samedi 28 septembre 2019

Le Voyageur et son ombre - Nietzsche


(Les citations viennent de l'édition du Livre de poche, je voulais simplement changer d'illustration.)

Le Voyageur et son ombre est la troisième partie de Humain, trop humain, après l'éponyme et Opinions et sentences mêlées. Nietzsche lasse quand il se fait critique d'art, mais, étonnamment, ses analyses politiques sont toujours percutantes. La principale différence, c'est l'apparition d'un léger cadre narratif. Il est léger, car il ne fait que quelques pages avant et après les aphorismes, mais son efficacité est remarquable. Comme le titre l'indique, le voyageur entre en conversation avec son ombre. Le voyageur dit : « Je remarque d'abord combien je suis discourtois à ton égard, ma chère ombre : je ne t'ai pas encore dit d'un mot combien je me réjouis de t'entendre et non seulement de te voir. Tu sauras que j'aime l'ombre comme j'aime la lumière. Pour qu'il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l'ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparait, l'ombre s’échappe à sa suite. » L'image est limpide, elle fait écho à tout ce que raconte Nietzsche de diverses façons, mais ici avec la puissance de la narration. Je vois vraiment dans ces passages une annonce de la forme d'Ainsi parlait Zarathoustra. Le voyageur se moque ensuite des dialogues de Platon, pleins de superflu, et justifie ainsi de présenter au lecteur un compte-rendu de sa conversation avec l'ombre sous forme d'aphorismes. Une telle contextualisation, en plus d'offrir un nouveau plaisir de lecture, est un pas en avant brillant pour la cohérence de l’œuvre.

Certains aphorismes reprennent cette approche narrative. Dans le 190, Nietzsche fait un petit récit de la relation entre trois village pour illustrer l'apparition de la notion de désintéressement. L'idée, bien sûr, c'est que le désintéressement n'est pas si désintéressé que ça, mais que ce n'est en rien un mal. Dans le 213, il imagine un dialogue entre un Ancien, défenseur de la morale traditionnelle, et Pyrrhon, partisan, on le devine, du doute. J'aime beaucoup ces illustrations vivantes des idées de Nietzsche.

2. Un argument assez rare contre les religions :  « Le monde n'est pas le substratum d'une raison éternelle, on peut le prouver définitivement par le fait que cette portion du monde que nous connaissons — je veux dire notre raison humaine — n'est pas trop raisonnable. Et si elle n'est pas, en tous temps et complètement, sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus. » La raison ultime peut-elle produire, ou inclure, la déraison ?

14. Je suis toujours frappé quand je lis des philosophes qui, tel Marc Aurèle, ont une vision d'un univers à la fois tellement immense qu'il annihile la vanité humaine et potentiellement foisonnant de vie. C'est certainement ce qu'on appelle être en avance sur son temps :
Nous, uniques dans le monde ! ah ! c'est chose par trop invraisemblable ! les astronomes, qui voient parfois réellement un horizon éloigné de la terre, donnent à entendre que la goutte de vie dans le monde est sans importance pour le caractère total de l'immense océan du devenir et du périr, que des astres dont on ne sait pas le compte présentent des conditions analogues à celle de la terre pour la production de la vie, qu'ils sont donc très nombreux, — mais à la vérité une poignée à peine en comparaison de ceux en nombre infini qui n'ont jamais eu la première impulsion de la vie ou s'en sont depuis longtemps remis ; que la vie sur chacun de ces astres, rapportée à la durée de son existence, a été un moment, une étincelle, suivie de longs, longs laps de temps — donc nullement le but et la fin dernière de leur existence. Peut-être la fourmi dans la forêt se figure-t-elle aussi qu'elle est le but et la fin de l'existence de la forêt (...).
43. Sur le devoir :  « Mais le penseur considère toute chose comme le résultat d'une évolution et tout ce qui est "devenu" comme discutable : il est, par conséquent, l'homme sans devoir — tant qu'il n'est que penseur. Comme tel, il n'accepterait donc pas non plus le devoir de considérer et de dire la vérité et il n'éprouverait pas ce sentiment ; il se demanderait : d'où vient-elle ? où va-t-elle ? — mais ces questions mêmes sont considérées par lui comme problématiques. » Les pièges du doute pour celui qui doute, et ses dangers pour les autres.

53. Surmonter ses passions : certes, mais dans quel but ?
L'homme qui a surmonté ses passions est entré en possession du sol le plus fécond : de même que le colon qui s'est rendu maitre des forêts et des marécages. Semer sur le terrain des passions vaincues la semence des bonnes œuvres spirituelles est alors la tâche la plus urgente et la plus prochaine. Surmonter n'est là qu'un moyen, non un but ; sinon, toutes sortes de mauvaises herbes et de diableries se mettent à foisonner sur le sol fécond mis ainsi en friche, et bientôt tout cela se met à pulluler avec plus de folie qu'auparavant.
82. Position cynique sur l'appartenance : « Ce n'est pas pour des raisons rigoureuses de la connaissance que nous nous sommes mis au côté de tel parti ou de telle religion : nous ne devrions pas, en prenant congé, affecter cette attitude. » La foi et le désir d'appartenance n'ont souvent que des rapports assez éloignés avec le réel, ou du moins le réel hors du monde social.

104. Le confort jusque dans les lettres : « Combien un auteur est tourmenté par ces braves lecteurs à l'âme épaisse et maladroite qui, chaque fois qu'ils se heurtent quelque part, ne manque pas de tomber et de se faire mal ! » Il faut savoir se frotter à ce qu'on ne comprend pas totalement et, pour éviter l'enlisement, savoir différencier l'inconnu honnête de l'inconnu inconnaissable, qui n'est que de l'esbroufe.

115. J'ai eu cette pensée de nombreuses fois face à des paysages variés, me demandant ce qui rendait un panorama beau :   « Je remarque que tous les paysages qui me plaisent d'une façon durable contiennent, sous leur diversité, une simple figure de lignes géométriques. Sans un pareil substrat mathématique, aucune contrée ne devient pour l’œil un régal artistique. Et peut-être cette règle permet-elle une application parabolique à l'homme. »

121. « Je ne veux plus lire un auteur dont on remarque qu'il a voulu faire un livre ; mais seulement ceux dont les idées devinrent inopinément un livre. » Que le lecteur demande sans craindre d'être sévère : toi qui est auteur, que veux-tu dire ? Sans prétendre savoir quelle doit être la réponse, il en faut une.

140. Pour cet aphorisme, juste le titre : Danser dans les chaînes.

220. Sur la civilisation des machines : « La machine, elle-même produit de la plus haute capacité intellectuelle, ne met en mouvement, chez les personnes qui la desservent, que les forces inférieures et irréfléchies. Il est vrai que son action déchaîne une somme de forces énormes qui autrement demeurerait endormie ; mais elle n'incite pas à s'élever, à faire mieux, à devenir artiste. Elle rend actif et uniforme, mais cela produit à la longue un effet contraire : un ennui désespéré s'empare de l'âme qui apprend à aspirer, par la machine, à une oisiveté mouvementée. » L'idée d'oisiveté mouvementée n'a pas pris une ride, au contraire. Mais il y a une chose que la machine peut donner, ou rendre : du temps.

322. Corruption de l'idée de la mort : « Par la perspective certaine de la mort, on pourrait mêler à la vie une goutte délicieuse et parfumée d'insouciance — mais, vous autres, singuliers pharmaciens de l'âme que vous êtes, vous avez fait de cette goutte un poison infect qui rend répugnante la vie tout entière ! » La mort peut être un baume : c'est la seule et unique certitude, l'égalité entre tous, l'assurance d'un destin commun et d'une relativisation radicale de l'importance. Mais la morale religieuse l'a transformée en échéance vers autre chose, dévalorisant cette vie, la transformant en sacrifice, et l'enduisant de la crainte de ce qui est à venir.

Et nous revenons au voyageur et à son ombre. « Quand l'homme appréhende la lumière, nous appréhendons l'homme : c'est la mesure de notre liberté », dit-elle. La séparation inévitable entre les deux amis est plus touchante que les drames de l'immense majorité des romans.

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