous forme d'extraits tirés des divers journaux intimes des protagonistes. On sent tout à fait l'ambiance jeu de rôle dans ce groupe de « joueurs » devenus ici personnages de roman. Finalement, on est rapidement pris dans cette avalanche d'aventures saugrenues et de retournements de situation intempestifs. C'est une véritable aventure à l'ancienne, façon Indiana Jones, avec toutes sortes de méchants machiavéliques et/ou monstrueux. On a envie de se joindre à ce groupe d'amis pour, avec eux, explorer l'Europe dans une bonne humeur toute relative et déterrer des artefacts mystérieux.
Jeu de rôle L'Appel de Cthulhu oblige, c'est aussi une véritable hécatombe : bien peu de nos aventuriers verront le bout du chemin, ce qui contribue malgré tout à maintenir une certaine ambiance sinon lovecraftienne, du moins horrifique. Aussi vigoureux soient-ils, nos aventuriers ne peuvent pas grand chose face aux forces qui rodent dans les replis du réel. Finalement, The Express Diaries surpasse ses handicaps et distille un véritable charme. Il faut dire que c'était peut-être le bon livre au bon moment : je suis en manque d'aventures, ces temps-ci.
jeudi 12 novembre 2020
Tentative de "café" à base de glands de chêne
Une autre petite aventure botanico-culinaire, filmée il y a quelques semaines, quand on pouvait encore sortir de chez soi pour son plaisir. Il y a plein d'autres choses à faire avec les glands du chêne, mais pour ma première tentative, j'ai choisi quelque chose de relativement simple.
dimanche 8 novembre 2020
The Ministry for the Future - Kim Stanley Robinson
Je connais Kim Stanley Robinson à travers son pavé le plus fameux, Mars la Rouge, premier tome d'une colossale trilogie sur la terraformation de mars. Je me réjouissais de le voir s'éloigner un peu de ce techno-utopisme pour se frotter à des problèmes très immédiats dans The Ministry for the Future (2020). Et ça commence vraiment très bien, très fort. Le premier chapitre narre une vague de chaleur en Inde en 2025 (si je me souviens bien). Pas n'importe quelle vague de chaleur : une « wet-bulb », « Température au thermomètre-globe mouillé » (oui c'est moins percutant en français). C'est-à-dire que la chaleur, en conjonction avec une humidité très élevé, rend complètement impuissant le système humain de refroidissement par transpiration. En somme, les humains cuisent sur place. 20 millions de morts pour cette seule vague de chaleur. Cette introduction n'est pas frappante qu'à cause de ce chiffre : la narration est excellente. On vit l'évènement à travers Franck, venu faire un peu de bénévolat au mauvais endroit au mauvais moment, et c'est haletant, c'est le cas de le dire.
Après cette intro qui met en confiance, les choses se développent. Le Ministère mondial du futur est crée, basé en Suisse, et on fait connaissance avec Mary, patronne de la jeune institution. Évidemment, changer le monde n'est pas chose aisée, surtout qu'il faut avant tout changer sa propre vision du monde. Frank, devenu militant après avoir survécu à la vague de chaleur, kidnappe Mary pour essayer de lui faire comprendre l'urgence de la situation. C'est la seconde meilleure scène du roman après l'intro et elle a le mérite de mettre sur le devant de la scène un thème tristement fascinant : l'éco-terrorisme. En effet, le changement ne se fera pas sans violence.
Problème : c'est l'apogée du roman, et on vient à peine de l’entamer. Déjà, d'un point de vue narratif, il est consternant que la scène la plus percutante (la vague de chaleur en Inde) soit la première du roman. Vraiment, il n'y a par la suite rien, strictement rien, qui rivalise en intensité. Il y a bien quelques petits désastres, mais ils semblent bien pâles en comparaison. Même chose pour les personnages, qui vivent leur scène la plus importante pendant cet enlèvement. Ensuite, plus on avance dans le roman, plus tout devient superflu : Frank et Mary sont toujours là, mais leur trajectoire ne va strictement nulle part, ce qui n'empêche pas Kim Stanley Robinson de leur consacrer des dizaines, des centaines de pages. On a même droit à trois scènes de randonnée dans les Alpes qui n'apportent rien à la narration.
Si la narration The Ministry for the Future devient d'une consternante platitude, c'est révélateur d'un problème plus large : il s'agit d'un roman utopique. Difficile de créer des tensions dans un roman utopique. Qu'est-ce que j'entends par utopique ? Déjà, juste pour être clair, je n'ai rien contre l'optimisme. J'ai lu des tas de livres sur les questions environnementales, et ceux-ci, conjugués à mon expérience personnelle, me mènent à certain pessimisme concernant l'avenir de la civilisation à moyen terme, mais je suis néanmoins ouvert à toutes sortes d'hypothèses argumentées, surtout dans un roman. Pourtant, The Ministry for the Future dépasse le simple optimisme. Entre peut-être 2025 et 2050 (il n'y a pas de dates claires) Kim Stanley Robinson envisage que tous, absolument tous les problèmes anthropiques seront non seulement réglés, mais que tout sera mieux qu'avant. Le réchauffement climatique ? Réglé ! On fait même baisser le taux de CO2 dans l'air. La pollution ? Il n'en est pas question. Des tensions religieuses, des conflits armés, des guerres de l'eau ? Rien de tout ça. Il n'est pas du tout question de religion d'ailleurs. La pression démographique ? Pas de souci, contrairement à ce qu'indiquent tous les chiffres aujourd'hui, la population va diminuer. Crises migratoires ? Mais non, ça se passera bien, les centaines de millions de migrants resteront un peu dans des camps tout confort avant que les pays "développés" les accueillent les bras ouverts en leur garantissant un travail et même une petite rente. Ah, et la plupart des pays deviennent de gentils socialismes démocratiques. Tout cela sans renoncer à l'industrie de masse : gros projets de géo-ingénierie aux pôles, "internet des animaux", résurrection des mammouths laineux, énergies "renouvelables" à volonté sans le moindre problème... (Voir La guerre des métaux rares, Drawdown) Mais dans quel monde vit Kim Stanley Robinson ?
Alors je ne veux pas tout jeter, loin de là. L'exploration de l'éco-terrorisme est intéressante et j’apprécie l'insistance de l'auteur sur les règles économiques mondiales qui, par exemple, font que les grandes institutions monétaires sont des maitres de la planète implicites. Si les deux personnages principaux deviennent rapidement soporifiques, j’apprécie la multitude de points de vue secondaires, souvent narrés à la première personne sans qu'on sache exactement qui s'exprime : ça fonctionne bien pour élargir considérablement le propos. Et, en général, il y a pas mal de bonnes idées. J’apprécie aussi le focus sur l'agriculture régénérative (avec agroforesterie et permaculture) clairement présentée comme la seule voie possible (voir La fin de l'alimentation, Introduction à la permaculture, Edible Forest Gardens).
Quoi qu'il en soit, malgré d'un côté des qualités certaines et de l’autre des faiblesses narratives impardonnables, Kim Stanley Robinson ne convainc pas. Quand on présente un futur aussi radical, il faut soit le faire à une échelle temporelle plus réaliste, soit s'assurer que son utopisme est 100% justifié, ce qu'il est généralement difficile de faire avec l'utopisme... Pour l'instant, Kim Stanley Robinson me semble être un énième vendeur d'espoir, l'inventivité en bonus. « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien — avec du blockchain en prime ! »
mercredi 4 novembre 2020
Le miroir et la toile
Une nouvelle écrite en novembre 2019 pour (en plus de mon propre plaisir) l'appel à textes de La Volte sur le thème du futur de la santé (voir la critique de l’anthologie finale par TmbM). Ma nouvelle n'a pas été retenue. Au-delà du simple aspect qualitatif, mon approche du sujet était sans doute décalée.
Au lieu de m'intéresser à la santé en tant que problème, je l'ai considérée en tant que problème résolu, état de fait que j'étudiais lui-même comme un problème. Pour dire les choses plus clairement, j'examine une société de l'abondance qui ne connait quasiment plus les problèmes de vieillesse, de maladie, de famine, etc. Mon protagoniste est malgré tout insatisfait par cette utopie apparente et se demande si la douleur et la mortalité peuvent être considérées, du moins en partie, comme des valeurs à préserver.
Durer - Saint Jérôme dans son étude |
Le miroir lui renvoyait toujours la même image : celle d’un homme d’une trentaine d’années en parfaite santé. Un équilibre entre canons esthétiques intemporels et sensibilités de l’époque. Le teint de la peau, l’éclat des cheveux noirs, les yeux d’un vert interrogateur, le menton saillant, les lèvres minces qui révélaient une dentition régulière. Il n’y avait rien à reprocher à ce visage symétrique. Pas de cernes, pas de mèche grise, pas de début de calvitie. Les seules rides étaient les rares et minces lignes qui soulignaient l’expressivité.
Face à son reflet, Hesse peinait à se reconnaître. Il raffermit sa prise sur le couteau qu’il tenait dans sa main droite. Il le leva doucement, jusqu’à ce que l’éclat du métal l’éblouisse. Dans le miroir, il voyait la lame argentée parallèle à son visage. Il la vit se rapprocher, de plus en plus près, jusqu’à ce que la tranche pénètre la peau de son front. Il sentit le métal gratter l’os et cligna des yeux quand le sang commença à goutter sur ses paupières. Il continua son mouvement jusqu’à atteindre le sourcil droit, hésita un instant et décida de sauter l’œil — il voulait être certain de tout voir. La lame se planta dans la pommette, grinça contre le zygomatique, continua le long de la joue et finit par la percer complètement. La pointe érafla la langue et fut bloqué par la mâchoire inférieure. Il retira le couteau et le passa sous l’eau du robinet en s’examinant dans le miroir. Son visage était sanglant et il pouvait apercevoir l’intérieur de sa cavité buccale à travers le trou dans sa joue. Il n’avait pas mal. Son corps se contentait de lui envoyer des signaux d’alarme modérés, une pseudo-douleur qui n’avait rien à voir avec celle qu’il cherchait à ressentir. Il avait beaucoup lu sur la souffrance physique, mais il n’en avait jamais fait l’expérience. Il essuya du revers de la main le sang qui s’écoulait sur son œil. Puis l’entaille sur son front commença à se résorber jusqu’à ce que, quelques instants plus tard, la peau redevienne lisse et nette. Comme la blessure était plus profonde sur sa joue, la cicatrisation prenait plus de temps. Il se rapprocha encore du miroir pour observer la chair bouillonnante qui venait petit à petit combler la béance. Il croyait voir des dizaines de minuscules filaments s’élever comme des asticots et s’entortiller l’un à l’autre en une danse obscène. Il ouvrit la bouche autant que possible pour tendre sa joue. Le réseau de filaments frémissants se tendit lui aussi et s’épaissit jusqu’à ce que le trou soit comblé. Puis la peau se régénéra, intacte, jeune. Il caressa du bout de sa langue l’endroit où s’était trouvée la blessure. Il ne sentit rien d’inhabituel. Il se passa le visage sous l’eau et nettoya le sang encore visqueux. Pas la moindre marque. Le même visage impersonnel.
Hesse jeta un dernier coup d’œil à son reflet et sortit de la salle de bain. Il alla dans sa chambre, enjamba le sac à dos qui traînait devant la penderie, s’habilla élégamment et observa quelques instants la vue depuis la fenêtre. Comme il habitait sur le flanc d’une petite colline, il pouvait voir la ville s’étaler devant lui. Des bâtiments blancs aux formes variées entrecoupés d’arbres et de verdure. De longues allées piétonnes bordées de fleurs colorées. Les immeubles de plus de cinq étages étaient rares et leurs formes toujours recherchées. Il se dirigea vers le salon spacieux où des dizaines de tableaux plus ou moins achevés reposaient contre les murs. Des taches de peinture maculaient le sol en pierre brute là où il n’était pas recouvert par des tapis. Cée méditait sur l’un des deux canapés, assise en tailleur, les yeux fermés. Il s’approcha et s’accroupit devant elle. Il n’était pas certain qu’elle l’entende. Parfois elle parvenait à… à quoi ? À partir, peut-être, mais à partir où ? Quelque part en elle-même ? Il n’avait jamais vraiment compris. Quand elle l’encourageait à la suivre dans la méditation, il échouait lamentablement. Il s’asseyait comme elle, il calait sa respiration sur la sienne, il tentait vaguement de concentrer son attention sur une partie quelconque de son corps ou de son esprit. Mais presque instantanément sa faune mentale venait l’assaillir, il était envahi par les impressions, les doutes, les idées, les démangeaisons, les tensions. Il ressentait intensément le besoin de bouger, ne serait-ce qu’un doigt, mais le doigt se transformait en main, la main en bras et bientôt il était debout à tourner autour de Cée qui méditait paisiblement. Au fond, il ne voulait pas faire comme elle, il ne voulait pas mettre de côté sa tempête intérieure, il l’aimait trop. Pourquoi chercher le repos méditatif ? Ce n’était pas de repos qu’il avait besoin, mais d’excitation, de stimulation. Il observa de près le visage de Cée. Un visage comme le sien, mais féminin. De la grâce, de l’harmonie, de la force dans les traits. Mais ce n’était pas moins un masque. Il passa délicatement sa main contre sa joue et glissa ses doigts dans ses cheveux. Elle ouvrit les yeux et sourit
— Où étais-tu ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas un endroit. C’est une posture de l’esprit. Et du corps, aussi.
Elle posa une main sur son cou, où une tache de sang séché était visible.
— Je n’aime pas quand tu fais ça, dit-elle. Ce n’est pas sain. C’est dangereux.
— Pourquoi ? Ce n’est pas comme si je pouvais me blesser.
— Dangereux mentalement.
Hesse ne répondit que par un léger sourire.
— Tu devrais prendre des vacances, dit-elle.
— Nos vies sont de longues vacances.
— Tu vois ce que je veux dire. Mais allons-y. Le monde nous appelle.
Elle se leva, s’étira longuement et retira ses habits confortables pour enfiler une robe noire. Ils sortirent de la maison. Le soir commençait à tomber. Alors qu’ils se dirigeaient vers le centre ils laissaient derrière eux les petites allées pour rejoindre des avenues plus fréquentées. Il n’y avait pas de véhicules à moteur, juste des piétons et des vélos. Tous les visages qu’ils croisaient étaient aussi jeunes et immaculés que les leurs. Seules quelques personnes portaient des voiles en gaze qui cachaient leurs traits. Certains de ces voiles étaient unis, sobres, mais d’autres affichaient des motifs bariolés et des couleurs vives. Les gens qui portaient des voiles semblaient plus frêles, ils marchaient plus lentement et prudemment. Dans une artère vivante, ils croisèrent un homme en fauteuil roulant qui lui aussi portait un voile. Un voile simple et blanc. La foule s’ouvrait sur son passage et se refermait derrière lui, mais personne ne semblait lui accorder le moindre regard, comme s’il n’était qu’un arbre qu’il fallait contourner. Hesse tourna la tête vers lui. L’homme était voûté dans son fauteuil et sa maigreur était repoussante. De toute évidence, il n’avait plus longtemps à vivre. Ce devait être pour cette raison qu’il osait se montrer ainsi. Sans que ce soit interdit, les infirmes n’étaient pas censés se monter. Cée passa son bras sous celui de Hesse et le tira en avant.
— Allez, dit-elle, viens.
Hesse n’avait pas réalisé qu’il s’était arrêté. Il était planté dans la rue et fixait ostensiblement l’homme en fauteuil. Ce n’était pas très civil. L’homme en fauteuil s’arrêta aussi et tourna son visage voilé vers lui. Hesse croyait deviner les yeux qui le fixaient sous l’étoffe blanche, des yeux ancrés dans un visage ridé, abîmé, affaissé. Il céda à l’insistance de Cée et reprit sa marche à ses côtés.
— Est-ce que tu penses parfois à ta vieillesse ? demanda-t-il. Je veux dire, quand tu seras obligée de porter un voile.
— C’est dans tellement longtemps. Et la science aura progressé, on pourra vivre plus longtemps sans vieillir. Peut-être même que l’on aura dit adieu à la mort. Il paraît que l’immortalité n’est pas si loin.
— Ça fait des siècles qu’il paraît que l’immortalité n’est pas si loin.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’as même pas soixante ans.
— Les vieux livres. Les vieux films.
— Oui, les livres, les films. Mais on est presque arrivés. Tu pourras en parler à Aiffe. Ou plutôt, il nous en parlera. Ce n’est pas comme si on pouvait l’empêcher de déblatérer sur le sujet. Et après tout, cette soirée est en son honneur.
Devant eux se dressait une grande maison qui donnait sur une petite place où des bancs confortables trônaient à l’ombre de plusieurs ginkgos. Une fontaine à l’esthétique minimaliste glougloutait un peu plus loin. Quelques flâneurs bavardaient devant la maison et on devinait aux lumières qui émanaient des fenêtres, aux silhouettes qui s’y découpaient et au léger brouhaha ambiant que l’intérieur était bien rempli. Hesse se tourna vers Cée. Son expression avait subtilement changé et elle arborait un sourire cérémonieux. Il savait qu’elle ne façonnait pas consciemment ce sourire et qu’il était parfaitement naturel. Il se demanda si son propre visage changeait sans qu’il s’en rende compte. Ils saluèrent quelques connaissances qui fumaient à l’extérieur et pénétrèrent dans le hall. Des groupes de tailles variées étaient éparpillés un peu partout et chacun mangeait, buvait, riait, discourait ou restait simplement silencieux et attentif à la valse sociale. Ils déposèrent sur une table déjà bien remplie ce qu’ils avaient apporté : une tarte aux pommes faite maison et quelques bouteilles d’un pineau produit par un cousin de Cée. Hesse s’en servit un large verre. Il savait qu’il pourrait en boire autant qu’il voudrait, faire tous les mélanges imaginables, ingérer n’importe lesquelles des substances qui ne tarderaient pas à circuler, sans avoir à subir la moindre conséquence négative. Il se lèverait demain matin aussi frais que tous les autres matins depuis plus de cinquante ans. Il goûta l’alcool sirupeux. Une boisson délicieuse, certainement, mais il l’avala avec difficulté, comme si sa gorge résistait. Il déglutit et but une nouvelle gorgée. Elle passa plus facilement que la première.
Une main se posa sur son épaule et il se retourna. Face à lui se tenait une femme portant un voile familier : un motif à fleurs de cerisier, très pâle. En dessous, il devinait les traits de sa mère.
— Bonsoir, maman.
— Mon fils aimé daigne venir me voir chez moi. Quel honneur ! Tu devais bien t’ennuyer.
— Mais c’est toujours un plaisir de venir te voir.
Elle rit doucement. Son voile tremblota et elle le serra dans ses bras. Elle donna à Cée une étreinte légèrement plus brève.
— Comment vas-tu, maman ? demanda Hesse.
— Oh, très bien, très bien. Mais tu ne m’as pas souhaité mon anniversaire. Tu sais quel âge je viens d’avoir, au moins ?
— Cent trente ? dit Hesse en souriant.
— Je suis sûre que tu le fais exprès. Cent vingt-huit.
— Bon anniversaire, s’exclama Cée en levant le verre de pineau qu’elle venait de se servir.
— Oh, merci, merci. (Un large sourire était visible sous le voile.) Vous savez, c’est peut-être à cause des années qui s’accumulent, mais je passe de plus en plus de temps à la… retraite. (Elle prononça ce mot dans un murmure.) Tous ces vieillards. Si vous saviez, il y en a qui oublient de mettre leurs voiles. Leurs visages, c’est horrible, horrible…
— On en a croisé un en fauteuil roulant en venant ici, dit prudemment Cée.
— Oui, on ne va quand même pas les empêcher d’aller se balader s’ils en ont envie. Ils redeviennent comme des enfants, ils oublient la pudeur. Vivement qu’on résolve tous ces problèmes de vieillesse. (Hesse tiqua.) Mais il faut bien qu’on se dévoue pour prendre soin d’eux. Et si jamais moi aussi je me retrouve comme eux, j’espère qu’il y aura des gens bienveillants pour s’occuper de moi. Parce que je ne crois pas pouvoir compter sur mon fils, n’est-ce pas ?
Hesse haussa les épaules.
— Pourquoi si jamais tu te retrouves comme eux ? demanda-t-il.
— Eh bien je vais peut-être clamser avant ! (Elle s’esclaffa sous son voile et Cée eut un petit rire poli.) Ah, tu n’es pas drôle, Hesse. Mais sérieusement. J’espère que vous aurez l’occasion de parler à Aiffe ce soir. Lui et ses collègues des deux hémisphères, c’est stupéfiant à quel point ils progressent vite. Je ne peux pas vraiment vous en parler, je ne suis pas experte en biologie moléculaire, ou je ne sais quoi, mais apparemment ils seraient au bord d’une percée phénoménale… (Elle se pencha vers eux et prit un ton conspirateur.)… qui ajouterait dix ans d’espérance de vie. Sans vieillissement. Et qui sait ce qui peut arriver dans ces dix ans ? L’immortalité est à portée de main. C’est ce que dit Aiffe.
Hesse hocha la tête en silence.
— Et donc, dit Cée, tu espères… devenir immortelle ?
— Qui sait, lâcha faiblement la voix sous le voile, qui sait ? (Une pause.) Et toi, fils, toujours aussi sceptique ?
— Je ne suis pas certain que ce soit le mot adapté.
— Tu es toujours si mélancolique, si grave. Comme s’il se passait encore quoi que ce soit de grave de nos jours. Vraiment, tu ferais un très bon poète. Je suis certaine que tu pourrais devenir très populaire.
Hesse soupira, mais se força à accorder un sourire à sa mère.
— Non, maman, je n’écris pas de poèmes.
Un groupe passa et sa mère bondit vers d’autres invités, s’intégrant avec aisance dans une conversation en cours. Cée se colla agressivement contre Hesse et lui murmura à l’oreille :
— Quel dommage que ta mère connaisse si peu toute la joie qui est en toi.
Ils s’embrassèrent furtivement et se séparèrent, s’enfonçant chacun de leur côté dans la foule bavarde. L’alcool commençait à couler à flots et à échauffer les esprits. Hesse s’accorda une demi-heure contemplative, à passer de groupe en groupe pour s’approprier l’atmosphère générale. Il n’était pas dans son milieu. Il ne partageait guère la vie sociale de sa mère, ses fréquentations étaient beaucoup plus restreintes et particulières. Alors qu’il était accoudé à une fenêtre et divisait son attention entre un chat qui badinait dans les buissons du jardin et une conversation sur les derniers succès littéraires, une femme qu’il connaissait de loin vint l’aborder. Elle était enceinte et fortement alcoolisée.
— Et tu te rends compte, dit-elle, les femmes du passé ne pouvaient même pas boire quand elles avaient un petit dans le ventre. C’était dangereux, à l’époque.
— Les pauvres, dit-il platement. Elles devaient beaucoup en souffrir.
— Mais oui !
La future mère continua à monologuer et, comme de coutume, dit beaucoup de mal de la loi des deux héritiers. Chaque individu ne pouvait pas avoir plus de deux descendants, enfants ou petits-enfants. Toute infraction était punie de mort. C’était dans les deux hémisphères la loi la plus sévère et la plus sévèrement appliquée. Les trois cent millions d’humains qui habitaient la Terre n’avaient aucune envie d’être plus nombreux — ils avaient bien conscience qu’il s’en était fallu de peu pour que l’espèce y passe, la dernière fois. Tout l’équateur, entre plus ou moins quarante-cinq degrés de latitude nord et quarante-cinq degrés de latitude sud, était inhabitable.
— J’ai une amie qui a eu des triplés, dit-elle. Je suis terriblement jalouse. Trois enfants rien que pour soi ! Tu te rends compte ? Ça ne te fais pas envie ?
Hesse marmonna une vague dénégation et la future mère saisit une de ses mains et la posa sur son ventre rond.
— Sens, dit-elle d’une voix soudainement sobre. Sens la vie.
Avant de pouvoir réagir, il perçut sous sa paume un petit coup, faible et décidé.
— Tu sens ?
— Oui.
Sans pouvoir se l’expliquer, il ressentit une vive gêne. Il aperçut du coin de l’œil Aiffe qui discourait dans une pièce voisine et il utilisa l’excuse pour s’esquiver. La scène était exactement comme il l’avait imaginée. Aiffe, debout au centre de la pièce, un verre de champagne à la main, monologuait abondamment, entouré par une foule attentive. Son ton était calme, il s’autorisait de longues pauses pour donner du poids à ses propos. Hesse songea au passé et à la façon dont la richesse pécuniaire avait été un facteur déterminant du statut social. Aujourd’hui, songea-t-il, il suffisait de savoir manier les acides aminés et de promettre aux foules quelques années de vie supplémentaires sans rides.
— Imaginez, disait Aiffe, imaginez, il n’est plus seulement question d’arrêter la vieillesse et ses horreurs, de construire des forteresses toujours plus hautes pour s’en protéger. Non, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère. Les équipes d’Oslo et de Hobart sont en grande rivalité sur la question de la dégénérescence cérébrale. (Une pause, une gorgée de champagne, un sourire charmeur.) La peau, la chair, ces choses-là nous les maîtrisons. Mais la peau et la chair n’existent pas indépendamment de notre terrible cerveau, c’est lui qui donne les ordres, c’est lui qui, malgré tous nos efforts, finit toujours par dire au reste du corps : « Il est temps d’abandonner la course ! » Alors, mes amis, imaginez si…
Hesse se demanda si les propos de son frère avaient le moindre rapport avec la réalité scientifique. Les procédés qu’il décrivait nécessitaient des décennies d’études poussées pour être compris et ses explications imagées révolteraient sûrement ses confrères moins mondains. Hesse se tenait à l’écart, mais Aiffe l’aperçut et leva discrètement sa flûte à champagne dans sa direction. Hesse lui accorda un petit sourire et repartit. Il n’avait aucune envie de parler à son frère au milieu d’une telle agitation et il passa dans le hall se resservir un grand verre de pineau. La gueule de bois appartenait au passé, mais il aimait maintenir une certaine classe antique en s’obstinant à ne pas mélanger les alcools. Parmi tous les symptômes de son inadaptation à la modernité, celui-ci était particulièrement inoffensif. Il sortit dans le jardin. La nuit était noire, mais les lampadaires déversaient dans les rues une lumière chaude choisie avec soin pour rappeler plus la teinte d’un feu de camp que celle du jour. Il s’assit sur un banc, sous les ginkgos, et sirota lentement son pineau. Une petite camionnette automatique vint s’arrêter silencieusement devant la maison et quelques volontaires déchargèrent les marchandises qu’elle transportait. Hesse soupira. Il essayait de ne faire appel au service public de livraison que quand il n’avait pas d’autre choix. Tout était disponible, tout le temps, à volonté : il suffisait d’envoyer une requête sur le réseau et les usines souterraines fabriquaient à la demande mobilier, nourriture, alcool, électronique. Cette abondance, c’était merveilleux, bien sûr, et pourtant… Il sentait en lui une étrange révulsion face au petit véhicule blanc qui offrait ses bouteilles d’alcool et ses plats gourmets préparés dans des souterrains stériles. Une fois vidée, la camionnette repartit. De la même façon que la cueillette et la chasse, qui avaient été pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité des activités indispensables, s’étaient transformées en loisirs marginaux, le commerce avait été éradiqué par la technique. Maintenant, quand un individu produisait, seul ou en association, il avait le luxe de choisir ce qu’il produisait et dans quelles conditions il le produisait. Dans tous les cas, il ne le faisait pas pour la richesse monétaire, qui n’avait plus de sens. Certains philosophes modernes s’occupaient à théoriser de nouvelles versions de la richesse. Hesse but une gorgée de pineau et il l’apprécia doublement : cette boisson avait été conçue par une volonté humaine, par des mains humaines, par un effort humain. Était-ce une qualité en soi ? Il regarda la lune briller à travers les étranges feuilles du ginkgo et perdit la notion du temps.
Cée vint s’asseoir à côté de lui et le tira de sa rêverie. Elle passa un bras derrière ses épaules et resta silencieuse pendant un moment. Hesse lui prit la main et la fit glisser contre son visage, là où il s’était coupé quelques heures auparavant.
— Tu sens ? demanda-t-il.
— Quoi ?
— Justement. Rien. Je devrais avoir une cicatrice, je devrais souffrir.
— Ta famille, ils savent que tu fais… que tu…
— Que je plante des couteaux dans ma chair en espérant ressentir quelque chose ?
Silence.
— Non, dit-il, je crois que je n’en ai parlé qu’à toi.
— Est-ce que tu es déçu que je ne comprenne pas ?
— Non. Je ne comprends pas vraiment moi-même. Tu ne me traites pas comme si j’étais fou, c’est déjà beaucoup.
— Peut-être que je le pense. Que tu es fou.
— Tu le penses ?
Elle hésita une seconde et sourit.
— Je ne vais pas répondre à cette question.
Hesse rit.
— Ce que je comprends, reprit-elle plus sérieusement, c’est que ne plus ressentir de douleur physique, de véritable douleur, a peut-être des inconvénients. Après tout, pendant la quasi-totalité de l’histoire de notre espèce, la douleur était… Peut-être pas la norme, mais au moins fréquente, habituelle. Alors, par contraste, les petites choses brillaient plus facilement, les petites joies étaient de vrais bonheurs. Après une journée passée à frôler la mort en chassant je ne sais quelle bête, en s’aventurant dans des bois inconnus, en apercevant une tribu hostile, en risquant l’infection à la moindre égratignure, il devait exister des joies que nous ne pourrons jamais connaître. La joie de la sécurité autour du feu, le soir. Peut-être que l’absence de douleur pouvait suffire au bonheur. Alors qu’aujourd’hui l’absence de douleur est la norme, elle ne peut donc plus suffire, il faut plus, toujours plus, mais c’est impossible… Non, non, dit-elle précipitamment, c’est une vision bêtement romantique du passé, je ne sais pas ce que je raconte, c’est l’alcool sans doute.
Hesse hocha lentement la tête.
— Ce n’est pas l’alcool, dit-il. J’ai presque honte de le penser, car c’est regretter un mal, mais d’une certaine façon, la douleur nous manque. Ou du moins la potentialité de la douleur.
Ils restèrent un moment enlacés en silence sous le ginkgo. Devant eux, les invités commençaient à partir. Installés dans l’ombre, ils étaient invisibles et personne ne se souciait d’eux.
— Rentrons, dit Hesse. Je suppose que le moment est venu pour un peu d’intimité familiale.
À l’intérieur, les groupes étaient plus épars, l’atmosphère plus tamisée. Hesse se resservit du pineau. Sa mère et son frère étaient assis dans le salon bleu avec une douzaine d’autres. Encore une fois, Aiffe menait la discussion, mais il ne monologuait plus comme auparavant. Affalé dans un fauteuil, sa flûte de champagne à portée de main, il fixait intensément une femme qui parlait d’éthique animale. Elle attaquait vigoureusement les chasseurs qui profitaient d’un flou juridique pour continuer à pratiquer leur art, ce qui, affirmait-elle, était une totale aberration, car à quoi bon délivrer l’humain de la souffrance pour continuer à en infliger ailleurs ? Cée et Hesse s’installèrent sur un étroit canapé non loin d’Aiffe qui écoutait son interlocutrice en s’agitant sur son fauteuil comme s’il était impatient de répondre.
— Mais bien sûr, éclata Aiffe dès que la femme eut terminé, bien sûr, je partage totalement cette position morale exemplaire. Ceci dit, pourquoi s’embêter à légiférer sur ces questions, pourquoi se faire liberticide, quand on peut au contraire développer le bonheur et la liberté de toutes les créatures conscientes ?
Aiffe se tut, pour laisser ses paroles faire leur effet. Il but une gorgée de champagne. Toute l’assemblée l’observait en silence et on devinait sous le voile de la mère de Hesse un regard interrogateur.
— Car, reprit Aiffe, notre objectif à long terme n’est pas seulement de libérer l’humain de la douleur, mais de libérer toute forme de vie consciente.
Silence dans la pièce.
— Si je comprends bien, intervint Hesse en se penchant en avant, tu veux modifier la biologie animale pour annihiler la douleur chez les oiseaux, les écureuils, les biches et les méduses ?
— Exactement. C’est encore une position marginale, mais elle gagne du terrain dans les cercles scientifiques. Bientôt, cette idée sera la norme. Et n’est-ce pas un noble objectif ?
— Noble ? répéta Hesse. Absurde. On pourrait tout aussi bien argumenter qu’il est noble de supporter la douleur et lâche de la fuir. Trouve de meilleurs arguments. Et un bouleversement aussi radical de la vie animale n’aurait-il pas des conséquences dramatiques ? La douleur n’est-elle pas pour les animaux à faible niveau de conscience une motivation essentielle ? Quel animal existerait encore, nous compris, sans la crainte de la douleur ?
Aiffe soupira.
— Hesse, mon frère, mon cher frère, tu dois dépasser ce darwinisme antique, tu dois accepter la nature inévitablement démiurgique de l’espèce humaine. Nous sommes en position de ne plus être victimes de l’ordre des choses, mais de façonner l’ordre des choses. Pourquoi passer une vie dans la crainte de la douleur quand on peut être motivé par différents niveaux de plaisir ? (Il se tourna vers l’assemblée présente dans la salle.) Car, voyez-vous mes amis, nous ne travaillons pas seulement à vaincre la douleur, mais à développer l’intensité des plaisirs, de façon que ce qui nous semble aujourd’hui une joie orgasmique ne sera demain qu’un pâle effleurement face aux nouveaux états encore difficilement imaginables que nous offrira la chimie améliorée de notre petit cerveau…
Et tous étaient à nouveau fascinés.
Hesse se renfonça dans son fauteuil, plus maussade que jamais. Quelque chose n’allait pas dans ce que disait son frère, quelque chose choquait ses instincts les plus vitaux. Mais peut-être, justement, avait-il tort de se fier à cet étrange atavisme qui refusait l’idée d’abandonner la douleur ? Peut-être était-il vraiment un triste passéiste, une relique incapable de s’adapter à un progrès incontestablement bénéfique ? Car qui pouvait se plaindre de ne pas souffrir ? Il se mit à boire avec une énergie nouvelle. Les voix dans la pièce se muèrent en un bourdonnement de fond. Il avait l’impression d’entendre le ressac sur une plage de galets. Une vague s’élance et puis retombe, s’élance, retombe… Soudain une forme s’installa à côté de lui. Il releva la tête et posa les yeux sur sa mère. Elle lui parlait. Son corps mince, pour compenser la difficile communication faciale, s’agitait avec expressivité. Hesse n’entendait pas ce qu’elle disait. Il fixait avec une colère soudaine le voile qui cachait ses traits. Ce bout de tissu était une horreur, une insulte à toute dignité humaine. Le passage du temps n’était pas une honte à supporter ni un fardeau à porter, mais une simple inéluctabilité, aussi certaine et amorale que le coucher régulier du soleil. Il leva sa main droite vers le visage de sa mère et commença à soulever l’étoffe. Il aperçut un menton ridé, une lèvre tremblante — et tout se figea. Le bourdonnement avait cessé, les vagues ne s’élançaient plus contre les galets mais s’étaient retirées comme avant un tsunami. Il détourna son regard de sa mère pétrifiée et vit que tous l’observaient en silence. Sa transgression n’était pas passée inaperçue. Il hésita un instant et finalement laissa retomber le voile. Sa mère s’effondra en sanglots et passa compulsivement ses mains contre les bords de son voile. Hesse ne ressentait plus la moindre colère, mais juste une tristesse lancinante. Il se leva et partit. Derrière lui Cée prit sa place pour consoler sa mère. Il s’élança à l’extérieur, avala une bouffée d’air frais et se mit en marche. Il voulait juste être loin d’ici, très loin.
Des pas pressés ne tardèrent pas à résonner derrière lui et quelques secondes plus tard Aiffe apparut à ses côtés. Ils échangèrent un regard et marchèrent ensemble en silence.
— Je crois, dit finalement Aiffe, que tu as besoin de vacances.
— Des vacances ? Mais où ? Le monde est partout le même. Il y a bien la nature, les montagnes, les forêts, les fjords, les îles reculées, je pourrais aller m’y perdre pendant quelques mois, ou des années, mais je n’ai pas envie de vivre en ermite. (Il secoua la tête et leva la main vers les étoiles.) Avant l’effondrement, les utopistes imaginaient le futur de notre espèce dans l’espace. Des planètes exotiques, hostiles, ou accueillantes. L’ingéniosité humaine façonnant à son image un univers froid et mort de façon à pouvoir y régner. Mais ils se trompaient. Il n’y a rien là-haut, juste de la roche stérile. Nous sommes coincés dans le système solaire. Et au lieu de se développer vers l’espace extérieur, notre espèce est fascinée par l’espace intérieur. C’est étrange. Je crois que si j’avais vécu dans le passé, j’aurais fait partie de ceux qui fantasmaient sur l’exploration spatiale. Je suppose que c’est un vieil instinct. Qu’y a-t-il derrière cette colline ? Derrière cette montagne ? De l’autre côté de ce fleuve, de cet océan ? Ces questions n’existent plus.
Aiffe hocha lentement la tête.
— Justement, dit-il. Toutes les explorations possibles ne changeraient rien à la condition humaine, elles ne feraient que la déplacer dans un autre contexte. Et où que nous allions, la lassitude et l’ennui nous rattraperaient. C’est inévitable. Il ne faut pas nous attaquer aux conditions extérieures, mais… Enfin. Peu importe. Tu disais ne pas vouloir être un ermite. Justement, j’en connais un.
— Un ermite ?
— Un authentique ermite.
— Et… ?
— Je me disais que tu aimerais certainement le rencontrer. Parce qu’en plus d’avoir un mode de vie qui sort de l’ordinaire, il a des opinions, disons, originales. Des opinions auxquelles tu as sans doute envie, ou besoin, de te confronter.
— Tu parles comme un grand frère.
— Je suis ton grand frère.
— Certes. Quelles opinions ?
Aiffe hésita.
— Cet homme était un chercheur, autrefois. J’ai travaillé avec lui. Mais il est devenu hostile au progrès. Plus qu’hostile. Il est en guerre contre le progrès.
— Tu veux m’envoyer vers quelqu’un qui a des opinions radicalement opposées aux tiennes ? Mais pourquoi ? Tu n’as pas peur qu’il me… corrompe ?
Aiffe haussa les épaules et afficha un petit sourire.
— Je ne suis pas certain que ton état d’esprit puisse encore empirer. Et tu peux voir cette proposition comme une thérapie de choc.
Ils échangèrent un regard silencieux et Aiffe sortit son portable.
— Je t’envoie les coordonnées GPS. Ce n’est pas tout près.
Hesse hocha la tête.
— Tu sais, pour une fois je suis d’accord avec toi. C’est une bonne idée. J’ai besoin de bouger Je vais aller voir ce type.
— Tu comptes voyager en surface ou en tube ?
— En surface. J’ai besoin d’air. Et de prendre mon temps.
— Bien, dit Aiffe. Alors je vais te laisser. Tu es sûr que tu n’oublies rien ?
— Tu veux dire des excuses pour notre mère ? Non, je ne les oublie pas. Je crois que c’est elle qui nous devrait des excuses pour nous cacher son visage.
— Tu es incorrigible. Mais ne t’en fais pas, dit-il en faisant un clin d’œil, nous travaillons d’arrache-pied à l’anéantissement de la vieillesse. Bon voyage, Hesse.
— Bon travail, Aiffe.
Ils se séparèrent et Hesse continua à marcher dans la nuit jusqu’à sa maison. Il se dirigea directement vers le sac à dos qui traînait dans sa chambre. Ce n’était pas par hasard qu’il était déjà sorti. Il envisageait l’idée d’un voyage depuis longtemps. Ce qui lui avait manqué jusque-là, c’était un objectif. Il entassa quelques vêtements et songea qu’il ne savait même pas où il allait. Il regarda les coordonnées GPS que lui avait envoyé Aiffe. Son objectif était assez loin, dans une zone peu accessible. Une semaine de voyage par la route, et plusieurs jours à pied en montagne. Il devait prendre un filtre à eau et de quoi se couvrir et dormir dans la nature. Il chercha joyeusement le matériel dans ses placards. Il avait tout le nécessaire, mais il n’y avait pas touché depuis longtemps. Quand il était plus jeune et que son apparence physique correspondait, selon les anciens critères, à son âge, il avait beaucoup voyagé. Mais il s’était lassé.
Occupé qu’il était à optimiser le chargement de son sac, il mit un certain temps à remarquer que Cée le regardait, adossée à l’encadrement de la porte.
— Il y a longtemps que je ne t’ai pas vu aussi enthousiaste, dit-elle.
— Il y a longtemps que je n’ai pas croisé un peu d’inattendu.
— Tu aurais pu aller le chercher, l’inattendu. Ou le provoquer. Enfin, je suppose que c’est ce que tu fais maintenant. J’ai croisé Aiffe sur le chemin. Il m’a dit que tu comptais aller voir un… ermite ? Étrange. Je comprends ta curiosité. Et je ne te propose même pas de venir avec toi.
— La vertu de la solitude occasionnelle, dit Hesse en souriant. Je sais que tu comprends ça.
— D’ailleurs, je vais peut-être partir moi aussi. Je ne sais pas encore où. Oh, rien d’aussi exotique que toi. Je ne vais pas aller voir un vieux sage qui médite sur un trône de fleurs pendant que des rossignols perchés sur sa tête gazouillent avec amour. Oui, c’est comme ça que je vois ton ermite. Et avant qu’il ne daigne remarquer ta présence, tu devras prouver ta valeur en restant immobile et silencieux pendant une semaine, ou quelque chose comme ça.
— Je ne serais pas contre un tel exotisme.
Ils passèrent la nuit ensemble et Hesse, excité par le voyage à venir, se réveilla à l’aube. Il se leva prudemment. Avant de partir, il souleva le drap qui recouvrait Cée. Il prit une feuille et un crayon et il la dessina rapidement telle qu’elle était, nue, allongée, endormie. Il ajouta, perchés sur ses seins, deux rossignols qui chantaient. Il posa le dessin en évidence sur la table de nuit et mit son sac sur ses épaules.
Dehors, la ville s’éveillait lentement et les rues étaient vides. Hesse se dirigea vers le centre de transit le plus proche et commanda une moto. En l’attendant, il regarda autour de lui. La plupart des trajets se faisaient par les tubes souterrains et de larges escaliers s’enfonçaient juste à côté vers la station locale. C’était la seule façon sûre de se déplacer d’un hémisphère à l’autre, la zone équatoriale de la planète n’étant plus qu’une fournaise invivable. Les routes de surface n’étaient plus utilisées que pour les petits trajets, pour atteindre des endroits reculés ou, comme il s’apprêtait à le faire, pour le simple plaisir de voyager. La moto sortit silencieusement du garage. Elle transportait un casque et des protections adaptées à la physionomie de Hesse. Il les enfila, rangea une partie de ses affaires dans les porte-bagages, prit quelques instants pour se remémorer le fonctionnement de l’engin et jeta un dernier regard vers la ville qu’il n’avait pas quittée depuis des années.
Il roula toute la journée à travers la campagne. Le soleil brillait paisiblement, l’automne était bien avancé et les grandes chaleurs qui rendaient la vie difficile en été étaient terminées. Il était souvent seul sur la route et ne croisait pas grand-chose d’autre que quelques camionnettes de transport autonomes et des voitures de gens qui vivaient dans des villages isolés privés de connexion au tube. Forêts, prairies et vallons étaient régulièrement entrecoupés par les fermes automatiques qui fournissaient à la population l’essentiel de sa nourriture. À l’air libre ou sous des serres, des machines attentionnées parcouraient les rangées de cultures qui seraient ensuite envoyées vers les villes ou transformées dans des usines elles aussi automatiques. Alors que le soir commençait à tomber il chercha un endroit où dormir. Il savait qu’il pouvait frapper aux portes des rares maisons habitées qui ornaient le paysage, mais pour son premier soir de voyage, il avait envie de solitude. Une vision frappante émergea devant lui : une forêt carbonisée. Il s’arrêta et gara la moto au bord de la route. Les troncs noirs s’élevaient vers le ciel à partir d’un sol mort et stérile. Il décida de dormir ici. Il s’assura qu’il avait tout le nécessaire dans son sac puis s’élança entre les arbres qui ressemblaient aux piliers d’une cathédrale d’obsidienne. Les feux étaient toujours aussi innombrables pendant les étés caniculaires — et tous les étés étaient caniculaires. Les nuées de drones bombardiers d’eau parvenaient à en éteindre la quasi-totalité avant qu’ils ne s’étendent trop dangereusement mais, chaque année, de nouvelles cicatrices revenaient défigurer la verdure. Après quelques pas, Hesse remarqua que l’impression de mort qui régnait dans la forêt n’était qu’une illusion : déjà de jeunes pousses commençaient à percer la cendre et certains arbres, qui vivaient toujours sous leur écorce calcinée, muaient comme des serpents. Si elle ne s’enflammait pas à nouveau l’été suivant, cette parcelle de forêt retrouverait sa verdure habituelle. Il installa sa tente dans un recoin dégagé en prenant soin de n’écraser aucune repousse. En songeant à toute la dévastation qui l’entourait et au fait qu’elle n’était que temporaire, il s’endormit rapidement.
Les jours suivants s’écoulèrent de la même façon. La météo ne fut pas toujours aussi clémente et Hesse dut affronter l’humidité, la pluie et le vent, mais il trouva une certaine satisfaction dans cet inconfort. Il pensa une fois de plus à la quête d’abolition de la douleur menée par Aiffe et les siens : en suivant leur logique jusqu’au bout, le voyage d’Hesse n’avait pas lieu d’être. En effet, pourquoi s’infliger toutes sortes de sensations déplaisantes alors qu’il suffisait de prendre le tube pour les éviter ? Hesse soupira à l’intérieur de son casque et s’efforça, pour une fois, de songer à autre chose. Après tout, il était en vacances.
Le dernier soir avant de devoir quitter la route et laisser sa moto derrière lui, il se dit qu’il serait sans doute judicieux de passer la nuit chez un local. Il n’était pas encore las de la solitude, mais il s’apprêtait à partir dans les montagnes et mieux valait être prudent. Il repéra une petite maison isolée et alla frapper à la porte. En attendant que quelqu’un vienne lui ouvrir, il observa le bâtiment. Si au premier coup d’œil il n’avait rien remarqué de particulier, il voyait à présent que cette maison était étonnamment rustique. Elle semblait confortable, fonctionnelle, mais sortie d’un autre temps. Les murs de bois n’étaient pas parfaitement géométriques et le vernis se décollait par endroits. Du lierre escaladait un coin de la façade à côté de plusieurs roses trémières. Personne ne vint lui répondre. Intrigué, il fit le tour de la baraque jusqu’à tomber, de l’autre côté, sur un énorme potager. Il reconnut des plants de pomme de terre, de rhubarbe, de haricot, de courgette et de tomate. Il y en avait aussi qu’il ne parvenait pas à identifier. Il n’avait jamais pratiqué sérieusement le jardinage. Il s’avança entre les arbres fruitiers — pommiers, poiriers, noisetiers — et se trouva face à de longues rangées de myrtilliers. Certains avaient encore quelques baies à offrir. Il était occupé à en manger une poignée quand une voix féminine le surprit.
— Elles sont bonnes ?
Il se tourna vers la femme qui venait de surgir d’entre les arbustes. Il resta silencieux une seconde : cette femme lui faisait le même effet que la maison. Elle semblait parfaitement normale, mais il crut percevoir quelques détails inhabituels.
— Très bonnes, dit-il. Différentes de celles des fermes autonomes.
— J’espère bien. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
— Je cherche un endroit où passer la nuit.
La femme eut une expression de surprise.
— Vraiment ?
— Je voyage.
— Un voyageur. (Elle hocha la tête en silence.) Bien. Ma maison est la tienne. Viens. Je m’appelle Cocyte.
Hesse se présenta et la suivit à l’intérieur. Il eut l’impression de faire un bond dans le passé. Les murs et les meubles étaient en bois ou en pierre et, à part l’électronique de base, tout semblait sorti d’un vieux film. Il s’assit dans un fauteuil moelleux, accepta une infusion à l’odeur étrange et expliqua à son hôtesse quel était le but de son voyage.
— Alors tu vas voir Borlaug ?
— Borlaug ? Je ne sais pas. Je ne connais même pas son nom.
— Je suis sûre que c’est lui. Je passe le voir, parfois, quand je marche dans les montagnes. Mais il n’est pas de très bonne compagnie.
— Pourquoi ?
— Tu verras, dit Cocyte en souriant. Je ne veux pas te gâcher le plaisir.
— Et il n’y a pas de danger particulier sur le chemin ?
— Les ours noirs ne sont pas agressifs. Les loups peuvent poser problème. Tu as un taser ? Et tu as une moustiquaire totale ? Fais attention aux insectes. Si tu te fais infecter par quoi que ce soit, ça peut mal tourner dans les montagnes. Et si tu vois un mammifère mort, ne t’approche surtout pas. Il y a encore des problèmes avec l’anthrax dans le coin.
— Oui, j’ai tout ça, dit Hesse en hochant la tête.
Il s’apprêta à la questionner encore, mais il se figea quand il comprit soudainement ce qui lui avait semblé étrange chez cette femme. À l’extérieur, dans le crépuscule, c’était juste une impression. Mais là, dans le petit salon bien éclairé, la particularité de Cocyte lui sauta aux yeux : elle avait des rides. Pas des rides de vieillard comme celles que cachait sa mère, pas de ces rides qui n’apparaissaient qu’à la fin de la vie quand la thérapie génique cessait de faire effet. Il n’arrivait pas à estimer son âge. Ni la longue jeunesse artificielle qui était la sienne, ni la brusque vieillesse qui arrivait ensuite. Ses rides appartenaient à une espèce qui n’existait quasiment plus : les rides naturelles causées par la lente accumulation des années. Hesse remarqua autre chose : elle avait des cicatrices. Des cicatrices. Il en eut le souffle coupé. Là, par exemple, sur le dos de sa main droite : un long trait rouge sombre. Il se concentra, songea aux vieux films, essaya de se rappeler ses cours d’histoire biologique et devina au degré de cicatrisation que la blessure devait dater de la veille. Ou peut-être de l’avant-veille. Il n’arrivait pas à détacher son regard de cet anachronisme.
— Je me suis fait ça en arrachant les ronces, dit Cocyte en soulevant sa main.
— Et… Est-ce que ça fait mal ?
— Mal ? Non. Sur le coup, ça pique. Et ensuite la douleur diminue rapidement et disparaît. Mais j’ai eu d’autres blessures bien plus pénibles. Une éraflure de ronce, ce n’est rien.
— Mais comment est-ce possible ? Tu n’as pas la thérapie génique ?
— Non. Mes parents vivent dans un petit village isolé qui y a échappé depuis des générations. En ce moment je vis dans cette maison, parce que c’était celle de mon grand-père. Quand il est mort, je n’ai pas pu me résoudre à laisser son potager et son verger mourir eux aussi.
— Un village entier ? Tu veux dire qu’il y a un village où les gens peuvent se blesser, peuvent souffrir, peuvent vieillir, comme auparavant ? Je croyais que ce n’était qu’une légende. Un mythe moderne. Mais les gens doivent mourir très jeunes, non ?
— Je ne sais pas ce que tu veux dire par jeune. Ce mot n’a plus guère de sens chez vous, non ? Je crois que l’espérance de vie moyenne tourne autour de quatre-vingt ans.
— Quatre-vingt ans ? Mais leurs visages, leurs visages doivent être… Ils portent des voiles ?
Cocyte éclata de rire.
— Non, dit-elle. Pas de ça chez nous.
— Est-ce que je peux visiter ton village ?
Cocyte s’assombrit brutalement.
— Il n’y a pas qu’un seul village. Et les habitants préfèrent éviter de se faire remarquer. Ils chérissent leur mode de vie. Et je le chéris aussi. Alors non, tu ne peux pas. Mais de toutes façons tu n’es pas là pour ça.
Hesse hocha la tête avec compréhension. Il voulait poser tellement de questions qu’il ne savait pas par où commencer. Il désigna la cicatrice.
— Est-ce que je peux… toucher ?
— Tu peux.
Il avança lentement sa main et posa les doigts sur la ligne rouge. Elle formait une légère protubérance. Il crut sentir la fragilité même de la vie humaine. Sans doute serait-il à jamais incapable de l’expérimenter. Cocyte dégagea soudain sa main.
— Tu ne veux pas guérir ? demanda Hesse. Même sans thérapie génique, il y a des médicaments qui peuvent faire l’affaire.
— Guérir ? répéta-t-elle en se levant. Guérir quoi ? Mon humanité ? Je ne suis pas malade. Je vais très bien. Fais comme chez toi. Tu peux dormir sur le canapé et manger ce que tu veux. J’ai beaucoup travaillé aujourd’hui, je vais me coucher. Bonne nuit.
Elle disparut dans un couloir. Hesse soupira. Voilà qu’il tombait sur une humaine à l’ancienne, sensible à la douleur et au vieillissement naturel, qui incarnait tout ce qui attisait sa curiosité depuis si longtemps — et il ne trouvait rien de mieux à dire. Il venait de lui suggérer que son mode de vie était une erreur et qu’elle ferait mieux de le rejoindre dans une norme biologique à laquelle il n’était même pas certain de croire.
Il passa la nuit sur le canapé et partit de bonne heure, comme un voleur. Il fut soulagé de s’engager sur les pentes et de laisser sa moto et la route derrière lui. Il suivait des sentiers plus probablement forgés par des animaux que par des humains en gardant l’œil sur son GPS. Les bois étaient paisibles et il n’aperçut ni ours ni loup, mais seulement des lapins et des écureuils inoffensifs, sans compter les oiseaux. Alors qu’il avançait sur un chemin étroit il distingua soudain une petite forme sautillante devant lui. C’était une hermine — ou peut-être une belette ? Il se figea. La créature avait le ventre blanc et le reste de son pelage hésitait entre le marron et l’orange. Elle continua à bondir avec une grâce nonchalante dans sa direction puis, à cinq ou six mètres, elle décida de quitter le chemin, mais sans la moindre apparence de crainte. Il se surprit à sourire béatement. Quoi qu’il trouve chez cet ermite, ce voyage était une bonne idée.
Il passa la nuit dans un espace dégagé. Cette deuxième journée fut plus rocailleuse et escarpée. Il ressentait une certaine allégresse à utiliser son corps. Dans les passages particulièrement difficiles, son rythme cardiaque augmentait et il haletait. En début d’après-midi, en sous-bois, il entendit des coups de feu. Il fronça les sourcils. Des chasseurs, sans doute. Il songea à l’hermine de la veille et il lui souhaita bonne chance. Les conifères se firent de plus en plus colossaux et il marchait tout en admirant leurs énormes troncs quand, soudain, une détonation retentit tout près et il se retrouva projeté au sol. Son crâne heurta une pierre et il fut sonné pendant quelques secondes. En même temps qu’il reprit ses esprits un signal d’alarme se fraya un passage jusqu’à sa conscience : il était blessé. Il cligna des yeux pour essayer de faire passer le flou qui troublait sa vision et il porta une main à son torse. Elle y trouva du sang chaud. Il se redressa péniblement sur un coude et pencha la tête en avant : il y avait un trou entre ses pectoraux. Un puits rouge qui donnait sur un magma de chair difforme. Il n’avait pas mal, il ne ressentait que l’habituelle pseudo-douleur qui se contentait de lui signaler, avec efficacité et retenue, que son enveloppe charnelle était endommagée. Il vit la bouillie rouge bouger d’elle-même : son corps commençait à se réparer. Il n’avait pas encore repris ses esprits quand il entendit des cris de joie. Les cris, entrecoupés de rire, se rapprochèrent et furent bientôt accompagnés par des bruits de pas et des craquements de feuilles mortes. Une silhouette émergea.
— Enfin, fit une voix d’homme, c’est mon premier frag de la journée, je n’y croyais… Oh, merde. Mais t’es qui, toi ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Hesse se tourna lentement vers l’inconnu. Il était équipé d’un casque, d’une tenue de camouflage et d’un fusil qu’il tenait à la main. L’homme se mit à genoux près de Hesse et attrapa à sa ceinture un spray dont il répandit le contenu sur la blessure.
— Voilà, dit-il, ça devrait t’aider à cicatriser. Et tu n’as même pas de casque. Tu as de la chance, les blessures à la tête, même aujourd’hui, on ne s’en tire pas toujours…
— Putains de chasseurs, marmonna Hesse.
— Non, non, on n’est pas des chasseurs. On se tire dessus entre nous.
— Quoi ?
— On fait du frag. Tu sais, comme à la guerre. Sauf que c’est un jeu.
Hesse ouvrit de grands yeux.
— Mais, mais, ce n’est pas dangereux ?
L’homme haussa les épaules en souriant.
— C’est sûr que même avec le casque, des fois, il y a des accidents. Mais il faut bien vivre, pas vrai ? Il faut bien s’amuser.
— C’est par…
Hesse s’arrêta net. Il s’apprêtait à dire : « C’est parfaitement stupide. » Mais non, ce n’était pas stupide. Il comprenait très bien. Ces gens étaient comme lui : ils ressentaient un manque profond, ils sentaient que leur jeunesse, leur santé, leur sécurité les privait d’autre chose. Alors ils recréaient artificiellement de la tension et du danger. Pour oublier un instant qu’ils étaient presque des immortels — et que bientôt ils le seraient peut-être vraiment.
— Encore désolé, dit l’homme. Mais si ça t’intéresse de te joindre à nous la prochaine fois… Je veux dire, de te joindre à nous dans le jeu, avec le bon matos. Voilà la carte de notre club.
L’homme posa un petit bout de carton sur le sang encore humide de Hesse.
— Je te laisse, reprit-il. Tu n’as rien, ce n’est qu’une égratignure. Si tu continues par là, tu sortiras rapidement de la zone de jeu. Et le frag devient de plus en plus populaire, alors fais attention la prochaine fois que tu te balades en forêt !
L’homme saisit son fusil et disparut. Hesse resta un long moment allongé, presque plus abasourdi par la rencontre que par la blessure. Il songea à Cocyte. Elle l’avait mis en garde contre les loups et les infections mais, comme toujours, rien n’égalait les bipèdes. Si elle avait été à sa place, avec son corps à l’ancienne, elle serait sans doute morte sur le coup. Quand il sentit que sa blessure s’était résorbée, il se releva et reprit sa marche avec un peu plus d’empressement qu’auparavant. Il ne pensa pas à la carte, qui resta au sol dans une flaque de sang.
Le lendemain, il laissa la végétation derrière lui pour franchir un col haut-perché. Il n’y avait rien d’autre que de la roche nue, de l’herbe rase et le paysage de montagne à perte de vue. Le col était marqué par une ancienne croix en métal qui était certainement posée là depuis des centaines d’années. Hesse resta longtemps immobile, à absorber le spectacle environnant. Puis il se tourna vers la vallée qui, au vingtième siècle, abritait peut-être encore un glacier. À présent, ce n’était qu’une longue étendue vallonnée recouverte d’herbe. C’était là qu’habitait l’ermite. Il se remit en route et se laissa dévaler à toute vitesse dans les pierriers. Des petits conifères commencèrent à réapparaître et bientôt il distingua une construction à mi-chemin de la rivière qui coulait paisiblement au centre de la vallée et de l’escarpement rocheux qui la bordait. Il s’y dirigea, sans distinguer le moindre mouvement. C’était une petite maison modeste à un étage. Hesse se sentit étrangement déçu. Quelqu’un qui vivait dans une maison méritait-il le nom d’ermite ? Il s’approcha et frappa à la porte. Pendant un instant il n’entendit que le souffle du vent et le bruissement des oiseaux qui fendaient l’air au-dessus de lui. Puis des bruits de pas résonnèrent et la porte s’entrouvrit. Il distingua un visage à l’intérieur, mais le soleil n’éclairait pas dans cette direction et il ne put pas en distinguer les traits.
— Oui ? dit simplement l’ermite.
Hesse hésita. Il se présenta et dit qu’il avait fait un long voyage pour venir ici mais qu’il ne savait pas exactement pourquoi. Il expliqua qu’il avait un rapport conflictuel avec la façon dont la modernité traitait la vieillesse et la douleur ; il s’inquiétait confusément de voir disparaître ces aspects peut-être essentiels à la nature humaine. L’ermite le regarda en silence.
— Entre, dit-il finalement en ouvrant la porte. Appelle-moi Borlaug.
Hesse accepta l’invitation et cligna des yeux pour s’habituer à l’obscurité intérieure. Il y avait un espace de vie spartiate et un escalier étroit qui menait à l’étage, mais l’essentiel de la pièce unique était occupé par un énorme bureau sur lequel trônaient plusieurs écrans et des piles entières de notes manuscrites. Un coin était occupé par quelques machines qui rappelèrent à Hesse le laboratoire où travaillait Aiffe, qu’il avait eu l’occasion de visiter. Il se retourna vers l’ermite et il put enfin distinguer ses traits. Il avait un visage âgé, creusé, mais pas les rides naturelles de Cocyte. Ses rides étaient plus profondes, plus violentes. Hesse mit quelques secondes à comprendre qu’il avait sous les yeux un visage du même genre que celui que sa mère s’évertuait à cacher : un visage qui avait été protégé par la technique avant de se faire inévitablement rattraper par le temps.
— Tu ne portes pas de voile ? demanda-t-il instinctivement.
Borlaug évacua la question d’un geste agacé.
— Alors comme ça, dit-il, tu t’interroges sur la douleur. C’est bien. C’est un bon début. Aujourd’hui, repose-toi, fais ce qui te chante. Je m’occuperai de toi demain. Tu trouveras une petite chambre vide là-haut. Fais comme chez toi. Mais ne touche à rien sur mon bureau.
Borlaug retourna s’asseoir devant ses écrans. Hesse resta immobile un instant, puis il haussa les épaules avec un sourire. Finalement, Cée n’avait pas eu totalement tort : l’ermite le traitait bien comme un enfant vaguement irritant. Il monta l’escalier, trouva la chambre qui lui était destinée — guère plus qu’un placard avec un lit — et posa son sac contre un mur. Il ressortit rapidement et passa le reste de l’après-midi à errer dans la vallée. Le silence était presque hypnotisant. Il resta une heure entière accroupi au bord de la rivière à regarder les grenouilles qui se réchauffaient au soleil. Il rentra avant la nuit et Borlaug lui servit un dîner simple.
— Demain, dit l’ermite, tu vas expérimenter la douleur.
Il fixa Hesse, qui ne broncha pas. Après tout, même s’il en avait un peu honte, c’était une expérience qu’il voulait vivre depuis très longtemps. La nuit passa en un clin d’œil et quand Hesse se leva, Borlaug était occupé à enfiler d’épaisses chaussures de marche.
— On descend dans la vallée. Jusqu’à la forêt. Prépare-toi.
Hesse s’exécuta et marcha aux côtés de l’ermite, qui ne prononçait pas le moindre mot. Hesse respecta son silence et se tut lui aussi. Il se demandait ce qui l’attendait, mais il n’avait pas peur. Il sourit intérieurement en se disant que, justement, il devrait peut-être avoir peur. Une fois dans l’ombre d’un bois de hauts conifères qui ressemblaient à ceux qu’avait croisés Hesse en venant vers la vallée, Borlaug se mit à marcher plus lentement en fixant l’humus. Il tournait en rond autour de certains arbres et soulevait du pied les feuilles des arbustes. Soudain il émit un grognement de satisfaction, mais Hesse ne vit pas ce qu’il avait trouvé. Borlaug ouvrit sa besace et en sortit une seringue.
— Tu vois, ça ? dit l’ermite en fixant Hesse d’un regard inquisiteur. C’est une substance qui va inhiber certaines glandes dans ton corps amélioré par la technique. En gros, elle va te rendre sensible à la douleur. Pendant quelques heures. Alors, toujours partant ? Pas de remords de dernière minute ?
— Je suis toujours partant, dit calmement Hesse.
Borlaug sourit et lui fit rapidement l’injection, avec des gestes experts. Hesse ne ressentit rien de particulier. Puis Borlaug posa les genoux à terre et se redressa en tenant dans le creux de sa main une forme grise qu’on aurait pu prendre pour un petit galet : un champignon.
— Ce charmant mycète va t’infliger d’atroces tortures. Mange-le.
Hesse haussa les sourcils, prit le galet entre deux doigts, l’introduisit dans sa bouche et mâcha. Il fit une grimace. La texture était spongieuse et le goût répugnant. Il déglutit. Borlaug le regarda et éclata de rire.
— Bien, bien ! C’est un plaisir de voir un tel empressement à la douleur. Maintenant, cherchons une clairière sympathique. Ce sera plus agréable pour toi d’agoniser sur de l’herbe moelleuse que sur des branches mortes.
Les commentaires de Borlaug commençaient à faire naître chez Hesse une certaine inquiétude. Il savait qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dans quoi il s’était engagé. S’il comprenait le sens de mots comme « torture » ou « agoniser », il ne pouvait que difficilement se faire une idée de leur signification empirique. Ils trouvèrent un espace dégagé que Borlaug jugea à son goût. Il s’adossa contre un tronc sans prêter attention à Hesse, qui l’imita et se plongea dans la contemplation d’un bourdon qui tournait en rond, sans doute à la recherche de fleurs à butiner. Il ressentit un malaise dans son estomac, un peu comme quand il lui arrivait de trop manger. Ce ne pouvait pas être de la douleur, pas encore. Mais il se désintéressa du bourdon et concentra son attention sur son propre corps. Le malaise s’accentuait. Il ressentait des élancements à présent. Une sensation désagréable, qui lui rappela une intoxication alimentaire. Il s’assit en tailleur. Soudain l’élancement se fit cent fois plus brutal — comme si une lame lui traversait le ventre. Il lâcha un cri et Borlaug tourna brièvement la tête vers lui avant de se replonger dans ses notes. Hesse serra les dents et s’efforça d’encaisser le choc. Alors la voilà, la douleur. L’impression qu’une épée aiguisée découpait ses chairs. Instructif. La douleur reflua mais, avant qu’il ait pu se remettre, l’épée frappa à nouveau avec une force renouvelée. Il ne put retenir un gémissement et serra vainement ses mains contre son ventre. Cette fois la lame ne se retira pas. Elle continua à labourer ses entrailles avec entrain. Hesse se laissa tomber sur le dos. Son esprit était envahi par la souffrance, cette sensation nouvelle et torrentielle, mais une partie de sa conscience parvenait à rester à distance pour analyser la situation. Il commençait à comprendre pourquoi la douleur était une chose à fuir. Qui pouvait vivre ainsi ? Personne. C’était invivable. Même si une douleur aussi intense était rare, elle devait autrefois planer comme une épée de Damoclès au-dessus de chaque être humain jusqu’au dernier. Sa compréhension des philosophies antiques décupla brusquement. À présent il était allongé sur le côté en position fœtale pendant que des coups de poignards impitoyables s’acharnaient sur lui. Dans un sursaut de fierté il tenta de reprendre le contrôle de son corps en se relevant. Mais il échoua et s’effondra à quatre pattes. Il fut pris de soubresauts et vomit péniblement une substance boueuse. Il resta longtemps ainsi, à essayer de faire sortir le mal de son corps. Mais la boue qui sortait n’emportait pas la souffrance avec elle. Il se retrouva à nouveau au sol, à se convulser au ralenti jusqu’à perdre la notion du temps. Tous ses sens étaient submergés par la sensation unique, plus intense que tout ce qu’il avait pu connaître auparavant Même sa perception du temps perdait pied. Il réalisa qu’il y avait quelque chose de mou et tiède dans son pantalon — il avait déféqué sans s’en apercevoir. Son corps essayait de toutes ses forces de rejeter le poison. Il eut l’impression de perdre conscience de façon répétée jusqu’à ce que, enfin, la douleur reflue. Son corps put se détendre et son esprit fut envahi par un soulagement plus doux que tous les plaisirs. La douleur était toujours là — mais d’épée elle était devenue épine. Puis elle disparut complètement. Hesse resta allongé sur le dos en songeant vaguement qu’il devrait être en train d’analyser son expérience, d’en tirer des leçons, mais il en était incapable. Il n’y avait plus rien d’autre que la paix de l’absence de douleur. Borlaug apparut au-dessus de lui.
— Une belle saloperie ce petit champignon, dit-il, pas vrai ? Imagine le premier de tes lointains ancêtres qui l’a goûté, non pas pour le privilège d’expérimenter la souffrance, mais pour découvrir ce qui dans son environnement était mangeable, ce qui pouvait le préserver de la faim et donc de la souffrance. Tu ne trouves pas que ça rend humble ?
Hesse rit doucement mais ne répondit pas.
— Allez, reprit Borlaug, je te laisse te reprendre, je t’expliquerai tout sur le chemin du retour.
Hesse prit brusquement conscience que ses vêtements étaient souillés. Alors qu’il se soulevait pour examiner les dégâts, Borlaug sortit de sa sacoche un pantalon en toile de lin.
— Tiens. Ne t’en fais pas, c’est un effet secondaire classique.
Hesse se nettoya et enfila le pantalon propre, puis il somnola sur l’herbe. Quand il eut l’impression d’avoir retrouvé une partie de son énergie, il fit signe à Borlaug. Ils marchèrent ensemble jusqu’à l’orée de la forêt.
— Alors ? demanda Borlaug pendant qu’ils remontaient la vallée verdoyante. Qu’as-tu appris ?
Hesse hésita longuement avant de répondre.
— Je ne sais pas, dit-il enfin. Je ne sais vraiment pas.
— C’est normal, dit Borlaug avec un sourire. C’est une sacrée surcharge, la première fois, pour un corps et un esprit habitués à l’insensibilité. Difficile à appréhender, hein ? Mais maintenant, pendant que tu réfléchis, on peut causer un peu sérieusement. Qui t’a parlé de moi ?
— Mon frère, Aiffe. Il bosse…
— Oui, je connais Aiffe. Étonnant, qu’il t’ait envoyé ici.
— Pourquoi ?
— Je travaillais avec lui, autrefois. J’étais un accélérationniste moi aussi. Je courais après le progrès et l’amélioration de l’humain. Je voulais plus, toujours plus. Mais mes opinions ont évolué. Les années passaient et, en vieillissant, j’ai commencé à voir l’humanité avec plus de recul et à me demander ce qu’elle allait faire de son avenir. Tu vois, il nous est difficile de savoir si l’humanité est dans son enfance, son adolescence, son âge mûr… Mais ce dont je suis devenu certain, c’est que le chemin d’Aiffe et des siens, le chemin de l’abolition de la souffrance et de la quête de l’immortalité, est, paradoxalement, une impasse. Un aller simple vers la sénilité de l’humanité et sa fin prématurée. Si tu es là, tu es bien placé pour comprendre. Dis-moi, est-ce qu’il t’a parlé du projet d’abolir la douleur jusque chez les animaux ?
— Oui.
— C’est une bonne comparaison. Imagine une souris qui n’a plus à craindre ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni les prédateurs. Je suis persuadé que ces craintes sont les bases de son comportement. Que reste-t-il de la souris sans la douleur et la peur ? Une boule de chair qui ne songe qu’à se reproduire et à manger ? Bien sûr, nous autres, avec nos gros cerveaux, nous sommes différents. Nous avons bien d’autres motivations que la peur de la douleur. Et pourtant, tu es là. C’est que tu comprends que l’on perd quelque chose au change.
— Tu verbalises ce qui rôdait dans mon esprit depuis longtemps. Et je commence à comprendre la valeur de ce que je viens de vivre, dans la forêt.
Hesse s’arrêta et passa ses mains contre son visage et son ventre. Il ferma les yeux.
— Je n’ai plus mal, dit-il en se remettant en chemin. Ce n’est rien de nouveau, bien sûr, puisque l’absence de douleur a été mon état normal toute ma vie, mais… Comment dire ? J’ai l’impression que ce n’est plus simplement mon état normal. J’ai l’impression de vivre cette absence de douleur comme un état positif.
— Oui, oui s’exclama Borlaug, tu fais l’apprentissage du contraste ! Tous nos actes prennent infiniment plus de valeur quand la douleur est une conséquence possible. C’est l’aiguillon qui nous pousse en avant et, surtout, qui nous fait apprécier son absence. Et c’est pour cette raison que j’ai quitté ton frère et les siens. Je crois fermement qu’une part de douleur, de négativité, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, est essentielle à la nature humaine. Alors je suis venu ici travailler à d’autres projets.
— Quoi donc ? demanda Hesse.
— D’abord, il faut que tu saches que je ne suis pas seul. Nous sommes un petit réseau d’hérétiques aux positions variées. Nous partageons nos idées et nos recherches. Certains ont des positions particulièrement radicales.
— Par exemple ?
— Eh bien, il y a ceux qui veulent… en finir avec la conscience. Ils veulent un retour à l’animalité, au sauvage. En gros, leur objectif est de faire désévoluer l’humanité. Jusqu’à ce que nous soyons à nouveau des singes, ou je ne sais quelle autre forme de vie incapable de raison.
Hesse mit quelques secondes à encaisser l’idée.
— Mais ils ne peuvent pas vraiment faire ça, non ?
— Qui sait ? Si on peut retarder la vieillesse, annihiler la douleur, pourquoi ne pourrait-on pas faire régresser l’espèce ? Mais ce sont des marginaux. En fait, ils haïssent les responsabilités qu’impose la conscience. Ils sont comme ces gens qui regrettent la petite enfance : ce sont des lâches ! Mais peu importe. Moi et quelques autres avons une position différente. Nous ne voulons pas de régression, nous voulons simplement sortir de la course en avant perpétuelle, sortir du mythe du progrès. Nous ne pensons pas que la technique puisse nous mener à des états d’existence quasi-divins, au contraire, nous voulons empêcher que l’humanité s’autodétruise à la manière d’Icare.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— Oh, il y a bien des pistes. Moi, mon objectif est d’explorer la biologie humaine jusqu’à identifier avec exactitude la source de l’hubris, notre ambition démesurée… puis de la détruire. Définitivement.
Hesse hocha lentement la tête. Il hésita un instant avant de dire d’une voix douce :
— Mais il me semble que cette idée pose le même problème que l’orthodoxie d’Aiffe : n’est-ce pas priver l’humain d’une partie essentielle de sa nature ? Qu’est-ce que l’humanité sans son désir infatigable de toujours plus ? Sans son ambition démesurée ?
— Bien sûr, bien sûr, fit Borlaug avec un geste agacé. Mais l’objectif n’est pas le même. Je cherche à nous protéger contre nous-même. De la même façon qu’on ne met pas une arme entre les mains d’un enfant, on ne doit pas mettre l’hubris entre les mains de l’être humain.
— Mais si l’enfant est seul dans un monde hostile et mourra s’il n’a pas d’arme pour se défendre et chasser ?
Borlaug secoua la tête et ne répondit pas. Ils ne tardèrent pas à rejoindre la maison, où un drone aérien livrait des paquets de nourriture. Ils les ramassèrent et les entreposèrent ensemble, mais une certaine gêne s’était installée entre eux.
— Tu peux rester plusieurs jours si tu veux, finit par dire Borlaug.
— Je vais rester un peu, oui.
Hesse passa le reste de la journée à marcher dans la vallée, à faire des croquis et à nettoyer ses vêtements souillés. Rapidement une profonde lassitude s’empara de lui. Il ne savait pas exactement ce qu’il était venu chercher ici, mais il avait l’impression qu’il ne pourrait rien ajouter à son expérience dans la forêt et à sa discussion avec Borlaug. Il réfléchit le soir dans son lit et, le lendemain matin, il dit à Borlaug qu’il partait.
— Alors tu n’es pas convaincu, dit l’ermite. Qu’est-ce tu vas faire ? Retourner à ta vie comme si de rien n’était ?
— Retourner à ma vie, oui, mais pas comme si de rien n’était. Merci pour ton accueil. Merci pour… la douleur.
Borlaug rit doucement.
— De rien, de rien.
Hesse passa son sac sur ses épaules et se mit en marche. Il atteignit le col vers le milieu de la journée et jeta un regard en arrière vers le petit point dans la vallée. Il imagina l’ermite qui n’en était pas vraiment un penché sur son bureau, occupé à écrire, à manipuler ses instruments ou à échanger des idées avec son réseau d’hétérodoxes. Il tourna le dos à la vallée et commença à descendre la montagne. Au début, il se réjouit de sa santé, de la robustesse de son corps qui dévalait les pentes sans se plaindre. Il repensait à son agonie dans la clairière et il jouissait du contraste, comme l’avait dit Borlaug. Mais très rapidement le souvenir de la souffrance s’effaça et la perfection de sa santé redevint la normalité. Son corps avait oublié, le souvenir n’était plus qu’intellectuel. Ce n’était déjà pas si mal. Quelques jours plus tard, quand il atteignit la route, ce qu’il avait vécu dans les montagnes semblait déjà loin. Il décida d’aller à nouveau passer la nuit chez Cocyte, avec l’intention de faire preuve de plus de tact, ne serait-ce que pour la mettre en garde contre les nouveaux dangers humains que recelaient les bois. Il frappa à la porte de sa maison et, comme il n’obtint aucune réponse, il alla du côté du jardin. Il ne la trouva pas et décida de s’installer à l’intérieur. Quand il entra, il remarqua que la maison était plus vide. Il trouva sur la table à côté du canapé où il avait dormi une courte lettre qui portait son nom :
À Hesse, si jamais tu repasses par là. Je suis rentrée au village. Prendre soin du jardin de mon grand-père, c’était parfaitement vain, puisqu’il va être laissé à l’abandon à présent. Je ne sais pas ce que tu as bien pu tirer de ta rencontre avec Borlaug (si tu ne t’es pas fait manger par un ours en chemin) mais j’ai réfléchi et j’en suis arrivé à la conclusion que tu méritais peut-être de visiter notre village. Tu avais l’air sincèrement curieux. Juste curieux. Comme un enfant. Je te laisse mes coordonnées.
Cocyte
Hesse reposa la lettre. Il avait sans doute là l’occasion d’un nouveau voyage. Peut-être celui-ci serait-il plus fructueux. Il s’installa, se fit à manger et s’allongea sur le canapé. Il échangea quelques messages avec Cée et resta élusif sur ce qu’il avait vécu. Il préférait attendre de pouvoir lui raconter de vive voix. Elle était dans les plaines du Groenland où elle visitait une commune hédoniste expérimentale. Hesse sourit. Il écouterait avec un plaisir certain son récit de voyage quand elle rentrerait. Le lendemain, il enfourcha à nouveau sa moto. Mais après quelques heures il se sentit terriblement las. Il n’avait aucune envie de passer des jours entiers à rouler sur cette machine. Il voulait peindre. Il se dirigea vers le centre de transit le plus proche où il se débarrassa de la moto et monta dans un tube. Quelques heures plus tard, il était là où son voyage avait commencé. Avant de rentrer chez lui, il décida de passer voir sa mère. Il n’avait toujours pas la moindre intention de s’excuser, mais sa visite ferait office d’excuse informelle. Sa mère ne mentionnerait pas l’incident du voile et il lui décrirait les paysages qu’il avait traversés. Bien qu’elle ne sorte que rarement de la ville, elle avait su conserver une certaine fascination pour les beautés minérales et végétales. Une fois arrivé devant la maison de sa mère, il vit qu’Aiffe était assis sur l’un des bancs au pied des ginkgos et le regardait avec attention. Hesse alla s’asseoir à côté de lui.
— C’est Cée qui m’a dit que tu rentrais, dit Aiffe. Je suppose qu’elle juge nécessaire que nous ayons une petite discussion. Elle n’a pas tort. Alors, ce voyage ? Tu es rentré en tube, non ? Je m’y attendais.
— C’est vrai. Mais je ne regrette pas d’être parti. Merci de m’avoir parlé de Borlaug.
— Alors tu es vraiment allé le voir. Est-ce qu’il t’a exposé ses… théories ?
— Oui. Je suis étonné que son petit réseau puise mener de telles recherches.
Aiffe haussa les épaules.
— Mieux vaut les avoir à l’œil que les pousser au secret total. Et qui sait, ils auront peut-être des résultats qui pourraient nous être utiles. Il n’a pas réussi à t’embrigader ?
— Non, dit Hesse. Et tu ne m’aurais pas envoyé le voir si tu pensais que c’était un risque.
— En effet. Tu n’as pas d’autre foi que le doute.
— Il m’a fait expérimenter la douleur.
— Ah, on en vient au vrai sujet. Est-ce que ça t’a enfin fait passer ta triste nostalgie ? Est-ce que tu comprends pourquoi nous nous battons, maintenant que tu connais notre ennemi ?
— Je comprends mieux, oui. Mais pas encore très bien. Je crois que je vais avoir besoin de temps pour vraiment saisir les implications de ce que j’ai vécu.
— Mais tu es d’accord avec moi, à présent, non ?
— Je ne crois pas. La souffrance, c’était terrible, bien sûr, mais je suis content de la connaître. Mon champ d’expérience s’est élargi. Drastiquement.
Aiffe se leva avec emportement.
— Tu me dégoûtes. Ton masochisme est intolérable. Tu es là, tout misérable, tout malheureux…
— Je ne suis pas malheureux.
— … à te complaire dans ton manque de perspectives. Hesse, tu es une relique du passé. Tu es ce qu’il faut dépasser. Nous ne travaillons pas qu’à vaincre le temps et la douleur physique, non, nous luttons de plus en plus contre la souffrance mentale. Peut-être que tu ne t’en rends pas compte, mais tu es triste, déprimé…
— Je ne suis pas triste.
— … tu es tellement habitué à te morfondre que tu n’as même pas conscience de l’horreur de ton état. Mais ne t’en fais pas, bientôt nous serons en mesure de faire disparaître ce brouillard qui t’engourdit l’esprit. Bientôt, nous tous, toute l’humanité, nous serons heureux au-delà de nos rêves les plus fous, nous nagerons dans une extase que nous ne pouvons même pas encore imaginer.
— Je ne veux pas de cette extase.
— Vraiment ? demanda Aiffe. Pense un peu à l’anesthésie. Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, la souffrance allait de soi. Imagine l’agonie d’un homme à qui on doit amputer une jambe. Et un beau jour, grâce à l’invention de l’anesthésie, voilà qu’on peut amputer, opérer, soigner sans infliger mille tourments. Dis-moi, Hesse, qui songerait à revenir aux jours d’avant l’anesthésie ? Qui ? Qui ? C’est exactement la même chose. Nous ne savons pas encore que nos tourments sont facultatifs. Et une fois qu’ils seront derrière nous, plus personne ne voudra faire demi-tour. Je te le redis : tu es ce qu’il faut dépasser. C’est l’extase, ou rien.
Sur ces mots, Aiffe s’en alla. Hesse resta longtemps assis en silence. Il allait passer un peu de temps avec sa mère, puis il irait peindre. Il avait très envie de peindre. Des paysages, bien sûr, mais aussi ses rencontres. Il voyait déjà un grand tableau de Borlaug travaillant à son bureau. La vallée verdoyante serait visible par une fenêtre. L’ermite griffonnerait fiévreusement sur du papier comme un sage de la renaissance et son visage ridé serait illuminé par un rayon de soleil. Hesse alla frapper chez sa mère en songeant à la composition de sa toile.