En somme, trois personnages. Kira, fille de bourgeois, lutte pour conserver son individualité. Leo, fils de héros de guerre devenu traitre à la révolution, est un peu l'incarnation de l'homme parfait, l'individualiste ambitieux, qui sera développé dans les romans suivants de Rand. Seulement, dans la violence aliénante de l'URSS, il lui est impossible de s'épanouir, et il retourne sa force contre lui-même, dans une vaine poursuite d'accomplissement autodestructrice. Andrei, lui, est un communiste convaincu. Déjà, remarquons ce fait improbable : Ayn Rand développe ici un personnage communiste et en fait un héros, une force positive ! Elle n'aura plus ce genre de lubies pour ses romans suivants, ou la moindre personne vaguement socialiste sera automatiquement un monstre sanguinaire. Andrei est né prolétaire, et lui aussi est l'incarnation de la droiture vitale que recherche Rand. Seulement, il met sa force au service du Parti, et il ne résistera pas à la lente révélation que le Parti est devenu pourri, que l'idéal est trainé dans la fange, que ce communisme abaisse au lieu d'élever.
Si Rand laisse pas mal de côté les fantasmes idéologiques qui seront au cœur de ses romans suivants, on trouve déjà ici le fantasme amoureux. Kira, incarnation de Rand, donc, est l'amante de Leo et Andrei, les deux hommes les plus beaux, forts, braves et fiers de tout Saint Petersburg, devenu Petrograd, puis Leningrad. D'un côté un individualiste, et de l'autre, un communiste. Vraiment, c'est un peu comme un vampire d'un côté et un loup-garou de l'autre. Evidemment, au final, ces sont les individualistes et les vampires qui sont les plus sexy.
La description de l'aliénation sous la Russie soviétique est saisissante. Si les romans de Soljenitsyne, à part le court Une Journée d'Ivan Denissovitch (1962), m'avaient un peu assommé, Ayn Rand reste attentivement concentrée sur ses personnages taillés avec efficacité, taillés dans des blocs d'idéologie. Au programme : persécution des « bourgeois », appropriation du temps libre par des « clubs » dont l'appartenance est basée sur le « volontariat », files d'attente pendant des heures pour quelques miettes, autorisation temporaire des commerces privés tout en les réprouvant, toute-puissance des membres du Parti, corruption à grande échelle, purges régulières et fatales pour qui n'est pas un communiste assez assidu, allez simples au goulag, inefficacité de la production nationalisée et centralisée, négation des ambitions personnelles, négation de l'individu au profit du collectif... Ce dernier point notamment rappelle le caractère vraiment précurseur du Nous de Zamiatine, qui dès 1920 écrivait sur ce totalitarisme du nous.
On trouve donc dans We The Living à la fois les débuts des qualités de Rand, c'est à dire une écriture intense imbibée d'un puissant élan vital et un véritable fond théorique, mais aussi, de façon plus unique, un aspect documentaire qui, certainement, même pour qui n'aime guère les idées de Rand, vaut le détour. Et lire son premier roman permet de mieux comprendre Rand et sa radicalité. Ayant fuit l'aliénation de l'URSS, on peut imaginer sa terreur quand, aux USA, on lui refuse le manuscrit de We The Living en l'accusant de ne pas comprendre le socialisme, et qu'elle croise beaucoup de sympathisants communistes. Et en conséquence, ce roman ne se prête pas à controverse comme ses suivants : si par exemple on peut hausser les sourcils quand dans The Foutainhead ou Atlas Shrugged elle prétend que les riches sont oppressés aux USA, ici, l'oppression décrite est assez factuelle.
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