Bill Gates, l’un des hommes les plus riches et puissants du monde, vient de publier un livre sur la crise climatique et environnementale. À première vue, on peut être plus que sceptique : le mode de vie de Bill Gates est certainement un million de fois plus polluant que celui de l’humain moyen, alors de quel doit viendrait-il nous donner des leçons ? (Sans compter tout ce qu'il
représente.) Heureusement, il a lui-même conscience d'une partie du problème, et il prend le temps de l’adresser :
Oui, mon empreinte carbone personnelle est scandaleusement élevée. J’en éprouve depuis longtemps de la culpabilité. Je suis conscient du haut niveau de mes émissions, et en rédigeant ce livre, j’ai compris qu’il était temps que je fasse tout mon possible pour les réduire. Le moins que l’on puisse exiger de quelqu’un qui se trouve dans ma position, qui se soucie du changement climatique et qui appelle publiquement à agir, c’est qu’il commence par réduire sa propre empreinte carbone.
On peut douter de telles déclarations, mais au moins Bill Gates ne fait pas comme si de rien n’était. Je vais donc le prendre au sérieux et examiner ce qu’il exprime de pertinent dans son livre. Ensuite, on pourra se pencher sur les limites de sa position.
Déjà, quand il s’agit d’expliquer la crise climatique, Bill Gates s’en sort bien : il ne nie pas la gravité de la situation. Par exemple, il mentionne que l’augmentation de la température aura des effets exponentiels :
Sous bien des aspects, une augmentation de 2 degrés ne serait pas seulement 33 % plus grave que 1,5 degré. Elle pourrait être 100 % pire. Le nombre d’individus peinant à se procurer de l’eau potable serait multiplié par deux. De même, dans les tropiques, la chute de la production de maïs doublerait.
|
Sources de l'électricité mondiale
|
D’ailleurs, la situation est tellement grave qu’il propose un objectif de zéro émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, du moins pour les pays développés. Un objectif incroyablement ambitieux, tant les combustibles fossiles ont une place capitale dans nos vies : quasiment tous les objets du quotidien doivent leur existence, d’une façon ou d’une autre, aux combustibles fossiles. Et pour cause : le pétrole est incroyablement abordable, au litre, il est même moins cher que le soda, du moins aux USA. Et la situation est d’autant plus tendue qu’avec la croissance démographique, l’équivalent d’une ville comme New York est construit chaque mois, et la demande en électricité va exploser dans les décennies à venir.
L’une des idées principales de Bill Gates est la
Green Premium : c’est-à-dire la différence de prix entre une ressource classique et une ressource dite « propre ». Il passe une bonne partie de son livre à essayer de trouver comment réduire ces
Green Premium, c’est-à-dire comment rendre les énergies « propres » abordables financièrement. La principale solution qu’il propose, c’est de passer au tout électrique : en effet, l’électricité, contrairement à l’essence, ne produit pas de gaz à effet de serre — mais, bien sûr, tout dépend de comment on obtient cette électricité : si c’est avec des centrales à charbon, on a fait un pas en avant pour faire un pas en arrière. À première vue, les énergies renouvelables semblent être la réponse à ce problème.
Pourtant, les énergies renouvelables sont loin d’être parfaites. Bill Gates évoque notamment le problème des barrages et donc de l’énergie hydraulique :
La création d’un réservoir entraîne l’exode de la population et de la faune. Quand on recouvre la terre d’eau et qu’il y a beaucoup de carbone dans le sol, ce dernier finit par se transformer en méthane qui s’échappe dans l’atmosphère. Des études montrent ainsi que, selon le lieu où il est construit, un barrage peut en réalité se révéler un pire émetteur que le charbon pendant cinquante ou cent ans, avant qu’il ne compense tout le méthane dont il est responsable.
Quant à elles, les énergies solaires et éoliennes sont complètement dépendantes de la météo. C’est le problème de l’intermittence :
Le soleil et le vent sont des ressources intermittentes ; ils ne produisent pas d’électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, 365 jours par an. Or notre besoin d’électricité, lui, n’est pas aussi intermittent : nous en voulons tout le temps. Par conséquent, si le solaire et l’éolien doivent constituer une grande partie de notre combinaison électrique et que nous souhaitons éviter des coupures majeures, il nous faut d’autres solutions pour les moments sans soleil ou sans vent. Soit nous devrons stocker le surplus d’électricité dans des batteries (ce qui est excessivement cher), soit nous devrons ajouter d’autres sources d’énergie qui utilisent des combustibles fossiles, comme les centrales au gaz naturel qui ne fonctionneraient que quand nous en avons besoin.
Voilà qui limite déjà la valeur du solaire et de l’éolien, mais ce n’est pas tout :
Malheureusement, l’intermittence nocturne n’est pas le problème le plus difficile à régler. La variation saisonnière entre été et hiver constitue un obstacle bien plus important.
En effet, on ne peut pas compter sur le soleil pour se chauffer en hiver, ni même sur le vent, qui n’offre pas de certitude. Mais pourrait-on résoudre ces problèmes de variabilité en stockant l’énergie dans des batteries ? Par exemple, quelle quantité de batteries faudrait-il pour alimenter une ville comme Tokyo pendant 3 jours complets ? Réponse : il faudrait plus de batteries que le monde n’en produit en une décennie. On comprend donc que le problème de l’intermittence du solaire et de l’éolien n’est pas près d’être résolu par les batteries, et ça risque de rester le cas pendant très longtemps :
Les inventeurs ont étudié tous les métaux que nous pourrions utiliser, et il semble peu probable qu’il existe des matériaux qui aboutissent à des batteries nettement plus performantes que celles que nous produisons déjà. Je pense que nous pourrions les améliorer d’un facteur de 3, mais pas d’un facteur de 50.
Et c’est sans compter le fait que les besoins en électricité vont drastiquement augmenter :
Nous aurons besoin de beaucoup plus d’électricité propre. La plupart des experts reconnaissent qu’avec la poursuite de l’électrification des autres processus générant de grandes quantités de carbone – telles la fabrication de l’acier et l’utilisation des voitures –, l’approvisionnement en électricité dans le monde va nécessairement doubler, voire tripler d’ici 2050. Sans compter l’accroissement de la population, ou le fait que les gens s’enrichiront et utiliseront donc plus d’électricité. Par conséquent, le monde aura besoin de bien plus que trois fois la quantité d’électricité que nous produisons aujourd’hui. »
Il va donc falloir tripler la quantité d'électricité produite pendant les 30 prochaines années si nous voulons conserver nos habitudes de vie. Les besoins en nourriture vont eux aussi continuer à augmenter : à cause de la croissance de la population, bien sûr, mais aussi parce que plus le niveau de vie des populations augmente, plus elles consomment. Et c’est une contradiction qui traverse tout le livre : il est positif d’augmenter le niveau de vie des populations, mais en augmentant leur niveau de vie, on augmente en même temps leurs besoins énergétiques et leurs émissions de gaz à effet de serre. « Plus les gens progressent dans l’échelle sociale, plus ils produisent d’émissions. »
Le premier problème majeur qu’on trouve dans ce livre, c’est celui des « énergies propres ». Bill Gates emploie ce terme comme si les énergies dites renouvelables étaient vraiment propres, alors qu’en même temps, il donne les éléments pour comprendre qu’aucune des énergies dite renouvelable n’est vraiment propre. Les éoliennes exigent des quantités énormes de métal et de béton, deux matières dont la fabrication émet des quantités énormes de CO2, sans compter que les éoliennes ont une durée de vie limitée, de l’ordre de 20 ou 30 ans. Ainsi, par exemple, la fabrication d’une tonne d’acier produit environ 1,8 tonne de dioxyde de carbone, et pour la fabrication d’une tonne de ciment, on obtient une tonne de dioxyde de carbone.
Les panneaux solaires eux aussi exigent de vastes quantités de minerais, notamment la silice, dont la production émet beaucoup de CO2. Quant à l’énergie hydraulique, Gates a directement évoqué ses problèmes, comme on l’a vu. Ces méthodes de production d’énergie sont également bien moins efficaces que les combustibles fossiles ou le nucléaire sur le plan de l’espace qu’elles exigent sur nos territoires.
La logique est la même pour les voitures électriques : leur construction exige de vastes quantités de matières premières polluantes, et il faudra toujours plus d’électricité pour les nourrir, de l’électricité qui avec un peu de chance proviendra de sources certes moins « sales » que le charbon, mais des sources qui ne seront jamais vraiment « propres », malgré leur nom.
Le problème fondamental de Bill Gates est récurrent : il refuse complètement le moindre changement systémique. Certes, on peut avancer que son « pragmatisme » et son « réalisme » sont des qualités, mais comme j’essaie de le démontrer, cela ressemble plus à de l’aveuglement. Voici un exemple parlant : Gates mentionne quatre façons de réduire les émissions liées aux transports.
1. Moins se déplacer en véhicule motorisé – sur les routes, dans les airs, sur les mers.
2. Utiliser moins de matériaux qui sont sources de carbone dans la construction automobile (c’est assez vague)
3. Utiliser plus efficacement nos carburants (encore une fois, assez vague)
4. Passer aux véhicules électriques et aux carburants alternatifs
Alors, quelle est la méthode la plus efficace ? Selon Bill Gates, c’est… l’idée numéro 4. Selon lui, le passage aux véhicules électriques et aux carburants alternatifs est plus efficace que de tout simplement moins se déplacer, alors qu’en même temps il explique qu’il n’existe pas encore de carburant alternatif sérieux. Toute modération, tout changement de nos sociétés tendant ne serait-ce que légèrement vers la décroissance est inenvisageable pour lui. Il le dit clairement ailleurs : « Comment bénéficier de tous les avantages des voyages et des transports sans rendre le climat invivable ? » La réponse simple est : c’est impossible. Il est impossible de continuer à vivre comme aujourd’hui sans en subir les conséquences. Mais Bill Gates est incapable de dire ça, alors sa seule option est de pointer vers des solutions technologiques miracles. C’est dans le titre : « Les innovations
nécessaires ». Nécessaires pour maintenir notre rythme de vie, oui, mais ce n’est pas parce qu’elles sont nécessaires qu’elles vont devenir réalités ! À chaque fois que Bill Gates fait face à des contradictions insolubles parce qu’il refuse d’envisager de réels changements sociétaux, il écrit quelque chose comme : « Il nous faudra trouver des innovations. » Certes, il
faudrait. Mais pour l’instant, c’est juste de la foi, de l’espoir.
Une autre citation révélatrice : « Il faut que notre système énergétique cesse de faire toutes ces choses que nous n’aimons pas tout en continuant à faire toutes celles que nous aimons. » Ou, autrement dit, il nous faut le beurre et l’argent du beurre. Malheureusement, ce n’est pas comme ça que fonctionne la réalité.
Pour conclure, je voudrais me concentrer sur quelques points particulièrement pertinents, à commencer par le rôle du nucléaire, qui souffre d’une grande crise de confiance. Pourtant,
…c’est la seule source d’énergie sans carbone qui puisse distribuer de l’énergie de manière fiable jour et nuit, peu importe la saison, presque partout sur Terre, et qui ait démontré son efficacité à grande échelle. […] Il est difficile d’envisager un avenir où l’on décarbonerait notre réseau électrique de manière abordable sans utiliser davantage d’énergie nucléaire.
Quant aux dangers du nucléaire, ils sont à relativiser en les comparant à la pollution atmosphérique que causent les combustibles fossiles, pollution qui cause des millions de morts précoces. Ainsi, la pollution due au charbon tue chaque année plus de personnes que tous les accidents nucléaires additionnés. De plus, le prix des énergies fossiles est encore plus fort quand on prend en compte les dégâts considérables que causera le changement climatique. Il ne s’agit pas d’idéaliser le nucléaire, mais simplement de ne pas se concentrer sur ses risques tout en oubliant les dangers plus diffus mais encore plus dévastateurs que représentent les autres énergies fossiles, à cause de leur émission de gaz à effet de serre.
Bill Gates est sans doute un capitaliste impitoyable, mais sur les questions climatiques, il a le bon goût le reconnaître l’importance cruciale des États : « Nous avons besoin que le gouvernement intervienne massivement pour offrir les avantages appropriés et veiller à ce que l’ensemble du système profite à tout le monde. » En effet, ce sont les décisions politiques à grande échelle qui peuvent avoir des impacts concrets. Et si Bill Gates suggère aux individus des choses classiques voire ridicules comme « réduisez les émissions de votre maison » ou « achetez une voiture électrique », voilà quel est son premier conseil : « La chose la plus importante que chacun d’entre nous puisse faire pour aider à éviter un désastre climatique est de s’engager dans le processus politique. »
Difficile de le contredire sur ce point. Simplement, j’ai tendance à penser que cet engagement doit se faire en gardant en tête l’idée capitale que la croissance infinie dans un monde fini est impossible, idée que l’on ne trouve nulle part dans les pages du livre de Bill Gates.
|
Pollution des transports par type de véhicule
|