mercredi 30 décembre 2020

Phyl-Undhu & Chasm - Nick Land

Phyl-Undhu & Chasm - Nick LandPhyl-Undhu & Chasm - Nick Land

Je lis beaucoup de littérature fantastique lovecraftienne, ou du moins de littérature fantastique qui tente péniblement d’être lovecraftienne. Une bonne partie est trop médiocre pour m’accrocher au-delà de la première page. Ces deux petits textes de Nick Land sont un très bon exemple du haut du bas du panier (oui), plus précisément de la sous-variété à forte prétention intellectuelle. Phyl-Undhu (2014) n’est pas activement mauvais, mais c’est narrativement inepte. Une mère qui fait de la thérapie pour ex-sectaires, sa fille qui a un pote imaginaire inquiétant, et le père qui, eh bien, est là aussi. La seconde partie de la nouvelle prend place dans un jeu vidéo, une sorte de réalité virtuelle où la gamine, qui a passé plus de temps ici que dans la réalité, guide ses parents. C’est un monde en ruine qui ressemble à un futur très lointain. Mais rien ne fait clic, rien n’est compréhensible, il n’y a pas de chute, pas de révélation, rien pour faire sens de tout ce charabia. L’auteur cite le paradoxe de Fermi, Lovecraft, Alistair Reynolds, Arthur C.Clarke, mais on ne construit pas une intrigue en enchaînant les références non développées. Ensuite, l’auteur se commente lui-même. Abstract Horror, c’est quelques banalités sur des films d’horreur qui ne sont pas rendues profondes par l’abscondité de la prose. Exterminator est un peu plus intéressant : on y trouve quelques réflexions non dénuées de pertinence sur le Grand Filtre comme problème existentiel ultime de l’humanité.

Chasm (2015) est immédiatement plus percutant narrativement. Le narrateur, avec un équipage de quatre autres personnes, est chargé par une mystérieuse compagnie de larguer un mystérieux cargo au plus profond de la fosse des Mariannes. Encore une fois, c’est intriguant, et encore une fois, malgré une écriture qui arrive à maintenir la curiosité, ça ne mène strictement nulle part. Les personnages ont une insomnie permanente, qui ne sera jamais expliquée, ils ont des visions, jamais expliquées, et ils finissent par s’entretuer sans qu’on y comprenne rien. Et l’auteur, sans doute pour faire intelligent, balance de façon bien lourde des termes comme « ontologie » ou « topologie » sans strictement rien en faire de pertinent. Je n’ai pas lu plus de quelques lignes des deux appendices qui font office d’auto-commentaire.

Ce n’est pas parce qu’on veut faire de l’horreur qu’on peut se permettre de ne rien expliquer à rien. Le flou total, non seulement ce n’est pas effrayant, mais c’est nul narrativement. Lovecraft, le modèle absolu de ce genre de littérature, est précis. Certes, la menace existentielle ultime reste au loin, souvent dans l’imagination des protagonistes, mais tout le reste est carré, logique, aiguisé. L’horreur, ou quelque que soit l’impression que recherche cette littérature, surgit de la précision, d’un nœud adroitement tissé qui se resserre inéluctablement, et pas d’une nébulosité qui cherche à cacher sa béance par un écran de fumée, aussi « ontologique » que soit cet écran de fumée.

jeudi 17 décembre 2020

Nature's Temples (Les forêts anciennes) - Joan Maloof

Nature's Temples (Les forêts anciennes) - Joan Maloof

Nature's Temples (2016) de Joan Maloof est un petit essai sur les forêts anciennes, ou forêts sauvages, ou forêts vierges, ou forêts primaires, bref, les forêts qui existent en paix depuis de nombreux siècles hors de l'influence humaine. On s'en doute, elles hébergent une faune et une flore bien plus riches que celle des forêts "gérées" par les humains. Et, bien sûr, elles sont en voie de disparition. Nature's Temples se concentre sur les forêts nord-américaines, et ce n'est pas qu'à cause de la nationalité de Joan Maloof : les forêts primaires sont plus communes aux Amériques car les humains n'ont eu que quelques siècles pour les attaquer. En Europe, à part très au Nord, il n'y a sans doute plus de véritable forêt primaire depuis l'an 1000.

Quelques caractéristiques qui différencient les forêts anciennes des forêts gérées : on y trouve plutôt de gros arbres assez espacés, des arbres très hauts et d'autres tordus par l'âge, des arbres aux couronnes denses et complexes encore une fois à cause de leur âge, des arbres morts qui pourrissent tranquillement au sol, des trous dans la canopée qui offrent des opportunités à des plantes au sol, un sol inégal à cause d'anciennes chutes d'arbres qui créent des trous... Toute cette variété est importante car elle offre de multiples niches écologiques qu'on ne trouve pas dans les forêts gérées. Par exemple, les arbres des forêts gérées n'ont pas le temps de développer des imperfection et des cavités, qui servent de refuges aux insectes, aux oiseaux et aux mammifères (des chauve-souris aux visons). Les amphibiens, eux, ont besoin d'humidité, et notamment des petites mares temporaires qui sont favorisées par les chutes naturelles d'arbres. Ils ont besoin d'un sol chaotique, plein de crevasses, de trous et de fissures, là où l'humidité peut s’accumuler. En plus du besoin d'eau pour pondre leurs œufs, certains amphibiens "respirent" par leur peau, or ce processus n'est possible que quand leur peau est humide. Par exemple, une étude à trouvé 500 salamandres par acre (0.4 hectares) dans une forêt primaire, 100 dans une forêt secondaire et 0 dans une forêt récemment coupée. Le bois mort, surtout sous forme de gros troncs, est particulièrement riche en niches diverses, car ces troncs restent en place de nombreuses années, c'est un micro-environnement sur la durée.

Dans les forêts anciennes, les plantes au sol, celles qui ne sont pas des arbres, ne sont qu'1% de la biomasse végétale, mais elles accueillent 90% de la diversité, et la diversité de tous les animaux est plus directement corrélée avec la diversité de ces plantes au sol que celle des arbres. Une fois qu'une forêt est rasée, ce ne sont pas que les arbres qui disparaissent : les plantes au sol elles aussi n'ont plus leur cadre de vie normal. De plus, quand un arbre est coupé pour une utilisation humaine, il ne rend pas ses nutriments au sol, comme il l'aurait fait s'il était tombé naturellement. Il ne suffit donc pas de replanter des arbres pour faire une forêt : toute cette variété est perdue, elle ne peut réapparaitre naturellement que sur un temps extrêmement long. Ainsi les forêts secondaires, dans la plupart des cas, n'ont pas la richesse des forêts primaires, qui se sont développées en paix depuis des millénaires.

Et toute cette variété a un vrai rôle écologique. Par exemple, les insectes qui se spécialisent dans la consommation d'un type d'arbre favorisent la pousse d'une grande variété d'arbres, car une seule espèce fortement dominante est plus susceptible d'entrainer une explosion du nombre de ses prédateurs. Toutes ces espèces, comme dans la classique et facile à visualiser relation proie/prédateur, forment un équilibre. De plus, les insectes peuvent aider un arbre même s'ils mangent ses feuilles, car leurs déjections accumulées forment un terreau naturel à nouveau absorbé par l'arbre apparemment attaqué.

Fun fact : plus un arbre est gros, plus il stocke de carbone, logique. Mais ce n'est pas tout : plus un arbre est gros, plus il absorbe de carbone année après année, car sa circonférence augmente, ainsi chaque "anneau" de matière ajouté chaque année est plus important que le précédent. Donc, les vieux arbres absorbent plus de carbone que les jeunes, et pas de bol, dans les forêts gérées, les arbres n'ont guère l'occasion de devenir vieux. Les forêts non gérées emmagasinent plus de carbone.

Il y a aussi beaucoup à dire sur les Fungi, notamment leur variété. Dans un échantillon de 0,25 grammes, 218 espèces de Fungi. Et dans un autre échantillon pris juste à côté, autant d'espèces, mais la plupart complètement différentes. Il semblerait que les arbres les plus âgés aient plus de relations avec le mycélium. Et, bien sûr, on trouve plus de variété dans les forêts anciennes. (Plus d'infos sur les champignons et lichens dans Entangled Life.)

Il y a 5000 ans, les forêts couvraient 46% des terres. Aujourd'hui, 31%, dont la moitié ont été rasées au moins une fois. Donc, sur 46% de forêts primaires originelles, il n'en reste que 15%, la majorité en Amazonie et dans le nord boréal. Ainsi, quand on parle d'extinction des espèces, on peut y voir avant tout la conséquence de l’extinction de leurs environnements. Les forêts les plus "saines" sont celles que les humains ne touchent pas.

lundi 14 décembre 2020

L'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) - Norman Ohler

 

L'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) -  Norman OhlerL'extase totale (Blitzed: Drugs in Nazi Germany) -  Norman Ohler

L'extase totale (2015) de Norman Ohler, ou Blitzed: Drugs in Nazi Germany dans sa traduction anglaise, offre une perspective unique sur l’Allemagne nazie : celle des drogues. En somme, deux angles d'approche : l'usage de substances pour booster les performances du soldat moyen, et l'usage privé d'Hitler, essentiellement à travers le prisme de sa relation avec son médecin personnel, le docteur Morell. Et tout ceci est captivant, hautement romanesque.

Contexte : l'Allemagne post Grande Guerre, où l'industrie, bannie du domaine de l'armement, se concentre notamment sur la chimie. Quelques compagnies s'y partagent 80% du marché global de la cocaïne. Les drogues s'imposent en incontournables de la vie nocturne allemande et le parti nazi se pose en opposition à cette "dégénération". 

Dès 1936, Hitler s'approprie le docteur Morell, notamment pour résoudre ses problèmes digestifs. Morell, petit à petit, deviendra la personne à voir Hitler le plus fréquemment. Les secrets du bon docteur : toutes sortes d'injections quotidiennes qui font des miracles sur la santé et l'énergie d'Hitler. Au début, vitamines, glucose et hormones (animales). Les injections deviennent une habitude avant les discours, elles aident Hitler à maintenir son charisme.

Pendant ce temps, dès 1938, et à l'aide d'une puissante machine marketing, une nouvelle substance s'impose sur le marché : la Pervitin, alias méthamphétamine. Le fabricant s'adresse directement aux médecins et leur envoie des échantillons en présentant la substance comme un remède général, substance qui, extrêmement efficace pour notamment supprimer la fatigue, s'impose dans l'armée, mais aussi dans le monde civil. Il existe même une gamme de chocolats à la méthamphétamine, destinée aux ménagères. La Pervitin joue un rôle crucial dans l'offensive allemande contre la Pologne : il est pratique de ne pas avoir besoin de dormir pour le Blitzkrieg. Quelques chiffres : jusqu'à 833000 tablettes pouvaient être fabriquées par jour et 35 millions ont été commandées par l'armée et la Luftwaffe. Bien sûr, si la drogue est extrêmement efficace sur le moment, elle ne manque pas d'effets secondaires dévastateurs qui se font sentir un peu plus tard : l'armée devient une sorte d'institution addict. Les conducteurs de Panzer pouvaient consommer entre 2 et 5 tablettes par jour. Début 1941, en Allemagne, un million de doses de Pervitin s'écoulent chaque mois. Puis, jusque-là, en tout, 100 millions de doses absorbées.

Morell, de son côté, profite de sa nouvelle influence pour se lancer sur le marché des vitamines. Quant à Hitler, petit à petit, sa santé physique empire et sa consommation de substances augmente. Non seulement les substances participent à le couper plus encore du réel, mais son rythme de vie devient celui d'un ermite qui ne quitte guère ses bunkers et évite le soleil. Morell devient indispensable. Dans les injections, toute une variété d'hormones et stéroïdes, des mélanges variables de jusqu'à 80 substances différentes, devenues indispensables, quitte par exemple à arrêter en chemin le train du führer pour que l'aiguille puisse trouver sa veine. Morell, toujours ambitieux, se lance dans le marché des hormones et s'approprie littéralement les "restes" de tous les abattoirs d'Ukraine : des centaines de kilos d'estomacs de porcs, de foies, d'ovaires, de testicules de taureau... Dont une partie non négligeable finira dans le sang d'Hitler. Ironiquement, Hitler et sa clique deviennent des cobayes pour les aventures médicales de Morell.

Été 1943 : Hitler se sent très mal, il a d'horribles problèmes digestifs, alors qu'il doit rencontrer Mussolini. Morell passe aux choses sérieuses et injecte à Hilter de l'Eukodal (oxycodone), un opioïde. C'est un succès : Hitler est euphorique, son charisme renait, il monologue interminablement, et Mussolini est convaincu de rester à ses côtés dans le conflit. Mais Hitler n'abandonnera plus l'Eukodal.

Enfin, après une tentative d'assassinat en juillet 1944 dans laquelle Hitler a ses tympans gravement amochés, il se voit prescrire de la cocaïne. La décadence continue : l'état d'Hitler empire constamment, Morell essaie de compenser par des injections, et le dictateur fuit le réel dans lequel il perd la la guerre... Vers la fin, il n'est plus qu'un addict en totale dégénérescence physique et mentale, les bras pleins de pustules à cause des injections à répétition, les membres tremblants, la bave aux lèvres, d'autant plus quand les substances se tarissent à cause des bombardements qui détruisent les usines : Hitler est addict et le sevrage, d'une façon ou d'une autre, sera fatal. En somme, jusqu'à 1940, les substances "fonctionnaient" et Hitler paraissait plus jeune qu'il ne l'était. Après 1940, son âge le rattrape, et après 1943, l’effondrement commence. Du côté de l'armée, des drogues miracles sont expérimentées, plus violentes que jamais, mélanges d'Eukodal, de cocaïne et de Pervitin... Elles sont testées dans un camp au nord de Berlin où des prisonniers, qui jusque-là se tuaient littéralement à marcher en rond pour tester les les chaussures du Reich, se tuent désormais pour tester ces drogues anti-sommeil. Des expérimentations sont également faites sur l’usage des drogues, notamment la mescaline, pour la manipulation mentale : les américains s'approprieront recherches et chercheurs dans ce domaine. Une expérience en particulier me fait clairement penser à une scène du Cardinal du Kremlin, sans doute le meilleur roman de Tom Clancy : les prisonniers, sous mescaline sans le savoir, se voient persuadés que l’interrogateur a accès à leur âme. Et ça fonctionne : ils révèlent tout.

Détail que j'ignorais : quand la nouvelle du suicide d'Hitler se répand, plus de 100000 allemands suivent son exemple. Quant à Morell, devenu à moitié fou, il passe deux ans à être vainement interrogé par les américains avant d'être relâché dans les rues de Munich et de mourir dans un hôpital.

vendredi 11 décembre 2020

Récolte des fruits du rosier des chien (églantier)

Dans cette petite vidéo, je récolte les fruits du rosier des chiens, alias églantier, tout en me baladant dans les bois de la fin de l'automne. C'est l'une des rares nourritures sauvages disponibles en hiver. Ensuite, je les utilise pour faire une décoction toute simple.

Cette fois, je parle un peu, en anglais. J'ai mis des sous-titres français à disposition (les activer en bas à droite).

mardi 8 décembre 2020

La Chose (Who goes there ?) - John W. Campbell

La Chose (Who goes there ?) - John W. CampbellLa Chose (Who goes there ?) - John W. Campbell

La Chose, ou Who goes there ? en version originale, de John W. Campbell, est une grosse nouvelle publiée originellement en 1938. Bien sûr, elle est surtout fameuse pour être à la base du chef-d’œuvre de John Carpenter, The Thing (1982), peut-être le meilleur film d'horreur qui soit.

Une critique qui semble revenir souvent contre ce petit texte (que j'ai lu en VO), c'est son écriture. Certes, John W. Campbell n'est clairement pas le meilleur prosateur qui soit : c'est presque habituel pour ces auteurs de vieille SF. L'action est souvent confuse, c'est certain, la narration est maladroite et les personnages ne brillent pas par leur profondeur. Ceci dit, le concept central et la trame qui s'en saisit sont si percutants que ces imperfections n'empêchent pas l'ensemble de captiver, d'autant plus que Campbell, contrairement à ce qui est hélas de rigueur aujourd'hui, ne tire pas à la ligne. D'autres auraient pu faire cette histoire un long roman professionnellement écrit mais sans âme (Terreur de Dan Simmons par exemple), alors que la brièveté ici présente ne laisse pas le temps de s'ennuyer et met en valeur les idées centrales.

Difficile de ne pas voir les liens avec un autre grand classique polaire : Les montagnes hallucinées de Lovecraft. Une expédition arctique, un alien congelé depuis longtemps qui revient à la vie, oui, la parenté est claire. Et il est peut-être normal que quelqu'un d'habitué à la prose de Lovecraft ne soit pas trop choqué par celle de Campbell !

La grande horreur du livre, ce n'est pas tant le monstre lui-même que sa capacité à adopter l'apparence et le comportement de n’importe quelle créature vivante. De plus, la chose convertit la chair : ainsi elle peut être en même temps un nombre potentiellement infini d'entités. En conséquence, Campbell fait l'excellent choix de ne pas se concentrer sur la chose elle-même. Alors bien sûr, on a droit à une certaine dose de descriptions plus ou moins grotesques et gores, mais le gros morceau, c'est la paranoïa des humains. C'est d'ailleurs mis en avant dès le début : quand la narration s'ouvre, toute l'équipe est rassemblée autour du corps gelé de la chose et un débat faire rage pour savoir qu'en faire. J'aime particulièrement cette tension intrinsèquement humaine, cette tension des concepts et des opinions, des peurs ataviques et des appels à la raison.

C'est là que l'histoire est à son plus fort : ces regards suspicieux, cette crainte d'autrui, et la terreur existentielle de se dire que, peut-être, on est la chose sans le savoir, car comment faire subjectivement la différence entre soi et une imitation de soi ? En effet, ceux qui sont possédés par la chose sont si crédibles, si humains : si la chose peut ainsi reproduire toutes les caractéristiques d'un être humain, n'est-elle pas cet être humain ? Et ainsi, quelle est la valeur de l'esprit humain s'il est si aisément copié et/ou manipulé comme un pantin ? Ce prisme horrifique ne sera peut-être jamais désuet.

La fin diffère grandement de l'adaptation de Carpenter, et si elle est un peu moins ambiguë, elle met l'accent avec pertinence sur l'esprit de la chose. On est témoin de son habilité à créer, à utiliser la technique, et ainsi elle apparait plus comme une entité propre, hautement intelligente, avec ses buts et ses émotions, que comme un simple organisme parasitique.

L'avis de TmbM.

samedi 5 décembre 2020

Entangled Life (Ou la vie des champignons) - Merlin Sheldrake

Entangled Life - Merlin Sheldrake

Entangled Life (2020) de Merlin Sheldraken est un bouquin sur les mycéliums, fungi, mycètes, champignons, etc. Sujet hautement passionnant, handicapé ici par une écriture bavarde et fourre-tout. L'auteur, fils d'intellectuel, qui enfant se faisait garder par l'ami de la famille Terence McKenna à Hawaï, est un peu pénible. Quoi qu'il en soit, il y a de quoi captiver et donner envie de s'intéresser aux champignons.

Les champignons tels qu'ont les connait sont le plus souvent les "fruits" du mycélium qui étend son réseau dans le terre. C'est le cas par exemple des truffes, "fruits" qui eux restent souterrains et dont l'odeur précieuse est une stratégie reproductive : les truffes attirent les animaux avec leur odeur ayant évoluée pour être irrésistible. Un animal déterre la truffe, la mange, et les spores se dispersent. Mais la majorité des mycètes dispersent leurs spores sans produire de "fruits". Certains mycéliums se nourrissent eux-mêmes d'animaux, les nématodes, de minuscules vers. Le mycélium est à la fois une entité et un réseau capable de prendre des "décisions". Il est capable de concentrer ses efforts sur une ressource (un bout de bois par exemple) en se développant dans la bonne direction. Le mycélium transmet des informations peut-être de façon électrique ou chimique et serait capable de maintenir une mémoire directionnelle

Il y a une analogie à faire avec la sélection naturelle : le mycélium se déplaçant souvent de façon concentrique à partir d'un même point, certains filaments (ou liens) trouvent un certains succès (ressources) et sont renforcés alors que d'autres échouent et s'effacent au profit des gagnants qui grandissent en "autoroutes".

Le lichen est une forme de vie captivante : il s'agit d'une relation symbiotique entre champignons et algues, mais aussi toutes sortes d'autres organismes de type bactéries. Les lichens "minent" les minéraux présents dans la roche, ainsi ils sont toujours les premiers venus dans un environnement stérile : il extraient ces premiers minéraux autrement inaccessibles et en mourant ils forment une terre primitive qui permet a des organismes plus complexes de coloniser leurs cadavres. Les lichens sont particulièrement résistants et quelques espèces peuvent, dans une certaine mesure, survivre dans l'espace.

L'auteur parle beaucoup des effets psychotropes de certaines substances venues des champignons, particulièrement la psilocybine, qui semble offrir des vertus presque trop belles pour être vraies.

Les champignons mycorhiziens sont ceux qui rôdent partout dans les sols et entretiennent des relations symbiotiques avec quasiment toutes les plantes. Les mycéliums peut subvenir à quasiment la totalité des besoins en nitrogène et en phosphore de certaines plantes. Ils transmettent aussi de l'eau. En échange, les plantes leur transmettent jusqu'à 30% du carbone qu'elles extraient de l’atmosphère. Ces relations, en fonction des espèces et des lieux, sont extrêmement variables. Si elles semblent le plus souvent bénéficier aux diverses espèces en relation, elles ne sont pas intrinsèquement bénéfiques et peuvent par exemple transmettre des substances nocives à certaines plantes. Quoi qu'il en soit, l'importance de cette relation est considérable : les plantes se développent différemment en fonction du fungi qui occupe ou non leurs sols. Les plantes aromatiques changent d'arôme, les fruits changent de goût, deviennent plus ou moins sucrés, etc. L'agriculture intensive a bien sûr une influence dévastatrice sur la richesse des sols et le rôle du mycélium dégradé est remplacé par les fertilisants chimiques. Par exemple, dans une étude : 27 espèces de mycélium "très connectées" dans une culture bio contre 0 dans une culture classique.

Les racines des plantes sont donc en relation constance avec le mycélium, au point qu'elles en sont envahies. Ces "hyphes fongiques" sont littéralement entremêlées aux cellules des racines. Ces hyphes sont cinquante fois plus fines que les plus fines des racines et peuvent être 100 fois plus longues. D'une certaine façon, elles sont les racines des racines. Il y a une logique général dans ces échanges souterrains qui fait penser à l'une de lois de la thermodynamique : l'énergie passe du concentré au diffus, c'est-à-dire que les nutriments vont globalement de là où il y en a abondance vers là où il en manque. Il s'agit de ne pas faire d’anthropocentrisme et de ne pas voir là un "altruisme". D'ailleurs, certaines plantes semblent s'être débarrassées de la photosynthèse pour ne plus tirer leur énergie que du réseau fongique, apparemment sans rien donner en échange. D'autres, comme les orchidées, semblent agir ainsi pendant une partie de leur avant de "rendre" plus tard.

Il ressort de l'examen de tout ces réseaux une vision de la vie comme processus et comme relation entre entités. Par exemple, nous autres humains avons en nous plus de microbes que de cellules. De ce point de vue, nous sommes comme les autres formes de vie des écosystèmes, des écologies, où il est difficile de savoir où se trouvent les frontières entre "soi" et les organismes avec lesquels nous avons des relations symbiotiques. La biologie, l'étude des organismes, devient l'écologie, l'étude des relations entre organismes.

Et, bien entendu, la vaste majorité des millions d'espèces de mycètes reste inconnues.

mercredi 2 décembre 2020

Lovecraft - Fungi de Yuggoth (traduction personnelle)

Ma traduction de Fungi from Yuggoth, long poème plus ou moins narratif de Lovecraft. J'ai fait cette traduction en janvier et février 2020. J'ai choisi, pour aller dans le sens de l'original, des rimes et une versification régulières (sauf pour quelques exceptions voulues). Ainsi, afin de respecter ces contraintes, il m'a été impossible d'être parfaitement fidèle à l'original, mais il me semble que la musique des vers et des rimes vaut mieux que l’exacte fidélité du moindre mot. Il reste peut-être quelques coquilles et sans doute des passages à retravailler.

LOVECRAFT - FUNGI DE YUGGOTH


    I. LE LIVRE

L’endroit était sombre, poussiéreux et perdu
Dans un dédale de ruelles près du port,
Il empestait le parfum de vaisseaux venus
Des mers avec de bizarres vapeurs à bord.
Les lucarnes obscurcies par le gel et la brume
Transformaient les tas de livres en un bois baroque
Qui pourrissait du sol au plafond ― des volumes
De folklores immémoriaux au prix de breloques.

J’entrai, charmé, et dans les toiles d’araignées
Je saisis et feuilletai un tome au hasard
Et tremblai devant les mots qui semblaient cacher
Un secret monstrueux mêlé à l’encre noire.
Puis, cherchant alentour un libraire éclairé
Je ne trouvai que l’écho d’un rire éthéré.



    II. POURSUITE

Je tenais le livre sous mon manteau, tentant
De le soustraire aux regards des marins sordides
Dans les méandres du port en me dépêchant,
Je surveillais mes arrières, les nerfs flaccides.
De fourbes fenêtres de brique sale et rouge
Guettaient ma course fébrile avec défaveur,
Je songeais à ce qui se terrait dans ces bouges
Et regrettais le ciel bleu du jour salvateur.

Nul ne m’avait vu prendre la chose ― et pourtant
Un rire résonnait dans ma tête étourdie,
Et je devinais quels sombres mots malveillants
Rôdaient dans le volume que j’avais ravi.
Les allées m’oppressaient ― les murs se rapprochaient ―
Et loin dans mon dos des pas secrets crépitaient.



    III. LA CLÉ

Je ne sais par quels détours et lacets perdus
Entre les bras de mer je parvins à rentrer,
Mais sur mon porche je tremblai, pâle et tendu,
Puis verrouillai la porte pour me calfeutrer.
J’avais le livre qui révélait le tunnel
À travers le néant et les voiles cosmiques
Qui isolent les mondes unidimensionnels
Et les éons perdus en des lieux prosaïques.

Enfin je possédais la clé de ces visions
De flèches sous l’aurore et de bois embrumés
Nichés loin de ce globe et de ses précisions,
Guettant comme des souvenirs d’infinité.
J’avais la clé et la fixait en marmonnant
Quand l’œil-de-bœuf du grenier grinça doucement.

 

    IV. RECONNAISSANCE

Je me souvins du jour où, enfant, j’avais vu
― Une seule fois ― ce val peuplé de vieux chênes
Envahi par un brouillard gris, blême et diffus
Qui semait la folie entre branches et lichens.
C’était le même herbage fétide et sauvage
Rampant vers un autel dont les gravures invoquent
Ce Sans Nom vers lequel s’élevaient mille hommages
De tours sales unies en d’immémoriaux colloques.

Je vis le corps étendu sur le roc suintant
Et sus que les convives n’étaient pas des hommes ;
Je n’appartenais pas à ce monde aberrant :
Yuggoth, au-delà des étoiles et maelströms ―
Soudain le corps poussa un hurlement d’effroi
Et trop tard je compris que ce corps, c’était moi !



    V. RETOUR AU FOYER

Le démon dit qu’il me ramènerait chez moi,
Dans les terres indistinctes à demi oubliées,
Parmi les échos flous de palais, de hauts toits,
De balcons marbrés balayés par l’alizé
Alors qu’en dessous un labyrinthe de dômes,
De flèches et de tours s’étalait près de la mer.
À nouveau il évoqua le charme et l’arôme
De ces hauteurs et de l’écume moutonnière.

Ainsi il promit et par le seuil du couchant
Il m’emporta au-delà des lacs enflammés
Et des trônes dorés de dieux insignifiants
Qui hurlent face à l’implacable immensité.
Puis un gouffre s’ouvrit glougloutant dans le noir :
« Tu vivais là, railla-t-il, quand tu savais voir ! »


 
    VI. LA LAMPE

Nous trouvâmes la lampe au cœur de ces falaises
Où des gravures obscures aux yeux de tous les prêtres
Et des hiéroglyphes transpirant le malaise
Témoignaient de tout ce que la terre a fait naître.
Il n’y avait plus rien ― à part ce bol cuivré
Contenant quelques gouttes d’une huile exotique,
Décoré par des courbes aux formes inusitées,
Symboles suggérant des péchés archaïques.

À nos yeux les peurs vieilles de quatre mille ans
Ne signifiaient rien ― nous avions notre butin.
Quand nous l’examinâmes à notre campement
Je portai une flamme vers l’huile et soudain
Elle s’enflamma ― Dieu ! Les formes que nous vîmes
En cet instant fou nous rongent toujours ― sublimes.



    VII. LA COLLINE DE ZAMAN

Elle dominait fièrement la vieille ville,
Telle une acropole au bout de la grande rue ;
Verte et boisée, fixant de son regard hostile
L’église et son clocher le long de l’avenue.
Des rumeurs bicentenaires bruissaient encore
Et expliquaient pourquoi les gens fuyaient ses pentes ―
Un animal anormalement mis à mort
Et de jeunes enfants disparus sur ses sentes.

Un jour le facteur ne trouva plus la bourgade,
Ni les maisons, ni les habitants, rien du tout ;
Les curieux vinrent d’Aylesbury par myriades :
Rien d’affreux, selon eux ― il devait être fou
Ce facteur qui prétendait avoir aperçu
Les yeux gloutons de la colline et sa mâchoire pansue.



    VIII. LE PORT

Non loin d’Arkham j’avais rejoint le long chemin
De Boynton Beach qui suit la falaise escarpée
Et j’espérais avant le soir atteindre enfin
La crête qui domine Innsmouth et sa vallée.
Une voile au loin s’éloignait sur l’océan,
Blanchie par les ans passés sous les vents anciens,
J’y vis un présage ineffable et malveillant,
Alors je ne fis aucun salut de la main.

Un bateau quitte Innsmouth ! Souvenir d’un passé
Révolu. Mais à présent la nuit dévorante
Approche et j’ai atteint le sommet recherché
D’où j’ai si souvent scruté la ville distante.
Les clochers et les toits sont là ― mais voyez ! L’ombre
Recouvre comme une tombe les chemins sombres.



    IX. LA COUR

C’était la ville que j’avais connue jadis ;
Vieille cité lépreuse grouillant de métis
Qui frappent des gongs et chantent de curieux dieux
Dans des cryptes sous les allées du port poisseux.
Les maisons m’observaient de leurs yeux de poisson
Et se penchaient comme saoules dans ma direction,
Alors que dans la boue je cherchais l’atrium,
Cette cour ténébreuse où je trouverai l’homme.

Les murs noirs m’enveloppèrent et je me maudis
Pour m’être aventuré au cœur de ce taudis
Quand soudain quinze fenêtres s’illuminèrent
Et je vis les hordes dansant dans la lumière :
Des morts flétris jouissant de leur démente fête ―
Et ces corps putréfiés n’avaient ni main ni tête !



    X. LES OISEAUX

Ils me menèrent là où de fins murs de brique
Gonflent vers l’extérieur sous la pression du mal
Et des faciès cabossés aux traits chimériques
Fond des clins d’œil à des entités abyssales.
Un million de brasiers flamboyaient dans les rues
Et des toits plats s’envolaient vers le ciel béant
Des oiseaux décharnés pendant que d’incongrus
Tambours cachés faisaient vibrer des rythmes lents.

Je savais que ces feux chauffaient des plats immondes,
Que ces oiseaux stellaires avaient été Dehors,
Qu’ils sillonnaient les souterrains de certains mondes,
Et ce qu’ils rapportaient de Thog contre leur corps.
Les autres riaient ― mais ils se turent soudain
En voyant la chose dans un des becs malsains.



    XI. LE PUITS

Seth Atwood le fermier avait quatre-vingts ans
Au moins quand il essaya de boucher le puits,
Seul Eb vint l’aider à creuser devant chez lui.
Nous observions cette folie en ricanant,
Mais alors le jeune Eb devint fou lui aussi :
Ils l’envoyèrent à la ferme des indigents.
Seth mura tout à fait l’ouverture du puits
Et avec un couteau versa son propre sang.

Après l’enterrement nous n’avions d’autre choix
Que d’aller réouvrir ce puits déconcertant,
Nous ne vîmes qu’une échelle de fer plongeant
Dans un trou noir qui gobait l’écho de nos voix.
Et nous le murâmes à nouveau ― car l’effroyable
Gouffre restait malgré nos efforts insondable.



    XII. LE HURLEUR

Ils me dirent d’éviter la voie qui traverse
La colline de Brigg en direction de Zoar,
Ils chuchotaient sur les conséquences perverses
De la pendaison de Goody Watkins : « Gare, gare… »
J’ignorai ces conseils et découvrit la forme
Du cottage au lierre près du chaos rocheux,
Je ne me souciai pas du chanvre ni des ormes
Car la maison semblait bien trop neuve à mes yeux.

M’arrêtant pour observer le jour finissant
J’entendis les échos de légers hurlements
Quand un rayon de soleil à travers les planches
Illumina le hurleur d’une clarté blanche.
Alors je l’aperçus ― et fuis en moins de rien
Cette chose à quatre pattes au visage humain.



    XIII. HESPERIA

Le soleil qui tombe en enflammant les clochers
Et les cheminées qui défient la gravité
Ouvre grandes les portes d’un lointain passé
Fait de désirs divins, de splendeurs oubliées.
Des merveilles impatientes brûlent dans ces flammes,
Chargées d’aventure et d’une pincée de peur ;
Une rangée de sphinx qui semblent avoir des âmes
Mène aux hauts murs qui palpitent au rythme des chœurs.

C’est le pays où la beauté s’épanouit ;
Où chaque mémoire égarée trouve sa source ;
Où le grand fleuve Temps inaugure sa course
Le long des courants étoilés et infinis.
Les rêves nous relient ― pourtant j’ai toujours su
Que jamais des pas humains n’ont souillé ces rues.



    XIV. VENTS STELLAIRES

C’est parfois dans l’obscurité crépusculaire,
Surtout l’automne, quand souffle le vent stellaire
Le long des rues vides et pentues où des chambrettes
Sont éclairées par des bougies chaudes et douillettes.
La fumée des cheminées et les feuilles mortes
Volent en tourbillons telles d’étranges cohortes
Qui suivent le cosmos et ses géométries
Pendant que Fomalhaut transperce brume et pluie.

C’est à cette heure que les poètes lunaires
Savent quel fungi germe sur Yuggoth et quelles
Senteurs et couleurs florales peuplent les terres
De Nithon ― vision sans pareil sous notre ciel.
Mais quand ces vents nous transmettent l’un de ces rêves
Ils en passent dix autres par le glaive !



    XV. ANTARKTOS

Au fond de mon rêve le grand oiseau parla
Des cônes noirs dans les solitudes polaires
Qui se traînent sur la banquise et son éclat,
Battus et rongés par le tumulte des ères.
En ces lieux aucune silhouette familière ;
Seuls des soleils boréaux flous et indécis
Luisent sur ces roches érodées et séculaires,
Épiées par les Anciens avec mélancolie.

Face à ces anomalies de la création
Des humains ne trouveraient que consternation ;
Mais l’oiseau évoquait des lieux bien plus immenses
Qui loin sous la glace guettent et couvent en silence.
Que Dieu aide le rêveur dont les visions folles
Montrent les yeux morts des fosses de ce shéol !



    XVI. LA FENÊTRE

La maison était vieille, ébranlée par des vents
Dont personne ne comprenait les mouvements,
Et dans une petite pièce vers l’arrière
Se trouvait une fenêtre aux scellées de pierre.
Ici, dans une enfance rêveuse et recluse,
J’allais fréquemment vers la nuit noire et diffuse,
Et j’écartais les toiles d’araignée sans peur,
Avec toujours plus d’émerveillement au cœur.

Plus tard j’y ai mené des maçons pour savoir
Ce que mes obscurs aïeux avaient bien pu voir,
Mais quand ils percèrent la pierre un torrent d’air
Surgit de ces vastes paysages stellaires.
Ils fuirent tous ― mais j’osai regarder et vis
Les mondes bruts révélés par mes rêveries.



    XVII. UN SOUVENIR

De grandes steppes et des étendues rocailleuses
Se déployaient presque infinies sous les étoiles,
Des feux de camps éclairaient un peu de crasseuses
Bêtes portant des grelots dans leur abject poil.
Loin au sud la plaine s’inclinait lentement
Vers un mur sombre et ondulé comme un python
Gigantesque et antédiluvien que le temps
Aurait pétrifié par le cumul des éons.

J’eus un frisson étrange dans l’air froid et rare :
Pourquoi me trouvai-je en cet endroit si abscons ?
Puis une forme cachée apparut dans le noir,
Se dressa, s’approcha, et appela mon nom.
Voyant sous le foulard ce visage détruit
Je cessai soudain d’espérer ― car je compris.



    XVIII. LES JARDINS DE YIN

Au-delà de ce mur antique dont les tours
Couvertes de mousse se dressaient jusqu’au ciel
Il y aurait des jardins fleuris et des cours,
Des oiseaux joyeux, des papillons, des abeilles.
Il y aurait des allées, des ponts au-dessus
De mares à lotus reflétant les toits des temples,
Des cerisiers aux feuilles et aux rameaux ténus
Dans un ciel rose plein de hérons au vol ample.

Tout serait là, car mes rêves n’avaient-ils pas
Ouvert la porte de ce dédale de pierre
Ou les ruisseaux oisifs coulent entre les fougères
Et les vignes vertes accrochées à du vieux bois ?
Mais en arrivant face à la muraille morte,
Je réalisai qu’il n’y avait plus de porte.



    XIX. LES CLOCHES

J’ai toujours entendu le tintement lointain
De ces cloches graves dans le vent de minuit ;
Sonneries d’un beffroi que j’ai cherché en vain
Et qui prenaient leur envol depuis l’infini.
J’ai fouillé les rêves dont je me souvenais,
Songé à toutes les cloches de mes visions,
Et à Innsmouth, où les mouettes blanches flânaient
Près d’un vieux clocher vu pendant une incursion.

Tourmenté, j’entendais ces notes résonner
Jusqu’à ce qu’en mars la pluie d’un soir triste et froid
Me pousse vers les méandres de mon passé
Où les cloches folles tintaient dans leurs beffrois.
Elles tintaient ― mais dans les vagues sous-marines
Qui balaient les vallées opaques des abîmes.



    XX. LES MAIGRES BÊTES DE LA NUIT

Je ne sais depuis quel antre elles hantent les airs
Mais la nuit je vois ces formes caoutchouteuses,
Sombres, minces, cornues, aux ailes membraneuses,
Dont la queue arbore la fourche de l’enfer.
Elles viennent par le vent du nord, légions noires,
Avec entre leurs griffes des proies monstrueuses,
Et m’emportent en des pérégrinations affreuses
Vers des mondes gris aux tréfonds des cauchemars.

Par-dessus les pics saillants de Thok elles volent,
Ne semblant pas entendre tous mes hurlements,
Par-dessus les puits qui mènent à ce lac puant
Où pataugent les shoggoths enflés et frivoles.
Oh ! Si seulement elles faisaient le moindre bruit
Et avaient un visage sur leur face polie !



    XXI. NYARLATHOTEP

Et enfin de l’Égypte profonde arriva
Celui qui, insondable, suscitait le culte :
Silencieux, mince et fier d’une façon occulte,
Son habit rouge feu comme celui d’un roi.
Des foules se pressaient tout autour, sous emprise,
Impuissantes ensuite à répéter ses sentences ;
La rumeur trouvait de part le monde une audience
Car les bêtes sauvages le suivaient, soumises.

Bientôt les mers s’ouvrirent pour donner naissance
À des îles oubliées aux flèches d’algues et d’or ;
La terre se déchira et de folles aurores
Embrasèrent le monde humain en putrescence.
Puis, fracassant le globe dans son jeu maussade,
Le Chaos idiot souffla sur les cendres froides.



    XXII. AZATHOTH

Le démon m’emmena dans le néant inepte
Au-delà des amas d’espace et des concepts
Jusqu’à outrepasser temps, matière et couleur
Pour atteindre le Chaos, informe et ailleurs.
Là le Seigneur du Tout grognait dans les méandres
Des choses qu’il avait rêvées sans les comprendre
Et à ses côtés des bêtes ailées voletaient
Dans les vortex fous où des lueurs irradiaient.

Elles dansaient furieusement sur les sanglots
Aiguës d’une flûte tenues par des sabots
D’où coulent les flux du hasard originel
Qui donnent à chaque cosmos ses lois éternelles.
« Je suis Son Messager », me dit le démon-prêtre
Qui par mépris frappa la tête de son maître.



    XXIII. MIRAGE

Je ne sais s’il a jamais vraiment existé,
Ce monde perdu voguant sur les flots du Temps,
Mais dans un brouillard pourpre je le vois souvent,
Brillant en arrière-plan d’un rêve voilé.
Curieux édifices et rivières clapotantes,
Dédales merveilleux et cryptes de lumière,
Cieux ardents traversés par des branches tremblantes,
Mélancoliques comme avant un soir d’hiver.

Landes abandonnées couvertes par les joncs
Où de grands oiseaux tournent et dans le vent un bourg
Dresse son clocher blanc sur une élévation ;
Carillons nocturnes que j’espère toujours.
Je ne sais quel est ce pays et je ne sais
Quand ou pourquoi j’y étais, ou serai.



    XXIV. LE CANAL

Quelque part en rêve il y a un lieu mauvais
Où de hauts bâtiments vides longent un canal
Profond, noir, étroit, et empestant le fumet
De courants gras qui suintent de choses stagnales.
Des allées aux hauts murs qui se rejoignent presque
Mènent à des avenues connues ou inconnues
Et la lune projette une lueur dantesque
Sur de longues rangées de fenêtres abattues.

Aucun écho de pas, le seul bruit est celui
De l’eau huileuse dégoulinant sous des ponts
De pierre et le long de ces caverneux conduits
Qui affluent vers un océan de confusion.
Personne ne sait où ces eaux ont emporté
Loin de l’argile premier leur monde rêvé.



    XXV. St -TOAD

« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » aboya-t-il
Alors que je plongeais dans les allées hagardes
Qui forment un labyrinthe sombre et volatil
Au sud du fleuve là où les siècles s’attardent.
Une forme furtive, courbée, en haillons
Qui en un instant tituba hors de ma vue ;
Puis je m’enfonçai dans la nuit et ses tréfonds,
Vers les toits qui se dressaient hostiles et pointus.

Aucun guide n’évoquait ce qui rôdait là
Et j’entendis un autre vieil homme crier :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » Effarouché,
Je vis un troisième vieillard qui croassa :
« Prends garde aux cloches de St-Toad ! » J’en fus frappé,
Mais le clocher noir jaillit soudain devant moi.



    XXVI. LES FAMILIERS

John Whateley vivait à un mile du village,
Là où les collines se rassemblaient en nombre ;
Nous pensions qu’il n’était pas très futé ni sage
Car sa ferme déclinait vers un futur sombre.
Il passait son temps avec des livres bizarres
Qu’il avait trouvé quelque part dans son grenier ;
Puis son visage prit des traits blasphématoires
Et les gens se mirent tous à le rejeter.

Nous dîmes quand il se mit à hurler la nuit
Qu’on devrait l’enfermer pour sa sécurité ;
Alors trois hommes de la ferme d’Aylesbury
Allèrent le chercher ― et revinrent effrayés.
Ils l’avaient vu parlant à deux formes irréelles
Qui s’étaient enfuies d’un large battement d’ailes.


    XXVII. L’ANCIEN PHAROS

De Leng, là où des pitons s’élèvent acérés
Loin des yeux humains sous des étoiles glacées
Se dresse au crépuscule un rayon de lumière
Qui pousse les bergers à gémir en prière.
Ils disent (sans preuve) qu’elle vient, bleue et fière,
D’un pharos encastré dans une tour de pierre
Où le dernier Ancien subsiste solitaire
Et parle au Chaos via ses tambours délétères.

La chose porterait un masque de soie jaune
Dont les replis cacheraient un profil de faune ;
Visage étranger que nul n’ose dévoiler
Par crainte des traits qui se laissent deviner.
Beaucoup d’hommes passés cherchèrent ce reflet ;
Ce qu’ils trouvèrent, nul ne le saura jamais.


    XXVIII. ATTENTE

Je ne sais pourquoi à mes yeux certaines choses
Semblent cacher d’insondables enchantements,
Ou une brèche dans l’horizon mortifiant,
Débouchant sur des mondes divins et grandioses.
Il y a une attente vague et impatiente :
Un grand faste dont je me souviens à moitié,
Des aventures extraordinaires, éthérées,
Emplies de joie comme une rêverie flottante.

C’est au crépuscule sur d’étranges clochers,
Dans les bois, les vieux bourgs et les pentes brumeuses,
Les vents, la mer, les coteaux, les villes radieuses,
Les courtils, les chants lointains, la lune enflammée.
Grâce à ce mirage il est permis d’exister,
Mais nul n’obtient jamais ce qu’il laisse espérer.


    XXIX. NOSTALGIE

Une fois l’an, dans l’embrasement de l’automne,
Les oiseaux survolent l’océan désolé,
Avec hâte ils bavardent, chantent et fanfaronnent
En cherchant un pays qui hante leur passé.
De grands jardins en terrasses où poussent des fleurs,
Des rangées de mangues exquises et des sanctuaires
De feuilles et de branches sur des sentiers charmeurs ―
C’est ce que montrent leurs visions tentaculaires.

Ils fouillent la mer en quête du vieux rivage,
De la cité blanche couronnée par ses tours ;
Hélas, rien d’autre que des eaux vides et sauvages,
Alors une fois de plus ils font demi-tour.
Mais les donjons regrettent leur chanson perdue
Du fond de leurs abysses à la faune inconnue.


    XXX. TOILE DE FOND

Je ne peux m’attacher aux choses neuves et crues
Car j’ai vu le jour dans une vieille cité ;
De ma fenêtre je voyais des toits pentus
Penchés vers un port pittoresque et singulier.
Le soleil, dans des rues aux portes ciselées,
Frappait des lucarnes, des carreaux scintillants,
Et des clochers georgiens aux girouettes dorées ―
Ces spectacles forgèrent mes rêves d’enfant.

Ces trésors venus d’un temps de progrès prudent
Ne peuvent que s’aliéner les spectres si frêles
Qui remuent dans des fois livrées au changement
Entre les murs constants de la terre et du ciel.
Ils déchirent la toile du temps et ainsi
Je peux en reclus faire face à l’infini.


    XXXI. L’HABITANT

Déjà vieux quand Babylone sortit de terre,
Qui sait depuis quand il dormait sous ce talus,
Là où enfin nos pelles curieuses trouvèrent
Ses épais blocs de granit que nous mîmes à nu.
De larges chaussées bordées de maçonneries,
De blocs effrités et de statues évoquant
Des fabulations surgies d’un passé terni
Trop ancien pour les humains tout juste naissants.

Alors nous vîmes ces marches qui s’enfonçaient
Dans un étranglement de picrite gravée
Vers un noir sanctuaire où la nuit gouvernait
D’antiques symboles et des mystères premiers.
Nous avançâmes avant de fuir comme des fous
Quand le frou-frou de ses pas surgit d’en dessous.


    XXXII. ALIÉNATION

Sa chair concrète n’avait jamais voyagé,
Car l’aube le trouvait toujours au même endroit,
Mais chaque nuit son esprit aimait s’élancer
Vers des précipices et des mondes moins étroits.
Il avait survécu à la zone Ghooric
Et contemplé Yaddith sans devenir dément
La nuit où fut lancée l’hypnotique lyrique
De la flûte qui miaule depuis les néants.

Il se réveilla ce matin-là fort vieilli
Et depuis toutes les choses ont perdu leur lustre ;
Ce qui l’entoure flotte nébuleux et gris ―
Pâles fantômes d’une sphère plus illustre.
Ses parents et amis sont un peuple étranger
Auquel il tente vainement de s’attacher.


    XXXIII. LES SIFFLETS DU PORT

Par-dessus de vieux toits et des clochers croulants
Les sifflets du port chantonnent toute la nuit ;
Des voix venues d’ailleurs, des plages au sable blanc
Et des mers grandioses forment des chœurs hardis.
Tous inconnus l’un à l’autre et pourtant unis
Par une force obscurément déterminée
Qui dans les gouffres du zodiaque se tapit
Et orchestre ce grondement halluciné.

Par des rêves sombres il apporte des nuées
Plus sombres encore de formes et d’évocations ;
Des échos venus du néant et des soupçons
De choses trop subtiles pour être acceptées.
Et toujours dans cette musique ubiquitaire
On perçoit certaines notes inconnues sur Terre.


    XXXIV. RECONQUÊTE

La piste traversait une lande terrible
Où sur l’humus des rochers moussus se dressaient
Et des gouttelettes glauques m’éclaboussaient
Depuis les cascades de cavernes invisibles.
Il n’y avait pas de vent ni le moindre son
Dans les buissons biscornus et les arbres fous,
Ni rien à l’horizon ― mais je vis tout à coup
Devant moi une monstrueuse élévation.

Elle se profilait sur la moitié du ciel
Et ses escaliers de lave presque effondrés
Couverts de graminées grimpaient vers l’apogée
En des marches bien trop grandes pour un mortel.
J’hurlai ― et sus quelle étoile et âge primaire
M’avait ravi au règne humain si éphémère !


    XXXV. ÉTOILE DU SOIR

Je la vis depuis cet endroit calme et caché
Où le vieux bois dévore presque tout le champ.
Elle étincelait dans la gloire du couchant ―
D’abord pâle, puis d’un visage illuminé.
Le noir vint, et ce fanal rouge et solitaire
Me fit chavirer comme jamais autrefois ;
L’étoile du soir ― mais devenue mille fois
Plus saisissante dans cette paix forestière.

Elle traçait des images dans l’air tremblant ―
Des fragments de souvenirs qui hantaient mes yeux ―
Vastes tours et jardins ; étranges mers et cieux
D’une vie obscure à l’emplacement fuyant.
Désormais je sais que dans le ciel étoilé
Ce feu m’appelait depuis mon ancien foyer.


    XXXVI. CONTINUITÉ

Il y a dans certaines vieilleries les traces
D’une vague essence ― ni le poids ni la forme ;
Un éther ténu, indéterminé, hors-normes,
Et pourtant lié aux lois du temps et de l’espace.
Un faible signe voilé de continuités
Impossibles à entrevoir pour l’œil apparent ;
De dimensions abritant les années d’antan,
Hors de portée, sauf à l’aide des clés cachées.

Cela me touche le plus quand le soleil luit
Sur des fermes surannées à flanc de colline
Et redonne vie aux silhouettes immobiles
Venues de siècles plus réels que celui-ci.
Je me sens proche dans cette étrange lumière
De la masse étale dont les flancs sont les ères.



samedi 28 novembre 2020

Infusions de plantes du jardin

Des images qui datent de l'été dernier. Je n'avais pas l'intention de les utiliser, mais avec le deuxième confinement, je n'ai pas eu l'occasion d'aller vraiment prendre l'air, alors voilà, un peu de verdure et de fleurs colorées dans le jardin de ma mère.

jeudi 26 novembre 2020

Le triomphe des graines - Thor Hanson


Le triomphe des graines - Thor HansonLe triomphe des graines - Thor Hanson

The Triumph of Seeds (en français Le triomphe des graines, 2015) de Thor Hanson s'intéresse aux mystères des graines, qui, on peut le dire, sont à la base de l'alimentation humaine. C'est un livre accessible, qui pèche un peu par cette accessibilité d'ailleurs : peut-être un peu trop d'anecdotes personnelles et un contenu balancé en vrac. N’empêche, il y a là-dedans de quoi passionner, comme l'atteste le pavé ci-dessous.

Une graine contient trois éléments basiques :

  • L’embryon de la plante
  • Le tégument (la peau ou couche protectrice)
  • Un tissu nutritif

Le volume d'une graine sèche peut être décuplé par l’absorption d'eau, ce qui permet une forte croissance en volume sans véritablement créer de nouveaux tissus : les tissus secs se contentent d'absorber l'eau et de gonfler. Ainsi, la graine, au début du moins, n'a pas par exemple à créer des racines par division cellulaire : elle fait simplement gonfler les tissus qu'elle possède déjà, ce qui ne consomme pas d'énergie. Le tissu nutritif est très dépendant des conditions dans lesquelles la plante grandit : par exemple, les graines d'avocats sont très riches car les jeunes pousses doivent faire face au milieu hautement concurrentiel et privé de soleil qu'est une jungle. Même chose pour les graines de cacao : leur richesse vient d'un impératif environnemental. A l'inverse, les plantes de prairie par exemple ont accès plus facilement à la photosynthèse et peuvent avoir des graines moins riches.

Un exemple sur l'omniprésence dans la vie humaine des produits à base de graine : la gomme du guar (un haricot) est essentielle au procédé qu'est l'extraction d'hydrocarbures par fracturation hydraulique... Le guar est devenu tellement précieux qu'il pouvait atteindre jusqu’à un tiers des coûts d'extraction par fracturation hydraulique.

Les graines sont apparues au Carbonifère (-360/286 millions d'années). Avant, les spores étaient la méthode de reproduction dominante. La dominations des spores au carbonifère est peut-être due à un biais de préservation : les plantes à spore vivant dans des marais, elles ont laissé une quantité disproportionnée de fossiles. Alors que les spores avaient besoin d'eau pour que spores mâles et femelles se rencontrent, les premières plantes à graine ont commencé à conserver sur elles les spores femelles. Quand le spore mâle arrivait sur les parties femelles de la plante, celle-ci se retrouvait avec un « œuf » fertilisé et pouvait continuer à le faire croître. Ainsi ces plantes n'avaient plus besoin d'un milieu liquide pour faire le lien entre gamètes mâles et femelles, un coup de vent pouvait faire l'affaire, leur donnant un énorme avantage en milieu sec. De plus, la plante ayant eu le temps de faire croître l’œuf (la graine), celui-ci a l'opportunité de gagner une certaine indépendance nutritive (les tissus nutritifs) et une protection (la peau de la graine). D'où la domination progressive des graines sur les spores.

Les graines développent donc la capacité de tenir le coup face au temps : le record d'ancienneté pour une graine ayant germée est actuellement détenu par une graine de dattier vieille de 2000 ans. La dessiccation est le facteur capital de cette durabilité, mais aussi toutes sortes de mécanismes hautement complexes et mal connus, comme la capacité non seulement de détecter l'eau, mais de détecter la quantité précise et optimale d'eau dont la plante a besoin pour sa croissance. Les cellules des graines ont donc cette capacité très rare de pouvoir regagner leur structure à l'aide d'eau après avoir été longtemps sèches. D'ailleurs, il existe un animal, une petite crevette, dont les œufs partagent cette capacité.

L’œuf se retrouvant donc dans une graine parfois lourde, le vent n'est pas forcément le moyen de propagation optimal : les animaux viennent alors jouer un rôle capital. De nombreuses graines ont coévolué avec les rongeurs notamment. La peau/carapace des graines a évolué pour obtenir un « temps de transport » idéal : les animaux qui mangent les graines ne doivent pas pouvoir les ouvrir trop facilement, sans quoi ils les mangeraient sur place et ne les déplaceraient pas, mais la graine ne doit pas trop leur résister, sinon ce ne serait pas rentable pour eux de s'y intéresser. Ainsi, idéalement, un rongeur chope une graine sous/sur la plante qui la produit et va ensuite se planquer un peu plus loin pour la manger : s'il perd une graine en chemin ou s'il se fait prendre par un prédateur, hop, la graine a été déplacée dans un endroit potentiellement nouveau et fertile. Coévolution, donc : graines et animaux se rende service mutuellement et sont en même temps dans une perpétuelle course à l'armement (efficacité des dents et résistance des graines). On retrouve la même coévolution pour les fruits : les fruits, comme les pétales colorées qui attirent les pollinisateurs, sont des pièges mutuellement bénéfiques : l'animal est nourri et en échange il transporte les graines ailleurs. Quand le fruit n'est pas mûr, c'est que les graines ne sont pas prêtes : la plante repousse donc les gourmands avec un fruit acide ou amer.

Les épices existent car les plantes produisent diverses substances chimiques pour protéger leurs graines des prédateurs indésirables. Par exemple, le piquant du piment pourrait servir à repousser un champignon : les piments se font plus piquants dans les régions humides, c'est-à-dire là où ils sont plus vulnérables au champignon. C'est aussi pour cette raison que les épices sont de bons préservatifs pour les plats humains. C'est exactement leur rôle dans la nature : lutter contre bactéries, microbes, champignons, prédateurs... La caféine, par exemple, est toxique pour les escargots et limaces, ou pour certains champignons, entre autres indésirables. La caféine est un insecticide naturel. Mais la caféine, comme d'autres substances protectrice, est coûteuse à produire pour une plante, couteuse en nitrogène notamment. Ainsi la plante recycle sa caféine : elle est fabriquée dans les tissus les plus vulnérables, les jeunes feuilles, pour repousser les prédateurs, puis est transférée vers les graines quand celles-ci grandissent, car ce sont les graines qui deviennent la priorité de la plante. Et, paradoxalement, la caféine empêche la graine de germer : ainsi, pour germer, le jeune grain de café commence par déployer racines et feuilles par absorption d'eau et gonflement, puis, une fois ces pousses loin de la graine et de la caféine inhibitrice, elle peut commencer la division cellulaire. Mais la caféine de la graine n'a pas fini d'être utile : elle sert d'herbicide à proximité immédiate de la pousse ! La caféine dans le pollen, à bonne dose, peut aussi servir à rendre les pollinisateurs addicts.

Autre anecdote sur le café et ses influences sur la civilisation : jusqu'au 17ème siècle, à l'époque où le café s'implantait, la bière et autres boissons fermentées étaient incroyablement répandues, avec une consommation moyenne de 300 ou 400 litres par an par personne (contre aujourd'hui 74 litres pour un anglais et 107 pour un allemand). Le café produisant des contextes sociaux très différents des contextes alcoolisés, qui sait ce qu'on lui doit ? Commencer sa journée à la bière ou au café ne peut manquer de produire des journées différentes.

Une autre substance capitale pour les humains doit son existence aux graines : le coton. Ces filaments extrêmement fins ont évolué pour propager les graines : ils donnent une accroche au vent et permettent aux graines de voler vers de nouveaux horizons, et ils permettent aux graines de flotter sur l'eau, leur offrant là un autre moyen de voyager.

lundi 23 novembre 2020

Le monde liquide (roman)

Le monde liquide est un roman écrit en 2018. C'est mon deuxième. Le premier n'est pas assez bon pour être partagé, mais celui-là, j'en suis satisfait. Je n'ai pas de fortes prétentions, mais je sais que c'est solide narrativement, fluide et cohérent. C'est un roman de taille moyenne (93000 mots).

Le premier chapitre est lisible ci-dessous, et le tout est à disposition sous forme de fichiers pdf et epub. C'est la première fois que je crée un epub : il manque quelques fonctionnalités, comme la nouvelle page automatique pour chaque chapitre, mais c'est suffisamment propre pour une lecture agréable.

Synopsis très rapide :

Sur une planète-océan sans nom, une petite société primitive vit sur une carapace de tortue géante. Le jour de ses premières règles, Lotis réalise qu'elle va être obligée de se marier contre sa volonté. Mais les éléments vont la propulser dans le vaste monde, où elle découvrira qu'il existe d'autres sociétés humaines, des sociétés moins paisibles et plus complexes, qui chacune tentent d'expliquer ce monde inhospitalier à l'aide de mythes et croyances.

Lien vers le roman en fichier pdf.

Lien vers le roman en fichier epub.


Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, Sorrow I, 1907



1


Le soleil se levait sur l’océan infini et Lotis avait peur.

Elle venait à peine de se réveiller et déjà elle savait que sa vie allait changer.

Il y avait une substance collante entre ses jambes.

Sur le monde liquide, dès que le soleil apparaissait au-dessus de l’horizon au petit matin, il illuminait absolument tout. Il n’y avait aucune colline ni aucun arbre pour lui faire obstacle. Seuls les nuages et les vagues, pendant les plus fortes tempêtes, pouvaient obstruer sa lumière. Aujourd’hui, l’océan était calme et le ciel dégagé. Les rayons lumineux se reflétaient sur les flots, puis à nouveau sur les hautes couches de l’atmosphère, et infusaient le monde de leur éclat.

La petite hutte où dormaient Lotis, son frère et leur mère était faite d’un assemblage de longues arêtes de poissons, souvent plus hautes qu’un enfant, recouvertes de peaux d’animaux marins et de nombreuses écailles translucides qui laissaient passer une partie de la lumière du soleil. Au passage, elles lui donnaient un aspect flouté et la coloraient d’une teinte verdâtre ou jaunâtre. C’était la coutume de personnaliser les espaces de vie en formant des mosaïques, ainsi Lotis avait l’habitude de se réveiller sous d’agréables motifs multicolores. Mais ce matin, elle n’était pas d’humeur à les apprécier.

Malgré les nuances de couleur qui se mélangeaient, elle pouvait voir que ses vêtements et sa couche étaient tachés de rouge. Elle savait parfaitement ce que cela signifiait. Son premier réflexe fut de dissimuler l’événement.

Mais elle ne fut pas assez rapide.

Amande, sa mère, n’avait pas l’habitude de se réveiller particulièrement tôt. Au contraire, elle s’activait souvent jusqu’à tard dans la nuit et aimait paresser dans la douceur colorée des matins. Mais en vivant entassés les uns sur les autres dans un espace très limité, les habitudes de chacun devenaient si familières qu’elles finissaient par faire partie du paysage. Tous savaient quelles étaient les manières et manies de tel ou telle autre. On ne faisait pas plus attention au réveil de celui qui se levait toujours avec le soleil qu’on accordait d’importance à une vague parmi des milliers. Lotis avait cette habitude de commencer ses matinées avant tout le monde. Elle aimait ces quelques instants de solitude, les seuls qu’elle pouvait arracher aux longues journées. Même quand elle était fatiguée, elle se les accordait, car elle avait l’impression que dix battements de cœur sans autre humain à l’horizon lui offraient plus de repos qu’une nuit de sommeil profond.

Amande ne s’en étonnait plus depuis longtemps et ne sortait pas de son sommeil pour si peu.

Pourtant, ce matin-là, Lotis avait peur. Elle était stressée, tendue. Elle essayait de rester discrète, de ne pas faire de mouvements brusques, mais elle ne pouvait pas se contrôler parfaitement. Et Amande, dans sa somnolence, sentit ces nuances dans les gestes de sa fille. Ses instincts les plus primaires l’informaient que quelque chose d’inhabituel se produisait. L’inconnu s’était introduit dans son petit foyer. Amande ouvrit les yeux et se tourna vers sa fille.

Lotis, paniquée, était en train d’essayer de nettoyer avec des gestes maladroits le sang de ses premières règles.

Amande comprit immédiatement. Contrairement à sa fille, elle ne fut envahie ni par la peur, ni par la panique, mais par la joie. Sa fille était une femme. Sa fille allait pouvoir se marier. Il fallait en informer la communauté.

Elle se redressa et, un grand sourire sur les lèvres, serra la future mère de ses petits-enfants dans ses bras.

Lotis, toujours choquée, ne lui rendit pas son étreinte.

— Je suis tellement heureuse, ma fille ! Tellement heureuse !

Ayant exprimée son bonheur, elle posa ses mains sur les épaules de Lotis et la fixa dans les yeux avec un sérieux inhabituel.

— Je dis « ma fille », et je le dirai encore. Mais maintenant, je serai la seule à avoir le droit de le dire, parce que tu es une femme. Ce soir, il y aura une fête. Et dans quelques jours, tu te marieras.

En entendant ces mots, Lotis, toujours hébétée, ne répondit pas. Elle qui était d’habitude si vive d’esprit regardait sa mère sans mot dire, abasourdie, la bouche ouverte. Amande lui accorda un dernier sourire maternel et écarta les rideaux de cuir pour sortir. Lotis fut éblouie par la lumière et quelques instants plus tard entendit sa mère qui criait pour réveiller tout le monde. Elle aurait pu rester ainsi de longues minutes si son frère ne l’avait pas tirée de son ahurissement. Il marmonna quelques paroles indistinctes et demanda :

— Il se passe quoi ?

Brillant tenait de sa mère : il aimait dormir le matin. Il fallait bien un événement rare comme celui-ci pour le réveiller.

— Rien, dit Lotis. Il ne se passe rien. Rendors-toi.

Mais son frère remarqua les taches de sang.

— Oh, je comprends. Tu es prête pour le mariage c’est ça ? C’est pour ça que maman est si contente ? Tu es contente, toi aussi ?

— Tais-toi, imbécile. Tais-toi.

— Pourquoi ? Tu n’es pas contente ? Pourtant c’est bien de se marier. Tu auras ta propre maison. Et un mari. Tu crois que ce sera Espa ? Il paraît qu’il attendait avec impatience.

— Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi.

— Moi j’ai envie de me marier. Mais pour les garçons c’est plus tard. C’est injuste. Pourquoi c’est les filles qui sont prêtes les premières ? Et toi, tu avais du retard. Je peux te le dire maintenant : maman s’inquiétait que tu n’aies pas encore le sang.

— Brillant…

— Je suppose qu’il va y avoir une fête. J’ai hâte. La Vieille va raconter les histoires qu’elle garde pour les grandes occasions.

Lotis, exaspérée, écarta à son tour les rideaux pour échapper à son frère.

Elle plissa les yeux puis, une fois habituée à la lumière, jeta sur son monde un regard plus neuf que d’habitude. Elle se savait au bord d’un grand changement dans sa vie, et tout ce qui l’entourait revêtait soudain un caractère de nouveauté.

De tous les côtés l’océan s’étirait.

Il n’y avait rien d’autre que l’eau, les vagues et l’écume. Quand on restait à observer un certain temps on pouvait distinguer la vie. Les poissons-volants laissaient sur la rétine l’impression d’un éclat argenté, les méduses formaient des taches sombres qu’on pouvait confondre avec des algues, les oiseaux se laissaient porter par les vents, plongeaient dans l’eau et en ressortaient bredouille, ou avec une proie dans le bec. Plus loin, d’autres oiseaux flottaient tranquillement sur les ondulations en gardant un œil ouvert. Et parfois, en étant patient et attentif, on pouvait apercevoir les géants. Lotis ne pouvait compter que sur les doigts d’une seule main de telles occasions.

Quand on détachait son regard de l’horizon pour contempler la minuscule portion du monde qui permettait aux humains de survivre, on voyait ce sur quoi Lotis et tous les autres posaient leurs pieds : la carapace.

Lotis n’avait jamais vu les frères et sœurs de la créature à laquelle la carapace avait appartenu. Elle avait déjà vu des tortues, et elle en avait mangé certaines. Quand les pêcheurs ramenaient les animaux sur la carapace et s’apprêtaient à les mettre à mort, il lui arrivait de fixer leurs visages et d’y lire les mêmes choses que sur un visage humain. Une fois, elle avait même cru y distinguer des larmes. Puis, avec les autres, elle mangeait leur chair et bénissait l’océan qui leur fournissait leur subsistance. Les exosquelettes de ces tortues étaient beaucoup plus petits que la carapace sur laquelle elle vivait, mais la ressemblance était frappante. Dans ses rêves, Lotis rencontrait parfois la tortue géante. Elle venait récupérer sa cuirasse. Comme elle était nue, elle était un peu ridicule, mais grâce à sa taille elle restait une menace. Et, dans ces rêves, le plus souvent, les hommes la criblaient de leurs lances et sortaient vainqueurs de la bataille. Mais, parfois, la tortue géante était imbattable et parvenait à reprendre possession de son bien. Alors Lotis se noyait dans un tourbillon et se réveillait en sueur.

Sur la carapace s’élevaient la vingtaine de huttes construites avec les arêtes et écailles que fournissait l’océan. La surface était légèrement bombée au centre et se divisait en de nombreuses petites sections qui formaient autant de modestes collines individuelles. Pour éviter de glisser dans la mer, une haie avait été construite sur les bords de la carapace et des marches taillées aux endroits stratégiques. Lotis avait déjà assisté à ce travail : la carapace était terriblement solide. Pour la sculpter, il fallait s’armer des dents des plus puissants prédateurs et s’acharner des journées entières pour souvent ne lui infliger que quelques minces entailles. Mais désormais, des cordées étaient fixées aux endroits stratégiques. Ce système avait certainement sauvé bien des vies, quand l’océan s’agitait.

Lotis se demanda pourquoi elle pensait à tout cela, puis elle réalisa que c’était pour refouler ses problèmes les plus immédiats. Sa mère parlait avec de grands gestes à un groupe qui lui jetait des regards inquisiteurs.

N’ayant nulle part où fuir, elle se dirigea vers le bassin des gourdes.

Sur les frontières entre la carapace et l’océan, là où il n’y avait pas de barrière, se trouvaient les bassins. Les gourdes étaient tellement importantes que quatre bassins leur étaient dédiés. Lotis prit une aiguille d’oursin creuse dans le récipient qui en contenait des dizaines, se pencha sur le bassin et saisit une gourde. Cette algue qui avait l’apparence d’une grosse boule gonflée était leur source d’eau potable. L’algue filtrait le sel qui rendait l’eau de l’océan mortelle à long terme. Il s’accumulait à la surface de la plante en plaques grises qui se détachaient quand elles devenaient trop lourdes. Lotis planta l’aiguille au sommet de la boule et aspira l’eau tiède. Ce rituel matinal était habituellement réconfortant, mais, aujourd’hui, elle sentait de nombreux regards dans son dos.

Elle reposa dans le bassin la gourde devenue plus légère et partit vers l’arrière de la carapace.

À vrai dire, il n’y avait pas vraiment d’avant ou d’arrière. Lotis n’était pas certaine de savoir de quel côté se trouvait autrefois la tête de la tortue géante, alors, comme tout le monde, elle utilisait un autre système pour parler des directions. L’avant, c’était le sens dans lequel le vent et les courants poussaient la carapace. Et l’arrière, c’était le côté qui laissait derrière lui un sillage. Ainsi le petit monde que constituait la carapace tournait sur lui-même et on se réveillait le matin sans savoir si on serait à la proue ou à la poupe, à bâbord ou à tribord.

À cause de cette incertitude, des toilettes étaient disséminées un peu partout sur la rive. C’étaient de simples petits espaces isolés par des cloisons à peu près étanches aux regards. Il fallait utiliser celles qui se trouvaient, au moment où l’on en avait besoin, du côté de la poupe. Mieux valait que les excréments se perdent dans le sillage de la carapace. Mais, par temps particulièrement calme, quand il n’y avait ni courant ni vent pour donner du mouvement à la carapace, il arrivait régulièrement de mauvaises surprises.

Lotis se réfugia derrière la mince barrière et fit ses ablutions. Elle nettoya le sang qui souillait encore ses cuisses et soupira à l’idée de devoir subir ces pertes toute sa vie. On disait que la Vieille ne perdait plus de sang, mais elle était vraiment, vraiment vieille. Son visage ravagé par les rides en témoignait. Son corps devait être trop fatigué. Lotis ne connaissait aucune autre femme qui ait vécu assez longtemps pour que son corps décide que, finalement, mieux valait garder le sang à l’intérieur.

De l’autre côté de la barrière elle entendait les bruits de l’agitation matinale, mais cette fois ils étaient agrémentés d’un murmure joyeux. À présent, tout le monde devait savoir qu’un mariage était proche. Lotis aurait voulu passer toute la journée aussi seule que possible, derrière le volet des toilettes, mélange tressé de longues arêtes et d’algues sèches. Mais c’était impossible, déjà d’autres attendaient leur tour.

Une fois sortie, elle ne pouvait se déplacer sans causer des sourires entendus et des accolades intempestives. Hespéros, en chemin vers la poupe, vint l’aborder. La jeune fille rayonnait.

— Lotis, Lotis, je suis tellement contente pour toi ! (Elle serra hâtivement Lotis contre sa poitrine avant de reprendre son chemin.) On se parle plus tard.

Lotis décida de se consacrer immédiatement à sa routine quotidienne, sans même prendre le temps de manger, pour échapper à ces marques d’affection qu’elle ne désirait pas. Elle prit dans un bassin de culture autant d’algues qu’elle pouvait en tenir dans ses bras. La plante était collante et poisseuse, mais elle aimait son contact et son odeur. Sur l’océan, il n’y avait qu’un nombre très limité de choses à toucher et à sentir, alors chacune était précieuse. Les sens apprenaient à se régaler de ce qu’il y avait de plus commun. Et l’algue, elle, ne la félicitait pas pour un mariage qu’elle n’avait pas choisi. Lotis déposa son chargement sur la partie de la carapace qui faisait office de séchoir. Il fallait ensuite prendre le temps de l’étaler de façon uniforme pour qu’elle puisse bien sécher. Si le temps était clément, il suffirait de quelques jours pour qu’elle soit utilisable. Une fois cette tâche terminée, Lotis prit des algues sèches dans une main, des outils dans l’autre, et alla s’installer dans un coin aussi tranquille que possible pour tresser draps et vêtements. Elle essayait de toutes ses forces de se concentrer sur son travail, mais rien n’y faisait, son esprit refusait de la laisser en paix. Les pensées les plus diverses continuaient de l’assaillir. Et si elle ne voulait pas se marier ? Pourquoi personne ne lui demandait son avis ? Et pourquoi ne voudrait-elle pas se marier : n’était-ce pas ce que tout le monde faisait ? Pourquoi perdait-elle du sang ? Quel était le rapport entre ce sang et la nécessité de se marier ? Vraiment, pourquoi ne pouvait-on pas la laisser tranquille ? Et pourquoi cette carapace, aussi géante soit-elle, était-elle si petite ? Comment ses parents, et les parents de ses parents, et tous ceux avant, avaient-ils pu vivre sur cet étroit navire ?

Non, non, elle ne devait pas penser à cela. Quand elle était plus jeune, elle posait ces questions aux adultes. Pour toute réponse, ils la regardaient de haut, fronçaient les sourcils avec reproche ou lui passaient la main dans les cheveux en rigolant, et lui expliquaient que le monde était ce qu’il était, qu’il avait toujours été ainsi et qu’il serait toujours ainsi.

Alors Lotis, avec le temps, avait cessé de poser des questions. Elles ne sortaient plus par le seuil de sa bouche, mais elles restaient là, à encombrer son crâne, à créer de la confusion et du doute.

Elle releva les yeux de son travail et son regard croisa celui d’Espa. Debout un peu plus haut sur la carapace, il la contemplait avec avidité. Lotis, peu habituée à susciter ce genre d’attention, tourna rapidement la tête et plongea à nouveau vers son travail. Mais elle était encore plus qu’avant incapable de se concentrer. Ne devrait-elle pas être heureuse ? Espa était beau, fort et jeune. Il était bon pêcheur, attentionné envers ses proches et respecté de tous. Alors pourquoi Lotis ressentait-elle ce désir incontrôlé de sauter dans l’océan et de nager jusqu’à se retrouver seule et libre ?

C’était un désir illusoire, bien sûr.

Il n’y avait nulle part où aller. Aucune autre carapace où se réfugier.

Dans un mouvement vif, Hespéros vint s’asseoir à côté d’elle, avec son propre chargement d’algues séchées.

— Tu as vu, dit-elle, il ne te quitte pas des yeux. Tu as de chance, tu sais. Notos n’était pas aussi motivé à l’idée de se marier avec moi. Maintenant, ça va plutôt bien, mais qu’est-ce que j’aurais aimé qu’il me regarde comme Espa te regarde ! Tu vas avoir un mariage heureux. Tout le monde est content pour vous.

Elle entrecroisait avec attention les minces rubans d’algues, mais Lotis ne répondait pas.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas contente ?

— Non, répondit doucement Lotis. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais… Je n’ai pas envie de me marier. Je n’ai pas envie. Je ne veux pas. J’aimerais être contente de ce qui m’arrive, mais c’est plus fort que moi, je ne veux pas, je ne veux pas.

— Je comprends, tu sais. C’est normal d’être troublée devant un événement aussi important. Moi, je n’ai jamais ressenti ça. J’avais tellement hâte de me marier. Avoir un homme, une maison, des enfants. Être une femme, être traitée en égal par les autres. Je ne comprenais pas qu’il était possible de se sentir comme tu te sens maintenant. Alors j’étais triste quand je voyais que Notos ne partageait pas mon enthousiasme. Il détournait les yeux, il ne voulait pas me parler. Mais, plus tard, il m’a expliqué : il avait peur. Il avait peur des responsabilités, peur de ne plus être un enfant, peur de moi, peur de lui-même. C’est normal d’avoir peur tu sais. Mais ça va s’arranger, comme pour Notos. Et tu auras un mari qui te désire, c’est déjà une chance.

— Non, dit Lotis, ce n’est pas ça. Ce n’est pas de la peur. Je n’ai pas peur. C’est juste que je ne veux pas. Pourquoi est-ce que personne ne me demande ce que j’en pense ? Pourquoi est-ce que je suis obligée ?

— Tu raisonnes en enfant, soupira Hespéros. Est-ce que les pêcheurs ont envie de pêcher ? Est-ce que toi et moi avons envie de tresser ? Est-ce que les poissons ont envie de nager ? Est-ce que l’océan a envie d’être autre chose que ce qu’il est ? Ce ne sont pas de bonnes questions. Les pêcheurs pêchent parce qu’ils doivent manger. Nous tressons parce que nous devons nous habiller et fabriquer des filets et des draps. Les poissons nagent parce qu’ils vivent dans l’eau. L’océan est ce qu’il est et il ne peut pas être autre chose. C’est la même chose pour nous. Nous devons nous marier car c’est ainsi que les humains vivent.

— Mais non, répondit Lotis en haussant le ton. Ce n’est pas forcément ainsi que nous devons vivre. Pourquoi ne pas laisser le choix aux gens de se marier ou non ? Et de se marier avec qui ils veulent, s’ils veulent se marier ? Hein, pourquoi pas ?

— Lotis, tu dois cesser de penser en enfant. Tu ne changeras pas ton existence en te plaignant. Tu as devant toi une vie heureuse. Si tu la rends malheureuse, ce sera de ta faute.

Lotis ne répondit pas, et les deux jeunes femmes tressèrent en silence. Les doigts de Lotis multipliaient les erreurs, et le pagne qu’elle fabriquait était gâché par des nœuds et des trous. Elle aurait déjà dû arrêter pour reprendre à zéro, mais elle ne voulait pas avoir à se lever pour aller chercher des fibres neuves et croiser des regards, échanger des paroles, subir la bienveillance générale. Alors elle restait là, à gaspiller de la bonne algue à côté de son amie qui lui semblait soudain si étrangère.

Était-ce vrai qu’elle ne raisonnait que comme une enfant ? Si c’était cela devenir adulte, accepter de faire ce qui nous répugnait, alors elle ne voulait pas devenir adulte.

Tout en essayant maladroitement de continuer son ouvrage, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Pleurer la faisait se sentir encore plus enfant. Elle essaya de ne rien laisser paraître, mais son état n’échappa pas à Hespéros.

— Écoute, dit-elle avec compassion, est-ce que tu as mal au ventre ? C’est normal d’avoir mal, parfois, quand on perd le sang. Mais ça dépend des femmes. Tu te sens mal ?

— Non, ça va très bien. Ce n’est pas pour ça.

— Tiens, encore une fois tu as de la chance sans t’en rendre compte. Moi, ça me fait mal, à chaque fois. Et il n’y a rien à faire. Parfois j’ai la nausée, et je suis juste bonne à rester allongée.

— Oui, murmura Lotis, je suppose que je suis chanceuse.

— Et est-ce que tu as une éponge ?

— Quoi ?

— Une éponge, pour ton sang ? Tu n’en as pas ?

— Non. Je devrais ?

— Mais oui. C’est bien plus pratique. Tu ne veux pas te retrouver ensanglantée à chaque fois, non ? Viens, suis-moi.

— Maintenant ?

— Oui, maintenant. Avant que tu saignes à nouveau.

Les deux femmes laissèrent en plan leur travail et se dirigèrent vers la demeure d’Hespéros et de Notos. Lotis regardait ses pieds pour n’avoir à croiser aucun regard. La hutte du couple était comme toutes les autres : un assemblage de longues arêtes, d’écailles et de tissu d’algue duquel émanait un charme coloré. Derrière le rideau, Notos occupait la pièce unique. Assis en tailleur sur les draps, il faisait des essais avec un instrument de musique de sa création. Il utilisait des nerfs de poisson qu’il tendait au-dessus d’un gros coquillage. Mais les nerfs étaient fragiles, et la plupart cédaient rapidement. Alors il passait une bonne partie de son temps libre à fouiller dans les carcasses et à tester les nerfs qu’il récoltait. Lotis eut le temps d’entendre quelques pincements de corde mélodieux avant qu’Hespéros intervienne.

— Allez, Notos, va faire ton bricolage dehors, il faut qu’on règle des affaires de femmes. Tu y verras mieux de toute façon.

Notos, flegmatique, regarda les deux femmes en souriant avec une bienveillance amusée et sortit sans un mot.

— Il n’est pas très bavard, dit Hespéros quand il fut parti, mais au moins, il n’est pas difficile à vivre.

— Et il joue bien de la musique.

— Oui, c’est vrai.

— Tu crois qu’Espa aime la musique ? Il sait en jouer ?

— Je ne sais pas, Lotis, je ne sais pas. Je suppose que s’il aimait ça, on le saurait, non ?

— J’aimerais bien qu’il joue de la musique, comme Notos.

— Eh bien tu le lui diras. Tu vois, tu commences déjà à te faire à l’idée de ton mariage. Tu verras, tout va très bien se passer. Mais revenons à des problèmes plus pratiques. Attends une seconde.

Hespéros se retourna et farfouilla dans l’assemblage hétéroclite d’objets qui occupaient les côtés de la maison. Pendant ce temps Lotis regarda autour d’elle. Il n’y avait pas grand-chose qui différenciait cette maison de la sienne. Quelques instruments aux formes invraisemblables, dans un coin, révélaient le goût de Notos pour la musique. La plupart étaient des expérimentations ratées qu’il conservait malgré tout. De l’autre côté on voyait une quantité particulièrement importante de vêtements rouges. Cette fois, c’étaient les goûts d’Hespéros qui se révélaient. Elle se débrouillait toujours pour récupérer les plus belles écailles des poissons-renards et le cuir des calistos. Lotis, elle, aimait les couleurs plus sobres.

Hespéros tendit à Lotis une petite éponge. L’étrange animal avait été soigneusement lavé pour que ne subsiste que son ossature molle qui absorbait les liquides comme s’il était assoiffé.

— Si je comprends bien tu veux que je la mette entre mes jambes ?

— Oui, tu verras, ça fonctionne parfaitement bien. Mais n’oublie pas de la laver dès que tu en as l’occasion. Au moins tous les matins et tous les soirs, mais plus souvent si tu peux. C’est mieux d’en avoir plusieurs, mais il faut bien commencer quelque part. C’est quand même étrange que ta mère ne t’en ait pas donné.

— Ce matin, quand elle s’est réveillée et qu’elle a vu que je perdais le sang… Elle était tellement heureuse, elle m’a serré dans ses bras et elle est partie le dire à tout le monde. Elle ne m’a pas aidé.

Lotis sentit les larmes revenir.

— Je voudrais juste que ce soit une journée comme toutes les autres, sans qu’on s’occupe de moi, sans que j’aie besoin d’une éponge.

Et soudain, dans l’intimité de la maison, elle laissa son sanglot éclater. À genoux face à elle, Hespéros la serra dans ses bras. Lotis vidait toute l’eau de son corps sur les épaules de son amie et lui rendait son étreinte avec une énergie qu’elle ne se connaissait pas. C’était comme si un coup de tonnerre avait fait éclater un large nuage noir qui pouvait enfin libérer toute sa tension dans une pluie de larmes.

— Tout va bien se passer, lui murmurait Hespéros à l’oreille en l’enlaçant, tout va bien se passer, je te le promets, tout va bien se passer.

 

***

 

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