mercredi 5 octobre 2016

Limbo - Bernard Wolfe


Limbo - Bernard Wolfe

Un roman comparé en quatrième de couverture à 1984 et au Meilleur des mondes, qui serait un classique méconnu en France. Le docteur Martine vit tranquillement dans une petite ile depuis une vingtaine d'années. Fuyant la troisième guerre mondiale, il s'est installé là un peu au hasard, mais s'y sent bien. Expert de la chirurgie du cerveau, il a pris en main un rite local : l'ablation des zones d’agressivité du cerveau. De la lobotomie pacifiste. Mais en enlevant la violence, on enlève aussi tout plaisir et désir sexuel. C'est un thème qui se retrouve dans tout le roman : comment empêcher la guerre sans transformer l'humain en... autre chose ? Bref, quelques touristes viennent troubler la tranquillité de l'ile. Des touristes qui semblent camoufler des activités peu avouables. Et qui ont des prothèses métalliques à la place des jambes et des bras. Bizarre. Le docteur Martine sent que quelque chose se prépare, alors direction ce qui reste des USA pour comprendre ce qui a bien pu se passer depuis son départ.

Immob. Une sorte de religion politique, selon laquelle la solution à la guerre est de... se faire couper les membres. Enfin, seulement pour les hommes. Et les blancs. Qui a des bras a des armes ! Mais l’opinion est divisée. Si certains utilisent des membres artificiels qui les rendent surhumains, d'autres embrassent la passivité à fond, n'étant que tronc. L'exploration de ce monde par le docteur Martine est tout à fait passionnante. On comprend par le simple concept d'Immob que l'humour noir teinté d'absurde n'est jamais loin. C'est d'autant plus vrai grâce à quelques retournements de situation d'une délicieuse ironie. Ce qui est marquant dans ce monde, c'est à quel point il est basé sur des idées réelles. Rimbaud, Freud, Tolstoï, Dostoïevski, Thoreau, Huxley, et d'autres que je ne connaissais pas. On a l'impression que toutes les idées de cette société Immob, et du narrateur, sont des continuations logiques mais absurdes (ou pas ?) d'idées historiques. D'ailleurs, sans en dire trop, tout le roman est une grande blague (et une bonne) sur l'interprétation à coté de la plaque des écrits d'autrui. Faire ce que l'on veut de textes dont l'auteur n'est plus là, c'est tentant (coucou fac de lettres).

Autre élément : le sexe. Je crois n’avoir jamais lu dans un roman autant de fois le mot orgasme. Disons l'évident tout de suite : Bernard Wolfe a du avoir de mauvaises expériences avec des femmes n'étant pas sexuellement compatibles avec lui. Quand il fait monologuer le docteur Martine sur les femmes frigides, on a vraiment le sentiment d'entendre l'auteur exprimer ses frustrations personnelles. Au delà de ça, Wolfe présente la sexualité féminine comme agressive jusqu'au ridicule. Je n'ai pas étudié la place de la femme dans l’Amérique des années 50, mais cela semble assez pertinent d'imaginer un futur où l'inversion des rôles n'est guère plus épanouissante. Et cela fait parfaitement sens : les hommes n'ayant plus de membres, ou des membres détachables, on imagine la passivité masculine qui en découle. Et c'est amusant de voir ressortir le coté conservateur de Martine, qui se révolte contre cette insulte à sa virilité. Ainsi les hommes démembrés, allongés immobiles dans des paniers, ne sont que des gros bébés exigeants à la merci des femmes.

Limbo est a mon sens un roman remarquable, pour plusieurs raisons. Il y a d’abord l'habilité de sa construction, où une simple information supplémentaire peut changer toute notre perspective, avec beaucoup d'humour. Et ensuite la multitude des thèmes traités. La guerre et le pacifisme, le masochisme inhérent à l'espèce humaine, la sexualité, le transhumanisme, la religion, ses prêtres manipulateurs, ses disciples naïfs et ses messies instrumentalisés, l’acceptation de l’agressivité comme faisant irrévocablement partie de l'Homme... Ces thèmes s’imbriquent fluidement les uns dans les autres, créant un tout cohérent. Mais l'élément le plus captivant de Limbo est finalement assez indéfinissable. Cet humour, ce ton entre les tons... Limbo a réussi à me captiver, me titiller l'esprit, en me maintenant dans une sorte de curiosité floue et intriguée. C'est une blague, une bonne grosse blague, qui évacue par le rire ce qui pourrait faire pleurer. Une blague qui multiplie les réflexions pertinentes sans chercher à établir de vérité. Brillant.

Autrefois les hommes ne perdaient leurs membres que sur les champs de bataille ou au cours de bombardements. C'était alors un accident ou quelque chose qui leur était imposé, sans qu'ils aient été consultés. L'amputation volontaire est donc un grand pas en avant de la condition  humaine...

438 pages, 1952, le livre de poche

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