samedi 28 décembre 2019

Je suis Providence (t.1) - S.T. Joshi

Je suis Providence (t.1) - S.T. Joshi

Je n'ai pas pour habitude de lire des biographies, et pourtant, c'est la deuxième biographie de Lovecraft que je m'aventure à fréquenter (c'est dire l’attrait quasi obsessionnel que déclenche le personnage chez une certaine frange plus ou moins marginale de la population dont je fais apparemment partie). La première était celle de Houellebecq, il y a longtemps, qui, si je me souviens bien, parlait indirectement plus de Houellebecq que de Lovecraft. Le pavé de S.T. Joshi est autrement plus sérieux (et massif : 700 pages pour ce premier tome). J’apprécie l'introduction qui prend la peine de mentionner les divers choix de traduction, bien que l'indéniable qualité de la traduction soit entachée par une impressionnante quantité de coquilles et de fautes.

S.T. Joshi va dans les détails, c'est le moins qu'on puisse dire, et si j'ai parfois survolé quelques passages, le plaisir de lecture est incontestablement là. Je reprocherais peut-être à Joshi une certaine tendance à taper sur les doigts de Lovecraft à propos de ses opinions les plus douteuses, son racisme notamment. Et si on comprend bien le désir du biographe de se détacher ainsi de certains aspects de Lovecraft, on aimerait que nous soient épargnées ces leçons de morale basique. Ce premier tome commence par la famille de Lovecraft, explore son enfance, sa précocité intellectuelle, son adolescence (si le mot est adapté) solitaire, sa passion pour le journalisme amateur, ses nourritures littéraires et philosophiques, ses premières gloires d'écrivain et la première moitié de son mariage avec Sonia à New York.

Je ne vais pas citer Joshi, mais surtout Lovecraft. Ainsi, une auto-analyse de ses intérêts : « a) Amour de l'étrange et du fantastique. b) Amour de la vérité abstraite et de la logique scientifique. c) Amour de l'ancien et du permanent. Les diverses combinaisons de ces trois tendances expliqueront sans doute tous mes goûts étranges et mes excentricités. » (1920) En effet, ces trois idées se contredisent partiellement : ainsi Lovecraft a bien conscience de l'unité discutable que constitue une personnalité, à commencer par la sienne.

Dès son enfance (12, 13 ans) il lit énormément de science et écrit de nombreux essais d'astronomie ou de chimie. Il va jusqu'à écrire et imprimer lui-même des dizaines de journaux amateurs divers. Un petit exemple de ce qu'il écrit à 13 ans, à propos des canaux de la lune : « Concernant la théorie du professeur Pickering, à savoir qu'ils constituent des traces de végétation, je dois dire que n'importe quel astronome intelligent considérerait cette remarque comme indigne d'être relevée. »

Son rapport au catéchisme :
J'avais 12 ans et cette institution me désespérait. Aucune des réponses de mes pieux précepteurs ne me satisfaisait, et je le irritais à force de réclamer qu'ils cessent de prendre les choses pour acquises. Le raisonnement était quelque chose de fondamentalement nouveau dans leur petite mythologie sémite. Finalement, je me suis aperçu qu'ils étaient prisonniers de traditions et d'un dogme infondés, et j'ai alors cessé de les prendre au sérieux. (1920)
L'apport de l'astronomie :
À 13 ans, j'étais complètement convaincu de la futilité et de l'insignifiance de l'homme, et à 17 ans, à l'époque où j'écrivis des textes particulièrement détaillés sur le sujet, je possédais, pour l'essentiel, les vues pessimistes sur le cosmos qui sont miennes à présent. La futilité de toute existence commença à m'oppresser et à m'accabler et je montrai de moins en moins d'enthousiasme et d'espérance vis-à-vis du progrès humain.
Une petite phrase de Joshi que j’apprécie, à propos de la SF comparée au fantastique : « Dagon lui-même peut être considéré comme de la proto-science-fiction car le phénomène de l'intrigue étend étend nos compréhensions de la réalité plus qu'il ne les défie. » (p.338)

Mentionnons la folie (relative) des deux parents de Lovecraft. Son père qui finit dans un asile et sa mère à la fin pas si différente. Dans un passage frappant, une voisine décrit la mère de Lovecraft comme évoquant « des créatures étranges et fantastiques qui surgissaient de derrière les immeubles et des recoins à la nuit tombée ».

Sur sa position artistique : « Le rapport de l'homme avec lui-même ne me captive pas. C'est sa relation au cosmos - à l'inconnu - qui seul parvient à enflammer mon imagination créative. La pose authropocentrée m'est impossible, car je ne puis acquérir la myopie primitive qui magnifie la terre et ignore l'arrière-plan. » Mais pourtant, dans la perspective cosmissiste d'un univers indifférent, que reste-t-il à part le rapport de l'homme à lui-même ?

Aussi, je n'avais pas pleinement réalisé ce que Lovecraft doit à la philosophie antique (notamment les épicuriens, Lucrèce), à Schopenhauer et surtout à Nietzsche (notamment ici : « Si un acte correspond à nos désirs, c'est la nature à travers nous qui a formulé ce désir, et assuré son accomplissement. »). Et un extrait où on croirait lire les stoïciens : « Dans la perspective de l'infinité cosmique, la victoire d'un enfant aux billes n'a rien à envier à celle d'Octave à Actium. » Plus loin : « Quelle importance si personne n'entend jamais parler du fruit de mon travail, ou si ce travail n'affecte que les médiocres et les affligés ? Il est sans aucun doute important d'offrir à ces malheureux le plus de bonheur possible ; et celui qui se montre gentil, serviable et patient avec ses frères de misère ajoute autant de capital de sérénité du monde que celui qui, doué de plus grandes facultés, promeut la naissance d'empires, ou fait avancer le savoir de la civilisation et de l'humanité. » Une idée qui prend particulièrement sens quand on considère l'opinion de Lovecraft que l'humanité ne va nulle part en particulier sinon vers sa propre fin ; ainsi la notion de progrès devient quasi absurde.

Pour conclure ce premier tome, peut-être le passage de plus drôle : quand, à New York, un ami de Lovecraft veut lui donner le job de rédacteur en chef de... Magazine of Fun !

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