Le monde liquide est un roman écrit en 2018. C'est mon deuxième. Le premier n'est pas assez bon pour être partagé, mais celui-là, j'en suis satisfait. Je n'ai pas de fortes prétentions, mais je sais que c'est solide narrativement, fluide et cohérent. C'est un roman de taille moyenne (93000 mots).
Le premier chapitre est lisible ci-dessous, et le tout est à disposition sous forme de fichiers pdf et epub. C'est la première fois que je crée un epub : il manque quelques fonctionnalités, comme la nouvelle page automatique pour chaque chapitre, mais c'est suffisamment propre pour une lecture agréable.
Synopsis très rapide :
Sur une planète-océan sans nom, une petite société primitive vit sur une carapace de tortue géante. Le jour de ses premières règles, Lotis réalise qu'elle va être obligée de se marier contre sa volonté. Mais les éléments vont la propulser dans le vaste monde, où elle découvrira qu'il existe d'autres sociétés humaines, des sociétés moins paisibles et plus complexes, qui chacune tentent d'expliquer ce monde inhospitalier à l'aide de mythes et croyances.Lien vers le roman en fichier pdf.
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Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, Sorrow I, 1907 |
1
Le soleil se levait sur l’océan infini et Lotis avait peur.
Elle venait à peine de se réveiller et déjà elle savait que sa vie allait changer.
Il y avait une substance collante entre ses jambes.
Sur le monde liquide, dès que le soleil apparaissait au-dessus de l’horizon au petit matin, il illuminait absolument tout. Il n’y avait aucune colline ni aucun arbre pour lui faire obstacle. Seuls les nuages et les vagues, pendant les plus fortes tempêtes, pouvaient obstruer sa lumière. Aujourd’hui, l’océan était calme et le ciel dégagé. Les rayons lumineux se reflétaient sur les flots, puis à nouveau sur les hautes couches de l’atmosphère, et infusaient le monde de leur éclat.
La petite hutte où dormaient Lotis, son frère et leur mère était faite d’un assemblage de longues arêtes de poissons, souvent plus hautes qu’un enfant, recouvertes de peaux d’animaux marins et de nombreuses écailles translucides qui laissaient passer une partie de la lumière du soleil. Au passage, elles lui donnaient un aspect flouté et la coloraient d’une teinte verdâtre ou jaunâtre. C’était la coutume de personnaliser les espaces de vie en formant des mosaïques, ainsi Lotis avait l’habitude de se réveiller sous d’agréables motifs multicolores. Mais ce matin, elle n’était pas d’humeur à les apprécier.
Malgré les nuances de couleur qui se mélangeaient, elle pouvait voir que ses vêtements et sa couche étaient tachés de rouge. Elle savait parfaitement ce que cela signifiait. Son premier réflexe fut de dissimuler l’événement.
Mais elle ne fut pas assez rapide.
Amande, sa mère, n’avait pas l’habitude de se réveiller particulièrement tôt. Au contraire, elle s’activait souvent jusqu’à tard dans la nuit et aimait paresser dans la douceur colorée des matins. Mais en vivant entassés les uns sur les autres dans un espace très limité, les habitudes de chacun devenaient si familières qu’elles finissaient par faire partie du paysage. Tous savaient quelles étaient les manières et manies de tel ou telle autre. On ne faisait pas plus attention au réveil de celui qui se levait toujours avec le soleil qu’on accordait d’importance à une vague parmi des milliers. Lotis avait cette habitude de commencer ses matinées avant tout le monde. Elle aimait ces quelques instants de solitude, les seuls qu’elle pouvait arracher aux longues journées. Même quand elle était fatiguée, elle se les accordait, car elle avait l’impression que dix battements de cœur sans autre humain à l’horizon lui offraient plus de repos qu’une nuit de sommeil profond.
Amande ne s’en étonnait plus depuis longtemps et ne sortait pas de son sommeil pour si peu.
Pourtant, ce matin-là, Lotis avait peur. Elle était stressée, tendue. Elle essayait de rester discrète, de ne pas faire de mouvements brusques, mais elle ne pouvait pas se contrôler parfaitement. Et Amande, dans sa somnolence, sentit ces nuances dans les gestes de sa fille. Ses instincts les plus primaires l’informaient que quelque chose d’inhabituel se produisait. L’inconnu s’était introduit dans son petit foyer. Amande ouvrit les yeux et se tourna vers sa fille.
Lotis, paniquée, était en train d’essayer de nettoyer avec des gestes maladroits le sang de ses premières règles.
Amande comprit immédiatement. Contrairement à sa fille, elle ne fut envahie ni par la peur, ni par la panique, mais par la joie. Sa fille était une femme. Sa fille allait pouvoir se marier. Il fallait en informer la communauté.
Elle se redressa et, un grand sourire sur les lèvres, serra la future mère de ses petits-enfants dans ses bras.
Lotis, toujours choquée, ne lui rendit pas son étreinte.
— Je suis tellement heureuse, ma fille ! Tellement heureuse !
Ayant exprimée son bonheur, elle posa ses mains sur les épaules de Lotis et la fixa dans les yeux avec un sérieux inhabituel.
— Je dis « ma fille », et je le dirai encore. Mais maintenant, je serai la seule à avoir le droit de le dire, parce que tu es une femme. Ce soir, il y aura une fête. Et dans quelques jours, tu te marieras.
En entendant ces mots, Lotis, toujours hébétée, ne répondit pas. Elle qui était d’habitude si vive d’esprit regardait sa mère sans mot dire, abasourdie, la bouche ouverte. Amande lui accorda un dernier sourire maternel et écarta les rideaux de cuir pour sortir. Lotis fut éblouie par la lumière et quelques instants plus tard entendit sa mère qui criait pour réveiller tout le monde. Elle aurait pu rester ainsi de longues minutes si son frère ne l’avait pas tirée de son ahurissement. Il marmonna quelques paroles indistinctes et demanda :
— Il se passe quoi ?
Brillant tenait de sa mère : il aimait dormir le matin. Il fallait bien un événement rare comme celui-ci pour le réveiller.
— Rien, dit Lotis. Il ne se passe rien. Rendors-toi.
Mais son frère remarqua les taches de sang.
— Oh, je comprends. Tu es prête pour le mariage c’est ça ? C’est pour ça que maman est si contente ? Tu es contente, toi aussi ?
— Tais-toi, imbécile. Tais-toi.
— Pourquoi ? Tu n’es pas contente ? Pourtant c’est bien de se marier. Tu auras ta propre maison. Et un mari. Tu crois que ce sera Espa ? Il paraît qu’il attendait avec impatience.
— Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi.
— Moi j’ai envie de me marier. Mais pour les garçons c’est plus tard. C’est injuste. Pourquoi c’est les filles qui sont prêtes les premières ? Et toi, tu avais du retard. Je peux te le dire maintenant : maman s’inquiétait que tu n’aies pas encore le sang.
— Brillant…
— Je suppose qu’il va y avoir une fête. J’ai hâte. La Vieille va raconter les histoires qu’elle garde pour les grandes occasions.
Lotis, exaspérée, écarta à son tour les rideaux pour échapper à son frère.
Elle plissa les yeux puis, une fois habituée à la lumière, jeta sur son monde un regard plus neuf que d’habitude. Elle se savait au bord d’un grand changement dans sa vie, et tout ce qui l’entourait revêtait soudain un caractère de nouveauté.
De tous les côtés l’océan s’étirait.
Il n’y avait rien d’autre que l’eau, les vagues et l’écume. Quand on restait à observer un certain temps on pouvait distinguer la vie. Les poissons-volants laissaient sur la rétine l’impression d’un éclat argenté, les méduses formaient des taches sombres qu’on pouvait confondre avec des algues, les oiseaux se laissaient porter par les vents, plongeaient dans l’eau et en ressortaient bredouille, ou avec une proie dans le bec. Plus loin, d’autres oiseaux flottaient tranquillement sur les ondulations en gardant un œil ouvert. Et parfois, en étant patient et attentif, on pouvait apercevoir les géants. Lotis ne pouvait compter que sur les doigts d’une seule main de telles occasions.
Quand on détachait son regard de l’horizon pour contempler la minuscule portion du monde qui permettait aux humains de survivre, on voyait ce sur quoi Lotis et tous les autres posaient leurs pieds : la carapace.
Lotis n’avait jamais vu les frères et sœurs de la créature à laquelle la carapace avait appartenu. Elle avait déjà vu des tortues, et elle en avait mangé certaines. Quand les pêcheurs ramenaient les animaux sur la carapace et s’apprêtaient à les mettre à mort, il lui arrivait de fixer leurs visages et d’y lire les mêmes choses que sur un visage humain. Une fois, elle avait même cru y distinguer des larmes. Puis, avec les autres, elle mangeait leur chair et bénissait l’océan qui leur fournissait leur subsistance. Les exosquelettes de ces tortues étaient beaucoup plus petits que la carapace sur laquelle elle vivait, mais la ressemblance était frappante. Dans ses rêves, Lotis rencontrait parfois la tortue géante. Elle venait récupérer sa cuirasse. Comme elle était nue, elle était un peu ridicule, mais grâce à sa taille elle restait une menace. Et, dans ces rêves, le plus souvent, les hommes la criblaient de leurs lances et sortaient vainqueurs de la bataille. Mais, parfois, la tortue géante était imbattable et parvenait à reprendre possession de son bien. Alors Lotis se noyait dans un tourbillon et se réveillait en sueur.
Sur la carapace s’élevaient la vingtaine de huttes construites avec les arêtes et écailles que fournissait l’océan. La surface était légèrement bombée au centre et se divisait en de nombreuses petites sections qui formaient autant de modestes collines individuelles. Pour éviter de glisser dans la mer, une haie avait été construite sur les bords de la carapace et des marches taillées aux endroits stratégiques. Lotis avait déjà assisté à ce travail : la carapace était terriblement solide. Pour la sculpter, il fallait s’armer des dents des plus puissants prédateurs et s’acharner des journées entières pour souvent ne lui infliger que quelques minces entailles. Mais désormais, des cordées étaient fixées aux endroits stratégiques. Ce système avait certainement sauvé bien des vies, quand l’océan s’agitait.
Lotis se demanda pourquoi elle pensait à tout cela, puis elle réalisa que c’était pour refouler ses problèmes les plus immédiats. Sa mère parlait avec de grands gestes à un groupe qui lui jetait des regards inquisiteurs.
N’ayant nulle part où fuir, elle se dirigea vers le bassin des gourdes.
Sur les frontières entre la carapace et l’océan, là où il n’y avait pas de barrière, se trouvaient les bassins. Les gourdes étaient tellement importantes que quatre bassins leur étaient dédiés. Lotis prit une aiguille d’oursin creuse dans le récipient qui en contenait des dizaines, se pencha sur le bassin et saisit une gourde. Cette algue qui avait l’apparence d’une grosse boule gonflée était leur source d’eau potable. L’algue filtrait le sel qui rendait l’eau de l’océan mortelle à long terme. Il s’accumulait à la surface de la plante en plaques grises qui se détachaient quand elles devenaient trop lourdes. Lotis planta l’aiguille au sommet de la boule et aspira l’eau tiède. Ce rituel matinal était habituellement réconfortant, mais, aujourd’hui, elle sentait de nombreux regards dans son dos.
Elle reposa dans le bassin la gourde devenue plus légère et partit vers l’arrière de la carapace.
À vrai dire, il n’y avait pas vraiment d’avant ou d’arrière. Lotis n’était pas certaine de savoir de quel côté se trouvait autrefois la tête de la tortue géante, alors, comme tout le monde, elle utilisait un autre système pour parler des directions. L’avant, c’était le sens dans lequel le vent et les courants poussaient la carapace. Et l’arrière, c’était le côté qui laissait derrière lui un sillage. Ainsi le petit monde que constituait la carapace tournait sur lui-même et on se réveillait le matin sans savoir si on serait à la proue ou à la poupe, à bâbord ou à tribord.
À cause de cette incertitude, des toilettes étaient disséminées un peu partout sur la rive. C’étaient de simples petits espaces isolés par des cloisons à peu près étanches aux regards. Il fallait utiliser celles qui se trouvaient, au moment où l’on en avait besoin, du côté de la poupe. Mieux valait que les excréments se perdent dans le sillage de la carapace. Mais, par temps particulièrement calme, quand il n’y avait ni courant ni vent pour donner du mouvement à la carapace, il arrivait régulièrement de mauvaises surprises.
Lotis se réfugia derrière la mince barrière et fit ses ablutions. Elle nettoya le sang qui souillait encore ses cuisses et soupira à l’idée de devoir subir ces pertes toute sa vie. On disait que la Vieille ne perdait plus de sang, mais elle était vraiment, vraiment vieille. Son visage ravagé par les rides en témoignait. Son corps devait être trop fatigué. Lotis ne connaissait aucune autre femme qui ait vécu assez longtemps pour que son corps décide que, finalement, mieux valait garder le sang à l’intérieur.
De l’autre côté de la barrière elle entendait les bruits de l’agitation matinale, mais cette fois ils étaient agrémentés d’un murmure joyeux. À présent, tout le monde devait savoir qu’un mariage était proche. Lotis aurait voulu passer toute la journée aussi seule que possible, derrière le volet des toilettes, mélange tressé de longues arêtes et d’algues sèches. Mais c’était impossible, déjà d’autres attendaient leur tour.
Une fois sortie, elle ne pouvait se déplacer sans causer des sourires entendus et des accolades intempestives. Hespéros, en chemin vers la poupe, vint l’aborder. La jeune fille rayonnait.
— Lotis, Lotis, je suis tellement contente pour toi ! (Elle serra hâtivement Lotis contre sa poitrine avant de reprendre son chemin.) On se parle plus tard.
Lotis décida de se consacrer immédiatement à sa routine quotidienne, sans même prendre le temps de manger, pour échapper à ces marques d’affection qu’elle ne désirait pas. Elle prit dans un bassin de culture autant d’algues qu’elle pouvait en tenir dans ses bras. La plante était collante et poisseuse, mais elle aimait son contact et son odeur. Sur l’océan, il n’y avait qu’un nombre très limité de choses à toucher et à sentir, alors chacune était précieuse. Les sens apprenaient à se régaler de ce qu’il y avait de plus commun. Et l’algue, elle, ne la félicitait pas pour un mariage qu’elle n’avait pas choisi. Lotis déposa son chargement sur la partie de la carapace qui faisait office de séchoir. Il fallait ensuite prendre le temps de l’étaler de façon uniforme pour qu’elle puisse bien sécher. Si le temps était clément, il suffirait de quelques jours pour qu’elle soit utilisable. Une fois cette tâche terminée, Lotis prit des algues sèches dans une main, des outils dans l’autre, et alla s’installer dans un coin aussi tranquille que possible pour tresser draps et vêtements. Elle essayait de toutes ses forces de se concentrer sur son travail, mais rien n’y faisait, son esprit refusait de la laisser en paix. Les pensées les plus diverses continuaient de l’assaillir. Et si elle ne voulait pas se marier ? Pourquoi personne ne lui demandait son avis ? Et pourquoi ne voudrait-elle pas se marier : n’était-ce pas ce que tout le monde faisait ? Pourquoi perdait-elle du sang ? Quel était le rapport entre ce sang et la nécessité de se marier ? Vraiment, pourquoi ne pouvait-on pas la laisser tranquille ? Et pourquoi cette carapace, aussi géante soit-elle, était-elle si petite ? Comment ses parents, et les parents de ses parents, et tous ceux avant, avaient-ils pu vivre sur cet étroit navire ?
Non, non, elle ne devait pas penser à cela. Quand elle était plus jeune, elle posait ces questions aux adultes. Pour toute réponse, ils la regardaient de haut, fronçaient les sourcils avec reproche ou lui passaient la main dans les cheveux en rigolant, et lui expliquaient que le monde était ce qu’il était, qu’il avait toujours été ainsi et qu’il serait toujours ainsi.
Alors Lotis, avec le temps, avait cessé de poser des questions. Elles ne sortaient plus par le seuil de sa bouche, mais elles restaient là, à encombrer son crâne, à créer de la confusion et du doute.
Elle releva les yeux de son travail et son regard croisa celui d’Espa. Debout un peu plus haut sur la carapace, il la contemplait avec avidité. Lotis, peu habituée à susciter ce genre d’attention, tourna rapidement la tête et plongea à nouveau vers son travail. Mais elle était encore plus qu’avant incapable de se concentrer. Ne devrait-elle pas être heureuse ? Espa était beau, fort et jeune. Il était bon pêcheur, attentionné envers ses proches et respecté de tous. Alors pourquoi Lotis ressentait-elle ce désir incontrôlé de sauter dans l’océan et de nager jusqu’à se retrouver seule et libre ?
C’était un désir illusoire, bien sûr.
Il n’y avait nulle part où aller. Aucune autre carapace où se réfugier.
Dans un mouvement vif, Hespéros vint s’asseoir à côté d’elle, avec son propre chargement d’algues séchées.
— Tu as vu, dit-elle, il ne te quitte pas des yeux. Tu as de chance, tu sais. Notos n’était pas aussi motivé à l’idée de se marier avec moi. Maintenant, ça va plutôt bien, mais qu’est-ce que j’aurais aimé qu’il me regarde comme Espa te regarde ! Tu vas avoir un mariage heureux. Tout le monde est content pour vous.
Elle entrecroisait avec attention les minces rubans d’algues, mais Lotis ne répondait pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas contente ?
— Non, répondit doucement Lotis. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais… Je n’ai pas envie de me marier. Je n’ai pas envie. Je ne veux pas. J’aimerais être contente de ce qui m’arrive, mais c’est plus fort que moi, je ne veux pas, je ne veux pas.
— Je comprends, tu sais. C’est normal d’être troublée devant un événement aussi important. Moi, je n’ai jamais ressenti ça. J’avais tellement hâte de me marier. Avoir un homme, une maison, des enfants. Être une femme, être traitée en égal par les autres. Je ne comprenais pas qu’il était possible de se sentir comme tu te sens maintenant. Alors j’étais triste quand je voyais que Notos ne partageait pas mon enthousiasme. Il détournait les yeux, il ne voulait pas me parler. Mais, plus tard, il m’a expliqué : il avait peur. Il avait peur des responsabilités, peur de ne plus être un enfant, peur de moi, peur de lui-même. C’est normal d’avoir peur tu sais. Mais ça va s’arranger, comme pour Notos. Et tu auras un mari qui te désire, c’est déjà une chance.
— Non, dit Lotis, ce n’est pas ça. Ce n’est pas de la peur. Je n’ai pas peur. C’est juste que je ne veux pas. Pourquoi est-ce que personne ne me demande ce que j’en pense ? Pourquoi est-ce que je suis obligée ?
— Tu raisonnes en enfant, soupira Hespéros. Est-ce que les pêcheurs ont envie de pêcher ? Est-ce que toi et moi avons envie de tresser ? Est-ce que les poissons ont envie de nager ? Est-ce que l’océan a envie d’être autre chose que ce qu’il est ? Ce ne sont pas de bonnes questions. Les pêcheurs pêchent parce qu’ils doivent manger. Nous tressons parce que nous devons nous habiller et fabriquer des filets et des draps. Les poissons nagent parce qu’ils vivent dans l’eau. L’océan est ce qu’il est et il ne peut pas être autre chose. C’est la même chose pour nous. Nous devons nous marier car c’est ainsi que les humains vivent.
— Mais non, répondit Lotis en haussant le ton. Ce n’est pas forcément ainsi que nous devons vivre. Pourquoi ne pas laisser le choix aux gens de se marier ou non ? Et de se marier avec qui ils veulent, s’ils veulent se marier ? Hein, pourquoi pas ?
— Lotis, tu dois cesser de penser en enfant. Tu ne changeras pas ton existence en te plaignant. Tu as devant toi une vie heureuse. Si tu la rends malheureuse, ce sera de ta faute.
Lotis ne répondit pas, et les deux jeunes femmes tressèrent en silence. Les doigts de Lotis multipliaient les erreurs, et le pagne qu’elle fabriquait était gâché par des nœuds et des trous. Elle aurait déjà dû arrêter pour reprendre à zéro, mais elle ne voulait pas avoir à se lever pour aller chercher des fibres neuves et croiser des regards, échanger des paroles, subir la bienveillance générale. Alors elle restait là, à gaspiller de la bonne algue à côté de son amie qui lui semblait soudain si étrangère.
Était-ce vrai qu’elle ne raisonnait que comme une enfant ? Si c’était cela devenir adulte, accepter de faire ce qui nous répugnait, alors elle ne voulait pas devenir adulte.
Tout en essayant maladroitement de continuer son ouvrage, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Pleurer la faisait se sentir encore plus enfant. Elle essaya de ne rien laisser paraître, mais son état n’échappa pas à Hespéros.
— Écoute, dit-elle avec compassion, est-ce que tu as mal au ventre ? C’est normal d’avoir mal, parfois, quand on perd le sang. Mais ça dépend des femmes. Tu te sens mal ?
— Non, ça va très bien. Ce n’est pas pour ça.
— Tiens, encore une fois tu as de la chance sans t’en rendre compte. Moi, ça me fait mal, à chaque fois. Et il n’y a rien à faire. Parfois j’ai la nausée, et je suis juste bonne à rester allongée.
— Oui, murmura Lotis, je suppose que je suis chanceuse.
— Et est-ce que tu as une éponge ?
— Quoi ?
— Une éponge, pour ton sang ? Tu n’en as pas ?
— Non. Je devrais ?
— Mais oui. C’est bien plus pratique. Tu ne veux pas te retrouver ensanglantée à chaque fois, non ? Viens, suis-moi.
— Maintenant ?
— Oui, maintenant. Avant que tu saignes à nouveau.
Les deux femmes laissèrent en plan leur travail et se dirigèrent vers la demeure d’Hespéros et de Notos. Lotis regardait ses pieds pour n’avoir à croiser aucun regard. La hutte du couple était comme toutes les autres : un assemblage de longues arêtes, d’écailles et de tissu d’algue duquel émanait un charme coloré. Derrière le rideau, Notos occupait la pièce unique. Assis en tailleur sur les draps, il faisait des essais avec un instrument de musique de sa création. Il utilisait des nerfs de poisson qu’il tendait au-dessus d’un gros coquillage. Mais les nerfs étaient fragiles, et la plupart cédaient rapidement. Alors il passait une bonne partie de son temps libre à fouiller dans les carcasses et à tester les nerfs qu’il récoltait. Lotis eut le temps d’entendre quelques pincements de corde mélodieux avant qu’Hespéros intervienne.
— Allez, Notos, va faire ton bricolage dehors, il faut qu’on règle des affaires de femmes. Tu y verras mieux de toute façon.
Notos, flegmatique, regarda les deux femmes en souriant avec une bienveillance amusée et sortit sans un mot.
— Il n’est pas très bavard, dit Hespéros quand il fut parti, mais au moins, il n’est pas difficile à vivre.
— Et il joue bien de la musique.
— Oui, c’est vrai.
— Tu crois qu’Espa aime la musique ? Il sait en jouer ?
— Je ne sais pas, Lotis, je ne sais pas. Je suppose que s’il aimait ça, on le saurait, non ?
— J’aimerais bien qu’il joue de la musique, comme Notos.
— Eh bien tu le lui diras. Tu vois, tu commences déjà à te faire à l’idée de ton mariage. Tu verras, tout va très bien se passer. Mais revenons à des problèmes plus pratiques. Attends une seconde.
Hespéros se retourna et farfouilla dans l’assemblage hétéroclite d’objets qui occupaient les côtés de la maison. Pendant ce temps Lotis regarda autour d’elle. Il n’y avait pas grand-chose qui différenciait cette maison de la sienne. Quelques instruments aux formes invraisemblables, dans un coin, révélaient le goût de Notos pour la musique. La plupart étaient des expérimentations ratées qu’il conservait malgré tout. De l’autre côté on voyait une quantité particulièrement importante de vêtements rouges. Cette fois, c’étaient les goûts d’Hespéros qui se révélaient. Elle se débrouillait toujours pour récupérer les plus belles écailles des poissons-renards et le cuir des calistos. Lotis, elle, aimait les couleurs plus sobres.
Hespéros tendit à Lotis une petite éponge. L’étrange animal avait été soigneusement lavé pour que ne subsiste que son ossature molle qui absorbait les liquides comme s’il était assoiffé.
— Si je comprends bien tu veux que je la mette entre mes jambes ?
— Oui, tu verras, ça fonctionne parfaitement bien. Mais n’oublie pas de la laver dès que tu en as l’occasion. Au moins tous les matins et tous les soirs, mais plus souvent si tu peux. C’est mieux d’en avoir plusieurs, mais il faut bien commencer quelque part. C’est quand même étrange que ta mère ne t’en ait pas donné.
— Ce matin, quand elle s’est réveillée et qu’elle a vu que je perdais le sang… Elle était tellement heureuse, elle m’a serré dans ses bras et elle est partie le dire à tout le monde. Elle ne m’a pas aidé.
Lotis sentit les larmes revenir.
— Je voudrais juste que ce soit une journée comme toutes les autres, sans qu’on s’occupe de moi, sans que j’aie besoin d’une éponge.
Et soudain, dans l’intimité de la maison, elle laissa son sanglot éclater. À genoux face à elle, Hespéros la serra dans ses bras. Lotis vidait toute l’eau de son corps sur les épaules de son amie et lui rendait son étreinte avec une énergie qu’elle ne se connaissait pas. C’était comme si un coup de tonnerre avait fait éclater un large nuage noir qui pouvait enfin libérer toute sa tension dans une pluie de larmes.
— Tout va bien se passer, lui murmurait Hespéros à l’oreille en l’enlaçant, tout va bien se passer, je te le promets, tout va bien se passer.
***
Pour la suite, le roman complet est à disposition ici :
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