Une petite nouvelle écrite en mai 2020. J'en avait les bases en tête depuis mon ascension du mont Olympe pendant l'été 2018. Finalement, j'en ai produit une version simple, sans fioritures. La narration se passe en Grèce antique, alors j'ai sans doute commis quelques anachronismes.
Herbert Brandl |
Athènes, -420
Halieus s’ennuyait dans sa villa.
Il ne manquait de rien : il avait une femme encore charmante et joyeuse, des enfants promis à un bel avenir, des terres fertiles, des esclaves obéissants, des maîtresses divertissantes et des amis fidèles. Lui-même entrait tout juste dans la cinquantaine et était plus que satisfait de sa condition physique. Il avait fière allure au cours des exercices militaires, ou quand un sursaut d’intérêt politique l’envahissait soudainement et qu’il se rendait au Pnyx, s’y excitait vainement pendant quelques heures avant de rentrer chez lui, envahi par une fatigue malsaine. Il esquivait les philosophes, les mendiants, les philosophes-mendiants et les mendiants-philosophes, se terrait entre ses murs et se faisait faire la lecture par une jeune esclave à la voix douce en picorant des olives, peut-être la seule chose qui ne le lassait pas. Il restait assis dans son fauteuil rembourré, à grignoter des olives dans l’agréable douceur de sa cour intérieure, et, entre deux olives, s’ennuyait.
L’or, le succès, la gloire et la politique ne l’intéressaient plus. Il en avait fait le tour depuis de nombreuses années déjà. Alors il s’était tourné vers le monde en apparence illimité de la pensée, qui l’avait passionné pendant quelque temps, mais à présent ces abstractions lui semblaient n’être qu’une fantastique arnaque. Soit une esbroufe de la part de ceux qui étaient trop faibles pour s’accomplir concrètement, soit une pâle consolation pour ceux qui craignaient bêtement la mort et la dissolution.
Alors, un soir qu’il écoutait sa belle esclave à la voix douce et aux chevilles délicieusement fines déclamer le poème médiocre d’un écrivaillon en vogue, il se leva brusquement et laissa sans s’en apercevoir tomber l’olive qu’il tenait à la main. Il venait d’avoir une idée. Il savait ce qu’il allait faire, pour tromper l’ennui.
Pendant plusieurs jours, une frénésie inédite s’empara Halieus. Il courait dans tous les sens, examinait ses diverses propriétés, donnait des ordres pour les semaines à venir. En parallèle, il cherchait les ânes les plus solides de la ville et allait lui-même acheter des stocks d’olives, de figues, de poisson séché et de fromage qu’il choisissait avec une attention inédite. Ses amis se moquaient de lui et sa femme s’inquiétait. De toute évidence, Halieus se préparait à un voyage, mais cela n’expliquait pas son comportement. Il y avait longtemps qu’il déléguait le commandement de ses caravanes et de ses navires, et s’il avait l’intention de faire un pèlerinage, à Delphes par exemple, il n’y avait nullement besoin de faire des préparations particulières. Tout au plus devait-il se procurer une escorte s’il craignait pour sa bourse.
Face aux insistances de sa femme, Halieus répétait que non, il n’allait pas faire de commerce, non, il n’allait pas non plus à Delphes, ni à Olympie, et d’ailleurs il laissait ces vaines occupations aux superstitieux. Sa femme fit brûler quelques offrandes pour compenser les paroles peu correctes de son mari, car elle-même, par prudence, respectait les dieux.
Une fois ses préparatifs terminés, Halieus convoqua ses amis pour une réunion informelle. Comme le bruit de sa brusque excentricité s’était répandu, tous les invités vinrent, ainsi que quelques curieux qui purent se faufiler en profitant de la libéralité de leur hôte. Après avoir fait servir à la petite troupe des mets délicats et du vin de qualité, après les bavardages d’usage, Halieus s’éclaircit la gorge.
— Je tiens à vous annoncer, dit-il, que je pars demain matin en direction du mont Olympe, pour en faire l’ascension. J’ai bien l’intention d’atteindre son sommet.
Silence dans l’assemblée.
Puis une voix s’élève :
— Tu es sérieux, Halieus ?
— Parfaitement sérieux.
— Et les dieux ?
— Les dieux ? Eh bien, s’ils ne sont pas contents, les dieux, ils n’auront qu’à m’ordonner de faire demi-tour.
Après la réponse d’Halieus, l’homme qui avait posé la question hocha lentement la tête et se dirigea à grands pas vers la sortie. Quelques secondes plus tard, trois autres lui emboîtèrent le pas, dont un métèque qui n’avait pas l’excuse d’être riche. Halieus aurait été dans son droit s’il avait décidé de se sentir insulté, mais son esprit était fièrement préoccupé par des questions plus élevées.
La discussion reprit de plus belle. Les plus joyeux rirent, s’amusèrent de la lubie d’Halieus et commencèrent à faire des paris pour deviner dans combien de jours il rentrerait chez lui la queue entre les jambes. D’autres s’inquiétèrent de la colère des dieux et tentèrent de persuader Halieus que jamais aucun mortel ne pourrait pénétrer dans leur domaine : c’était du suicide ! Pire encore : un suicide irrespectueux ! Halieus chassait ces opinions d’un geste négligent, mais quelques-uns de ses amis les plus aiguisés lui firent discrètement des commentaires plus pertinents. On lui demanda s’il avait déjà contemplé le mont Olympe de près, s’il réalisait à quel point c’était un endroit dangereux et hostile. Qu’il y ait là des dieux ou qu’il n’y en ait aucun, peu importait, car il mourrait certainement avant d’avoir l’occasion de le vérifier, que ce soit d’épuisement, de froid, de faim, dans une attaque de loups ou de brigands, dans un éboulement ou d’une mauvaise chute… Après tout, lui chuchotaient les plus sceptiques, ce n’était pas pour rien qu’Olympe était la mythique demeure des dieux : personne n’avait jamais pu aller vérifier, tout simplement car c’était trop dangereux. Les êtres humains n’étaient pas faits pour les montagnes titanesques.
Halieus soupirait et ne contredisait pas ses amis, car ils n’avaient pas tort.
— Écoutez, se contentait-il de dire, ma décision est prise, vous ne me ferez pas changer d’avis. Au moins, même si je meurs, ce ne sera pas dans l’ennui !
Sa femme, qui, cachée derrière des tapisseries, écoutait les discussions, frissonnait de terreur. Certainement, ce que son mari s’apprêtait à faire n’était pas correct. Cela ne pouvait pas être correct. Elle ne songea pas une seule seconde à le faire changer d’avis, elle le connaissait trop bien, mais elle se leva et s’habilla avant de sortir discrètement. Elle se dirigea vers le temple d’Athéna Nikè et fit sacrifier un agneau. Rassurée, elle rentra chez elle.
Le lendemain matin, Halieus se leva de bonne heure, prépara son cheval et ses ânes, et se mit en route. Plusieurs amis avaient décidé de l’accompagner, en partie par simple amitié, mais aussi parce qu’ils craignaient secrètement que certaines personnes mal intentionnées décident d’interrompre un voyage qu’elles interprétaient comme inapproprié.
Cependant, tout se passa sans heurts. Halieus se sentait bien, il jouissait de ses amis, il avait un objectif, une quête, et sa richesse lui permettait pour l’instant de toujours trouver une chambre confortable où passer la nuit. Les jours passaient et ses amis devaient faire demi-tour pour revenir à leurs diverses occupations. Il arriva donc seul à Larissa, dernière véritable ville avant Olympe, qu’il pouvait distinguer au loin quand le ciel était dégagé. Il prit le temps de compléter ses réserves, de vérifier que ses ânes étaient toujours en parfaite santé et que ses outres n’étaient pas crevées, puis, après une dernière nuit confortable, il se remit en chemin.
Les rares bergers et paysans qu’il croisait regardaient avec étonnement cet homme inconnu, visiblement riche, qui faisait avancer son attelage d’un pas décidé vers la montagne. Où pouvait-il bien aller ? Après deux nuits passées dans des bergeries rudimentaires, Halieus arriva devant les contreforts du mont Olympe. Le lointain sommet n’était pas visible et il devait choisir une approche. Il sourit largement, ravi par son aventure, et choisit au hasard une vallée. Il laissa rapidement derrière lui les terres succinctement cultivées et ne croisa plus que de rares troupeaux de moutons et des chèvres agiles avant d’être obligé de s’engager dans la forêt.
La première journée, il ne fit aucun véritable progrès. À chaque fois qu’il croyait trouver une trouée dans le mur végétal, ou une pente plus douce que les autres, il devait inévitablement faire demi-tour. Le soir, il s’assit contre un arbre et grignota pensivement. Il s’y attendait, mais c’était tout de même un choc de constater la difficulté de son entreprise. Il s’enroula dans ses fourrures et mit du temps à s’endormir. Le matin venu, il avait pris sa décision : il devait laisser son cheval derrière lui. L’animal était trop gros, trop encombrant, inadapté à l’assaut d’une montagne. À regret, Halieus se dirigea à nouveau vers la vallée. Il croisa un vieux berger assis devant sa modeste demeure et lui confia presque de force les rennes de sa monture. « Je te paierai pour ta peine à mon retour, dit-il, et si je ne suis pas revenu d’ici un mois, le cheval est à toi. » Il dut passer une demi-heure à convaincre le vieil homme qui, de toute sa vie, n’avait jamais possédé un cheval, mais il finit par venir à bout de ses réticences. Le berger voulait l’inviter chez lui et lui offrir gîte et couvert, mais il n’était pas du tout étonné par le projet d’Halieus et ne l’interrogea pas à ce sujet.
Halieus quitta le berger avec le sourire : en voilà un qui ne s’embêtait pas à lui faire la morale. Il reprit son ascension à pied, suivit par ses deux ânes. Sans le cheval pour les guider, ils se montraient encore plus paresseux et têtus que d’habitude. À regret, Halieus devait régulièrement leur donner des coups sur le derrière avec un bâton pour les motiver à avancer.
Il initia un rythme épuisant, mais presque agréable. Pour la première fois depuis longtemps, il était seul et ne pouvait compter que sur la solidité de son corps et l’agilité de son esprit. À chaque fois qu’il faisait trois pas en avant, il devait en faire deux en arrière, mais dans l’ensemble, il progressait. Les jours passaient et quand il trouvait une trouée dans les bois, il pouvait apercevoir la Thessalie qui s’étendait au loin, chaque jour plus grande et plus distante. Il surveillait prudemment ses réserves de nourritures et remplissait ses outres dans les nombreux ruisseaux à l’eau claire et froide qui dévalaient les pentes de la montagne. Les ânes eux aussi semblaient s’habituer à l’aventure, il n’avait plus que rarement besoin de leur taper sur les fesses et il choisit de croire que les deux animaux partageaient son enthousiasme. Le soir, il taillait paresseusement un bâton qu’il avait ramassé.
L’été était loin d’être terminé, mais plus Halieus grimpait, plus la température baissait. Les ânes s’entêtaient à dormir debout, ainsi il ne pouvait pas se coller contre eux et profiter de leur chaleur. En plus de la fraîcheur des nuits, il devait faire face à l’hostilité du terrain : fourrés infranchissables, pentes terriblement raides, éboulis qui menaient droit vers des ravins, rivières tumultueuses et glacées, sans compter les occasionnels hurlements nocturnes de loups ou d’autres créatures qui inquiétaient l’imagination. Sur les flancs d’Olympe, Halieus sentait la superstition s’infiltrer lentement dans son esprit. Qui pouvait dire ce qui vivait sur ces pentes isolées ? Les arbres ne se déplaçaient-ils pas pour l’empêcher d’avancer ? Les éboulements en apparence aléatoires n’étaient-ils pas provoqués par une volonté invisible ? Les rivières ne redoublaient-elles pas d’intensité à son approche ? Et la montagne elle-même ne changeait-elle pas ses formes pour le forcer à rebrousser chemin après une journée entière passée à progresser dans ce qui se révélait finalement être un cul de sac ?
Halieus avait trop longtemps vécu dans la grandiose Athènes, ou commercé sur les routes humaines : il ne connaissait pas grand-chose de la nature brute, intransigeante, oppressante. Il avait l’habitude de grogner contre une mauvaise récolte ou une crue qui retardait ses caravanes, mais ces manifestations des éléments étaient lointaines, distantes. À présent que des craintes fantastiques venaient chatouiller sa conscience, il avait l’impression d’enfin comprendre l’origine profonde de toutes les idées absurdes façonnées par la crédulité humaine. Parfois, le soir, parmi les craquements et gémissements des bois, enroulé dans ses couvertures, il se disait qu’il n’était pas impossible, après tout, que le sommet d’Olympe fût occupé par des forces inconnues. Puis, au matin, les exigences pratiques venaient balayer ces rêveries.
Après une quinzaine de jours, il atteignit enfin la limite des arbres. Devant lui la montagne était nue et seule une herbe pâle et rase venait compenser l’impudeur de la roche. Le sommet n’était toujours pas visible, caché derrière des élévations auxquelles succédaient toujours de nouvelles élévations. Il fit quelques pas et se retourna. La Grèce et la mer Égée, indifférentes, ne lui rendirent pas son regard ému.
Il décida de passer la nuit à la lisière des arbres. Les semelles cloutées de ses chaussures étaient en charpie, le moment était venu de sortir sa deuxième paire. Il était tout proche à présent, et sans l’obstacle de la forêt, il pourrait choisir un chemin praticable simplement en levant les yeux. La fin du voyage serait rapide. Sans doute valait-il mieux laisser les ânes ici, d’autant plus qu’ils avaient besoin de repos après deux semaines d’efforts ininterrompus. Il n’osa pas regarder leurs sabots : quel que soit leur état, il ne pouvait rien y faire. La soirée s’écoula lentement. Une fois sa besace remplie de nourriture, d’eau et de fourrures, il n’eut plus rien d’autre à faire qu’affronter son impatience mêlée d’inquiétude.
Après une nuit agitée, il se leva avec le soleil, vérifia les cordes auxquelles étaient attachés les ânes, s’emmitoufla dans ses fourrures, harnacha sa besace et se mit en route.
Dès qu’il fut sorti de l’abri des arbres, le vent le frappa de plein fouet. Après quelques minutes, il retrouva la protection temporaire d’une crête qu’il continua à longer. Il dut faire de petits détours pour éviter des névés qui s’accrochaient aux moindres zones d’ombre, mais, comme il s’y attendait, la progression était d’une facilité déconcertante en comparaison de ce qui avait précédé. Le seul véritable problème était le vent qui sifflait et sifflait incessamment à ses oreilles jusqu’à lui donner un violent mal de tête. Il tenta de protéger ses oreilles avec une petite fourrure, mais le vent parvenait toujours à s’infiltrer.
Après une heure de marche, il atteignit un premier sommet. Ce n’était pas le véritable sommet, il pouvait en distinguer d’autres qui s’élevaient plus loin, plus impressionnants encore, mais il pouvait jouir d’une vue globale sur les hauteurs d’Olympe. Il n’y avait rien, absolument rien. Pas le moindre palais divin, pas la moindre construction humaine, pas même de vie animale. Ses yeux pleuraient à cause du vent. Non, il s’était trompé : il y avait de la vie. Des chamois avançaient tranquillement et l’un d’entre eux, qui s’était arrêté, tournait sa tête vers lui. Le vol d’oiseaux solitaires semblait déchirer le bruit de fond du vent comme une épée découperait de la chair. Quelque chose de minuscule et obstiné bourdonnait autour de sa tête : une mouche.
Halieus resta de longues minutes à contempler ce monde qu’il était peut-être le premier à découvrir. Puis il se dirigea vers le sommet suivant, qui semblait plus haut.
Il dut descendre de l’éminence sur laquelle il se trouvait et, dans le creux de la montagne, il réalisa qu’il ne pouvait plus rien voir d’autre qu’Olympe. Il ne pouvait plus distinguer un seul arbre, ni même un seul arbuste. La Grèce et la mer semblaient avoir disparu, cachées par la roche, les éboulis et l’herbe rase. Il n’y avait pas d’autre bruit que le vent, les occasionnels déchirements des oiseaux et le bourdonnement lancinant des mouches. À partir d’une certaine distance, les courbes des sommets qui remplissaient son champ de vision semblaient absolument lisses, comme des galets qu’il avait vu longtemps auparavant, sur une plage. Ces cônes étaient parfois percés par des aiguilles plus raides et des précipices qui révélaient des formes déchirées quand on s’en approchait.
Une impression étrange s’infiltrait en lui. Sa curiosité s’était envolée, il ne réfléchissait plus et se contentait d’avancer. Pendant plusieurs heures, il passa d’une hauteur à une autre, sans objectif particulier. La température augmenta jusqu’à devenir agréable, alors il s’assit dans un recoin vaguement abrité et contempla le paysage désolé. Le grand vide qui s’étalait tout autour de lui semblait pénétrer jusqu’à son esprit.
La faim le fit émerger de sa transe. Il sortit quelques provisions de sa besace et mangea avant de se redresser. Où était le véritable sommet de mont Olympe ? Impossible d’en être certain. Peut-être aurait-il dû chercher les conseils de géomètres avant son départ. Mais quelle importance, de toutes façons ? Quel que soit le véritable sommet, il n’aurait pas plus de secrets à révéler que les autres. Il était temps de faire demi-tour, d’autant plus que des nuages approchaient. Halieus jeta un regard à la ronde et se mit en marche.
Les nuages approchèrent rapidement et bientôt il se retrouva englouti dans une brume épaisse et blanche qui tourbillonnait avec une intensité grandissante. Il avait du mal à retrouver son chemin et commençait à s’inquiéter d’un orage qui le prendrait au dépourvu sur ces sommets nus et dégagés, où il ne pourrait pas trouver la moindre protection. La température chuta brusquement et il serra ses fourrures contre lui en espérant qu’il ne se mette pas à pleuvoir. Soudain, une idée terrifiante lui traversa l’esprit : et si, pendant son absence, ses ânes avaient été attaqués par les loups ? Saisi par la panique, il se mit à courir dans la brume vers ce qu’il pensait être le premier sommet qu’il avait atteint, mais dans sa précipitation il trébucha dans les gravats et s’étala de tout son long. Des cailloux pointus se plantèrent dans sa chair là où il n’était pas protégé, mais il n’y fit pas attention : juste sous son nez un précipice plongeait vers des tourbillons blancs. Il ne pouvait pas en voir le fond. Sans ce faux pas salvateur, il aurait fait une chute mortelle. Encore un peu sonné par l’adrénaline, il se redressa prudemment. Dans les nuages, le bord de la falaise était presque invisible. Il inspira profondément l’air froid et fit demi-tour.
Il erra une partie de l’après-midi sur les sommets fantomatiques, sans rien voir d’autre qu’un peu de roche grise dans un rayon de quelques mètres de lui. De temps en temps, un coup de vent dégageait la vue et il pouvait s’orienter. Finalement, il parvint à retrouver la lisière des arbres et ses deux ânes. Ils se portaient à merveille.
Halieus, parvenant à peu près à retrouver le chemin par lequel il était monté, descendit la montagne en quatre jours en évitant de trop penser.
Il se dirigea vers la cabane du berger qui l’accueillit à bras ouverts. Le cheval broutait paisiblement dans un pré voisin. Halieus passa une demi-heure à convaincre le vieil homme d’accepter une compensation financière et, cette fois, il ne refusa pas l’invitation à manger. Le repas était spartiate, mais réconfortant. Le berger l’interrogea sur son voyage, mais pas sur ce qu’il avait trouvé au sommet. Halieus l’interrogea en retour sur son existence. Il se sentait bien et il décida de rester pour la nuit. Le berger insista pour lui laisser sa paillasse, mais Halieus se contenta d’installer ses couvertures à l’extérieur. Peu après le lever du soleil, il but du lait de chèvre tout juste tiré du pis et encore chaud, puis il fit ses adieux au vieil homme.
Le chemin du retour se déroula sans incidents.
Une fois chez lui, il dut faire face aux exclamations de sa femme.
Malgré toutes les heures passées à penser en revenant vers Athènes, ce qu’il dit fut décidé sur le moment :
— J’ai escaladé la montagne, mais je ne suis pas parvenu au sommet. C’était bien trop difficile, les obstacles qui s’accumulaient défiaient la raison. Les plantes semblaient pousser à vue d’œil, les rivières gonflaient quand je m’approchais d’elles, la terre tremblait pendant la nuit et m’empêchait de dormir. Pourtant, je me suis entêté, jusqu’à ce qu’un éclair frappe un arbre juste devant moi, alors qu’il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel. C’est à ce moment que j’ai fait demi-tour.
Sa femme manqua de s’évanouir, mais, au fond, elle était très satisfaite : il n’avait pas trop offensé les dieux et était revenu en un seul morceau, probablement assagit. Le jour même, elle alla faire sacrifier un veau au temple de Zeus.
Parmi les amis d’Halieus qui devinaient le mensonge, certains comprenaient ses raisons, mais d’autres croyaient qu’il voulait simplement se rendre intéressant. Une partie des superstitieux le crurent.
Halieus reprit sa vie habituelle. Il aimait toujours manger des olives en regardant les chevilles de la jeune esclave qui lui faisait la lecture.