mardi 24 septembre 2019

Opinions et sentences mêlées - Nietzsche

Opinions et sentences mêlées - Nietzsche

(Les citations viennent de l'édition du Livre de poche, je voulais simplement changer d'illustration.)

Cette deuxième partie de Humain, trop humain est une suite logique, un peu plus courte et sans classification en chapitres. Par moments Nietzsche m'ennuie. Il est très obsédé par l'antiquité grecque, il digresse un peu trop sur l'esprit allemand, sans compter sa misogynie rampante (qui fait presque rire une fois qu'on connait un peu sa vie)... Mais difficile de le lâcher, parce que quelques aphorismes plus loin, il revient à la charge avec brillance, lucidité, humour et ambiguïté. Et il y a l'énergie de sa prose. J'ai été surpris de le voir considérer avec tant de bienveillance Épicure et surtout Épictète. Ci-dessous, quelques notes sur une sélection d'aphorismes.

30.  Sur l'humain complexifiant le réel. « Au petit nombre de gens qui prennent plaisir à débrouiller le tissu des choses et à défaire sa trame, s'opposent en nombre ceux qui œuvrent (par exemple tous les artistes et les femmes) à refaire les nœuds à l'infini et à embrouiller les fils, tant et si bien que les choses comprises deviennent incompréhensibles. Quoiqu'il advienne, les maillons et les tissus auront toujours l'air un peu malpropres, parce que trop de main y travaillent et arrachent les fils. » L'art embrouillant notre perception du monde ? Un point de vue à priori étrange (et nul doute que Nietzsche pense également l'inverse), mais pertinent : la multiplication des subjectivités, représentations et interprétations, d'une certaine façon, encrasse le réel.

41. « Le seul argument définitif qui, de tous temps, ait retenu les hommes d’absorber un poison, ce n'est pas la crainte qu'il ne tue mais qu'il n'ait mauvais goût. »

90. Sur la nécessité de l’incorrect, en prenant comme exemple la naissance de la science. « Le premier degré de la bonne conscience est la mauvaise conscience — l'une ne s'oppose pas à l'autre : car toute bonne chose commence par être nouvelle, par conséquent insolite, contraire aux coutumes, amorale, et elle ronge, comme un ver, le cœur de l’heureux inventeur. » Une phrase qui exemplifie bien, d'une façon difficile à réfuter, le caractère progressif du dépassement de la morale défendu par Nietzsche.

93. Nietzsche ferait-il l'apologie d'un certain type de religieux ? « Un homme totalement pieux doit être pour nous un objet de vénération, mais il doit en être de même pour un homme sincèrement et profondément impie. Si, avec des hommes de la dernière espèce, on se sent dans le voisinage des hauts sommets où les fleuves puissants ont leur source, avec les hommes pieux on se croirait sous des arbres tranquilles et plein de sèves, aux larges ombrages. » Si pour le libre penseur la métaphore de la montagne est habituelle chez Nietzsche, celle du bois dense pour le religieux est plus nouvelle, et séduisante. La croyance, c'est un horizon limité (par la forêt), un ciel rempli (par la canopée) et la foi, énergie première du religieux sincère (la sève).

123. Une suite à l’aphorisme 30 ? « De grands artistes s'imaginent qu'au moyen de leur art ils ont totalement pris possession d'une âme et que dès lors ils l'occupent entièrement : en réalité — et souvent à leur grande déception — cette âme n'est devenue que plus vaste et insatisfaite, en sorte que dix grands artistes pourraient se jeter au fond sans la rassasier. » Ce vieux socratisme de l'être ne devenant savant que pour mieux réaliser son ignorance, dans une course sans fin vers le savoir offrant toujours plus d'inconnu. Mais reconnaitre cet inconnu et l'accepter, voire oser s'y avancer, est en soi un grand pas.

152. Pourquoi écrire ? « Le fait d'écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n'écrivent précisément que lorsqu'ils ne peuvent pas gérer quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encore leur nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur lui, c'est-à-dire qu'eux aussi veulent vaincre, mais les autres. » Que l'écriture ne soit pas une auto-thérapie éclaboussante, mais une appréciation du meilleur de soi-même et un don. Les contre-exemples ne doivent pas manquer non plus. Dostoïevski, peut-être ?

186.  De la civilisation comme de l'humain. « Au culte du génie et de la force, il faut toujours opposer, comme complément et comme remède, le culte de la civilisation, lequel sait accorder aussi, à ce qui est grossier, médiocre, bas, méconnu, faible, imparfait, incomplet, boiteux, faux, hypocrite, et même à ce qui est méchant et terrible, de l'estime et de la compréhension, et faire l'aveu que tout cela est nécessaire. Car l'harmonie et de développement de ce que est humain, auxquels on est parvenu par d'étonnants travaux et coups de hasard qui sont autant l’œuvre de cyclopes et de fourmis que de génies, ne doivent plus être perdus : comment pourrions-nous donc nous passer de la basse fondamentale, profonde et souvent inquiétante, sans laquelle la mélodie ne saurait être mélodie ? » Une perspective totale, donc. C'est replacer l'humain face à sa jeunesse, et lui dire qu'il grandit, certes, et qui sait ce qu'il deviendra, mais qu'en attendant, il ne peut pas être autre chose que ce qu'il est, c'est à dire un animal comme les autres, forgé partiellement dans la haine, la violence et la bêtise. Je vois comment on pourrait méprendre Nietzsche involontairement ou non pour y voir une défense du mal.

220. Une défense de l'approche grecque face au « trop humain » qu'ils considéraient comme « quelque chose d'inévitable » et donc lui réservaient une place dans la société. « Ils ne nient point l'instinct naturel qui se manifeste dans les mauvaises qualités, mais il le mettent à sa place et le restreignent à certains jour, après avoir inventé assez de précautions pour pouvoir donner à ce fleuve impétueux un écoulement aussi peu dangereux que possible. » Ou encore : « Ce n'était pas une loi morale, dictée par les prêtres et les castes, qui avait à décider de la constitution de l’État et du culte de l’État, mais l'égard universel à la réalité de tout ce qui est humain. » Je me demande où commence l'idéalisation.

250. « Nous nous fâchons contre un artiste ou un écrivain , non point parce que nous nous apercevons enfin qu'il nous a dupés, mais parce qu'il n'a pas employé de moyens assez subtils pour se moquer de nous. » L'art de qualité, une duperie réussie ?

349. Les malades voient leur volonté réduite, c'est la dangereuse paix de la lassitude. Mais ensuite, « après une courte jouissance arrive l'ennui. L'ennui est le vent de dégel pour la volonté congelée : celle-ci se dégèle et commence à susciter un désir après l'autre. Désirer de nouveau, c'est le symptôme de la convalescence et de la guérison. » Le désir comme signe de l'énergie vitale. J'imagine que Nietzsche parle par expérience directe.

356. Une autre défense de la maladie, que je reproduis en entier. Nietzsche, sans doute, parle là de lui-même. La réalisation de la faiblesse du corps, et donc de la faiblesse de l'esprit, faisant aimer plus encore la santé et la lucidité.
Parce qu'il guérit souvent, celui qui est souvent malade prend non seulement un plus grand plaisir à la santé, mais possède encore un sens très aigu pour ce qui est sain ou morbide dans les œuvres et les actes, les siens et ceux des autres. Les écrivains maladifs par exemple — et presque tous les grands sont malheureusement dans ce cas — possèdent généralement dans leurs œuvres un ton de santé beaucoup plus sûr et plus égal, parce qu'ils s'entendent, bien mieux que ceux qui sont robustes de corps, à la philosophie de la santé et de la guérison de l'âme et aux maitres qui l'enseignent : le matin, le soleil, la forêt et les sources d'eau claire.

358. « Tu ne grimpes jamais en vain dans les monts de la vérité : ou bien aujourd'hui déjà tu parviens à prendre de la hauteur, ou bien tu exerce tes forces pour pouvoir monter plus haut demain. »

374. Étonnant : « Il y a des choses qu'il faut laisser dans le royaume des sentiments à peine conscients sans vouloir les délivrer de leur existence de fantôme, sinon, lorsque ses choses seront devenues pensées et paroles, elles voudront s'imposer à nous comme des démons et demander cruellement notre sang. » Ainsi Nietzsche défend clairement la valeur d'un certain refoulement. On pourrait croire que sa vision totalisante ferait remonter à la surface les choses cachées, pour que tout soit su, mais après tout l'inconscient est aussi une partie du tout de l'esprit. Un peu paradoxal.

394. « Il ne faut pas confondre le peu de force nécessaire pour pousser un canot dans un fleuve, avec la force du fleuve qui le porte désormais ; mais c'est ce qui arrive dans presque toutes les biographies. » Je suis sûr que Niezsche aurait tout aussi bien pu écrire une défense vigoureuse de cette force initiale, celle qui pousse le canot. Même si elle est moins impressionnante que le courant du fleuve, elle est peut-être plus rare et précieuse.

407. « Qu'importe le génie s'il ne sait pas communiquer à celui qui le contemple et le vénère une liberté telle et une hauteur de sentiment telle qu'il n'a plus besoin du génie ! Se rendre superflu — c'est la gloire de tous les grands. » Je vois là la peinture d'un avenir pour l'humanité : l'accomplissement individuel, né en bonne partie de la société, se mêle à nouveau dans la société, pour pouvoir devenir la normalité et provoquer de nouveaux accomplissements.

Ensuite, Le Voyageur et son ombre.

2 commentaires:

  1. J'ai lu un pu de philo quand j'étais plus jeune mais sans jamais réellement y trouver mon bonheur. Je n'ai jamais tenté Nietzsche mais je crains de ne pas posséder les outils nécessaires pour en apprécier pleinement la lecture.

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    1. Ainsi parlait Zarathoustra est une excellente porte d'entrée, sans références pompeuses et très tourné vers la narration !

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